Nation : Charles Potvin
1870
p. 35-52
Texte intégral
POTVIN (Charles), 1870 : « Aperçu général de l’histoire des lettres en Belgique », dans Nos premiers siècles littéraires, choix de conférences données à l’Hôtel de ville de Bruxelles dans les années 1865 et 1868, Bruxelles, A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie, 2 tomes, 1870 ; t. I, p. 3-24.
1Messieurs,
2L’histoire de la littérature n’est pas un futile jeu d’esprit, ni une vaine recherche de curiosité archéologique. Les écrivains peignent leur époque et les arts de la pensée servent la civilisation : faire revivre, à la clarté du beau, les idées et les mœurs des générations qui ne sont plus, montrer le concours que les belles lettres ont prêté au progrès, un tel spectacle donne à l’histoire des lettres une utilité première, un intérêt véritable.
3Mais l’étude du passé ne se borne pas là. L’histoire est un flambeau de l’expérience des peuples. Les mœurs et les idées d’une nation, le caractère de ses écrivains, expliquent ses destinées, et l’on peut dire que l’état intellectuel et moral des peuples est la raison d’être et le fondement même de leur état social et politique. Quelle utilité, dès lors, n’y a-t-il pas pour les hommes à rechercher les erreurs ou les fautes qui ont coûté tant de sang et tant de larmes à leurs devanciers, à connaître la bonne voie où leurs ancêtres ont rencontré le bonheur avec la vérité et le progrès dans la justice ! À ce point de vue, l’histoire de la culture et de la pensée est une des sciences qui peuvent appliquer le mieux à l’humanité le : Connais-toi toi-même du sage.
4Ce n’est pas tout. L’art est un agent de civilisation, d’autant plus puissant qu’il charme davantage. Il met au service du bien l’aura du beau. L’idée meilleure peut être comprise des savants, sous sa forme technique, purement scientifique, abstraite, embryonnaire, comme le diamant brut. Pour la faire accepter des masses, pour la faire entrer dans la circulation sociale, il faut que le génie du beau taille la pierre informe et donne au diamant son éclat. L’art est ce grand lapidaire du progrès.
5Mais l’art n’est pas infaillible ; tout ce qu’il ramasse et taille n’est pas un joyau de civilisation. C’est l’homme faillible et perfectible qui crée le beau, et l’esprit d’une époque, le sentiment artistique d’un peuple, le goût général, sont aussi nécessaires à ce travail social que les éclairs du génie sur un front inspiré. Si le goût mal éclairé, si le sentiment perverti peuvent accepter comme civilisateurs les arts de la décadence ; si un livre peut être réputé beau, et l’écrivain grand, en flattant les préjugés, en courtisant les vices ; si des épopées du chauvinisme, des romans de boudoir, des poésies de rues, un théâtre du demi-monde, sont réputés œuvres nationales et saines, bibles du devoir et de l’humanité, cette éducation esthétique dont parle Schiller devient une corruption, l’influence du beau prépare la chute, et les arts, comme des feux follets, conduisent les peuples à l’abîme.
6L’étude de la littérature forme le goût, dirige le sentiment, éclaire la raison, prêche par l’exemple le beau moral, et, quand on a compris, quand on a aimé les saines productions du génie vrai, on n’est pas disposé ni exposé à se laisser prendre aux faux chefs-d’œuvre.
7Enfin, l’histoire des lettres, quand elle est nationale, quand elle montre à un peuple les mœurs de ses aïeux, peintes par eux-mêmes, et comment ils ont fait servir la pensée à la civilisation qui leur est propre, l’histoire des lettres est un des plus utiles champions du patriotisme et de la nationalité. Les traditions de la science, de l’industrie et du commerce varient davantage et sont plus cosmopolites. Les traditions politiques et sociales, le génie d’un peuple, ont un caractère plus national ; ce n’est pas un parti au pouvoir, un homme politique en crédit, qui fonde, qui garantit et qui sauve une nation ; c’est à la nation elle-même qu’il appartient de s’affirmer, de se créer, de se maintenir ! Pour qu’une nation existe et subsiste, il faut qu’elle ait, il faut qu’elle garde sa vie propre, son esprit indépendant, ses mœurs vivifiantes ; pour qu’une nation résiste victorieusement à l’attraction des foyers politiques plus grands ou des météores qui passent, il faut qu’elle entretienne sans cesse le feu sacré de ses traditions, qu’elle conserve, par sa pensée libre et ses mœurs naturelles, le censorium puissant de sa personnalité et comme l’âme de la patrie.
8Je me présente donc ici, messieurs, avec la conviction que nous avons un devoir à remplir, un devoir envers la patrie. Tous les peuples ont eu leurs écrivains ; ces littératures diverses forment une partie essentielle de l’histoire de la Civilisation, et chaque littérature n’est pas seulement une gloire pour le peuple qu’elle représente, elle est surtout un des traits caractéristiques de sa physionomie nationale et comme le livre de ses traditions.
9Les magistrats de la capitale ont voulu que ce livre fût ouvert devant vous ; ils ont pensé que, s’il était utile à la Belgique de connaître les gloires littéraires de l’Europe, il était nécessaire à un pays aussi exposé aux influences étrangères, d’étudier son génie national partout : dans les lettres comme dans la politique, chez les écrivains comme chez les artistes. Honneur aux magistrats de Bruxelles ! Prêtez-moi vos applaudissements, messieurs, et joignez-vous à moi pour les féliciter et les remercier ! Ils ont compris que l’histoire de la pensée chez un peuple est une branche indispensable de l’enseignement de ce peuple ; ils ont compris que nous sommes intéressés à connaître tous ceux qui ont contribué à notre civilisation, non seulement par l’épée, mais par la plume, non seulement dans les conseils politiques, mais aussi dans la vaste et libre arène de l’idée et de la science ! Ils ont pensé qu’à côté du savant historien qui vous retrace nos annales, à côté du grand orateur qui glorifie devant vous tout ce qu’il y a de civilisateur et de démocratique dans les lettres françaises, il y avait place pour un simple soldat de la patrie, vous parlant de ses historiens, de ses savants, de ses philosophes, de ses orateurs, de ses pamphlétaires et de ses poëtes !
