Préface. L’inassouvissement du drame
p. 13-18
Texte intégral
1Il faut partir d’une idée de l’insatiabilité du drame. De sa cause infinie. De l’infinité de sa notion. De l’illimitation du spectacle qu’il est appelé à offrir. Du désir rémanent qui s’en saisit. De la relance. Du repentir. Du revenir.
2Il faut parler du retour en écriture.
3Gautier disait qu’un canevas unique suffisait à l’imaginaire par la variation irrésistiblement recommencée qu’il animait. J’aime qu’on répète, disait-il, je déteste qu’on y revienne, je désire l’objet même de cette détestation.
4Il faut parler d’un drame infiniment parlant.
5Car on n’assouvit pas, dès lors qu’on ne lasse pas. Car on ne suffit pas à la demande par les scènes qu’elle exige : la réponse fournit, mais le vouloir grandit, un corps d’affects prend constamment plus d’importance.
6« Dans le désert informe, dans l’éternité boursouflée de l’ennui, l’aventure circonscrit les oasis enchantés et ses jardins clos »– Jankélévitch, vieil observateur disert. Mais l’oasis ajoute à l’étendue délétère – elle est sans borne, celle-là ne se répète pas –, comme le mirage dont elle est, cette étendue, la raison d’être.
7L’ouvrage qu’on va lire donne à comprendre à sa manière, qui est diverse, justement cela : la fuite en avant des objets par les représentations, la réalité qui n’en finit pas, la vue qui ne bute pas, le récit qui remet cent fois le désir à l’ouvrage et qui pour cela... fuse, et puis la raison première, qui est de surfaire. Surfaire signifie qu’un livre relance un autre livre et qu’il n’y suffit pas. Qu’à un excès il substitue un autre excès, mais qu’il y revient : la pérennité du fantastique frappe, parce qu’elle ne provient pas du genre, mais de l’envie – en voir plus, en dire plus, en rajouter, en extraire pour refaire, en lâcher pour en donner, comprendre pour toujours davantage avérer. Ici le mieux ne commande pas, mais le plus, et c’est pour cette raison qu’il désigne périr.
8Il me semble que l’aventure ne cesse pas. Que le drame commande. Qu’il est fait de partout, qu’elle est irrésistible. Tout ce dont il va être question l’indique : le Fantastique est irrésistible, d’ailleurs il n’existe pas, l’irrésistibilité même s’en saisit. Tout dire sur le Fantastique, tout réussir à dire, tout réussir à comprendre, tout le dire pour le resserrer dans sa tête, vivre avec sa tête, avec sa notion, sa compréhension, tel serait le pari. Bien sûr, ce que je présente là n’est qu’un recueil bien construit sur un phénomène littéraire : le texte excessif, l’histoire qui raconte ce qui ne se peut pas, mais c’est aussi la mise en place, plus résolue qu’ailleurs, d’un casse-tête : comment parler de ce qui provient, par superfétation du reste, à l’esprit ? Car je crois que le récit d’apeurement tient à cela qu’il retire ce qu’il présente après l’avoir montré. Cependant, ce que nous aurons vu une seule fois ne s’effacera pas. L’aventure est donc idélébile, comme l’écriture.
9Multiple et incertaine, telle est la situation dont l’aventure témoigne : parce qu’on en fait l’expérience, parce qu’on cherche à en élaborer vaille que vaille, le savoir. J’ai toujours été frappé par le fait que jouissance et connaissance vont de pair, bien qu’elles paraissent s’exclure : un bon roman, fantastique ou policier de préférence, rassemble, obsessivement quelquefois, de quoi nourrir la curiosité, tout en ne cessant pas de tirer sur les plus grosses ficelles du drame – ce qui veut dire qu’ils nous enfoncent la tête dans le sac. Le livre que nous ouvrons donne lui aussi matière à le penser. Il y aurait, dans les livres, de quoi pâtir, mais ce pâtir obéirait à la mise en place des règles d’un langage. Nous désirerions souffrir, mais nous désirerions aussi la révélation, la libération, l’extase. Nous parlerions, mais nous nous tairions. Nous serions portés en avant par l’endurance du mal, mais nous nous couvririons de ce que nous savons comme d’une muraille. Bref, un récit serait – dans certaines conditions – à la fois le noir et le blanc, la chose retenue et la chose rendue, nos sociétés armeraient même à cette fin-là des armées entières de savants, elles paieraient aussi des kyrielles d’auteurs chargés de produire l’obscurité narrative nécessaire à notre plaisir, elles demanderaient aussi – comme chaque personne privée en somme – qu’on y voie clair.
10Cette dualité de base explique peut-être quelque chose de la formidable productivité fictionnelle et de sa popularité. Expansion, poussières, nous voulons des histoires, y compris la solution dont elles procèdent. Comme en rêve, lorsque la reconnaissance efface ce dont nous avons été contraints d’avoir l’intime conviction.
11L’écriture de la fiction dont il s’agit ici de prendre la mesure place et chasse infiniment l’en-trop : des êtres dont la forme est inattentue, des actions qui ne se conçoivent pas, des intentions qui dépassent les bornes, des intensités incalculables, des motricités, des élans, des émotions, ce qui subjugue, bref, pour être différent. Et puis l’éponge passe. L’essuie-glace de la vision raisonnable se met en marche, nous avançons devant, vers une fin permise.
