L’Auberge de la Poste
p. 69-99
Texte intégral
– Scène 1 – Le marquis, le lieutenant et le garçon de l’auberge
le lieutenant. Holà ! Aubergiste, garçon, diable ! Où êtes-vous donc ?
le garçon. Voilà, j’arrive. Vous désirez ?
le lieutenant. Une chambre.
le garçon. Il m’en reste une. Vous pouvez en disposer.
le lieutenant. Comment est-elle ? Voyons. (Il entre dans la chambre.)
le garçon. Ces messieurs séjourneront-ils ici ou veulent-ils repartir bientôt ?
le marquis. Donnez-nous quelque chose à manger : de la soupe, un peu de pot-au-feu, s’il y en a, et occupez-vous de nos chevaux.
le lieutenant (En sortant). Vous n’avez pas de chambres meilleures que celle-ci ?
le garçon. Non, monsieur ; je n’ai pas mieux.
le lieutenant. Je suis déjà venu ici plusieurs fois. Je sais que vous avez une bonne chambre qui donne sur la rue. Ouvrez-la, nous voulons la voir.
le garçon. Elle est occupée, monsieur.
le lieutenant. Occupée ? Par qui ?
le garçon. Un gentilhomme milanais avec une dame, qui est sa fille à ce que l’on dit.
le lieutenant. Elle est belle ?
le garçon. Ma foi !
le lieutenant. D’où viennent-ils ?
le garçon. De Milan.
le lieutenant. Où vont-ils ?
le garçon. Je n’en sais rien.
le lieutenant. Qu’est-ce qui peut bien les retenir ici, à Vercelli ?
le garçon. Ils sont arrivés ici par la malle. Ils se reposent ; ils ont commandé à déjeuner, et après les heures les plus chaudes, ils poursuivront leur voyage.
le lieutenant. Bien ; si cela leur convient, nous déjeunerons ensemble.
le marquis. Non, mon cher ami, hâtons-nous. Restaurons-nous rapidement et remettons-nous en route.
le lieutenant. Mon cher marquis, j’ai quitté Turin avec vous pour vous faire plaisir, je vous tiens compagnie bien volontiers ; mais voyager à cette heure, avec ce soleil et cette poussière, ne m’est pas très agréable.
le marquis. Un militaire, se laisser intimider par la poussière et l’ardeur du soleil ?
le lieutenant. Si j’étais obligé de le faire par les devoirs de mon métier, je le ferais sans hésiter, mais quand on le peut, la nature enseigne à fuir les désagréments. Je comprends que le désir de voir votre promise vous presse ; mais ayez aussi un peu de pitié pour votre ami.
le marquis. Oui, oui, j’ai compris. L’occasion de déjeuner avec une jeune fille vous fait craindre la chaleur et la poussière.
le lieutenant. Eh, fariboles ! Quatre heures plus tôt, quatre heures plus tard, demain nous serons à Milan. Garçon, préparez-nous à manger.
le garçon. À votre service.
le lieutenant. Allez voir si ces personnes veulent bien manger avec nous.
le garçon. Le chevalier est sur son lit, il dort. Quand le déjeuner sera prêt, je le lui dirai.
le marquis. Faites vite.
le garçon. Tout de suite. (Il est sur le point de partir.)
le lieutenant. Avez-vous du bon vin ?
le garçon. Si vous voulez du Montferrat, j’en ai de l’excellent.
le lieutenant. Oui, oui, nous boirons du Montferrat.
le garçon. À votre service. (Il sort.)
– Scène 2 – Le marquis et le lieutenant
le lieutenant. Allons, marquis, réjouissez-vous ! Vous qui allez convoler en justes noces, vous devriez être plus gai.
le marquis. Je devrais l’être, en effet, mais je suis un peu préoccupé de n’avoir toujours pas vu ma promise. On me dit qu’elle est plutôt belle, qu’elle est aimable et courtoise, aussi ai-je une extrême curiosité de la voir.
le lieutenant. Comment avez-vous pu vous engager à épouser une jeune fille sans l’avoir jamais vue ?
le marquis. Le comte Roberto, son père, est un chevalier de vieille noblesse, fort aisé, et qui a pour unique enfant cette fille. Il a de nombreux parents à Turin, il a une sœur à la cour, il a des biens dans le Piémont, mes amis ont pensé m’être utiles en arrangeant pour moi cette union, et je l’ai acceptée, y trouvant mon compte.
le lieutenant. Et si elle ne vous plaisait pas ?
le marquis. Tant pis. Je suis engagé, je l’épouserai quoi qu’il en soit.
le lieutenant. Fort bien. Le mariage n’est qu’un contrat. Si l’amour s’en mêle, c’est par surcroît.
le marquis. Mais je voudrais qu’il s’en mêle.
le lieutenant. Oui, mais pour votre bien, je ne voudrais pas que vous l’aimiez trop. Je connais votre tempérament. En amour, vous avez coutume d’être un peu jaloux. Si vous l’aimiez trop, si elle vous plaisait beaucoup, vous auriez les plus grands soucis.
le marquis. En vérité, je ne saurais dire moi-même s’il vaut mieux avoir une épouse aimable et un peu de jalousie ou un laideron et la tranquillité.
le lieutenant. Vous voulez que je vous le dise, moi, ce qui vaudrait le mieux ?
le marquis. Quel serait votre choix ?
le lieutenant. De n’avoir d’épouse d’aucune sorte. Car si elle est belle, elle plaira à trop de gens, et si elle est laide, elle ne plaira ni aux autres ni à vous. Si elle est laide, vous aurez le diable chez vous, et si elle est belle, vous aurez cent diables chez vous et hors de chez vous.