10Honneur encore une fois à ceux qui les premiers, en Belgique, ont ouvert une chaire à l’histoire de la littérature nationale ! Cette initiative appartenait à des magistrats qui représentent à la fois la capitale du pays et l’idée mère de nos institutions, ce que nos traditions nous ont légué de plus glorieux, de plus fécond, de plus solide : les libertés communales !
11J’ai prononcé un grand mot : la patrie ! Ce mot est saint comme le nom d’une mère, comme un des noms de la justice et de la liberté. Les peuples, comme les individus, ont leur droit d’être et leur raison d’être. Entre l’enfant et la société, il y a la famille ; entre l’homme et l’humanité, il y a la patrie ; la patrie qui représente un grand droit : le droit de s’appartenir, de se grouper d’après ses tendances, ses besoins ou ses origines ; le droit de posséder ses foyers de nation et ses mœurs de peuple ; la patrie qui répond à un grand intérêt général : le besoin de variété dans l’unité, et comme la division du travail des idées, des lois et des mœurs, dans la grande usine humaine. Car l’unité du genre humain – toutes les révolutions l’attestent – est impossible par le nivellement de la violence, par l’uniformité de la tyrannie ; ce rêve des Césars et des Hildebrands n’est qu’une utopie monstrueuse. Mais comment les hommes pourront-ils s’éclairer, se livrer, d’après leurs aptitudes diverses, aux diverses explorations du progrès, se compléter, se solidariser enfin, si leurs divers groupes ne sont indépendants et libres ? Ainsi, la patrie est sainte à un double titre : pour chaque peuple, comme une mère ; pour tous, comme un organe nécessaire de la civilisation générale.
12Aussi, messieurs, nous sommes de ceux qui s’émeuvent et qui applaudissent chaque fois qu’un peuple se lève et réclame sa place dans l’œuvre commune. Nous avons fêté l’héroïsme de l’Italie renaissante ; donnons une larme de sympathie, donnons une parole de foi et d’espérance aux martyrs toujours renaissants de ce Prométhée du Nord : la Pologne.
13Cela fait, nous parlerons avec plus d’amour de notre pays.
14Mais la patrie n’est pas seulement le sol à conquérir sur des étrangers ou à délivrer du despotisme ; la patrie a une âme qui se manifeste dans ses lois, dans ses mœurs, dans son histoire, dans sa littérature. Il ne suffit pas qu’un peuple n’appartienne à personne, il faut qu’il s’appartienne à lui-même tout entier et, à ce point de vue, l’étude des travaux de l’esprit chez un peuple devient un aliment nécessaire à sa civilisation et comme l’air natal de son intelligence.
15Mais que parlé-je de patrie à propos de littérature en Belgique ! Les Belges, – il doit y avoir un Évangile qui le dit, – les Belges n’ont point de patrie littéraire. Ils peuvent cultiver les arts, non les lettres. L’industrie est à leur portée, non la poésie. La politique ? Oui ! Le théâtre ? Non ! Et qu’on n’invoque point le passé. Les Rubens et les Van Dyck sont des peintres flamands, mais les Froissart et les Commines sont des historiens français. Duquesnoy a illustré, en Italie, le nom de Fiammingo. Mais Vésale est un médecin espagnol ; demandez à M. Roger de Beauvoir ! Grétry, né à Liège, honore la Belgique, c’est un musicien ; Vondel, né à Anvers, n’honore que la Hollande, c’est un écrivain. La Descente de croix est un chef-d’œuvre qu’on nous concède. Le Roman du Renard est aussi un chef-d’œuvre ; mais entrez chez nos libraires : il est de Goethe. Nous connaissons, nous glorifions Étienne Dolet, brûlé par François 1er ; nous ignorons le nom de Gui de Brais et de vingt autres écrivains, brûlés par Philippe II. Nous lisons Rabelais ; nous n’avons réimprimé Marnix que depuis qu’un écrivain français lui a reconnu une origine française et l’esprit gaulois. La Belgique a pris une part active à la lutte en faveur du système de Copernic ; mais sait-elle les noms de Jacques et de Philippe Laensberg – elle ne connaît que Mathieu Lansberg.
16Donc, c’est bien entendu ! nous avons fondé nos communes sans penser et sans écrire. Nous avons eu de grands siècles de prospérité industrielle, commerciale, politique, sans écrivains et sans poëtes. Notre civilisation communale a été portée si haut, qu’au XIVe siècle, dans plusieurs de nos provinces, la criminalité était rare et le paupérisme était nul : les deux plus beaux symptômes de civilisation, messieurs ; mais nous n’avons pas eu besoin de noircir du parchemin pour cela. Nous avons résisté à l’ambition des rois de France, nos agresseurs ; au despotisme des ducs de Bourgogne, nos souverains ; au fanatisme des rois d’Espagne, nos bourreaux ; mais les idéologues n’y sont pour rien ; l’épée a suffi sans la plume. Aujourd’hui même, n’avons-nous pas nos chemins de fer, nos industries renaissantes, notre nationalité prospère, nos institutions libres, avec une littérature étrangère ? Voyez plutôt nos librairies, nos théâtres, nos chaires d’universités : la littérature française y règne ; un voisin complaisant nous épargne les fatigues du cerveau. En sommes-nous moins libres, moins fiers de notre pays, moins jaloux de nos droits, moins bons Belges ?
17Je m’arrête, messieurs, car je m’égarais. C’est assez, c’est trop d’ironie ! elle nous ferait monter trop d’amertume au cœur ! Vouloir être majeur en tout, excepté dans les lettres ; vouloir se posséder dans la peinture, dans l’industrie, dans la politique, et renoncer à soi dans les arts de la pensée ! nul patriotisme ne résisterait à cette abdication ! Qu’on y prenne garde ! L’invasion des idées et des mœurs est la plus dangereuse de toutes ; de celle-là, nulle puissance alliée ne peut nous défendre ; la tête, prise de vertige, entraîne le corps, et c’est ainsi que l’on va tomber dans la gueule béante des annexions !
18Non, plus d’ironie, messieurs ! C’est sérieusement, vous le permettez, vous l’exigez, que je dois vous parler de notre patrie !
