Préface
Texte intégral
1Autant l’avouer : j’ai une certaine sympathie pour Charles Seignobos, ce protestant cévenol dreyfusard que les étudiants d’Action française chahutaient en Sorbonne au sortir de la Grande Guerre pour avoir résisté à l’embrigadement des intelligences. Je dois ma première rencontre avec lui à Jean Zay qui, dans ses souvenirs de prison, raconte quand il apprend sa mort la visite qu’il rendit à l’Arcouest en 1937. Il évoque la « silhouette trottinante et menue »1, de ce vieil historien qui, à quatre-vingts ans passés, « prenait chaque jour son bain de mer et dirigeait lui-même son bateau d’une main si ferme qu’on l’appelait “le capitaine”, surnom dont il était plus fier que de tous ses titres universitaires ». Seignobos passait en effet ses vacances en Bretagne du nord, et il avait attiré là une colonie de grands scientifiques, Louis Lapicque, Émile Borel, les Curie, et les Perrin. Tous se rendaient visite, et il arrivait que le soir on dansât « la polka ou la valse, au milieu des rires, tandis que Madame Maurain ou le “capitaine” tenait le piano ».
2Ce portrait de Seignobos, qui mourut d’ailleurs à l’Arcouest où il avait été assigné à résidence par les Allemands, souligne son ancrage dans un réseau universitaire très inhabituel pour un historien. Est-ce la fréquentation des meilleurs savants de son temps qui lui a inspiré ses réflexions sur l’histoire et les sciences sociales ? En tout cas, il a mené sur l’épistémologie de l’histoire une réflexion de première importance et qui garde toute son actualité. On cite toujours l’Introduction aux études historiques qu’il publia en 1898 avec Langlois, mais l’ouvrage qu’on va lire me semble beaucoup plus intéressant, plus profond, plus original et plus alerte aussi. C’est un grand livre, qui méritait assurément d’être réédité.
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3La méthode historique que Seignobos veut appliquer aux sciences sociales n’a rien à voir avec le positivisme ou le scientisme. Cette caricature, dont il serait utile de faire l’histoire, s’effondre pour peu qu’on accepte de juger sur pièces au lieu de répéter des lieux communs malintentionnés. Seignobos, en effet, ne dit pas ce qu’on lui fait dire. « L’histoire – écrit-il d’entrée de jeu – n’est pas une science, elle n’est qu’un procédé de connaissance » (Introduction). Elle ne peut pas devenir une science parce qu’elle n’observe pas directement, mais raisonne sur des documents. Et ces documents « où se rencontrent pêle-mêle des faits de toute nature » l’empêchent « de s’organiser avec un appareil scientifique imité des autres sciences, en ôtant aux historiens jusqu’à la prétention de faire de la science » (chapitre IX).
4L’épistémologie de Seignobos repose en effet sur une opposition radicale entre le document et le procès-verbal d’expérience scientifique. Le procès-verbal repose sur une observation directe, menée suivant un protocole défini. Le document est la trace d’observations indirectes rédigées sans méthode : « il est de la même espèce que le récit d’un garçon de laboratoire » (chapitre I). Il est le produit des représentations de ceux, très divers, qui l’ont élaboré. Et pour retrouver le réel dont il est la trace, l’historien doit remonter du document au fait, et reconstituer les étapes intermédiaires, qu’il ne peut se représenter que par analogie avec ses propres représentations, redoublant par sa propre subjectivité celle des auteurs. « Voilà pourquoi la méthode historique est exclusivement une méthode d’interprétation psychologique par analogie » (chapitre I), psychologique signifiant ici mental ou intellectuel2.
5La vigilance critique de Seignobos prend ainsi sa source dans une analyse constructiviste du document, qui ne met pas l’historien en présence du réel, mais seulement de représentations du réel. « En fait, en science sociale on opère, non pas sur des objets réels, mais sur les représentations qu’on se fait des objets. On ne voit pas les hommes, les animaux, les maisons qu’on recense, on ne voit pas les institutions qu’on décrit. On est obligé de s’imaginer les hommes, les objets, les actes, les motifs qu’on étudie. Ce sont ces images qui sont la matière pratique de la science sociale ; ce sont ces images qu’on étudie. Quelques-unes peuvent être des souvenirs d’objets qu’on a personnellement observés ; mais un souvenir n’est déjà plus qu’une image. La plupart d’ailleurs n’ont même pas été obtenues par souvenir, nous les inventons à l’image de nos souvenirs, c’est-à-dire par analogie avec des images obtenues au moyen du souvenir. […] Pour décrire le fonctionnement d’un syndicat, nous nous figurons les actes et les démarches des membres » (chapitre VIII).
