La/une cosmologie discrète du roman populaire
Die/ eine diskrete Kosmologie des populären Romans
The/A Modest Cosmology of the Popular Novel
La/una cosmología discreta de la novela popular
p. 162-177
Résumés
Comment la question du monde s’inscrit-elle dans la paralittérature ? Trois corpus sont envisagés ici : les romans populaires classiques (des Mystères de Paris à Fantomas), les « romans éducatifs » de Jules Verne et les premiers romans « d’anticipation ». Le monde qui, dans le premier corpus, n’est qu’un décor, dans le second un prétexte scolaire, devient dans le dernier une figuration du multiple. Ces trois corpus sont le lieu d’une déhiscence de la Fiction et de la Fabulation.
How is the question of the world inscribed in paraliterature? Three corpora are envisioned here: the classic popular novels (from Mystères de Paris to Fantômas), Jules Verne’s « educational novels », and the first novels of « anticipation ». The world that, in the first corpus, is only a decoration and, in the second, only a scholastic pretext, becomes, in the last, a figuration of the multiple. These three corpuses are the place of a dehiscence of Fiction and Fabulation.
In welchem Zusammenhang steht die Frage nach der Welt mit der Paraliteratur? Drei Arten von Texten werden hier näher betrachtet: die klassischen populären Romane (von den« Geheimnissen von Paris »bis« Fantômas »), die« Bildungsromane »Jules Vernes und die ersten« Zukunfts- »Romane. Die Welt, die im ersten Fall nur Dekor, im zweiten ein Vorwand zu Bildungszwecken ist, wird im dritten Fall zur Darstellung des Mannigfaltigen. In diesen drei Arten von Texten findet ein Aufspringen der Fiktion und des Fabulierens statt.
¿Cómo se inscribe la cuestión del mundo en la paraliteratura? Se consideran aquí tres corpus: las novelas populares clásicas (de los Mystères de Paris a Fantomas), las « novelas educativas » de Julio Verne y las primeras novelas de « anticipación ». El mundo, que en el primer corpus no es sino un decorado y en el segundo un pretexto escolar, se convierte en el tercero en una figuración de lo mύltiple. Estos tres corpus son el sitio donde brotan la ficción y la fabulación.
Texte intégral

Le titre Bords s’explique, je crois de lui-même. Le sous-titre quant à lui, répond à la question : de quoi ?
Raymond Queneau, Bords, (mathématiciens, précurseurs, encyclopédistes) Hermann, 1966, p. 9.
1Il n’est pas question, ici, de proposer et de justifier des thèses, mais de suivre et de tracer des pistes : on optera donc pour l’article indéfini.
2La cosmologie n’est pas, loin s’en faut, un fond commun ou une préoccupation constante du roman populaire : on entendra donc le mot « discrète » avec une oreille mathématicienne, dans le sens de « quantité qui se compose de parties séparées, discontinues » et on optera pour l’article défini.
3En somme, tout est affaire de point de vue.
4Le roman populaire est un domaine immense, mais marginal : on parle de paralittérature, voire d’infralittérature. Dans l’encyclopédie rêvée de ce bord-là, « cosmologie » sera un article peu défini. On n’apprendra rien ici sur la cosmologie et peu sur le roman populaire. Mais peut-être que ce peu fait partie (séparée) d’un savoir qui ne peut être absolu mais nécessairement discret. Tout se passe comme si seule une rhapsodie de discours pouvait rendre compte de l’hétérogénéité du roman populaire, comme s’il fallait multiplier les visées.
5En somme, tout est affaire de point de vue.
Le roman populaire des origines : un « univers » théâtral
a. L’ombre d’un doute
(…) abaissez vos regards et cherchez bien (…)
Paul Féval, Les Habits Noirs, Laffont, coll. Bouquins, 1987, tome II, p. 915.
6A première vue, dans les trois glorieuses séries du roman populaire (Les Mystères de Paris d’Eugène Sue [1842-184], Rocambole [185… -186…1] de Ponson du Terrail et Fantômas [1911-1913] de Souvestre et Allain), nulle considération cosmologique. Ce pan obscur est-il l’ombre d’un doute ? Rien n’est moins sûr. En fait, dans ces romans, l’univers physique ne pose pas question, il ne renvoie pas à un savoir mais plutôt à une perception, une évidence : « l’inéluctable modalité du visible2 ».