19Notre patrie, messieurs, peut revendiquer une belle place dans les annales de la pensée. Il n’est pas un mouvement, il n’est pas un progrès, dans les sciences, dans les lettres, auquel elle n’ait pris une part toujours utile, souvent glorieuse. Tout ce qui lui était nécessaire pour rester au niveau de la civilisation ne lui a jamais manqué, et plus d’une fois elle a pris la tête de la colonne et s’est illustrée. Notre histoire est centrale, a dit un écrivain, M. Faider, et ce mot est vrai pour les lettres comme pour les luttes politiques. Souvent le cœur de l’Europe a battu dans notre patrie.
20Tel est le tableau que je vais esquisser aujourd’hui devant vous.
21Je devrai étudier la poésie latine du Moyen Âge, à l’époque où elle préparait tant de sujets pour les langues modernes qui commençaient à naître, et quand je chercherai quelle fut l’œuvre poétique la plus saillante peut-être de cette muse de transition, je devrai vous citer le poëme d’un bénédictin de Gand : Reynardus Vulpes.
22Je pourrai remonter à l’épopée franque. Un écrivain français a essayé d’en rétablir des fragments, relatifs à l’histoire mérovingienne ; à qui les attribue-t-il ? Les Franks ne sont pas les ancêtres des Français ; l’épopée franque appartient à nos provinces, et le Siegfrid des Niebelungen s’appelle le héros des Pays-Bas.
23Je pourrais remonter plus loin encore, et, si je cherchais un souvenir de l’époque hiératique et des luttes des premiers peuples contre le régime sacerdotal, où le trouverais-je ? Dans les pages fabuleuses d’un chroniqueur belge : Lucius de Tongres.
24Rassurez-vous, messieurs, je n’irai pas jusqu’au déluge ; je n’irai pas chercher le fondateur de notre patrie au siège de Troie, ni l’origine de la langue flamande dans le paradis terrestre.
25Je veux vous retracer dans ses grandes lignes l’histoire moderne, et, pour être plus concis, je la diviserai en trois périodes : les Communes, la Renaissance, la domination espagnole et autrichienne.
26À peine les terreurs de l’an mil se sont-elles dissipées comme des spectres de ténèbres, que l’Europe se reprend à vivre avec une ardeur nouvelle ; les arts, les sciences, les libertés, les langues, les lettres, tout fermente, tout éclot : c’est la naissance du monde moderne.
27L’histoire des XIe, XIIe et XIIIe siècles présente trois caractères principaux. Les communes se fondent : c’est la liberté dans son véritable berceau. L’association pour le commerce et pour la liberté s’essaye d’abord entre communes, puis s’étend au-delà de la patrie dans les ligues hanséatiques, et s’efforce bientôt d’instituer la fédération universelle des communes libres : c’est l’unité par la liberté. Enfin, la civilisation moderne, dès les premiers jours, affecte un caractère laïc ; tout a appartenu au clergé, elle veut tout séculariser. Dès le XIIe siècle, les papes se plaignent de la violence laïcale que nos bourgeois, à peine armés de leurs nouveaux privilèges, exercent contre les droits du clergé, sur l’enseignement, sur la justice, sur la bienfaisance publique.
28Ainsi s’annonçait le génie moderne : liberté communale, unité fédérative, esprit laïc.
29Ce spectacle n’est pas sans grandeur. C’est dans nos provinces qu’il apparaît avec toute son énergie. Nous le retrouvons dans la littérature. Le génie antique ne séparait pas la poésie de la religion ; Homère, Orphée, Hésiode font dominer les événements humains par l’intervention divine. Les trouvères ne connaissent pas ce genre de merveilleux. Il faut arriver aux imitations de l’Antiquité pour rencontrer de nouveau les dieux, les anges ou les démons comme acteurs nécessaires, comme pivot surnaturel de l’épopée. Les trouvères mettent bien en scène un épisode du culte catholique, un miracle, une apparition, mais leur poésie est indépendante de la religion ; elle est chrétienne, mais elle est laïque. Il y a bien une poésie mystique proprement dite, mais ce genre à part ne fait que mieux ressortir la séparation de la religion et de la poésie. Nos trouvères, surtout, conservent ce cachet ; pendant que ceux de l’Allemagne se plongent dans le mysticisme, que ceux du midi tendent à s’égarer dans le sensualisme, les trouvères du nord de la France et du midi de la Belgique restent plus particulièrement dans la réalité profane.
30La muse antique, en naissant, avait été religieuse ; la poésie moderne, au berceau, est laïque.
31La poésie, en second lieu, est cosmopolite. Les lettres réalisent cette tendance à l’unité par la fraternisation des esprits. Il n’est pas un sujet important qui ne passe de langue en langue : du latin, du gallois, du scandinave, du provençal, au français, au flamand, à l’anglais, même au grec moderne. Tout appartient à tous, et, dès le XIIe siècle, à une époque de morcellements infinis, la poésie était européenne.
32C’est aussi dans nos provinces que ce caractère se remarque particulièrement. On y parlait, on y avait vu se former deux langues ; et, tandis que tous les peuples du Nord traduisent notre Reinart de Vos, que l’Angleterre et l’Allemagne imitent Chrestien de Troyes, Marie de Lille et vingt autres, la Flandre s’empare de tout ce qui sort de l’obscurité et pratique un cosmopolitisme aussi large pour la littérature que pour le commerce ; enfin, ce sont nos trouvères wallons qui, les premiers, empruntent aux Bretons le cycle de la Table ronde.
33L’esprit de liberté se trouve aussi chez les trouvères. Tantôt, c’est l’indépendance du seigneur féodal qui ne relève que de Dieu et du soleil ; tantôt, c’est la fierté d’un petit peuple qui résiste à Charlemagne, comme les Hérupois, dans Chanson des Saxons de Jean Bodel d’Arras ; tantôt, on voit peinte sur le vif la révolte des communes ; mais ici, le trouvère, chantre des cours, prend parti contre le peuple, et les chansons du peuple ne nous sont pas parvenues : celles-ci ne pouvaient se confier au parchemin.
34Écoutez cependant un vieux poëme, dont la version rimée est perdue et que nous ne connaissons que par une traduction en prose de XVe siècle.
