Le Hibou de Joan Perucho, ou l’ironie dévastatrice1
’Die Eule’ von Joan Perucho oder die zerstörerische Ironie
Joan Perucho’s The Owl, or Devastating Irony
Le Hibou (el buho) de Jean Perucho, o la ironía devastadora
p. 357-370
Résumés
Ce récit d’une chasse au vampire sur les terres de Catalogne en pleine guerre carliste utilise de façon parodique les discours et les lieux-communs de tous les genres romanesques et filmiques populaires : ceux du roman de cape et d’épée et ceux du récit d’aventures à la Jules Verne, ceux du film d’amour hollywoodien et ceux du roman fantastique post-stockerien. La dimension ironique de l’œuvre – ce chant inaudible comparable seulement à la mélodie de la timide aurea picuda – renouvelle le traitement d’un thème dont certains, ailleurs, usent et abusent, et nous rappelle que ce fut sur des terres hispaniques que naquit, voilà plus de trois siècles, ce grand pourfendeur des idées et des genres à la mode qui avait nom Don Quichotte de la Manche.
This narrative of a vampire hunt on Catalonian soil in the midst of the Carlist war uses, in parodic fashion, the discourse of various novelistic and popular film genres: the cloak and sword romance, the adventure narrative in the manner of Jules Verne, the Hollywood love story, and the post-Stockerian fantastic romance. The work’s ironic dimension – the inaudible song comparable only to the melody of the shy aurea picada – renews the treatment of a theme that certain authors elsewhere have used and abused, and reminds us that it was on Spanish ground, more than three centuries ago, that the great destroyer of fashionable ideas and genres – Don Quixote de la Mancha – was born.
Diese Erzählung über eine Vampirjagd in Katalonien mitten im Karlistischen Krieg verwendet in parodistisccher Weise die Sprache und Gemeinplätze der verschiedenen populären Roman- und Filmgattungen: jene des Mantel– und Degenromans, der Abenteuererzählung à la Jules Verne, des Liebesfilms aus Hollywood und des phantastischen Romans in der Nachfolge Stockers. Die ironische Dimension des Werks – jener unhörbare Gesang, der nur mit der Melodie der ängstlichen aurea picuda vergleichbar ist – erneuert die Behandlungsart eines Themas, welche manche Schriftsteller an anderem Ort ge- und mißbraucht haben, und erinnert uns daran, daß vor mehr als drei Jahrhunderten auf spanischem Boden der große Ankläger der modischen Gedanken und Gattungen mit Namen Don Quichotte de la Mancha geboren wurde.
Este relato de una cacería del vampiro en las tierras de Cataluña en plena guerra carlista utiliza a manera de parodia los discursos y los lugares comunes de todos los géneros novelescos y fílmicos populares: los de la novela de capa y espada y los del relato de aventuras a la Julio Verne, los de la película de amor hollywoodiano y los de la novela fantástica post-stockeriana. La dimensión irónica de la obra -ese canto inaudible sólo comparable a la melodía de la tímida aurea picuda- renueva el tratamiento de un tema del cual algunos usan y abusan, y que nos recuerda que fue en tierras hispánicas que nació, hace ya más de tres siglos, ese gran fanfarrón de ideas y géneros a la moda que tuvo por nombre don Quijote de la Mancha.