6Il est renversant de constater que des générations d’historiens se sont gaussés du positivisme d’un homme qui tient de tels propos. À croire qu’ils n’ont pas eu la curiosité, ou la simple probité de le lire. Paradoxalement, les critiques de Seignobos sont beaucoup plus positivistes que lui. À commencer par Lucien Febvre qui, dans sa leçon inaugurale de Strasbourg, affirmait que l’histoire est une science qui devait aboutir à des lois et qui ne cesse de décocher à Seignobos des flèches aussi brillantes qu’injustes, lui reprochant par exemple d’intituler un livre : Histoire sincère de la nation française : « Vous serez “sincère” ; mais par rapport à vous, à vos façons privées de penser et de sentir […] ? Le pire des subjectivismes en réalité. Soyez véridique vis-à-vis des documents que vous utilisez, des faits que vous amassez ; mais […] ne soyez pas sincère. C’est le plus grand service que vous puissiez rendre à une histoire d’esprit scientifique »3. Sans voir que la seule façon pour l’historien de tendre à la vérité scientifique est ce travail de lucidité sur le jeu de sa propre subjectivité que Seignobos nomme sincérité.
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7Cette analyse est d’une grande modernité. Elle introduit une différence entre La méthode historique et l’Introduction aux études historiques, parue trois années plus tôt. La méthode critique, telle que la détaille Langlois dans l’Introduction, est centrée sur l’analyse objective du document : sa matérialité, son écriture, etc. Seignobos s’intéresse davantage aux risques subjectifs d’erreur : il repère, dans les documents, les traits qui risquent de les faire prendre pour vrais aux historiens trop pressés. Il met ainsi en garde contre la confusion entre exactitude et précision : on croit généralement qu’un chiffre précis est exact, or en fait c’est le contraire, plus il est précis, plus il risque d’être faux. On a trop de respect pour ce qui est écrit, surtout quand ce sont des autorités qui l’écrivent : « Tout document rédigé par un fonctionnaire dans des formes consacrées prend un caractère semi-magique, il devient un document authentique » (chapitre II). Dans l’analyse des enquêtes sociales, qu’il oppose aux enquêtes historiques (chapitre XIII) sans aller jusqu’à la critique moderne du rôle de la formulation des questions dans les réponses, il souligne qu’il n’est pas de question sans connaissance préalable du sujet.
8Or ces remarques ne valent pas seulement pour l’histoire. Elles visent les sciences sociales, qui, comme l’histoire, reposent sur des observations indirectes. Seignobos définit les sciences sociales à partir d’une histoire rapide de leur création, et elles se composent pour lui essentiellement de la démographie et de l’économie, ce qui le conduit à prendre des exemples de documents dans ces domaines, comme le bulletin de recensement. Il montre que leur prétention à constituer une science est vaine. Il dénonce l’illusion d’Auguste Comte « qui l’a conduit à prendre la sociologie pour une science positive » (chapitre XII). Il avait espéré constituer la sociologie « sur l’observation de faits extérieurs ; mais ces faits extérieurs ne sont que les produits des états intérieurs ; les étudier seuls sans connaître les états psychologiques qui les motivent, ce serait vouloir comprendre les mouvements d’un orchestre sans savoir la musique qu’il joue » (chapitre VII). Comme l’historien, le sociologue n’opère que sur des représentations, qui sont siennes par construction : « Toute construction historique ou sociale est forcément œuvre d’imagination » (chapitre VIII). Les faits eux-mêmes de la science sociale « sont atteints par une analyse abstraite toute subjective […]. Le caractère subjectif étant inséparable à la fois de la nature, du mode de connaissance, du mode de construction des faits sociaux, la méthode sociale est forcément une méthode subjective » (chapitre VIII).