35Le roi de France a dit aux chevaliers flamands que leur comte Ferrand de Portugal est son serf. Les chevaliers, irrités, refusent tout présent du roi, et retournent en Flandre ; ils abordent la comtesse Jeanne avec de violents reproches :
Dame, vous nous avez laidement servis, car votre mari est serf du roi de France !… Dame, prenez votre serf, et qu’il soit maudit de Dieu, et vous en allez au Portugal, où sont les serves gens. Car jamais serf n’aura sur les Flamands aucune maîtrise ; et veuillez savoir que si Ferrand est encore quinze jours par deçà, nous lui ferons couper la tête.
36Ils répètent la menace au comte lui-même :
Sire, si vous ne l’êtes, vous en défendez, et nous sommes tout prêts à vous aider ; mais, sire, si ainsi est que vous ne vous en défendez, soyez sûr et certain que, si vous êtes encore quinze jours en cestui pays, en Flandre, nous vous ferons couper la tête.
37Une autre indépendance est à noter :
38Combien de fois nos provinces indisciplinées furent excommuniées pendant le Moyen Âge, il serait difficile de le compter. Les papes avaient autorisé le roi de France à nous frapper d’interdit, sans autre forme de procès. L’autorité religieuse louait sa foudre à la conquête politique contre ces démocraties bourgeoises. Les armes du roi nous avaient trouvés plus d’une fois invincibles ; les armes du pape ébranlèrent tout d’abord un peuple chrétien. Jacques Pyc fut abandonné et assassiné ; Zannekin fut vaincu ; mais d’Arteveld triompha, malgré l’excommunication. Tout ce qu’il fallut de puissance intellectuelle et d’énergie morale pour conjurer la terreur religieuse, je vous le laisse à penser. Mais, quand je trouve dans nos poésies, dans les deux langues, de violentes satires contre l’excommunication, des parodies mordantes où l’âne excommunie Renard, qui s’en moque avec une verve aristophanesque, je me représente des ménestrels, montés sur une borne, chantant au peuple ces passages, et je puis dire que la muse du peuple a rempli là un devoir patriotique, qu’elle a contribué pour beaucoup à conjurer le fantôme et à repousser les deux étrangers : le pape et le roi.
39Voilà ce que nous trouverons dans la poésie du Moyen Âge. Son rôle historique a tous les traits de la vraie civilisation.
40Son côté littéraire n’est pas moins glorieux. Après une première période, dont l’histoire reste assez confuse et que marquent les débuts de l’épopée historique, mais où le Cambrésis semble tenir une belle place avec le poëme de Raoul de Cambrai et le plus ancien Perceval connu ; après cette première période, nous verrons se succéder trois foyers littéraires : dans les cours de Flandre, de Brabant et de Hainaut.
41D’abord, c’est le règne de Philippe d’Alsace, illustré par le plus grand poëte du temps : Chrestien de Troyes. – Puis vient le Brabant, qui donne à la poésie Adenet le roi, et son chef-d’œuvre Berthe aux grands pieds.
42Vient enfin le Hainaut, sous la dynastie des d’Avesnes et surtout pendant le règne du Bon Guillaume, qu’illustre un poëte : Jean de Condé, et le précurseur de Froissart : Jean le Bel.
43Et combien j’oublie de poëtes ! j’oublie les devanciers du Tasse, les poëtes de Godefroid de Bouillon et du chevalier du Cygne ; j’oublie le Tyrtée de la croisade, le trouvère ambassadeur, Quesnes de Béthune ; j’oublie nos poëtes latins, flamands ou gaulois, du Roman du Renard ; j’oublie Van Marlant, le poëte didactique et populaire flamand ; j’oublie les pères de l’histoire, les auteurs de chroniques rimées : Philippe Mouskès, Van Heelu, etc., sans compter les chroniques anonymes ; j’oublie les premiers succès du théâtre flamand ; j’oublie les pères du théâtre français : Adam de la Halle et Jean Bodel.
44« Le Hainaut, l’Artois, le Cambrésis et la Flandre », dit un écrivain français, M. Auguis, « sont, de toutes nos provinces, celles qui, au XIIIe siècle, ont compté le plus grand nombre d’écrivains en vers, et ces écrivains ont été les meilleurs de leur temps. »
45« Jean Bodel et Adam de la Halle, dit M. Francisque Michel, partagent avec Rutebeuf la gloire d’avoir créé l’art dramatique en France. »
46Ce spectacle n’est pas complet, car je n’ai envisagé qu’un côté des lettres, et nous aurons à les passer tous en revue. À une époque où les conciles condamnent l’étude des sciences physiques, qui traduit un des premiers livres arabes d’astronomie ? Raoul de Bruges.
47Quand les querelles de la papauté et de l’Empire commencent, et que Henri IV, trahi par son fils, cherche partout un asile et trouve l’hospitalité chez l’évêque de Liège, qui prend la plume et rétorque une première fois les prétentions des papes ? Un des plus beaux génies du Moyen Âge, le « précurseur de l’Église gallicane », comme l’appelle Bossuet : Sigebert de Gembloux.
48Quand les ouvrages d’Aristote sont brûlés en place de Grève, à Paris, quels livres du temps mêle-t-on à ceux du grand philosophe, sur le piédestal glorieux du bûcher ? Ceux de David de Dinant.
49Quand les querelles des moines et de l’Université de Paris commencent, et que l’Évangile éternel nécessite l’intervention d’un précurseur de Pascal, qui prend place à côté de Guillaume de Saint-Amour ? Eudes de Douay et Alain de Lille.
50Quand saint Bonaventure et saint Thomas se font les champions des moines, dont les empiétements effrayaient les meilleurs catholiques, qui fut assez célèbre pour organiser, assez savant pour soutenir une guerre en forme contre ces deux saints, qui étaient deux hommes de génie ? Henri de Gand ; Henri de Gand qui conteste le droit divin des dîmes, qui revendique le droit d’examen contre le magister dixit des thomistes, qui établit philosophiquement le droit de refus d’obéissance au souverain parjure ; – Henri de Gand, qui veut que la politique chrétienne soit la plus grande réalisation possible de la communauté, non par des institutions coercitives, mais par le développement de l’esprit de justice.