Texte intégral
1Le roman de Joan Perucho dont il est ici question est paru dans sa langue d’origine – le catalan – en 1960 sous le titre de Historiés naturals mais n’a connu de traduction française qu’en 1988, dans une édition où le titre primitif est devenu sous-titre tout en subissant une explicitation (« Histoires-presque-naturelles ») qui lui a ôté une partie de sa charge ironique2. Il s’agit de l’un des rares romans espagnols (c’est-à-dire produits en Espagne) à mettre en scène la figure archétypique du vampire qui appartient, il est vrai, à d’autres cultures :
« Il leur fit remarquer l’étrange anomalie que représentait la présence (quand bien même ce ne fût que dans le strict domaine de la légende), d’un de ces êtres en nos contrées, étant donné que le vampire (et il fallait de toute évidence identifier le Dip comme étant un vampire, étant donné la similitude de leurs activités) semblait appartenir au patrimoine exclusif des pays balkaniques, le présent cas étant le premier que l’on enregistrait non seulement en Catalogne, mais bel et bien dans toute l’Espagne, de la venue de cet être inclassable. »3
2Peut-être est-ce là qu’il faut chercher la raison du traitement original que l’auteur fait subir à ce thème rebattu qu’est le vampirisme. Car si le Dip, héros maléfique du roman, est un « être inclassable » (bien que lui se voie plutôt comme un « déclassé »), Le Hibou est lui aussi un récit « inclassable ». Avec une trame qui est celle d’un roman d’aventures, et même d’aventures fantastiques (ainsi qu’en témoignent des titres de chapitres comme « Une lettre mystérieuse », « Les brigands », « En route pour l’aventure », « Une histoire des Carpathes », « Le pays des puces », « Sus au Mort-Vivant ! », « Le passage de l’Ebre », « Fin des temps héroïques »...), cet ouvrage entretient des rapports étroits avec l’Histoire et avec le discours historique, au point de pouvoir être considéré parfois comme un roman de cape et d’épée ; mais il entretient des rapports tout aussi étroits avec le discours scientifique et érudit du XIXe siècle face auquel il maintient cependant la même distance ironique. En fait, le roman de Joan Perucho subsumme tous les genres au sein d’une entreprise parodique fraîche et joyeuse.
L’intrigue
3Le roman de Joan Perucho demeurant assez peu connu du public français, il nous a semblé utile d’en proposer d’entrée un rapide résumé. L’axe du récit réside dans l’affrontement qui oppose le jeune naturaliste Antoine de Montpalau (lointain parent du savant français Lammarck (szc)-Boucher et de la Truanderie4) à l’autre protagoniste, le vampire Onophre de Dip, dans le contexte historique de la première guerre carliste, qui ensanglante le Nord de l’Espagne entre 1833 et 18405. Antoine de Montpalau, homme de science insigne, appartient évidemment au camp libéral. Pour des raisons opposées, Onophre de Dip, ancien courtisan du roi Jacques I d’Aragon, choisira naturellement de combattre du côté carliste, se faisant chef de bande sous le pseudonyme de « Hibou ».
4Le roman est divisé en trois parties sensiblement égales. La première d’entre elles (les 10 premiers chapitres) est centrée sur le groupe formé par Antoine de Montpalau et ses amis libéraux, doublement menacés, par l’insurrection carliste, mais aussi et surtout par une ombre mystérieuse, aussi étroitement liée au volatile nommé avutarda geminis que Montpalau l’est à l’aurea picuda. A deux reprises, le naturaliste échappe de peu à la mort : des mains d’un mystérieux assassin, puis sous les sabots d’un « taureau diabolique » disparu ensuite sans laisser de traces. Au cours de cette première partie se dessine progressivement la figure du Dip6, jusqu’à ce qu’une lettre de la baronne d’Urpi pose clairement le problème de son existence et justifie le départ de Montpalau pour Pratdip. La deuxième partie (de 10 chapitres également) raconte ce voyage et la délivrance du village de Pratdip de ce qui s’avère être un vampire. Dans cette partie se noue une idylle entre Montpalau et Agnès d’Urpí. Le Dip, contraint de s’enfuir, embrasse la cause carliste sous le pseudonyme de Hibou et Montpalau se lance à sa poursuite. La troisième partie (9 chapitres) est centrée sur la figure du général carliste Cabrera (figure historique). L’un des derniers combattants carlistes, le général est vampirisé par le Dip et reçoit l’aide de son prisonnier Antoine de Montpalau. Ce nouveau combat se solde par une nouvelle victoire (relative) du naturaliste. Les défaites successives de Cabrera amènent la lutte Montpalau/Dip à se poursuivre et à s’achever sur le sol catalan. C’est le vampire qui, de guerre lasse, offre au naturaliste la possibilité de le mettre à mort. Cabrera, bien que militairement vaincu et contraint à l’exil en France, est définitivement sauvé. Quant à Montpalau, il retrouve ses amis, et surtout sa chère Agnès.
5L’index onomastique qui suit cette « happy end » apporte quelques précisions supplémentaires au destin personnel de certains protagonistes : on y apprend par exemple qu’Antoine de Montpalau, « rationaliste dans sa jeunesse, […] finit par avouer sa découverte de la poésie à travers trois choses : l’Amour, le Mystère et l’Aventure », et qu’il « mourut à Amsterdam d’une angine de poitrine », ou bien qu’Agnès « dicta ses dernières volontés en 1874 »7. La fonction première de cet index semble donc être d’accréditer l’« historicité » du récit en faisant allusion à une vie des personnages hors du roman.