9On est ici au cœur du débat qui opposera en 1903 Simiand à Seignobos, et dans lequel, le positiviste est le sociologue, qui défend l’objectivité du fait social. « Donné comme indépendant de notre spontanéité individuelle : il est réalité, au même sens que, pour la connaissance positive, est réalité l’élément dit matériel : il est objet comme est objet le monde dit extérieur »4. Du fait que le savant ne puisse changer les réalités qu’il observe, Simiand conclut à leur objectivité : « Une règle de droit, un dogme religieux, une superstition, un usage, la forme de la propriété, […] tout cela m’est donné, m’est fourni tout constitué, tout cela existe dans ma vie indépendamment de mes spontanéités propres et quelquefois en dépit d’elles »5. Seignobos n’a jamais soutenu que ce ne soient pas des réalités extérieures au chercheur : sa thèse se limite à dire qu’on ne peut les connaître que par observation indirecte, et que cette construction, propre au chercheur en science sociale ou en histoire, interdit d’assimiler ces sciences à celles qui reposent sur des observations directes obéissant à un protocole défini.
10Seignobos s’oppose à Simiand sur un second point décisif. « Un des plus grands progrès historiques », écrit le premier, « a été de reconnaître que dans une société il n’y a pas de faits indépendants, que les actes et les usages d’un homme ou d’un groupe d’homme sont liés entre eux, réagissent les uns sur les autres, se causent les uns les autres » (chapitre IX). Simiand conteste radicalement ce Zusammenhang. Il ne défend pas explicitement dans son article de 1903 la nécessité de construire des faits sociaux généraux, comme la famille, mais faire de la science sociale est pour lui chercher et établir des rapports scientifiques, des lois entre les phénomènes, constituer des types et des espèces6. Cette ambition, qui était celle des sociologues positivistes de l’époque, s’est avérée illusoire. Le Zusammenhang de Seignobos que Simiand juge dépassé est en fait beaucoup plus moderne. Il rejoint l’analyse des sociologues contemporains comme Jean-Claude Passeron pour qui les concepts de la science sociale sont toujours contextualisés7. « En matière sociale les faits donnés par l’observation […] sont déterminés, localisés, si bien que nous sommes obligés de les étudier d’abord avec leurs noms. En présentant un tableau de la population ou la description d’un marché, il faut dire qu’il s’agit de la population de l’Espagne ou du marché de Londres » (chapitre XV). Ce qui ne signifie pas que l’étude des groupes sociaux soit impossible ou illégitime, mais qu’elle ne saurait constituer une science à proprement parler.
11En revanche, le caractère contextualisé des faits sociaux inspire à Seignobos des précautions méthodologiques, comme d’éviter les généralisations abusives ou de sous-estimer l’hétérogénéité des groupes. Il met en garde également contre un risque réel : « On exprime le phénomène par un substantif abstrait – par exemple, le marché, l’industrie textile, le machinisme – et on opère avec cette formule abstraite comme si elle désignait un être réel ; on lui attribue des actes, des motifs, des sentiments. […] instinctivement on leur attribue des actes et une puissance comme s’ils étaient des personnes, et cette mythologie simpliste fait vite oublier les êtres humains plus complexes, qui sont les seuls acteurs véritables de l’histoire » (chapitre XV). Le risque est réel, en effet. Faut-il pour autant renoncer à l’idée d’acteurs collectifs ? Je ne pense pas que Seignobos irait jusque-là. Mais sa critique du marxisme ne discute pas la notion de lutte des classes. Elle se limite à contester la réduction de l’ensemble des phénomènes sociaux à leur soubassement matériel : « La préoccupation des phénomènes économiques qui domine cette théorie a empêché de reconnaître la nature du lien qui unit l’organisation économique avec les autres arrangements sociaux, la politique, le droit, la religion, la morale, la science » (chapitre XVIII).
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12Ces quelques remarques soulignent l’ampleur, la modernité et l’importance de l’épistémologie de Seignobos. Il ne faudrait pas pour autant en masquer les limites. La première est personnelle : j’aurais aimé que son œuvre historique ait été à la hauteur de sa réflexion méthodologique. Or ses livres, même s’ils sont utiles, sont passablement ennuyeux, en raison notamment d’une écriture froide et purement factuelle. Il ne semble guère s’être posé la question des procédés à employer pour que son lecteur se représente ce qu’il raconte. Attentif à l’imagination de l’historien, il n’a pas cherché à susciter celle du lecteur.