51Voilà, messieurs, une première idée de la manière dont les Belges ont cultivé les lettres au Moyen Âge.
52L’apogée de cette époque est le grand projet de fédération européenne, dont l’âme est Jacques d’Arteveld. À cette question suprême : comment la société doit-elle être constituée ? tandis que les lois répondent : par la monarchie universelle, nous répondons : par la fédération des communes libres.
53La civilisation communale fut vaincue à Roosebeeke, mais le despotisme était arrêté dans ses conquêtes ; nos communes avaient résisté assez longtemps pour qu’un nouveau contrepoids fût donné à la tyrannie universelle : les grands États se sont formés, et la politique d’équilibre sauvera les restes de la liberté européenne.
54À cette seconde période préside d’abord l’histoire ; et déjà Jean le Bel a écrit ses chroniques, enfin retrouvées, et Froissart a offert le premier livre de ses Histoires à Philippine de Hainaut, l’épouse d’Édouard III, la fille du Bon Guillaume. Notre pays voit naître alors trois historiens qu’un savant français, M. Buchon, nomme « les plus grands écrivains du XIVe et du XVe siècles ; qui ont longtemps été et sont encore, dit-il, de nobles modèles du style historique et de la langue. » Ce sont Froissart, Commines et Chastelain.
55Que de noms à ajouter à ce triumvirat ! Des noms de meilleurs patriotes, sinon de meilleurs écrivains ! Depuis Jean Le Bel, Jacques Duclerc et Jean d’outre-Meuse, jusqu’à Jacques d’Hemricourt, Jean de Stavelot et Van Metteren ; depuis Jacques de Guise, jusqu’à Jean le Petit ; depuis de Klerck, jusqu’à Warnewyck et Despars.
56L’histoire règne. La poésie n’a pas abdiqué. Citons Martin Franc, si renommé ; citons Jehan le Maire des Belges, le maître de Ronsard ; citons Froissart, aussi gracieux poëte que naïf chroniqueur. Puis, Olivier de la Marche et Pierre Michaud ; puis, les poëtes flamands de l’école Van Maerlant, et le théâtre flamand, déjà célèbre.
57Mais le caractère général de la civilisation du XIVe au XVIe siècle ne se borne pas à l’histoire et à la poésie. Le génie humain, vaincu dans ses premiers essais de liberté, creuse plus profondément le terrain de la pensée, et cherche des armes nouvelles. C’est l’époque où renaît la méthode expérimentale, mère des sciences, des découvertes et des philosophies modernes.
58Aussitôt cette arme forgée, les peuples s’en emparent, et les Belges ne sont pas les derniers au poste nouveau. Si l’Italie a Christophe Colomb, nous avons des voyageurs célèbres, et ce Pierre d’Ailly, « qui était, aux yeux de Colomb, la plus grande autorité, – c’est M. de Humboldt qui parle, – et dont le livre, l’Imago mundi, eut plus d’influence sur la découverte de l’Amérique que la correspondance de Colomb avec Toscanelli ». Si la Pologne a Copernic, l’Italie Galilée, l’Allemagne Kepler, l’Angleterre Newton, la France Papin, nous avons Loignet d’Anvers, qui invente l’hémisphère nautique ; nous avons Snellius, qui mesure, le premier, géométriquement la terre ; nous avons Sluse, le collègue de Leibnitz et de Newton ; nous avons les Laensberg, qui défendent le système de Copernic ; nous avons Jean de Leat, le Humboldt de son époque ; nous avons Van Helmont ; nous avons Dodonée ; nous avons Simon Stevin, notre Archimède ; nous avons Vésale, le Galilée de la médecine moderne.
59N’avais-je pas le droit de dire que la Belgique s’est toujours maintenue au niveau de la science et s’est souvent illustrée ?
60Ces noms nous mènent au XVIe siècle, et j’ai cité plus d’un proscrit, plus d’une victime de la révolution religieuse. C’est que la méthode expérimentale ne s’arrête devant aucun sanctuaire et que la rénovation des sciences contient la révolution des idées.
61Voilà le dernier trait de cette période : le travail de la pensée, du XIVe au XVIe siècle, est à la fois historique, scientifique et religieux.
62Ici une difficulté se présente ; une objection formidable menace l’historien qui n’est pas seulement conteur, mais qui se sent juge ; une fin de non-recevoir redoutable se lève contre l’écrivain qui croit à l’histoire le droit et le devoir d’apprécier les événements politiques et de se prononcer sur les maîtres du monde : Vous jugez le passé avec les idées du présent, s’écrie-t-on, et c’est ainsi que commencent toutes les justifications de la tyrannie.
63L’histoire de la littérature prend ici un rôle important, messieurs ; elle renverse cette objection, elle déjoue cette défense du crime, elle rend impossibles ces palinodies intéressées. Les écrits du temps, l’opinion de l’époque, les vœux et les tendances des écrivains, voilà des juges irrécusables, les vrais juges des rois de la terre. Si, dans les siècles qui ont précédé, préparé une grande révolution, je constate une littérature avancée, une opinion publique éclairée, l’une et l’autre ouvertement déclarées en faveur d’un droit ou d’un progrès, l’une et l’autre hautement hostiles à un abus ou à une tyrannie, ce n’est pas moi, c’est l’époque toute entière, ou du moins l’élite et comme la tête de cette époque, qui accusera, qui condamnera ceux qui ont étouffé ces droits, établi cette oppression, dans le sang d’un peuple !
64Nous ouvrirons donc les livres, nous entrerons dans les Chambres de rhétorique, nous chercherons l’esprit des écrivains, nous lirons les remontrances des bourgeois qui font chorus avec les penseurs : partout nous trouverons le même esprit de tolérance et de liberté. Le premier Index du duc d’Albe signale à notre attention quelques-uns de ces symptômes de l’opinion publique. Citons deux livres seulement.
65Dès le XIIIe siècle, Alain de Lille soutenait qu’on ne doit recourir qu’au raisonnement et non à la violence contre les hérétiques. L’Index condamne, sous peine de mort, de lire ou de conserver un livre dont le titre résume tout le crime : De non comburandis hœreticis – Il ne faut pas brûler les hérétiques.