le marquis. En somme, vous voudriez que tout le monde vive à la militaire.
le lieutenant. Oui, et je crois qu’il n’est rien de meilleur au monde. Aujourd’hui ici, demain ailleurs ; aujourd’hui une amourette, demain une autre ; aimer, faire sa cour, servir, et au premier roulement de tambour, salut à ceux qui restent et bonne chance à ceux qui partent.
le marquis. Et à peine a-t-on rejoint ses nouveaux quartiers, tomber amoureux sur-le-champ.
le lieutenant. Oui, en un clin d’œil. Si la jeune fille qui loge ici est un tantinet jolie, je m’engage à vous faire voir comment il suffit d’un mot pour la rendre amoureuse.
le marquis. Encore faudrait-il qu’ils veuillent de notre compagnie.
le lieutenant. Pourquoi devraient-ils la refuser ?
le marquis. Il faut voir de quelle humeur est le père.
le lieutenant. Je lui parlerai, je me présenterai franchement. Nous serons amis sur l’heure, à la militaire.
le marquis. Mais, mon cher ami, ne nous arrêtons pas ici trop longtemps.
le lieutenant. Que vous êtes pressé ! Et pourtant, d’après ce que vous m’avez dit, on ne vous attend pas à Milan avant un mois. Nous partirons deux heures avant le coucher du soleil ; nous voyagerons de nuit et demain sans faute, vous serez là-bas à temps pour surprendre votre promise. En attendant, si vous voulez vous reposer, allez dans notre chambre. Je vais aller à la cuisine voir ce que l’on nous prépare à manger, et goûter ce vin du Montferrat, car je ne voudrais pas que l’on nous trompe sur la marchandise. Advienne que pourra ; même si nous devions manger seuls, dès l’instant qu’il y a du bon vin, nous ne passerons pas une mauvaise journée.
– Scène 3 – le marquis, seul
le marquis. Ce cher lieutenant ! Il est toujours de bonne humeur. Je ne sais si c’est là un effet de son tempérament ou le privilège de son métier. Comme j’aurais volontiers embrassé, moi aussi, la carrière militaire ! Mais je suis le seul héritier du nom, il faut que je me marie. Que je jouisse de ma douce liberté, cela fâche mes parents, et il me faut la sacrifier. Qu’au moins mon sacrifice soit le moins rude et le moins dangereux possible. Plaise au ciel qu’une épouse aimable et de mon goût me fasse paraître ma chaîne plus légère. Ah oui ! Qu’elle soit en or, enrichie de joyaux ou ornée de fleurs, cela reste toujours une chaîne. La liberté est supérieure à toutes les richesses mais le destin veut que l’homme se soumette aux lois de la nature et contribue, par son sacrifice, au bien de la société et à la survie du monde. (Il entre dans sa chambre.)
– Scène 4 – La comtesse, puis le garçon
la comtesse (Sur le seuil de sa chambre). Eh, Cecchino ! (Appelant plus fort.) Cecchino ! Il n’est jamais là quand il faut celui-là ; il ne supporte pas les contraintes. Mon père, extravagant en toutes choses, l’est aussi en cela ; il souffre le serviteur le plus négligent du monde. Il va falloir que je sorte si je veux... Eh ! Il y a quelqu’un ? Il n’y a personne ?
le garçon. À votre service.
la comtesse. Où est notre serviteur ?
le garçon. En bas, il dort allongé sur un banc, même des coups de canon ne le réveilleraient pas.
la comtesse. Apportez-moi un verre d’eau.
le garçon. Tout de suite. Monsieur le comte dort-il ?
la comtesse. Oui, il dort encore.
le garçon. Cela vous dérangerait de déjeuner en compagnie de deux autres gentilhommes ?
la comtesse. Quand mon père se réveillera, vous lui en parlerez.
le garçon. Très bien. (Il sort.)
– Scène 5 – La comtesse, puis le marquis
la comtesse. En d’autres circonstances, j’aurais fort apprécié d’être en plaisante compagnie, mais maintenant, je suis si angoissée que je n’ai pas envie de voir des gens, ni de parler avec qui que ce soit.
le marquis. Madame, je vous salue humblement.
la comtesse. Je suis votre servante.
le marquis. Vous êtes aussi en voyage ?
la comtesse. En effet.
le marquis. Où allez vous, si je peux me permettre ?
la comtesse. À Turin.
le marquis. Et moi, avec mon compagnon, je suis en route pour Milan.
la comtesse. Vous allez dans ma patrie.
le marquis. Vous êtes donc milanaise.
la comtesse. Oui, monsieur. Avec votre permission. (Elle veut sortir.)
le marquis. Pardonnez-moi. Je voulais vous demander quelque chose, si vous le permettez.
la comtesse. Excusez-moi, je ne voudrais pas que mon père se réveille et qu’il ait des raisons de me réprimander si je reste ici.
le marquis. Et qui est Monsieur votre père ?
la comtesse. Le comte Roberto de Ripalunga.
le marquis (À part). Hélas, qu’entends-je ? Ma fiancée ici ? Pourquoi ce voyage ? Pourquoi a-t-elle quitté Milan ?
la comtesse. Que veut dire, monsieur, votre surprise ? Vous connaissez donc mon père ?
le marquis. Je le connais de réputation. Seriez-vous, par hasard, la jeune comtesse Béatrice ?
la comtesse. Précisément. Comment connaissez-vous mon existence ?