12Les récits sont des formes à penser.
13Penser s’accomplit plutôt dans le noir – c’est le registre de la chouette, dirait ici le philosophe.
14Le noir accumule l’en-trop, l’inachèvement, l’horreur. Il ouvre à ce qu’on s’en débarrasse aussi.
15C’est pour cette raison qu’en littérature populaire, les contenus sont décevants ; on ferait bien de ne pas ajouter trop de crédits aux créances – ou « dramaxes » – qu’elle charrie ; en littérature populaire, un contenu est hanté par la forme excessive. Celle-ci sera posée, puis supprimée – mais en vertu d’un excès plus considérable encore. Comme dans un rêve, où l’essentiel se passe « sur le chemin du retour » et « pour la deuxième fois que le personnage se rencontre ». La dramatisation est à ce prix, la mémorialisation aussi. Systole et diastole du récit noir, atterrant bien mené. On en verra de multiples exemples dans les pages qui suivent. Dualité, va et vient, apparition, disparition : ce que je vois n’aura été que peu, ce que je sens n’aura été que vent.
16Dans cet Enfer qui a nom amas, dans cette maison d’un Antiquaire divin qui loge à tous les étages d’une histoire dont nous voyons les restes dans le temps, dans la superfétation, dans l’hétéroclite, nous voici imaginairement conduits, puis exclus. Je vois l’emblème de ce mécanisme dans La Peau de chagrin : plus vous le désirez, plus vous le perdrez. Quand au savoir que vous aurez gagné, ils vous sera déduit par la même occasion. Comme dit Blazac, vous allez mourir du même coup, dans un grand cri, que vous naîtrez.
17Oui/non à la fois caractérise peut-être plus que tout autre chose la fiction fantastique. La croyance anime la victime du processus, mais le doute l’inspire tout autant dans le même moment. Fantastique objet de la dénégation songeuse : il fallait avoir placé la marque écarlate pour pouvoir douter de la place qu’elle occupe, devant le lit, sous la porte. « Je doute, donc cela a été ». Croire intègre, douter conjure, mais la consistance du jouir fonde toute apparition : oui/non dresse le spectre contre celui qui l’inspire. Comme disait Cocteau, n’y pas croire n’épargne pas d’en avoir peur, et le détour par la crainte constitue à propos de ce qui n’y était pas la jouissance qu’on a. Cette hésitation qui n’en est pas une retourne à son point de départ l’imaginaire qui ne se connaissait pas.
18Fantastique : ici, on ne distingue pas ce qu’on voit, on ne prononce pas ce qu’on profère, ni n’exprime ce qui s’exprime, les mots glissent, l’évanescence est la règle (quoique la clarté à l’autre bout insiste), les visions s’accélèrent, la pulsion circulatoire est grande, grand aussi le sens, dérivé, latent, ascendant et descendant, systole, diastole, le cœur bat à l’unisson désarrimé du livre. Aucune hésitation notable, la personne, qui est le sujet de l’expérimentation et que je porte en moi, a traversé le miroir, elle se trouve dans le monde de la double apparence, elle m’éprouve dehors, elle m’éprouve dedans, je souffre et je ne souffre pas, je participe aux deux extrêmes qu’elle anime – une fois lui, une fois moi, une fois cru, une autre fois non cru. Je me représente le texte fantastique comme un vaste hangar avec un zeppelin flottant, à mi-hauteur, devant mes yeux, couvrant mes yeux, en train de s’éteindre doucement, maintenant. Avant, après, l’évolution du navire aérien monstrueux est la même en tout sens.
19Fantastique : la grande défiguration a lieu, l’unité utopique et tragique des discours recule ; le flottement s’intensifie. Congédier l’Unique, dénaturaliser, ôter de l’apparence : on trouvera plus loin des explications détaillées à ce propos. La nature des choses est maintenant, puisqu’on a pu les dire, plus jamais ce qu’elles paraissent. De même qu’une photographie détruit à jamais la vérité du visage que l’on porte. La ressemblance manque puisqu’elle a pu être accomplie. Le portrait vous regarde, vous avez changé, ses yeux brillants, mais glacés vous le certifient.
20Fantastique : la voix monte d’où le conteur manque, la clarté fait défaut, la trace, le signe, l’incontestabilité du tout lui-même. Dans le royaume du flou et de l’ombre, une porte n’est jamais fermée, elle possède un orifice. Du reste, cette ouverture n’est jamais vraiment suffisante : vous n’y passerez pas, votre taille vous empêche, dit Alice, de changer. Nous nous sommes avancés dans un espace creux – et réciproquement, nous le verrons. Le coup d’arrêt, comme dit très pertinem-ment un des auteurs de ce livre, est continuellement reporté, une fois le cri retenti, son écho poursuit, que vous ne désirez pas entendre. Le coup de butoir manque. Rien n’est perdu, vraiment. Vous reculez à l’infini de ce que vous avez dit.
Auteur
Professeur (littérature française) à l’Université de Mannheim.
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