Le discours historique et sa parodie
6L’un des traits caractéristiques de ce roman se révèle être le mélange étroit qui y prévaut entre Histoire et fiction : la première ne sert pas seulement de cadre à la seconde, mais se confond avec elle à tel point que ces aventures historiques se rattachent à ce qu’on appelle en France le roman de cape et d’épée. Comme dans ce dernier, des figures historiques secondaires devenus personnages de fiction y côtoient les personnages historiques de premier plan (ici Isabelle II, Espartero, Don Carlos, Chopin, et dans une certaine mesure Cabrera) dans un temps fictionnel qui s’inscrit en creux dans le temps de l’Histoire. En ce sens, ce n’est sans doute pas un hasard si le roman prend place en 1840, alors que la première guerre carliste est officiellement terminée et que seuls quelques groupes comme celui de Cabrera continuent à résister aux troupes régulières. Le comte de Morella a bel et bien été vaincu à cette époque, après avoir « tenu » le Maestrat pendant plusieurs années. Sa mort est datée de 1877, sans que je sache s’il est effectivement mort « à Londres entouré de setters à pedigree », comme le prétend l’index onomastique ; ce qui est certain, c’est qu’il n’a jamais été « atteint d’une étrange maladie dont il guérit grâce à l’opportune intervention d’Antoine de Montpalau, auquel il fut très lié »8. Ce mélange d’informations historiques et d’éléments fictionnels se retrouve appliqué à d’autres personnages tels que Dom Calmet, que l’index désigne comme « le Moine Calmet » (allusion à Lewis ?) et qui est censé être mort « en Bretagne, à genoux devant un calvaire »9. D’autres personnages historiques font une rapide apparition dans le roman, alors qu’ils sont trop jeunes pour être célèbres, et seul l’index permet de les identifier aux figures des manuels d’Histoire : ainsi en est-il d’un obscur brigadier de la Reine, auquel Montpalau promet un avancement rapide, et qui a pour nom Prim i Prats, ou d’un non moins obscur étudiant catalan, aide épisodique de Montpalau, du nom de Milà i Fontanals10.
7Cette prégnance de l’Histoire, qui caractérise le monde d’Antoine de Montpalau, n’épargne pas non plus le vampire Onophre de Dip, qui est pourtant le personnage le plus apte à échapper à celle-ci : avant de devenir ce qu’il est, il a été un personnage important de la Cour de Jacques I d’Aragon et c’est alors qu’il faisait partie de l’ambassade envoyée au-devant de Violante de Hongrie, promise à ce roi (elle sera la mère d’une autre Violante, femme d’Alphonse X et reine de Castille) qu’il a été vampirisé par une mystérieuse duchesse de Meczyr, « du groupe des Morts-Vivants »11. Son intrusion dans la vie politique de l’Espagne du XIXe siècle est une ultime tentative – une tentative désespérée – pour « actualiser » sa vie, pour renouer avec l’Histoire tout en restant fidèle à ses convictions :
« Puisqu’il me fallait un déguisement, j’en choisis un qui présentât un aspect héroïque prononcé et se trouvât en harmonie avec mes sentiments monarchistes et absolutistes ».12
8Mais – peut-être parce que le vampire est par excellence une figure anhistorique – Onophre de Dip, fléau des libéraux sous le nom de Hibou, finit par être aussi l’ennemi mortel (au sens propre) des autres chefs carlistes alors que le libéral Antoine de Montpalau acquiert très vite le respect, l’estime et la sympathie de Cabrera (dont le double historique est surtout connu pour sa cruauté et son fanatisme). Activité sociale par excellence, profondément inscrite dans l’Histoire, la politique ne peut être pour un vampire qu’une chimère inaccessible.