le marquis. N’êtes-vous pas destinée en mariage au marquis Leonardo des Fiorellini ?
la comtesse. De cela aussi vous êtes informé ?
le marquis. Oui, assurément. Le marquis est mon ami et je sais qu’il devait se rendre à Milan pour conclure ces noces. (À part.) Je veux cacher mon identité jusqu’à ce que je parvienne à découvrir pour quelle raison elle a bien pu quitter son pays.
la comtesse. Monsieur... de grâce, qui êtes-vous ?
le marquis. Le comte Aruspici, capitaine des gardes du roi.
la comtesse. Vous êtes un ami du marquis Leonardo ?
le marquis. Certes oui, nous sommes très amis.
la comtesse. Pourrais-je me flatter d’obtenir de vous une faveur ?
le marquis. Ordonnez, madame. Je me ferai un honneur de vous obéir. (Le garçon entre avec l’eau et la présente à la comtesse.)
la comtesse (Au marquis). Avec votre permission.
LE MARQUIS. Asseyez-vous, je vous en prie. (Il lui offre une chaise ; la comtesse s’assoit, puis boit.) (À part.) Son visage m’a conquis, je suis enchanté de sa distinction. (Il s’assoit. À part.) Le cœur voudrait que je me dévoile, mais la curiosité me retient. (Le garçon sort.)
la comtesse. Je voudrais qu’en toute sincérité, en gentilhomme, en homme d’honneur que vous êtes, vous ayez la bonté de me dire quel est le caractère de ce marquis qui m’est destiné en mariage.
le marquis. Oui, madame, je m’engage à vous en faire un portrait complet. Je le connais assez pour pouvoir le faire, et je le ferai parfaitement exact, je vous le promets. Permettez-moi pourtant de vous demander d’abord pour quelle raison vous vous trouvez ici plutôt qu’à Milan où, selon ce qui était convenu, le marquis Leonardo devait se rendre pour vous épouser.
la comtesse. Je vous le dirais franchement, mais je crains que mon père ne se réveille ; et s’il me trouve ici avec un étranger...
le marquis. Ce sera pour vous une excuse tout à fait raisonnable que de vous entretenir avec un ami de votre fiancé.
la comtesse. Ce n’est pas faux, le motif est fort honnête.
le marquis. Ayez donc l’obligeance...
la comtesse. Oui, volontiers : je suis trop franche pour pouvoir cacher la vérité. Mon père m’a destinée à un gentilhomme que je ne connais pas. Je ne l’ai jamais vu et je ne sais si je puis me flatter de devoir être heureuse avec lui. Peu m’importe qu’il soit beau, je ne désire pas qu’il soit séduisant ; le plus charmant, le plus brillant jeune homme de ce monde pourrait avoir à mes yeux quelque chose de rebutant qui me déplairait et m’obligerait à lui faire connaître mon aversion. Plus que son apparence, c’est son caractère qui m’intéresse. Qui m’assure qu’il est humain, vertueux, affable ? La richesse, la noblesse ne me donneront jamais l’illusion d’être heureuse si je n’ai pas la paix du cœur, et c’est celle-ci que je veux défendre à tout prix avec la liberté, ce don que m’a accordé le ciel. Mon père, en dépit de mes protestations, au mépris de mes résistances, a signé un contrat qui pourrait me sacrifier. J’ai des parents à Milan qui, persuadés par mes arguments, prennent mon parti ; et lui, pour m’enlever toute issue, tout soutien, veut me conduire à Turin, me placer auprès de sa sœur, qui est à l’origine de ce contrat et, que l’époux me plaise ou me déplaise, il veut m’obliger à me lier à lui. Je n’ai pu résister à sa soudaine décision de partir. Je le laisse me conduire à Turin mais je suis résolue, tout à fait résolue, à clamer mon aversion si je devais haïr mon époux. J’irai moi-même me jeter aux pieds du souverain de cet Etat, je demanderai justice contre la violence d’un père : je suis prête à m’enfermer dans un couvent pour toujours plutôt que d’accorder ma main à un être qui me paraîtrait déplaisant, dangereux, et ingrat.
le marquis. Madame, je ne puis condamner ni vos maximes, ni vos craintes, ni vos résolutions. Je vous plains, au contraire, et vous loue ; et si j’étais l’homme à qui l’on vous destinait pour épouse, je vous laisserais votre pleine liberté, si j’avais l’infortune de ne pas vous plaire.
la comtesse. Monsieur, je vous ai dit sincèrement tout ce que je pouvais vous dire de moi ; dites-moi maintenant ce que vous savez du caractère de votre ami.
le marquis. Je vous dirai d’abord à propos de sa personne qu’il n’est pas très beau mais que dans notre pays, il n’a jamais passé pour laid.
la comtesse. Fort bien, il n’en faut pas plus pour un mari.
le marquis. Son âge, vous le connaissez sans doute.
la comtesse. Oui, c’est peut-être la seule chose que l’on m’ait dite de lui. Je sais qu’il est dans la fleur de l’âge, et l’on m’a dit qu’il a reçu de la nature un avantage qui le fait paraître plus jeune qu’il ne l’est en fait.
le marquis. Il est plutôt grand mais il n’a pas le défaut d’un excessif embonpoint.
la comtesse. Tout cela m’est indifférent ; je voudrais en savoir plus sur son caractère, ses inclinations, ses habitudes.
le marquis. Pour tout vous dire, le marquis est pour moi un ami si cher que je n’ai pas le cœur d’en dire du mal, ni le courage d’en dire du bien.