7La Terre est arpentée par les héros, le prince Rodolphe, Rocambole, Fantômas, Juve et Fandor, mais ce n’est qu’un paysage sans unité, ni statut propre, morcelé, au contraire, dans une collection de cartes postales3. Le monde n’existe pas vraiment : il n’est ni objet de discours, ni fin de l’action. La notion de « Maître du monde », par exemple, n’est pas utilisée dans ces romans, elle point seulement avec Robur le conquérant (1886) de Jules Verne, c’est-à-dire dès lors que la science, qui peut rendre l’homme comme maître et possesseur de la Nature, est intégrée à la Fiction. Lorsque Fantômas s’auto-proclame dès le premier épisode « le Maître de tous et de tout », il faut entendre non pas « le Maître du monde » mais bien plutôt « le Maître de tout le monde ».
8Mais cette fragilité ontologique n’est pas une absence : le monde a la même importance, ni plus, ni moins qu’un décor. Il se dissout en une série d’espaces, de tableaux, qui participent tous à ce que Daniel Couégnas nomme la « monologie pansémique4 » propre au roman populaire : « chaque élément du décor est homologique d’un personnage ou d’un groupe de personnages, avec lesquels il concorde sur le plan normatif5 ». Décors d’une pièce d’un genre théâtral particulier : la moralité.
b. Le théâtre et l’accessoire
chacune des pensées et actions est mesurée une fois pour toutes à la même aune : la moralité
Max Stirner, « Les Mystères de Paris » in L’Unique et sa propriété, L’Age d’homme, 1972, p. 65.
9C’est une lutte manichéenne qui se met en scène dans les romans populaires : le héros du bien contre le héros du mal. Encore une fois le monde est aliéné, il n’est rien6 avant d’être investi par l’un et l’autre, avant la « guerre de positions ».
10Le concept de monde revient par la médiation du symbole ; inconsistant, morcelé en suite de décors comme on l’a vu plus haut, il se reconstruit comme enjeu (et non pas fin) : « Et l’œil du rêveur embrassa l’horizon d’un regard. (…) O grande ville ! murmura cet homme qui embrassait du regard cet immense et sublime panorama de la reine de l’univers, n’es-tu point, à toi seule, l’emblème énigmatique du monde ? Ici le plaisir qui veille, là le travail qui dort7 ». Dans la cosmologie assourdie d’échos en échos, métaphorique, qui affleure dans le roman populaire des origines, Paris est le plus souvent la scène universelle où se joue le sort du monde.
11C’est seulement par le biais de cette reterritorialisation éthique que l’univers physique peut jouer un rôle : le deus ex machina de la « justice immanente8 ». Les éléments détruisent ou protègent : naufrages et noyades, tempêtes, explosions et déluges, sauvetages miraculeux, atmosphères délétères, éruptions volcaniques etc. Un moment troublée par quelques « molécules malfaisantes9 », la Nature retrouve ses « Harmonies10 ».
• Passage 1 : les mystères de Les Mystères du Peuple
12On vient de voir que dans le premier corpus que nous avons choisi, à savoir le roman populaire des origines (il s’agit d’un découpage plus thématique que chronologique, puisqu’il faut compter avec une certaine viscosité, certaines extensions tentaculaires de cette forme littéraire : ainsi ce corpus s’arrête en 1913, alors que le suivant, le roman éducatif vernien, commence en 1862), le monde n’est qu’un espace, libre-jeu des facultés héroïques. Il n’est l’objet d’aucune théorie d’ensemble : il se range plus du côté des catastrophes, des Météoriques, que de la Physique.