9Le roman est ainsi truffé de références à l’Histoire (celle des événements, mais aussi l’Histoire culturelle), de reprises plus ou moins parodiques de discours, d’articles de journaux, de poèmes, d’extraits de mémoires et de traités13 où il est difficile de démêler ce qui est historiquement documenté de ce qui ne l’est pas : ainsi, dans l’extrait des mémoires d’Espartero reproduit p. 201, l’auteur a glissé une phrase qu’on ne trouvera pas dans la version originale :
« Le désespoir de Cabrera […] et l’effondrement définitif de la cause qu’il avait ardemment défendue […] le firent s’élancer comme un tigre […] à la recherche […] d’une balle ennemie pour en finir du même coup avec la vie (ce qui en fait n’était pas tout à fait sûr, car le problème du vampire n’était pas encore réglé). »14
10Mais – nous l’avons dit en évoquant la figure de Cabrera ou celle de Dom Calmet – c’est dans l’index onomastique que ce traitement parodique est le plus marqué : alors que la rubrique consacrée à Don Carlos est des plus brèves15 (ce qui est dans la logique d’un index destiné à apporter des éclaircissements sur les figures les plus obscures du récit), celles qui traitent du Café de la Liberté, de Samson Corbella, du cuisinier Arpiazu ou de Ramonet Bonaplata sont des plus précises dans leur banalité16 : on sait que le propre de toute démarche ironique est de pousser jusqu’au bout la logique de la thèse que l’on veut ridiculiser ; c’est ce type de démarche qui est à l’œuvre dans le traitement du discours historique. Il n’est pratiquement pas une rubrique de l’index où un élément anecdotique, d’ordre privé, souvent ridicule, ne vienne détruire la belle ordonnance historique de la notice et créer de ce fait un effet de distanciation ironique vis-à-vis d’un texte à première vue sérieux. L’index est un condensé représentatif de l’ensemble du roman.
11Cette importance de l’Histoire dans le monde fictionnel est en quelque sorte justifiée par la phrase de Don Manuel Llauder mise en exergue au début du roman :
« Mais à présent, avec la déclaration de majorité de notre excellente Reine dona Isabelle II, commence une nouvelle ère qui renvoie tout le passé au domaine de l’Histoire. »17
12Et si le lecteur cherche à connaître le « sens de l’Histoire » et ce sur quoi elle débouche, il le découvrira à la fin du roman :
« C’était le silence. Le bruissement du monde avant la création. Le Néant. »18
13Ainsi donc, l’Histoire débouche sur le Néant. Mais on notera au passage que ce Néant n’est pas celui qui suit la destruction ; c’est celui d’où le Tout est tiré, c’est – paradoxalement, mais qui s’en étonnerait ? – le Tohu-Bohu initial. C’est le Néant des gens heureux qui, c’est bien connu, n’ont pas d’Histoire. Ce qui revient à dire avec Ferrerí (cité dans l’index) que « Tout n’est rien »19.
Histoire et Nature : le « point de convergence »
14L’Histoire n’est que l’une des dimensions du récit : comme l’indiquait le titre original de l’ouvrage (avec, peut-être, un jeu créateur naissant de l’alliance de ces deux mots : Histoire et Nature, de même que la lutte contre le vampire implique, à un moment du récit, l’alliance de la méthode de recherche historique, symbolisée par Jaume Villanueva, et de la méthode scientifique du naturaliste Montpalau, la première permettant de saisir le vampire dans son développement au sein de la communauté humaine, de le comprendre, tandis que la seconde permet de l’isoler du reste de la création et de le combattre20, les sciences naturelles sont également très présentes dans ce roman. C’est que le vampire, s’il est à l’origine un monstre issu de l’espèce humaine (Onophre de Dip, chevalier catalan), finit par acquérir au cours des siècles une dimension généralisante qui en fait une espèce animale parmi d’autres (il devient « le Dip », dont une des étymologies proposées est un mot arabe signifiant « chacal », et ce mot même en vient à qualifier une nuance de vert (« vert de dip » p. 85) aussi mystérieuse que l’être qui lui donne son nom). Et cela d’autant plus facilement que le vampire a la possibilité de se transformer en une multitude d’animaux différents, tous plus nuisibles les uns que les autres, et couvre ainsi une bonne partie de l’éventail du monde animal21. Il faut parmi ces êtres faire une place particulière à l’avutarda geminis, « mystérieux animal qui, de longues années durant, obséda les naturalistes scientifiques » et qui « disparut soudainement » en même temps que le Dip. Ce curieux volatile (oiseau ou mammifère) est, si l’on se fie à son nom latin, une sous-espèce de l’outarde, oiseau commun en Afrique et en Espagne. Mais l’on chercherait vainement ce double-jumeau (geminis) de l’oiseau réel (ou du vampire ?). On peut même supposer qu’avutarda n’a été choisi comme nom pour cet animal que parce qu’il évoque l’existence et les mœurs d’un oiseau (avis) nocturne (tarde en espagnol évoque le soir). C’est un exemple de la façon dont Joan Perucho traite ou maltraite l’érudition scientifique.