la comtesse. On m’a dit qu’il est parfois coléreux.
le marquis. Oui, c’est vrai, mais avec raison.
la comtesse. Sauriez-vous me dire s’il est jaloux ?
le marquis. Pour vous dire la vérité, il l’est.
la comtesse. Si vous savez qu’il est jaloux, vous savez donc qu’il a été amoureux.
le marquis. Et quel jeune homme, parvenu dans la fleur de l’âge, comme vous dites, n’a pas été amoureux ?
la comtesse. Voilà une chose qui me déplaît infiniment.
le marquis. Ne vous tourmentez pas pour cela. Il a toujours aimé avec honnêteté, avec respect et fidélité.
la comtesse. Il a toujours aimé ? Il a donc aimé plus d’une fois ?
le marquis (À part). Diable ! Elle a une logique qui vous met dans l’embarras. (Haut.) Je vous certifie que s’il se marie, il donnera tout son cœur à son épouse.
la comtesse. Vous pouvez, vous, vous engager sur ce point ?
le marquis. Assurément ; je le connais si bien et ses pensées me sont si familières que je pourrais non seulement vous le promettre et vous en donner l’assurance, mais encore le jurer en son nom.
la comtesse. Et quelles sont ses occupations les plus chères ?
le marquis. Je vous le dis sur-le-champ : les livres, les salons, le théâtre.
la comtesse. Mal, très mal. Un mari qui aime les livres néglige très souvent sa femme. Qui aime les salons ne s’attache pas à son foyer. Et qui fréquente les théâtres trouve très facilement l’occasion de concevoir de nouvelles passions.
le marquis. Pardonnez-moi, madame, il me semble, à moi, que vous vous trompez, et je crois être dans la nécessité de faire l’apologie des idées de mon cher ami. L’étude des lettres est une occupation de l’esprit qui ne prive pas le cœur d’humanité. L’amour est une passion de la nature, et celle-ci se manifeste au milieu des plus sérieuses ou des plus agréables activités. Qui ne sait faire autre chose qu’aimer, doit nécessairement s’ennuyer parfois de sa propre inclination, et, ce qui est pire, il doit importuner l’objet de ses amours. L’étude, au contraire, divise l’esprit selon de justes proportions ; elle enseigne à aimer avec plus de délicatesse, elle fait percevoir le mérite de la personne aimée, et les flammes semblent plus brillantes après le repos du cœur, après la distraction de l’esprit. Venons-en maintenant à l’article des salons. Malheureux l’homme qui n’aime pas la société. Celle-ci le rend courtois et cultivé, en le dépouillant de cette sauvagerie qui le rendrait peu différent des animaux. Un misanthrope, un solitaire ne peut être que fâcheux pour sa famille et assommant pour son épouse. Celui qui abhorre pour lui-même les salons autorisera encore moins son épouse à s’y rendre, et deux époux ont beau s’aimer, il est inévitable que, vivant ensemble jour et nuit, ils trouvent de fréquents motifs de se quereller, et la tendresse risque de se transformer en ennui, en dépit, en aversion. Je dirai pour finir ce que je pense des théâtres, et soyez sûre que ce que je pense, le marquis Leonardo le pense aussi, comme si nous étions une seule et même chose et qu’il parlait par ma bouche. Le théâtre est la meilleure de toutes les occupations, la plus utile et la plus nécessaire. Les bonnes comédies instruisent et divertissent en même temps. Les tragédies enseignent à faire un bon usage des passions. La facilité de rencontrer des gens au théâtre n’est pas ce que cherchent les personnes bien intentionnées, et les yeux du public exigent au contraire la retenue, le respect, la politesse, les bonnes manières. En somme, madame, si vous voulez un mari honnête, aimant, et suffisamment réfléchi, je connais le marquis, il est ainsi, je vous l’assure et vous le promets ; mais si vous le désirez rustre ou efféminé, détrompez-vous à temps et soyez sûre que, pénétrant votre pensée, il sera le premier à vous rendre votre liberté, à résilier le contrat, et à vous mettre en état de ne perdre ni votre cœur ni votre paix.
la comtesse. Je l’avoue, vos paroles m’incitent à me rendre à Turin de meilleur cœur.
le marquis. Vous êtes séduite par le caractère du marquis Leonardo ? Vous êtes satisfaite de ce que je vous ai dit sincèrement à son sujet ?
la comtesse. Je suis séduite, je suis convaincue par ce que vous me dites ; vous dites que s’il ne me plaît pas il me rendra ma liberté pleine et entière ?
le marquis. Madame la comtesse, excusez mon audace, je crains que vous n’ayez le cœur prévenu.
la comtesse. Non pas ; si j’en aimais un autre, je le dirais franchement.
le marquis. Est-il possible que votre beauté n’ait encore blessé le cœur de personne ?
la comtesse. Je ne dis pas qu’il n’y ait pas quelqu’un qui m’aime ; je dis simplement que mon cœur n’est pas engagé.
le marquis. Et qui donc, s’il m’est permis, soupire pour vous ?
la comtesse. Vous voulez en savoir un peu trop, monsieur le capitaine.
le marquis. Vous êtes si franche : je me flatte que vous ne me cacherez pas non plus ce mystère.
la comtesse. Ce n’est en rien un mystère. Mon père le sait, tout le monde le sait, et je vous le dirai franchement, c’est le baron Talismani.
le marquis. Je ne le connais pas. Est-il jeune ?
la comtesse. Assez.
le marquis. Est-il beau ?