66Froissart avait été historien et poëte. Jean le Maire fut poëte et publiciste. L’Index proscrit un de ses livres, où l’écrivain, bon catholique, pose en thèse : que les propriétés données à l’Église, « bien qu’elles aient été engendrées sous ombre de prud’homie et chasteté, ont néanmoins procréé sinistrement plusieurs mauvais enfants, c’est à savoir : orgueil, pompe, arrogance, hérésie, mépris des princes, tyrannie des sujets. » L’auteur soutient que trois erreurs perdent l’Église : les richesses, l’abandon des conciles, le célibat des prêtres.
67En 1539, les Chambres de rhétorique de Gand jouaient de sanglantes satires contre les indulgences, les pèlerinages et le pape lui-même.
68Le prétexte d’hérésie ne suffit pas toujours à pourvoir les échafauds. On inventa un nouveau crime de lèse-majesté divine, la sorcellerie. Notre pays a vu se produire, contre ces prétendus criminels, des livres, infâmes alors, aujourd’hui ridicules ; mais ce ne fut qu’après la défaite, sous le règne des restaurateurs du despotisme. La Belgique libre fut la première à jeter le cri de réprobation contre la doctrine des inquisiteurs. Érasme la tourna en ridicule ; le Malleus maleficarum de Sprenger, fut vivement attaqué, d’abord par un petit livre publié à Gand, en 1512 ; puis par deux ouvrages d’un prêtre, Jean Wier ; puis par Corneille Loos de Gouda, qui fut jeté en prison pour son audace ; enfin par la muse du peuple. L’histoire cite deux pièces jouées par les Chambres de rhétorique flamandes contre l’odieux préjugé, avide de sang humain.
69On ne voulait d’Inquisition en Belgique, ni contre les hérétiques, ni contre les sorciers.
70J’ai nommé les Chambres de rhétorique. Nous y verrons un puissant organe de l’opinion. Motley ne trouve à leur comparer que l’influence de la presse. Ces confréries poétiques, créées pour le plaisir intellectuel, devinrent bientôt la manifestation la plus hardie de la pensée du pays. Deux faits vous prouveront leur esprit : Charles-Quint les persécuta, Philippe II les abolit. Un grand nombre de rhétoriciens montèrent sur l’échafaud avec le bourgmestre d’Anvers, après la prise de cette ville, au lendemain de la Saint-Barthélemy.
71Donc, quand je vois l’esprit public se prononcer avec une vivacité unanime contre l’Inquisition et le prétendu crime de magie ; quand je vois tout un pays revendiquer la tolérance religieuse et réclamer, pour l’Église comme pour l’État, l’imprescriptible droit de représentation, dans les conciles et dans les États-Généraux ; quand je vois que, pour lui imposer, le despotisme religieux et politique, pour pouvoir continuer à brûler les sorciers et les hérétiques, nos souverains, depuis le violent Charles-Quint, jusqu’aux doucereux archiducs Albert et lsabelle, sont obligés d’interdire, sous peine de mort, la lecture de nos écrivains, même catholiques, de condamner à mort nos poëtes comme nos prédicateurs, de fermer nos Chambres de rhétorique comme nos États-Généraux, d’imposer silence à tous les organes de la pensée du pays, et d’écraser, comme une hydre, toutes les têtes de l’opinion publique ; pour ma part, messieurs, je crois en toute sécurité de conscience, dans toute la loyauté impartiale de l’historien jugeant des violences qui ont cessé d’être à craindre, je crois pouvoir flétrir les bourreaux d’un peuple éclairé.
72L’histoire littéraire sert à quelque chose, vous le voyez.
73Littérairement, les Chambres de rhétorique ont entretenu le goût des lettres dans toutes les classes du pays ; elles ont créé de charmants poëtes ; elles ont commencé de fonder le théâtre, et, pour bien apprécier ce dernier point, il faut se souvenir qu’à l’époque où elles prenaient un rôle politique assez important pour porter ombrage à de puissants souverains, le théâtre n’existait guère nulle part : ni Shakspeare, ni Calderon, ni Corneille n’étaient nés.
74Enfin, les Chambres de rhétorique, proscrites, créent le théâtre en Hollande et donnent à la jeune république son Corneille : Vondel.
75Cette époque a de grands historiens, de grands poëtes, de grands pamphlétaires, dont la plupart attendent encore d’être rendus à la patrie. D’Athenus est auprès d’Hembyse, comme Marnix auprès de Guillaume d’Orange ; et Houwart et Vandervoort, l’un resté catholique, l’autre luthérien, sont amis du Taciturne.
76N’oublions pas la muse du peuple, didactique et douce, sage et gaie, mêlant la naïveté du fabuliste à l’onction paternelle du prédicateur, alliant la Fontaine et Massillon : n’oublions pas le poëte qui a mérité et qui conserve dans le cœur du peuple le nom de père des Flamands, le vieux Cats.
77La révolution du XVIe siècle fut vaincue dans nos provinces ; c’est en Hollande que la Belgique doit chercher alors sa gloire littéraire et scientifique. Nos prédicants et nos pamphlétaires sont morts sur le bûcher ; Guillaume le Taciturne, grand écrivain et grand homme d’État, est tombé sous l’assassinat ; Marnix, le Rabelais, le Pascal et le Tyrtée de la révolution religieuse, est mort dans l’exil. Tout ce qui survit, tout ce qui surgit dans les arts de la pensée, cherche au dehors une atmosphère libre. Vondel, Vanzevecote, De Decker, Vau Helmont, Van Metteren, les Elzevir et les Laensberg, Mercator, Dodonée : autant de noms célèbres, autant de noms d’exilés. La pensée du pays a suivi la liberté chez nos frères du Nord. Quelques-uns sont catholiques, mais la Belgique de Philippe II n’est habitable ni pour les lettres, ni pour les sciences. Nous aurons à juger ceux qui restent, pour faire de leur art le courtisan de l’Inquisition.
78Une période nouvelle s’ouvre sur un champ de ruines et de deuil. Mais la Belgique ne mourra point ! L’école de Rubens jette un éclat glorieux sur cette tombe de la patrie, et la France prélude à deux grands siècles : le siècle de Pascal et de Molière, le siècle de Voltaire et de Montesquieu.