15On retrouve en effet dans ce domaine les mêmes jeux que dans celui de l’érudition historique. D’une certaine façon, le roman de Perucho est aussi la parodie du roman d’aventures scientifiques à la Jules Verne : il n’est pas jusqu’au trio de héros Montpalau-Novau-Amédée (ce dernier assez semblable aux valets, harponneurs bourrus et autres personnages secondaires du Nantais22) qui ne rappelle ce genre de récits. La Catalogne du roman est assez semblable à la Catalogne réelle, certes, mais elle en diffère par quelques détails : on peut, au détour d’un chemin, y faire la découverte d’un phallus impudicus (« champignon dégoûtant ») ou d’un saurien volant survivant de la Préhistoire (à qui l’on pourra ensuite apprendre à parler) quand on ne s’y fait pas attaquer par des puces géantes23. Outre l’inquiétante avutarda geminis et la timide aurea picuda, les naturalistes y étudient l’otorrinus fantasticus (« animal inexplicable » p. 12) et certains gouffres inexplorés sont habités par des araignées géantes (p. 157) et des familles d’hommes des cavernes pétrifiés par une mystérieuse musique (p. 158). Il est vrai que cette Catalogne-là est celle où les hommes sont capables d’inventer des harpes pneumatiques ou des flûtes libérales qui jouent l’Hymne de Riego dès que l’on souffle dedans. C’est la Catalogne où vécut Isidore de Novau, qui vit par deux fois le Poisson Nicolas et en mourut.
16Le vampire Onophre de Dip est donc parfaitement à sa place dans ce monde où rôdent les ombres du comte Arnaud et d’Adalaisa, sans oublier les « furies infernales » qui se déchaînent sur le passage du prince Lichnowski24. La multiplication de ces monstres pose d’ailleurs un problème quant à la disparition effective du Dip : pourquoi peut-on trouver dans un manuscrit médiéval la description de sa destruction25 si Onophre de Dip est unique ? Et pourquoi Lichnowski eut-il « une fin tragique » ? Uniquement parce qu’il était « amoureux sans espoir » ?
17L’ironie de Perucho s’exerce ainsi vis-à-vis d’une certaine forme de culture (encyclopédique et progressiste) propre à une époque et, peut-être aussi, à un pays dont il se montre d’ailleurs le digne représentant. Mais l’ironie, l’intention parodique, le jeu avec les topiques, ne s’arrêtent pas là : d’autres genres sont touchés, et au premier chef le roman fantastique traditionnel.
Un vampire fatigué
18On retrouve dans ce roman tous les topiques du roman de vampirisme « post-stockerien », mais avec un tel effet d’accumulation et d’exagération que la charge terrifique qu’ils peuvent porter s’en trouve désamorcée et qu’à la place se glisse une fois encore le sourire du décalage ironique. Ainsi le Dip craint-il les croix et les gousses d’ail ; surtout les croix pectorales, d’ailleurs, et le persil – bien que moins efficace que l’ail – suffit à le chasser26. Il ne se reflète pas dans les miroirs (c’est un moyen sûr de l’identifier) et le général Cabrera, au plus fort de sa maladie, commencera lui aussi à se dématérialiser. Mais voir le malheureux Onophre s’enfuir à toutes jambes parce que l’ail qu’il a respiré lui interdit de voler, est assez drôle et ne manque pas de piquant. De même sourit-on de le voir ranger soigneusement ses chaussures dans son cercueil en bon vampire d’intérieur27. C’est surtout cependant dans la lettre que le vampire adresse à son persécuteur et dans la cérémonie d’exorcisme qui s’ensuit que les topiques des romans gothiques ou fantastiques sont véritablement tournés en dérision. Onophre de Dip, las de sa longue non-vie, seul au monde depuis la mort de la duchesse Meczyr, sollicite en effet l’aide de Montpalau pour en finir enfin avec cette malédiction qui le frappe depuis sept siècles. En cela d’ailleurs, il est bien un vampire moderne, un de ces vampires lamentables auxquels nous ont habitués les Américains, notamment. Mais il le supplie également de ne pas utiliser la méthode habituelle pour ce faire (c’est-à-dire l’épieu et la décapitation) car il ne le supporterait pas, du fait de son grand âge et de sa sensibilité naturelle ( !)28 Aussi lui apprend-il qu’il existe une autre façon de supprimer un vampire : l’exorcisme. Mais la cérémonie doit s’accompagner de la récitation d’une formule rituelle dont le ridicule achevé tire cet exorcisme du côté de la comptine enfantine :
« Il y dort le jour, la nuit / Le vampire est dans son lit / Un catafalque est son nid. »29
19C’est pourtant bien cette formule qui apporte la paix et le repos éternel à Onophre de Dip, tandis que se profile à l’horizon la silhouette du « perspicace » prince Lichnowski, éternellement (si j’ose dire) à la recherche de l’armée carliste en déroute. L’effet est saisissant.