la comtesse. Il n’est pas à dédaigner.
le marquis. Et vous ne l’aimez pas ?
la comtesse. Je ne l’aime pas, mais je ne le déteste pas.
le marquis. Vous le prendriez pour époux ?
la comtesse. Plutôt lui que quelqu’un que je ne connais pas.
le marquis. Excusez-moi ; je crois, moi, que vous en êtes éprise.
la comtesse. Vous ne me connaissez pas, monsieur ; je n’ai pas coutume de mentir.
le marquis. Que vous soyez si prévenue contre le marquis Leonardo semble la marque d’une passion profonde.
la comtesse. Pardonnez-moi. Je n’ai pas dit que j’étais prévenue contre lui ; je crains, je doute, et je veux m’assurer. Pouvez-vous me condamner ?
le marquis. Non, adorable petite comtesse. Vous méritez d’être satisfaite et je désire que vous le soyez ; heureux celui qui aura la chance de posséder une épouse aussi aimable et aussi sincère. (Avec tendresse.) Admirable est votre vertu, rare votre beauté, suaves et d’une vivacité sans pareille vos beaux yeux...
la comtesse. Capitaine, il me semble que vous allez un peu loin. (Elle se lève.)
le marquis. C’est l’intérêt que je porte à mon cher ami qui m’anime. la comtesse. Faites-le avec un peu plus de retenue.
le marquis. Oh ciel ! Je voudrais encore vous demander... Mais je n’ose.
la comtesse. Avec votre permission. Il est temps que j’aille réveiller mon père. (Elle veut sortir.)
le marquis. Permettez-moi.
la comtesse. Et que voulez-vous ?
le marquis. Dites-moi, avec votre sincérité habituelle, si j’étais celui que l’on vous destine pour époux, pourrais-je me flatter d’être apprécié de vous ?
la comtesse. Si vous aimez la sincérité, souffrez que je vous dise non.
le marquis. Suis-je horrible à vos yeux ?
la comtesse. Je ne vous dirai pas si votre apparence me plaît ou me déplaît. Je vous dis simplement que vos derniers propos laissent voir en vous un peu trop de familiarité militaire. Je ne veux pas d’un époux rustre ou sauvage ; mais je le désire honnête, tempérant et prudent. (Elle sort.)
– Scène 6 – Le marquis, seul
LE MARQUIS. Oh ciel ! Me voilà plongé dans une horrible confusion ! Le caractère de la comtesse est beau, car il est fondé sur la plus pure sincérité. Mais je me vois sur le point d’être refusé par elle et, après l’avoir vue, après avoir découvert sa personnalité et son cœur, la perte m’en serait très douloureuse. Elle a dit spontanément que si j’étais cet homme-là, elle n’en serait pas satisfaite. Il est vrai qu’elle a semblé le dire à cause de mes innocents transports, mais elle pourrait avoir ainsi caché une aversion plus grande. Que dois-je faire ? Lui dévoiler qui je suis ou rentrer à Turin sans plus la revoir ? Ah, je ne sais à quoi me résoudre. Voici mon ami. Je lui demanderais bien conseil, mais je ne me fie pas entièrement à son jugement.
– Scène 7 – Le lieutenant et le même
le lieutenant. Mon ami, nous allons faire un somptueux repas. Il y a du maigre, du gras et le vin du Montferrat est excellent. De plus, nous aurons un autre compagnon de table. Un gentilhomme de mes amis, arrivé ici par la poste à l’instant. Il parle avec notre hôte de je ne sais quoi et bientôt il sera là avec nous.
le marquis. Qui est cet étranger ?
le lieutenant. Le baron Talismani.
le marquis (Avec stupeur). Comment ? Le baron Talismani ?
le lieutenant. Vous le connaissez vous aussi ?
le marquis. Je ne l’ai jamais vu, mais je sais qui il est.
le lieutenant. Je vous assure que c’est un honnête homme.
le marquis. Oui, j’en suis persuadé. Vous lui avez dit que vous êtes avec moi ?
le lieutenant. Je n’ai pas eu le temps de le faire.
le marquis. Heureusement. Prenez garde de ne pas lui dire qui je suis.
le lieutenant. Quel est cet imbroglio ? Y a-t-il entre vous quelque inimitié ?
le marquis. Entrons dans cette chambre, je vous raconterai une aventure extraordinaire.
le lieutenant. Sait-on déjà si nous aurons la chance d’avoir avec nous cette jeune voyageuse ?
le marquis. Entrons. Vous entendrez à son propos quelque chose de singulier.
le lieutenant. Vous l’avez vue ?
le marquis. Retirons-nous ; si le baron arrive, j’ai peur que cela ne cause quelque malheureux incident. Sa venue n’est pas sans mystère. Venez, écoutez-moi, et si vous êtes mon ami, aidez-moi. (À part.) Ah, je crains qu’ils ne s’aiment, je crains que la comtesse n’affecte une sincérité mensongère. Je brûle de courroux, je frémis de jalousie. (Il entre dans sa chambre.)
le lieutenant. Quel est cet imbroglio ? Je n’y comprends rien. Je regrette de voir mon ami dans cette agitation, mais je ne voudrais pas perdre l’occasion de m’amuser devant une bonne table et près d’une belle fille. (Il entre dans sa chambre.)