13En second lieu, Seignobos est un maniaque de l’énumération ; dans La méthode historique, il multiplie les listes, ce qui ne va pas sans irriter et lasser le lecteur. Autant il retient l’attention en donnant des exemples concrets à l’appui de son argumentation, autant il la brise en décomposant ad infinitum sa matière. C’est un esprit rigoureux, mais essentiellement analytique. Par là, il prête le flanc à la critique et Simiand a beau jeu de démonter ses classifications et d’en montrer l’arbitraire.
14J’ai enfin une critique majeure, qui vise la structure même de cette épistémologie. C’est un moteur à deux temps : premier temps, l’historien établit les faits, second temps, il les regroupe et il les explique. Ce schéma binaire est d’un classicisme incontestable. On le retrouve dans la plupart des ouvrages consacrés à l’épistémologie de l’histoire. Il structure aussi bien l’Introduction aux études historiques, que l’Apologie pour l’histoire de Marc Bloch qui, d’ailleurs, rend à Seignobos un hommage inattendu. « Serait-il trop malicieux », se demande-t-il dans son introduction, de chercher la devise des historiens, « dans ce mot étonnant, échappé un jour à l’homme d’intelligence si vive que fut pourtant mon cher maître Seignobos : “Il est très utile de se poser des questions, mais très dangereux d’y répondre” ? »8
15Précisément, l’histoire ne se construit pas à partir des faits, dans un second temps, mais à partir des questions, sans cesse renouvelées, que les historiens se posent dans un contexte social et culturel donné. Ils cherchent une réponse à leurs questions dans des documents, des traces dont l’inventaire n’est jamais clos et ils construisent les « faits » en fonction de la place qu’ils pourront prendre dans leur argumentation. Il n’y a pas d’abord les faits, comme des moellons rangés sur des palettes, et plus tard un mur qui les cimente. Là réside la principale faiblesse, à mon sens, de cette épistémologie. « Il est évident qu’on ne peut laisser les faits tels qu’ils sortent du travail analytique, à l’état de fragments […]. Dès qu’on veut essayer de les comprendre, il faut les coordonner. Pour faire une science, il faut réunir tous ces faits isolés en un ensemble, la construction. Le principe élémentaire c’est de réunir les faits par deux systèmes de combinaison ; les faits simultanés pour obtenir un tableau des choses à un moment donné, les faits successifs pour atteindre les transformations et l’évolution » (chapitre XIII). Cette méthode, qui va de l’analyse à la synthèse, ne rend pas compte de la réalité du travail historique. Il nous appartient d’élaborer une nouvelle épistémologie qui s’interroge sur l’argumentation historique et ses conditions de validité.
Notes de bas de page
1 Jean Zay, Souvenirs et solitude, Paris, Belin, 2010 [1re éd. Julliard, 1946], p. 310-311, le 29 avril 1942.
2 Le terme « psychologique », mal choisi, sera critiqué par Simiand.
3 Lucien Febvre, « Entre l’histoire à thèse et l’histoire-manuel. Deux esquisses récentes d’Histoire de France », Revue de synthèse, décembre 1933, p. 217-8.
4 François Simiand, « Méthode historique et science sociale. Étude critique d’après les ouvrages récents de M. Lacombe et de M. Seignobos », Revue de synthèse historique, février 1903, p. 1-22, et avril 1903, p. 129-157. Citation p. 7. La notion de spontanéité individuelle est de Simiand.
5 Ibid.
6 Ibid., p. 147.
7 Jean-Claude Passeron, Le raisonnement sociologique. L’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Paris, Nathan, 1991.
8 Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, 4e édition, Paris, A. Colin, 1961, p. XVI, italiques dans le texte.
Auteur
Antoine Prost, professeur émérite à l’Université de Paris I, en a dirigé le Centre d’histoire sociale, et a beaucoup publié sur l’histoire ouvrière : La CGT à l’époque du Front populaire (1964) ; Les nationalisations de la Libération (1987) ; Autour du Front populaire (2006). Sa thèse sur Les anciens combattants et la société française, 1914-1939 (1977) l’a conduit à l’histoire de la Grande Guerre (avec Jay Winter, Penser la Grande Guerre. Un essai d'historiographie, 2004) et ses engagements militants à celle de l’enseignement (L'école et la famille dans une société en mutation, 1930-1980 en 2004 ; Du changement dans l’école. Les réformes de l’enseignement de 1936 à nos jours en 2013). Il a consacré à l’épistémologie de l’histoire une synthèse plusieurs fois rééditée : Douze leçons sur l’histoire (1996).

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