79C’est en vain qu’un cordon sanitaire est établi entre les Belges vaincus et leurs anciens frères vainqueurs et libres ; c’est en vain que chaque année les édits contre la librairie sont renouvelés et renforcés, qu’on détruit tous nos livres anciens, qu’on prohibe à la frontière les œuvres nouvelles : Fleury et Voltaire, Hume et J.J. Rousseau, Crébillon, Mirabeau et le père Quesnel ; c’est en vain qu’on brûle les livres sur les places publiques, que la découverte d’un ouvrage à l’index est payée jusqu’à 1 000 florins au délateur, que les pasquinades sont défendues sous peine de la hart, et la détention d’une Bible sous peine de mort ; c’est en vain que les jésuites règnent et que Marie-Thérèse fait encore réimprimer une sorte de code de procédure, avec tout l’ancien appareil de tortures et de supplices : la Belgique ne mourra point.
80Et tout d’abord, voici les grandes collections nationales qui se succèdent : les biographies d’écrivains, les descriptions du pays ; les Miroeus, les Bollandus, les Zanderus, les Paquot, que la persécution ne ménagera pas toujours. Puis, les grands recueils de chartes, de traités et d’ordonnances ; les placards de Flandre, les gloires du Brabant, les coutumes de Liége, les chartes du Hainaut. Tout le passé revit dans ces publications, pour le jour où le pays pourra relever ses droits avec son histoire. Et ce n’est pas un nécrologe, c’est un pieux monument, édifice de gloire du passé, pierre d’attente de l’avenir. On croit voir un de ces anciens peuples, forcés de chercher une nouvelle patrie, qui rassemblaient pieusement, pour les emporter partout, les cendres, et, avec les cendres, l’âme de leurs ancêtres.
81Non, la Belgique ne mourra point, car la France marche vers la lumière, et la Belgique a les yeux fixés sur elle.
82Après avoir été le siège de la monarchie mérovingienne et le berceau de la dynastie de Charlemagne, nos provinces avaient vu naître la langue gauloise et donné de grands poëtes, de grands ministres, de grands historiens à la France. Plus tard, la monarchie ennemie nous avait emprunté notre infanterie, et l’armée des nobles s’était transformée en armée populaire, à l’imitation de nos milices victorieuses. Puis, que de bons auxiliaires la France avait trouvés en nous, dans la navigation, dont presque tous les termes français sont empruntés au flamand, dans l’industrie, témoin la draperie et les Gobelins, dans les conspirations incessantes de la liberté, qui unissaient les Étienne Marcel et les Jacques d’Arleveld !
83Nous voilà vaincus ; que la France vienne à notre rescousse ! Belges du XVIIe et du XVIIIe siècle, vos pères ont maudit la France de Philippe le Bel, de Louis XI et de Philippe de Valois ! Maudissez encore la France de Louis XIV, qui vous tue et vous pille ! Mais salut à la France de Pascal et de Molière, à la France de Voltaire et de Montesquieu ! La France du despotisme a toujours été notre ennemie ; la France de la liberté sera toujours notre sœur. Tout ce que ses maîtres nous ont causé de maux pendant des siècles sera racheté, si la France nous aide à redevenir libres !
84Quelques faits littéraires seulement. D’un côté, tandis que des muses courtisanes essayent d’importer chez nous le théâtre espagnol, pour que tout y porte la livrée de nos vainqueurs, et tournent en ridicule la gallomanie, Ypres devient le centre d’un mouvement littéraire flamand et national ; l’école de Cats continue à parler sa langue au peuple flamand, et la Flandre traduit Rotrou, Corneille, Molière, Voltaire. D’un autre côté, le Journal encyclopédique de Pierre Rousseau, publié à Bouillon, fait chorus avec l’œuvre glorieuse de Diderot et de d’Alembert.
85Non, la Belgique ne mourra point. Car ce n’est pas seulement du dehors qu’elle attend le salut ; c’est en elle-même qu’elle cherche l’énergie de la renaissance.
86Nos provinces sont devenues le camp retranché des jésuites ; ils y règnent à tel point qu’au commencement du XVIIe siècle, le confesseur de l’infante Isabelle n’obtient d’elle la permission d’imprimer un livre espagnol, que sous la réserve de l’approbation du révérend père supérieur, et qu’à la fin du XVIIIe siècle, ils font emprisonner Paquot et condamner le vénérable Van Espen.
87Mais nous ne sommes pas nés pour subir de tels maîtres. Nos provinces sont le foyer d’une double résistance aux saints pères.
88Jansénius est le précurseur de Pascal. Une morale perverse est battue en brèche, et les États de Brabant refuseront de publier l’excommunication de l’auteur des Provinciales.
89L’ultramontanisme politique est un autre danger de l’armée de Loyola : une école de jurisconsultes libéraux se forme en Belgique contre ces doctrines. Honneur aux Stokmans et aux Van Espen, messieurs ; c’est dans le droit qu’ils ont cherché la vie du pays ! Alors, un Belge encore, dom Maur d’Antines, proteste en France contre la bulle Unigenitus.
90Ainsi la Belgique, l’œil fixé sur les lumières de la France, demandait encore à son antique génie le mot d’ordre de la civilisation ; et, vienne la révolution brabançonne, à côté des masses habituées par un long despotisme au joug du passé, nous verrons un parti d’esprits éclairés et libres, capables d’entrevoir et dignes de fonder la vie nouvelle ! Vienne la révolution française, il se trouvera des Belges pour suivre le mouvement, et, lorsqu’il s’égarera dans les annexions, pour parier en hommes libres à la terrible république de 93.
91L’Empire dévora tout. Mais l’Empire voulait être glorifié dans toutes les langues ; il n’eut garde de dédaigner notre vieil esprit littéraire ; il releva les chambres de rhétorique. Alors encore, la plupart de nos écrivains sont fidèles à la patrie. C’est dans une de ces fêtes où les chambres de rhétorique étaient appelées à célébrer une campagne du nouveau César, que l’on trouve un premier essai de réhabilitation de Jacques d’Arleveld, par M. Cornélissen. En 1809, le concours d’Ypres propose de célébrer un « héros du pays ». En 1810, Alost demande aux poëtes de chanter « la gloire des Belges ». Un autre concours en langue française produit une œuvre de valeur : tandis que les courtisans prodiguent au maître un encens banal et que le président va jusqu’à vanter la disparition de la Belgique, un jeune poëte parle de la patrie avec amour, parle de la France avec indépendance, met fièrement en scène la résistance des Nerviens à César, trace un vigoureux portrait de Philippe II, s’étend sur le tableau de notre prospérité avant les derniers désastres, et appelle de ses vœux le jour où
Raucoux et Fontenoy, Ramillie et Fleurus
Du sang des nations ne s’engraisseront plus.