– Scène 8 – Le baron et le garçon
le garçon. Ici, monsieur, nous n’avons plus de chambre libre. Si vous voulez être logé à l’étage...
le baron. Où est le lieutenant ?
le garçon. Excusez-moi, je ne sais lequel des messieurs qui sont ici est le lieutenant.
le baron. Celui qui a parlé avec moi en bas dans la cour.
le garçon. Il est sûrement dans cette chambre avec son compagnon.
le baron. Et qui est son compagnon ?
le garçon. Je ne le connais pas.
le baron. Quelle est la chambre où l’hôte m’a dit que se trouvaient un gentilhomme d’un certain âge et sa fille ?
le garçon. La voici, monsieur : c’est celle-ci.
le baron. Très bien, je n’ai plus besoin de rien.
le garçon. Voulez-vous une petite pièce dans l’appartement du dessus ?
le baron. Où mange-t-on ?
le garçon. Dans cette salle.
le baron. Bien, je resterai ici ; je n’ai pas besoin de chambre.
le garçon. Faites comme bon vous semble. (Il sort.)
– Scène 9 – Le baron, seul
le baron. Advienne que pourra, je veux au moins avoir cette satisfaction. Je veux savoir si le mauvais tour dont j’ai été victime vient du comte ou de sa fille. Partir sans rien me dire ? Permettre que j’aille à mon habitude faire une visite à la comtesse et me faire dire par un serviteur : ils sont partis ? Le soir précédent nous conversons ensemble et l’on ne me dit pas : demain matin nous partons ? C’est une insulte, c’est une incivilité insupportable.
– Scène 10 – Le comte, sans épée, et le même
le comte (Sur le seuil de sa chambre, à part). Que vois-je ? Le baron Talismani est ici ?
le baron (À part). Je ne sais ce qui domine en moi, du mépris, de l’amour ou de la dérision.
le comte (Hautain). Monsieur le baron, je vous salue humblement.
le baron (Même jeu). Monsieur le comte, je suis votre serviteur.
le comte. Que faites-vous ici, monsieur ?
le baron. Mon devoir. Je suis venu pour vous souhaiter un bon voyage et pour vous traiter avec l’urbanité dont vous n’avez pas daigné faire preuve à mon égard.
le comte. Votre seigneurie pouvait s’épargner le dérangement. Ce n’est sûrement pas pour moi que vous vous êtes donné cette peine.
le baron. Si, monsieur, je suis venu ici pour vous.
le comte. Et en quoi puis-je vous être utile ?
le baron. Je souhaite que vous me disiez pour quelle raison vous êtes parti de Milan sans que j’aie eu l’honneur de le savoir.
le comte. Comme nous n’avons eu ensemble aucune affaire, je ne me suis pas cru tenu de vous informer de mon départ.
le baron. Il me semble que les bonnes manières, l’amitié et les convenances auraient dû vous y contraindre.
le comte. Pour ce qui est des bonnes manières, je crois ne pas avoir à les apprendre de vous. Si vous me parlez de l’amitié, je vous dirai que j’ai l’habitude d’en user et de la mesurer selon les circonstances ; en ce qui concerne les convenances, j’aurais bien des raisons pour me justifier si le respect que je porte à votre maison ne m’obligeait à me taire.
le baron. Monsieur, en vous taisant, vous me contrariez bien plus que vous ne pourriez le faire en parlant.
le comte. Puisqu’il en est ainsi, je parlerai donc pour vous contrarier moins. Dites-moi, de grâce, savez-vous que ma fille est promise en mariage à un gentilhomme piémontais ?
le baron. Je le sais fort bien. Mais je sais aussi qu’elle ne consent pas à l’épouser sans d’abord l’avoir rencontré.
le comte. Pensez-vous qu’une jeune fille soit en droit de dire cela quand son père a signé un contrat ?
le baron. Je ne crois pas qu’un père ait l’autorité de sacrifier sa fille.
le comte. Comment pouvez-vous dire que ce mariage la sacrifie ?
le baron. Et comment pouvez-vous être sûr qu’elle en soit satisfaite ?
le comte. Pour m’en assurer, je la conduis avec moi à Turin.
le baron. Bien, je ne vous condamne pas pour cela. Mais pourquoi ne pas l’avoir dit à vos amis ?
le comte. Tous mes amis en ont été avertis.
le baron. Vous ne m’honorez donc pas de votre amitié.
le comte. Monsieur le baron, parlons clair. L’amitié que vous dites avoir pour moi ne dérive pas d’un attachement sincère à ma personne mais de l’amour que vous avez pour ma fille. Et plaise au ciel que ce qui vous attire ne soit pas sa situation de fille unique, héritière présomptive d’un père qui est loin d’être pauvre. Quelle que soit la pensée qui vous anime, elle est dans tous les cas indigne d’un homme de qualité, qui doit respecter l’autorité d’un père et la maison d’un honnête gentilhomme. Il peut se faire que les réticences de ma fille devant le mariage que je lui propose proviennent innocemment de son cœur, mais j’ai aussi quelque raison de soupçonner que son orgueil de jeune fille est avivé par les flatteries d’un amant qui lui est proche. Béatrice est sage et bien élevée, mais cela me confirme encore dans l’idée qu’elle n’est pas d’elle-même capable de me contredire sans être prévenue par quelque passion cachée. Vous êtes le seul sur qui peuvent tomber mes soupçons et j’ai craint, non sans raison, que si je vous communiquais ma décision de la conduire à Turin avec moi, vous n’eussiez l’habileté de la persuader de me tenir tête aussi sur ce point, m’obligeant à user de violence et de rigueur. Voilà la raison pour laquelle je vous ai tenu caché mon dessein de partir, ce n’est en aucun cas par manque de respect envers vous et votre noble famille. Si cela vous semble une offense, je vous supplie de me pardonner. Excusez un père qui s’est engagé, comprenez un gentilhomme qui a donné sa parole. Examinez la chose vous-même, et vous comprendrez, mieux que je ne puis vous le dire, combien mes sentiments sont honnêtes.