13Cependant, un texte fait obstacle, et non des moindres puisqu’il s’agit du testament11 littéraire et politique d’Eugène Sue, Les Mystères du peuple. C’est un roman balancé entre roman populaire classique et roman éducatif12 et qui intègre non seulement une « vision du monde », mais aussi une théorie cosmologique ou pour être plus juste « cosmique » : la métempsycose stellaire. « Les âmes, après la mort se réincarnent, s’associent, selon leur mérite, d’astre en astre (…)13 » ; d’où un système hiérarchisé, du grossier au sublime, de l’atome au cosmos. Or cette doctrine de l’association (un corps est l’association d’atomes, un homme est l’association d’un corps et d’une âme, une société est une association d’hommes, le monde est une association de sociétés, et l’univers, une association de mondes...) est un écho14 du « socialisme quarante-huitard15 » : les œuvres politico-scientififiques de Fourier, Esquiros (De la vie future au point de vue socialiste, 1850), Considérant, et surtout Lecouturier (La Cosmosophie ou le Socialisme Universel, 1850). Malheureusement, seuls les deux premiers volumes des Mystères du peuple ont été réédité (éditions Régine Deforges, en 1977- 1978) et je n’ai pas eu l’occasion de lire les autres, par conséquent la piste s’arrête ici...
2. Le roman éducatif : science et Fiction
Ce n’est pas un poème didactique, c’est la science envisagée comme thème poétique.
Raymond Queneau, à propos de sa Petite Cosmogonie Portative, in Œuvres Complètes, tome I, Gallimard, Pléiade, 1989, p. 1235.
14C’est en 1862, avec le succès de Cinq Semaines en ballon, que l’éditeur de Jules Verne, P. J. Hetzel décide, en accord avec le fondateur de la Ligue de l’enseignement Jean Macé, de lui confier « la partie scientifique et éducative16 » dans les publications du futur « Magasin d’Education et de Récréation ». Un projet qui est autant idéologique qu’éditorial : instruire le plus grand nombre à l’aide de romans de qualité à bon marché17. Jules Verne sera toujours fidèle à « l’œuvre de [sa] vie, dépeindre toute la terre18 » en associant la science de son temps et la fiction. Ce projet, maintes fois réaffirmé au cours de l’œuvre, est assez clair pour que nous n’ayons que peu de chose à en dire.
a. Donner à penser
« Son but est, en effet, de résumer toutes les connaissances géographiques, géologiques, physiques, astronomiques, amassées par la science moderne, et de refaire, sous la forme attrayante qui lui est propre, l’histoire de l’univers. »
Notice de l’éditeur pour le second roman de Jules Verne, Le capitaine Hatteras, Hetzel, 1866.
15Encyclopédie diffuse pour d’autres lumières, les « Voyages extraordinaires, dans les mondes connus et inconnus » (linteau de l’édition Hetzel) peuvent se décliner en romans thématiques :
la Terre :
– les continents et les pays => Le Tour du monde en quatre-vingts jours, etc.
– les océans => Vingt mille lieues sous les mers, etc.
– l’atmosphère => L’Ile à hélice, etc.
– monde souterrain => Les Indes noires, etc.la Lune : Autour de la Lune, etc.
le système solaire : Voyages et aventures à travers le monde solaire d’Hector Servadac.
16A chaque région du monde explorée correspond l’exposé d’une science ou d’une technique : paléontologie dans le Voyage au centre de la Terre, géologie et industrie de la mine dans Les Indes noires et Les cinq cents Millions de la Bégum, balistique dans De la Terre à la Lune et ainsi de suite... D’où l’importance de la figure du scientifique ou de l’ingénieur ; qu’il soit héros (Aronnax, Cyrus Smith, Barbicane…) ou simple adjuvant/opposant (Falsten, Aristobulus Ursiclos…), c’est par lui que la science parle et donc s’inscrit dans le roman. Outre cet effet de « voix », de transmission, Verne utilise aussi le collage, la transposition : citations de scientifiques, d’explorateurs et de géographes réels.
b. Donner à voir
« Un observateur doué d’une vue infiniment pénétrante, et placé à ce centre inconnu autour duquel gravite le monde, aurait vu… »
Jules Verne, De la Terre à la Lune, le Livre de Poche, 1987, p. 52.