20On pourrait encore trouver de nombreux autres effets parodiques : ainsi, la scène finale entre le héros et la jeune fille dont il partage l’amour n’échappe pas à l’ironie destructrice de l’auteur puisque c’est en fait une parodie (par l’exagération des gestes et des paroles) des films hollywoodiens30. Mais il n’est bonne compagnie qui ne se quitte, aussi nous faut-il dès à présent passer à la conclusion de ce travail.
21Un perpétuel décalage ironique d’où naît la parodie, tel est en définitive l’élément le plus caractéristique de ce roman, et ce qui fait au fond l’originalité de cette énième variation sur le thème du vampire. Peut-être est-ce là, dans ce décalage continuel, que le lecteur pourra enfin entendre lui aussi le chant inaudible de l’aurea picuda. Les amateurs de littérature hispanique noteront quant à eux que l’entreprise n’est pas nouvelle : un roman parodiant tous les genres existants, et surtout les genres « à la mode », l’Espagne en a déjà connu un, au xviie siècle, avec l’œuvre d’un auteur « dont je ne veux pas me rappeler le nom ». Si Joan Perucho a un saint patron au paradis des écrivains, le prénom de celui-ci est certainement Miguel.
Notes de bas de page
1 Ce texte a d’abord été présenté sous forme de communication orale dans le cadre de l’ALEPH (E.N.S. de Fontenay-St Cloud) le 29 avril 1993. Le sous-titre proposé à cette occasion (« Quand les vampires se mêlent de politique ») a été jugé trop réducteur.
2 Joan Perucho, Le Hibou (Histoires-presque-naturelles), traduction de Montserrat Prudon. Paris : Julliard, littératures étrangères, 1988. Sauf indication contraire, toutes les citations du roman de Perucho contenues dans cet article proviennent de cette édition.
3 Op. cit., p. 89.
4 Aucun dictionnaire français n’attribue à ma connaissance un tel patronyme au chevalier de Lamarck. Peut-être y a-t-il là un lointain souvenir de Guillaume de La Marck, le Sanglier des Ardennes. Qu’il s’agisse ou non d’une invention de l’auteur, il y a évidemment une intention ironique dans cette parenté fictive entre un savant au nom aussi sanglant et celui qui va s’opposer tout au long du récit à un suceur de sang.
5 Cette guerre, dont le prétexte est dynastique, est en fait un conflit beaucoup plus complexe. En 1833, à la mort du roi Ferdinand VII, le frère de celui-ci, l’infant don Carlos Maria Isidro, se soulève contre la violation de la loi salique (introduite en Espagne par les Bourbons) que constitue l’accession au trône de la jeune fille du roi, Isabelle II, alors âgée de trois ans. Autour de d. Carlos (qui s’auto-proclame Charles V d’Espagne) se regroupent tous les mécontents de l’Espagne bourbonienne, tous les nostalgiques d’un ordre enfui : non seulement les partisans de la monarchie de droit divin et de l’Inquisition (définitivement abolie en 1834), les Ultramontains qui voient dans le libéralisme politique une entreprise d’origine diabolique, mais aussi les adversaires du centralisme madrilène, les défenseurs des libertés particulières et des privilèges locaux de l’ancien droit foral. C’est pourquoi l’insurrection carliste, faite de guerrillas, s’est essentiellement développée au Nord de la Péninsule, parmi les paysans basques, navarrais, galiciens et catalans. C’est pourquoi également le mouvement carliste ne disparaîtra ni en 1840 ni avec la mort du premier prétendant : deux autres conflits éclateront au XIXè siècle, et en 1936 encore, les milices carlistes (les requetes) joueront un rôle non négligeable dans l’insurrection nationaliste.