le baron. Oui, comte, votre juste raisonnement me persuade et je suis très satisfait de vos courtoises justifications. Je vous avoue la vérité, j’ai de l’estime pour votre noble fille ; parlons librement, j’ai de l’amour, j’ai de la tendresse pour elle, et plût au ciel que je fusse digne de l’obtenir. Mes sentiments ne naissent pas par vil intérêt pour sa dot mais grâce à sa beauté et à la vertu dont elle est parée ; je vous jure cependant sur mon honneur que je ne suis pour rien dans la réticence qu’elle montre envers vos décisions. Je ne suis pas capable de le faire, et elle n’est pas faible au point de se laisser séduire. Pardonnez-moi si j’ai pu vous déplaire. Excusez en moi une passion fort honnête, que la violence d’un mérite surprenant a fait naître ; soyez sûr de mon respect et jugez-moi digne de votre chère amitié.
le comte. Ah cher ami, vous m’honorez, vous me comblez par le réconfort que vous m’apportez. Je vous aime, je vous estime, voyez dans cette accolade un signe sincère de mon amitié.
le baron. Comte, puis-je oser vous demander une grâce ?
le comte. Demandez donc ; que ne ferais-je pour un gentilhomme si noble ?
le baron. Permettez que je puisse vous accompagner à Turin.
le comte. Non, excusez-moi, c’est précisément ce que je ne puis vous permettre.
le baron. Pour quelle raison ?
le comte. Je m’étonne que vous ne la voyiez vous-même. Un père honnête n’a pas à conduire sa propre fille à son fiancé avec son soupirant à ses côtés.
le baron. J’entends n’y aller qu’en qualité d’ami.
le comte. Il y a encore trop peu de différence entre l’ami du père et l’amoureux de la fille.
le baron. Je suis un gentilhomme honnête.
le comte. Si vous l’êtes, soyez raisonnable.
le baron. Et bien, si je ne puis venir avec vous, vous ne pouvez m’interdire de vous suivre de loin.
le comte. Je pourrais faire en sorte cependant que vous ne restiez pas à Turin.
le baron. Comment ?
le comte. En faisant part à la cour de votre dangereuse insistance.
le baron. Vous êtes donc mon ennemi ; vous m’avez faussement juré votre amitié pour m’amadouer.
le comte. Vous, plutôt, vous cherchez à m’endormir par de trompeuses protestations d’indifférence.
le baron. Les gens comme moi ne mentent pas.
le comte. Les gens comme vous devraient mieux connaître leurs devoirs.
le baron. Mon devoir, je le connais, et je vous apprendrais à bien user du vôtre.
le comte. La hardiesse avec laquelle vous osez me parler est une preuve manifeste de vos mauvaises dispositions et de votre indigne passion.
le baron. Il n’est pas gentilhomme celui qui médit des honnêtes gens.
le comte. Je suis gentilhomme et je ne me repens pas de mes soupçons.
le baron. Rendez-moi compte de l’offense que vous me faites.
le comte. Attendez-moi et je vous le prouverai l’épée à la main. (Il se dirige vers sa chambre.)
– Scène 11 – La comtesse et les mêmes
la comtesse (Au comte). Ah, mon père, retenez-vous pour l’amour du ciel !
le comte (Montrant le baron). Ah fille ingrate ! Voilà révélé le grand mystère de tes réticences. Voilà celui qui te pousse à une incorrecte désobéissance. Voilà l’objet de tes flammes, qui te fait haïr l’image de tout autre époux.
le baron (À part). Ah, plût au ciel qu’il dît la vérité !
la comtesse. Non monsieur, vous vous trompez. Personne n’a osé me conseiller et je ne suis pas docile au point de me laisser convaincre et persuader. Mon cœur est encore libre et j’aime tant ma liberté que j’ose l’opposer à celui qui m’a donné la vie. Personne plus que vous, monsieur, n’a le droit de me donner des ordres et je serais disposée à vous obéir aveuglément s’il ne s’agissait d’un sacrifice si grand, si incertain et si dangereux.
le baron (À part). Pourtant, je me flatte encore qu’elle puisse m’aimer.
le comte (De même). Je veux savoir si elle est sincère ou si elle feint et me trompe. (Haut.) Tu crains donc que le marquis Leonardo ne puisse te déplaire.
la comtesse. Et ma crainte n’est pas déraisonnable.
le comte. Et s’il n’est pas à ton goût, es-tu résolue à ne le point vouloir ?
la comtesse. Pardonnez-moi de grâce...
le comte. Allons, je ne veux pas que tu me croies tyrannique au point de vouloir faire violence à ton cœur et te rendre malheureuse pour toujours. J’espérais, en te faisant quitter Milan, te voir plus soumise, je craignais qu’un secret amour ne t’enflammât ; je te crois libre, je te vois constante dans tes pensées ; je n’entends pas risquer ma réputation à Turin. Retournons donc à Milan. Je trouverai le moyen de résilier le contrat avec le marquis Leonardo et te rendrai ton entière liberté. Tu comprends que les critiques et les murmures ne manqueront pas dans notre ville. Il serait bon que tu acceptes un autre parti dont tu sois plus satisfaite. Le baron Talismani est un gentilhomme de mérite. Je me plaignais injustement de lui, le croyant dans tes secrets. Je le vois innocent et me repens de l’avoir insulté. Aussi, s’il oublie mes transports, s’il ne dédaigne pas ta main, si tu consens à cette union, je te l’offre pour époux.