17Le monde est trop grand à l’aube du xxe siècle, et d’étranges machines vont anticiper en sillonnant des espaces encore délaissés, taches blanches sur les cartes : obus lunaire, éléphant à vapeur, sous-marins, hélicoptère et île à hélice explorent le « jamais vu ». En effet, malgré le fourmillement et la diversité des aventures, on notera que ce qui prime dans l’œuvre vernienne, c’est la découverte et la description : le héros voit plus qu’il n’agit. Dans Autour de la Lune, Jules Verne, plus prudent que H.G. Wells ou Théa von Harbou19, ne fait pas alunir ses héros et se contente de braquer sur la face cachée de la Lune la lorgnette d’un télescope.
18Même si on doit plus parler de cosmographie que de cosmologie, le monde n’est plus, comme dans le précédent corpus, un simple accessoire, c’est un objet de connaissance, et les cartes se substituent aux toiles peintes du roman populaire des origines. Dans ce savoir « positif », se dessine en creux la situation de l’homme dans le monde : il est le centre du cosmos puisqu’il l’observe et le maître à venir légitime de la Terre puisqu’il la découvre et l’explore20. La notion de progrès comme point de fuite, idée régulatrice, ne se trouble que dans ses derniers romans, Face au drapeau ou Sans dessus-dessous.
• Passage 2 : Stilla et Stella
19Michel Foucault, en étudiant dans « L’Arrière-Fable21 » ce qu’il est convenu d’appeler « la trilogie du Gun-Club22 », met à jour une déhiscence à l’œuvre dans les romans de Verne : la Fable (l’intrigue, ce qui est raconté) et la Fiction (les régimes du discours narratif, les différents « points de vue » sur l’intrigue). Le monde et le savoir qui l’accompagne et le redouble se rangent nettement du côté de la Fiction : le monde est donné à voir par le biais de la fable mais il n’est pas pour autant fabulé. Or c’est exactement l’inverse qui se produit dans le corpus qui va nous occuper maintenant, à savoir les romans populaires « scientifiques » de 1908 à 1912. L’intérêt opératoire de la distinction de Foucault réside dans le fait que ce qui paraissait simple filiation, reprise ou amplification de l’héritage vernien se révèle rupture radicale, et ce, simplement avec le déplacement, définitif et irrémédiable, du monde dans le domaine de la fabulation.
20Camille Flammarion, astronome et vulgarisateur, mais aussi romancier, partisan de la pluralité des mondes habités, illuministe et spirite, véritable farfadet, est le contemporain de Jules Verne ; ils correspondent, s’estiment, se citent mutuellement23, et partagent le nom d’une de leurs héroïnes : Stilla pour l’un et Stella pour l’autre. C’est précisément ce roman de Flammarion, Stella 24, qui, nous semble-t-il, marque le mieux le passage à la limite, le subtil gauchissement entre nos deux corpus. C’est un roman d’une intense mièvrerie qui narre l’amour rédempteur d’une « jeune fille mondaine, fraîchement sortie du couvent des Oiseaux » (p. 30), Stella d’Ossian pour un jeune et austère astronome, ils vivent heureux dans l’étude des étoiles et meurent foudroyés par un baiser électrique. Comme dans Jules Verne, l’observation et la description sont prépondérantes (pour la bonne raison qu’il ne se passe rien), comme dans Jules Verne encore, le discours scientifique est transmis par le narrateur et transposé dans les dialogues25 ; mais l’observation est relayée, enrichie par l’imagination : « Si l’astronomie nous intéresse par elle-même, elle le fait encore plus par les horizons philosophiques26 qu’elle nous dévoile. Quelle est notre vraie place, notre destination dans le plan merveilleux de l’univers ? » (p. 39). Les « horizons » sont multiples et les observations deviennent des pré-textes : les canaux de Mars sont la preuve de l’existence d’une civilisation, supérieure puisque plus légère27, l’étude des phénomènes magnétiques débouche sur l’examen des doctrines du spiritisme, de l’occultisme et de la réincarnation, et ainsi de suite. Camille Flammarion, cependant, demeure prudent, un pas en-deçà des romanciers plus radicaux du début du siècle, ces forces et ces mondes ne sont pas décrits mais évoqués. Il se tient en fait au moment critique : les ingénieurs verniens n’ont fait que décrire le monde, les astronomes de Flammarion l’interprètent diversement, mais ce qui va importer aux savants de notre prochain corpus, c’est de le transformer.