92Ce poëte obtint le prix : la Belgique couronnait, en 1810, un généreux écho de son esprit national.
93Je m’arrête ici, messieurs, car ce poëte lauréat, M. Lesbroussart, est mort depuis quelques années à peine. Je m’arrête, et après ce faible aperçu, trop succinct pour être exact, trop rapide pour être complet, je puis déjà répéter, avec une première connaissance de cause : Oui, les lettres en Belgique ont toujours été utiles, souvent glorieuses ! Nos écrivains se sont toujours maintenus au niveau de leur époque, ils se sont souvent élevés au poste de vedettes du progrès. Même dans la défaite, même sous le rayonnement des gloires étrangères ou dans l’entraînement des révolutions voisines, il s’est toujours trouvé des Belges attachés aux traditions nationales et qui conservaient, dans l’éblouissement comme dans les ténèbres, une étincelle de notre génie. Opprimés et vaincus, ils donnent encore Van Espen à la patrie, Jansénius au monde.
94Libres aujourd’hui, les Belges vont-ils se réduire à l’état de tributaires de la pensée d’autrui ? Ah ! ce serait l’abdication de soi-même ! Quoi ! parce que nous avons admiré la France libératrice de Pascal, de Voltaire, de Rousseau et de Mirabeau, nous devrions oublier la Belgique de Georges Strailhe, des d’Artevelds et du Taciturne ! la Belgique de Siegebert de Gembloux, de Henri de Gand, de Van Espen et de Marnix ! Parce que nous aimons la France de 1789 et de 1850, qui nous a aidés à redevenir libres, est-ce une raison pour nous faire les esclaves des romans du quartier Bréda et du répertoire du demi-monde ? Non, cent fois non ! La prévention, aussi injuste qu’incontestable, qui livre nos librairies, nos théâtres, nos chaires littéraires aux lettres françaises, continue, sans le savoir, l’œuvre de nos oppresseurs qui ont voulu nous empêcher de penser, l’œuvre de nos ennemis qui ont voulu nous conquérir, pendant des siècles. Mais la prévention ne sera pas plus forte que le despotisme et que la conquête : la Belgique ne se suicidera point ! La vitalité renaissante, dont elle a fait preuve, depuis un demi-siècle, dans les arts, dans l’industrie, dans la politique, triomphera aussi dans les arts de la pensée ! La Belgique ne négligera, ne dédaignera jamais les lumières des nations ses sœurs, mais elle ne mettra pas son génie sous le boisseau d’un monopole étranger ! Bientôt, oui, bientôt ! à qui voudra nier ses facultés intellectuelles et littéraires, elle montrera sur ses places publiques, à côté de Pierre de Koning, Simon Stevin ; à côté de d’Arteveld, Van Marlant ; à côté de nos tribuns wallons et flamands, nos auteurs flamands et wallons du Roman du Renard ; à côté de nos martyrs politiques, nos martyrs de la science et des lettres ; à côté de d’Egmont, de Grétry, de Van Eyck, Siegebert de Gembloux, Henri de Gand, Jean le Bel et Jansénius ; à côté de Van Dyck, Cats ; à côté de Rubens, Marnix de Sainte-Aldegonde !
95Alors, la vieille chaîne espagnole sera entièrement rompue ; alors, les filets de l’annexion seront brisés pour toujours ; alors, notre renaissance sera complète, et l’on pourra dire, intellectuellement comme politiquement : les Belges ont une patrie.
96Tel est, messieurs, l’aperçu général de l’enseignement que j’entreprends de donner ici. J’en ai indiqué les lignes principales, la signification et la portée. J’espère que vous y verrez un devoir à remplir en commun : moi, par des études consciencieuses ; vous, en me continuant votre attention bienveillante.
97Je ne manquerai jamais de combattre des préjugés antinationaux ; mais je me garderai toujours de flatter nos vices et nos préjugés, d’écouter un étroit esprit de clocher ou de m’abandonner à un engouement systématique ! Je tâcherai de me placer dans la vérité générale.
98Vivre de la vie universelle et cultiver ses traditions nationales, telle est la double nécessité de l’existence d’un peuple libre. Car, s’il néglige les lumières du dehors, il s’épuise dans l’adoration de soi-même, comme dans un cercle d’impuissance, et s’expose à périr de l’explosion de ses préjugés, victime d’une présomption vaine. Mais, s’il néglige son existence propre, il cesse d’être lui-même, et ne peut tarder à disparaître dans l’orbite d’une influence étrangère.
99J’éviterai ces deux dangers. J’aurai des larmes pour nos malheurs, mais je ne manquerai pas de sévérité pour nos fautes ; j’aurai des palmes pour nos véritables gloires et des sentences pour ceux qui ont oublié la justice. Puissé-je parler avec l’indépendance du citoyen qui sait que la flatterie et le mensonge sont utiles à la tyrannie ; mais que la liberté a besoin de conseillers, non de courtisans, et qu’elle se plaît aux mâles franchises de la vérité ! Je n’oublierai jamais que la Belgique libre fait partie de l’Europe ; si je l’oubliais, que vos murmures me rappellent au devoir ! Je n’oublierai jamais, je l’espère, que Socrate n’était pas seulement d’Athènes, mais du monde ; que sans la justice et la liberté il n’y a point de véritable indépendance, et qu’on ne sert bien sa patrie qu’en bien aimant l’humanité !
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Principes de géographie humaine
Publiés d'après les manuscrits de l'auteur par Emmanuel de Martonne
Paul Vidal de La Blache
2015
Historiographie de la littérature belge
Une anthologie
Björn-Olav Dozo et François Provenzano (dir.)
2014