6 Les différentes étapes de ce processus de dévoilement nous semblent être la lecture du mystérieux manuscrit médiéval (p. 28-32), la transcription de certain passage de l’ouvrage du père Gil de Reus (p. 54), la lettre de la baronne d’Urpf (p. 57-58) et la rencontre de la chèvre fantastique (p. 63).
7 Index, p. 230 et 223.
8 Ibid., p. 225.
9 Dom Calmet est mort dans son lit. L’information fantaisiste de Perucho est peut-être inspirée par le monument qui surmonte son tombeau depuis la fin du XIXè siècle et qui le représente en position d’orant.
10 P. 230-231.
11 « Une histoire des Carpathes », p. 115-116.
12 P. 196.
13 P. 134 (projet de loi), p. 152-153 (déclaration de la Junte carliste)…
14 On voit que rien ne distingue le commentaire du narrateur d’un toujours possible commentaire du Duc de la Victoire.
15 « Charles V – Le Prétendant » (p. 225).
16 P. 224, 225, 226… Par exemple : « Café de la liberté – Café. Situé à Gràcia, rue de la Vertu. Lieu de réunion des éléments progressistes. Le patron s’appelait Vicentet (le petit Vincent) et il était de Sant Sadurni. Il était doté de la rare et néfaste faculté de casser la fermentation du moût au temps des vendanges. »
17 « Pero ahora, con la declaración de la mayoría de nuestra excelsa Reina Doña Isabel II, empieza una nueva era que entrega todo lo pasado al dominio de la Historia. – Memorias documentadas del Teniente General Don Manuel Llauder, marqués del Valle de Ribas » (p. 7).
18 P. 219.
19 P. 227.
20 P. 92.
21 P. 29 – p. 18-19 (avutarda geminis).
22 Voir notamment l’intermède du reptile volant, p. 174.
23 P. 96 (phallus), 174 (saurien) et 138 (puces).
24 P. 209.
25 « […] mais parce qu’il se trouvait frappé par les rayons du soleil il fut brûlé... » (p. 30). On peut bien sûr supposer que cette « brûlure » n’a été que superficielle, mais le doute s’installe.
26 P. 29.
27 P. 108.
28 « Je ne vous demande qu’une seule faveur : épargnez-moi l’effroyable boucherie prévue par la légende. Je suis faible à l’égard de certaines choses. J’invoquerai aussi, comme justification complémentaire, le grand âge qui est le mien. » (p. 196).
29 P. 197.
30 Dans le fond, contre l’embrasure de la fenêtre, se tenait Agnès, une rose odorante à la main.
– Agnès, murmura Montpalau, la gorge serrée.
– Antoine, mon amour, répondit-elle, les yeux embués de larmes.
Notre naturaliste se précipita aux pieds de sa bien-aimée et lui baisa les mains.
Agnès, heureuse, souriait. » (p. 218-219).
Depuis l’époque où a été rédigée cette communication, Montserrat Prudon a elle aussi mis l’accent sur l’inspiration filmique de Perucho à propos d’une autre scène du roman, celle de la plante carnivore (ch. II), probablement inspirée du Nosferatu de Murnau (Communication au Colloque Des monstres, E.N.S de Fontenay-St Cloud, 26-27 mai 1993).
Auteur
Membre de l’Ecole française de Madrid (Casa Velasquez).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Rêver d’Orient, connaître l’Orient
Visions de l’Orient dans l’art et la littérature britanniques
Isabelle Gadoin et Marie-Élise Palmier-Chatelain (dir.)
2008
Littératures francophones
Parodies, pastiches, réécritures
Lise Gauvin, Cécile Van den Avenne, Véronique Corinus et al. (dir.)
2013
Investigations: The Expanded Field of Writing in the Works of Robert Morris
Katia Schneller et Noura Wedell (dir.)
2015
Corps/texte. Pour une théorie de la lecture empathique
Cooper, Danielewski, Frey, Palahniuk
Pierre-Louis Patoine
2015
Traduire-écrire
Cultures, poétiques, anthropologie
Arnaud Bernadet et Philippe Payen de la Garanderie (dir.)
2014
Les nouvelles écritures biographiques
La biographie d'écrivain dans ses reformulations contemporaines
Robert Dion et Frédéric Regard (dir.)
2013