3. Le Monde Fabuleux : essais de cosmologie amusante
Le veau lunaire ne saute pas et il n’a pas d’ailes.
H.G. Wells, Les premiers hommes dans la Lune, Mercure de France, 1931, p. 147.
21Le monde passe du statut d’accessoire à celui d’objet de connaissance, puis à celui de sujet d’expérience : une cosmologie tellement instable qu’elle en devient, suivant en cela l’humeur du temps, explosive...
a. La mort du globe
Ce sera une matière explosive, si violente que les hommes n’en ont jamais connu de pareille ; plus forte que la dynamite, plus forte que la nitroglycérine, plus forte qu’on ne peut même se l’imaginer. J’ai du talent, je suis obstiné, et je la trouverai. Et quand je l’aurai trouvée, je ferai sauter en l’air votre terre maudite qui a tant de dieux, et pas un seul Dieu unique et éternel !
Léonid Andréev, La Pensée, Ombres, 1989, p. 66.
22Le roman de Gustave de Wailly, Le meurtrier du Globe28 illustre assez cette « instabilité » : un savant fou, « Old Sinker », « le vieux creuseur de puits, tel est le nom de ce redoutable vieillard, fantastique personnage que la couverture en couleur de Conrad29 nous montre aujourd’hui méditant dans le silence et le mystère de son laboratoire, qui dans un désir insensé de vengeance a conçu le plus audacieux, le plus infernal projet : la destruction du globe ! » (annonce du roman, op. cit. 15.05.1910).
23Contre cet humaniste (il veut tuer la Terre pour empêcher séismes, tremblements, et autres éruptions d’un vieux globe retors et malade !) diverses figures du multiple se dressent : les héros sont poursuivis par les francs-maçons, les syndicalistes, les salutistes, et les mormons30 ! Un espace de fuite : de Paris à New-York, de San Francisco à Tokyo. Mais ce n’est pas ce qui nous intéresse ici31 . Tout au long du roman, la squaw Rose-de-Neige expose la cosmologie de son maître, le terrible vieillard :
les planètes sont des êtres vivants, et la Terre itou.
la croûte terrestre est l’épiderme de cet être.
les « grandes chaînes de montagnes » (14.08.1910) en sont les vertèbres.
l’eau en est le sang.
les « rayonnements solaires » en sont la nourriture.
les volcans en sont les furoncles.
le « magnétisme en est la manifestation nerveuse, commune à tous les vivants colosses » (18.09.1910).
les failles en sont les rides (16.10.1910).
l’atmosphère en est la respiration refroidie par « l’éther » : « Est-ce que la cavale, après un long galop, ne rayonne pas des vapeurs surtout par temps froid ? » (14.08.1910) etc.
24En bref, ce roman n’a pas d’autre intérêt ; excepté celui de montrer que le monde est devenu un personnage à part entière : si vivant qu’il peut en mourir.
b. La traversée des apparences
Sous l’plafond sans fond, on y danse, on y danse
Sous l’plafond sans fond, on y danse tous tous en rond.
Jules Laforgue, « Complainte de cette bonne Lune », in Les Complaintes, Poésie/Gallimard, 1979, p. 50 .
25Dans les romans qui nous intéressent à présent, Le Prisonnier de la planète Mars (et sa suite La Guerre des vampires) de Gustave Le Rouge et Le Péril bleu de Maurice Renard, la cosmologie se fait grimaçante, le monde n’a plus de réalité propre, gage de vraisemblance, mais basculé dans la fable, il devient aussi fuyant et intangible qu’un songe :
« Par le seul fait que notre cerveau peut les former, toutes les conceptions de notre intellect, mêmes les plus folles, existent quelque part. Toute création de notre imagination, toute affirmation de notre raison répondent à une réalité.32 »
26On ne peut plus compter, au sens propre, sur l’univers physique, le monde n’est plus qu’un mot, une commodité : les héros changent de taille, d’apparence et d’univers, embarqués de gré ou de force dans l’aventure33. Somme toute, c’est le soupçon qui prédomine : les choses ne sont pas aussi simples, les apparences sont trompeuses et nous ne sommes pas seuls au monde :
« Peut-être les traversons-nous et nous traversent-ils en marchant, peut-être leurs villes et les nôtres se pénètrent-elles, peut-être nos déserts sont-ils plein de leurs foules et nos silences de leurs cris... Mais peut-être sommes-nous leurs esclaves inconscients, alors nos maîtres insoupçonnables s’installent en nous-mêmes et nous dirigent à leur gré.34 »
27C’est ce soupçon vertigineux que met en scène le roman de Maurice Renard, Le Péril Bleu, où la surface de la Terre se révèle être fond de l’océan pour d’invisibles martiens pécheurs35.
28Finalement, la boucle est bouclée : de simple collection de cartes postales dans le roman populaire des origines, le monde retrouve ici sa radicale multiplicité et s’entend au pluriel, écran sur lequel se projettent mille et une peurs.

Illustration tirée de Stella, op. cit. p. 124
Notes de bas de page
1 Avec l’incurie éditoriale (suppressions ou rajouts de textes, titres déplacés ou inventés, tomaison fantaisiste, etc.), à laquelle s’ajoute l’indifférence universitaire, ces dates restent opaques : on peut cerner plus précisément la production de Rocambole entre 1853 et 1865…
2 Joyce, Ulysse, Gallimard, coll. Folio, tome I, 1983, p. 55.
3 Pour ne pas dire une collection de « cliché » : ces « vues », ces paysages ne sont pas issus d’une expérience personnelle mais d’une expérience rêvée, médiatisée par le reportage ou le dictionnaire (cf. Sartre, Les Mots, Gallimard, coll. Folio, 1972, p. 123 ; début de la seconde partie « Ecrire »). Ce qui donne pour résultat des espaces grouillants, alourdis, surdéterminés ; en trois pages, Souvestre et Allain qui situent l’action de La Série rouge au Mexique nous montrent la lutte des « loups sans poils, comme il en abonde dans cette région » contre « leurs rigoureux adversaires, les téchichis, ou chiens muets », la rudesse et la loyauté des cowboys, quelques sombreros, l’usage du lasso, un jaguar « profilant sa silhouette tragique sur le ciel auréolé de la lumière du soleil couchant », une « forêt de palmiers où se jouaient les porcs-épics et les singes » etc. (tome XXIX, dans Fantômas volume III, Laffont, coll. Bouquins, 1989, pp. 213-215). [sur le cliché voir Daniel Couégnas, Introduction à la Paralittérature, Seuil, 1992, pp. 91-98 et aussi Ruth Amossy, Le Discours du cliché, SEDES, 1982, p. 140]
4 In Introduction à la Paralittérature, op. cit., pp. 107-125.
5 Ibid. p. 115.
6 Contrairement à ce que nous verrons plus loin (troisième partie), le monde est neutre...
7 Ponson du Terrail, Rocambole, premier épisode (L’Héritage mystérieux), Garnier, 1977, p. 35. C’est nous qui soulignons.
8 La justice immanente est une ritournelle du roman populaire. Une coquille place les mots de « justice imminente » dans la bouche de l’inspecteur Juve ; à y bien regarder, le résultat, dans notre corpus, est le même...
9 Sade, Histoire de Juliette, ou les prospérités du vice, Pauvert, 1987, tome I, p. 422.
10 Sur Bernardin de Saint-Pierre, on peut lire pour ce qui nous intéresse ici : Francis Lacassin, « Cornélius ou Fantômas raconté par Bernardin de Saint-Pierre » in Le mystérieux Docteur Cornélius, Laffont, coll. Bouquins, 1986, pp. 27-42, et surtout Colas Duflo, « Bernardin de Saint-Pierre et la finalité généralisée : les Harmonies de la Nature », D.E.A. de philosophie, Paris-IV, 1990.
11 La première livraison date de 1849 et la dernière de 1857, une semaine après sa mort le 3 août 1857, alors qu’il était exilé en Savoie par Napoléon III depuis 1852.
12 Roman populaire puisqu’il en reprend les formes (deux familles antagonistes, le mal Franc contre le bien Gaulois, etc.), mais surtout roman éducatif/d’éducation : dans le texte, un artisan raconte à ses enfants, avant de participer à la révolution de 1848, l’histoire de sa famille depuis les gaulois jusqu’au présent. De plus les notes de l’auteur ne visent plus seulement l’illusion référentielle, l’effet de réel, mais aussi une forme d’anticipation référentielle, une programmatique en quelque sorte : ce serait une piste à explorer...
13 La formule est de Michel Nathan, dans « Socialisme cosmique et métaphysique du feuilleton », in Europe n° 643-644, 1982, pp. 120-124, c’est nous qui soulignons ; du même, voir Le Ciel des fouriéristes, Presses Universitaires de Lyon, 1981.
14 Qui se répètera longtemps, de Victor Hugo (voir par exemple, Les Tables tournantes de Jersey, Rencontre [reprise de l’édition Hetzel], 1968, p. 300 et passim) à Camille Flammarion, que nous rencontrerons d’ailleurs lors du second « passage »…
15 Michel Nathan, op. cit., p 120.
16 Lettre de Verne à Hetzel, 1864 ; in Simone Vierne, Jules Verne, Balland, coll. Phares, 1986, p. 45.
17 Voir « L’avenir latent dans le peuple », chapitre XII du livre premier de la troisième partie de Les Misérables de Victor Hugo (un autre roman de 1862 édité par Hetzel), Laffont, coll. Bouquins, 1985, p. 470.
18 Lettre de Verne au fils d’Hetzel, du 19 septembre 1889 ; op. cit. p. 54. C’est nous qui soulignons.
19 Dans respectivement, Les premiers Hommes dans la Lune et Une Femme dans la Lune.
20 Voir Simone Vierne, op. cit., p. 59.
21 Paru dans L’Arc, 1966.
22 A savoir De la Terre à la Lune, Autour de la Lune et Sans dessus-dessous.
23 Dans Les mondes imaginaires et les mondes réels (1877) de Flammarion et dans Hector Servadac (1877) et Robur le conquérant (1886) de Jules Verne.
24 Flammarion, Paris, sans date.
25 « – Cette rotation est de 24 heures 37 minutes 22 secondes et 65 centièmes de seconde, répondit Stella.
– Mademoiselle, vous méritez le premier prix, fit l’astronome » (op. cit. p. 57).
26 C’est le brouet de l’occultisme fin de siècle (synthétisé un peu plus tard et tant bien que mal par Papus, de Guaïta, de Rochas, etc…) qui avance masqué sous ce mot à double-fond : voir la préface du traducteur dans Les derniers Jours d’un philosophe du chimiste anglais Humphry Davy (traduit et édité par... Camille Flammarion ; Paris, 1883, pp. I-XXXII). [voir aussi Hegel, Précis de l’Encyclopédie des sciences philosophiques, Vrin, Paris, 1987, p. 34],
27 « Stella pèse 60 kilogrammes : transportée telle qu’elle est sur Mars, elle n’en pèserait plus que 22. Il me semble que cette humanité martienne doit avoir des goûts tout à fait supérieurs » (p. 59).
28 Publié dans « Le Journal des Voyages » entre le 15 mai et le 23 octobre 1910.
29 Cf. p. 1.
30 Dans ce roman, contrairement à ceux que nous étudierons ensuite, nulle prise n’est offerte pour une lecture au second degré.
31 Les héros se marient à la fin du roman ; cette information est, en fait, inutile.
32 Gustave Le Rouge, Le Prisonnier de la planète Mars, Laffont, coll. Bouquins, Paris, 1986, p. 851.
33 Nous sommes loin de « l’enfermement chéri » (Barthes) des romans de Jules Verne.
34 Maurice Renard, Le Péril Bleu, Laffont, coll. Bouquins, Paris, 1990, p. 450.
35 On peut aussi prendre Le Péril Bleu pour un développement romanesque et pessimiste d’une phrase d’un mythe platonicien : « En un mot, l’air est pour eux ce que l’eau et la mer sont pour notre usage, et ce que l’air est pour nous, c’est l’éther qui l’est pour eux. » (Phédon, 111b, traduction E. Chambry). Cette piste nous a été suggérée par M. Rémi Brague, qu’il en soit remercié ici.
Auteur
Étudiant préparant un doctorat (philosophie) à l’Université Paris I.
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