le baron. Ah, comte, je suis au comble de la joie, au comble du contentement. J’oublie tous mes déplaisirs pour une épouse aussi aimable, un beau-père si respectable et si généreux.
la comtesse. Tout doux monsieur, avec ces titres d’épouse et de beau-père. Je rends grâce à la bonté de mon père qui use envers moi d’une si affectueuse bienveillance. Mais je ne suis pas en mesure d’accepter une décision aussi soudaine.
le baron. Oh Ciel ! Vous refusez ma main ?
la comtesse. Le moment et l’occasion dans lesquels vous me l’offrez ne méritent pas que j’en fasse grand cas. Vous savez que je suis en voyage pour aller trouver un époux que l’on m’offre. Vous me voyez en danger de fâcher mon père si je ne l’accepte pas ou de le mettre dans l’embarras si, pour me contenter, il prend le risque de déchirer un contrat. Vous semble-t-il honnête de fournir ainsi un prétexte aux désaccords, à l’inimitié, et aux dissensions ?
le baron. Madame, excusez-moi, vous faites preuve d’un bel esprit de contradiction.
le comte. Respectez ma fille, elle fait preuve de plus de raison et de sagesse que vous.
le baron. J’en ai assez de souffrir ces insultes.
le comte. Calmez-vous un instant. (À la comtesse.) Quelle serait donc ton intention ?
la comtesse. Continuer notre route, voir l’époux que vous me proposez, m’assurer de son caractère et de ses mœurs. Pour peu qu’il me plaise, s’il est honnête et discret, je préférerais à tout autre celui qui a l’honneur d’avoir été choisi par vous. Mais si mon cœur m’oblige à le haïr, j’aurai le courage de lui manifester moi-même mon aversion, de me délivrer du sacrifice et de vous dispenser de tenir votre engagement, puisque ma propre paix m’est aussi chère que votre honneur et votre tranquillité.
le comte. Oui, ma fille, tu penses très justement et je me flatte que le ciel te donnera satisfaction.
le baron. Quelle que soit la scène qui doive suivre, j’irai à Turin pour en être, moi aussi, spectateur.
le comte. Vous n’aurez pas l’audace de le faire.
le baron. Vous n’avez pas le droit de m’en empêcher.
le comte. Partout, on empêche les fous de nuire.
le baron. Fou ? Moi ? Prenez votre épée.
la comtesse. Quelle audace est-ce là ?
– Scène 12 – Le lieutenant et les mêmes
le lieutenant. Halte, halte, messieurs. N’allez pas plus loin dans vos menaces. J’ai été jusqu’ici témoin de vos disputes. Maintenant que je vous vois prêts à vous battre, je viens m’entremettre pour la paix commune.
le comte. Monsieur, je n’ai pas l’honneur de vous connaître.
le lieutenant. Je suis un officier de sa Majesté, le lieutenant Malpresti, pour vous servir.
la comtesse. Vous êtes le compagnon de voyage du capitaine ?
le lieutenant (Riant). Oui, madame, du capitaine.
le comte. Comment connais-tu ce capitaine ?
la comtesse. Monsieur, je l’ai vu ici, j’ai bavardé avec lui. C’est un grand ami du marquis Leonardo, il m’a longuement parlé de lui, il m’a dit de son ami certaines choses flatteuses, mais en vérité, mon opinion n’est pas encore formée.
le lieutenant. Ne faites pas attention, madame, à ce que vous dit mon compagnon. Il est capricieux, il aime beaucoup le marquis Leonardo, il l’aime autant que lui-même, et de même qu’il n’oserait se glorifier, il use de la même modération en parlant de son cher ami. Croyez m’en plutôt, car je le connais aussi mais je n’ai pas ses scrupules. Le marquis Leonardo est le plus aimable et le plus courtois gentilhomme du monde.
le baron. Lieutenant, il n’était pas nécessaire de vous déranger.
le lieutenant. Croyez-moi, je ne me suis pas dérangé pour vous. Je suis sorti pour empêcher un duel et rasséréner l’âme de cette belle dame. Elle craint d’aller à Turin pour se sacrifier et je lui assure qu’elle va au-devant d’un sacrifice dont se satisferait plus d’une jeune fille. Le marquis Leonardo est un gentilhomme bien fait de sa personne, il parle bien, il traite civilement avec tout le monde ; il a le cœur généreux et possède, entre autres vertus, la plus parfaite et la plus constante sincérité.
la comtesse. Tout cela est fort bien, et la sincérité surtout me satisfait. Mais dites-moi la vérité : n’est-il pas coléreux ?
le lieutenant. Certes non.
la comtesse. N’est-il pas jaloux ?
le lieutenant. Pas non plus.
la comtesse. Ne passe t-il pas son temps dans les salons, au théâtre, et au milieu des livres ?
le lieutenant. Il sait faire tout cela avec parcimonie, avec modération, avec justesse.
– Scène dernière – Le marquis et les mêmes
le marquis. Non, madame, ne prêtez pas foi à ce que dit le lieutenant. C’est un ami du marquis Leonardo autant que moi-même et sa trop grande affection le fait exagérer jusqu’à trahir la vérité.
le lieutenant (Au marquis). Vous auriez le front de me faire passer pour un menteur ?
le marquis. La sincérité m’y oblige.
le lieutenant. Madame, ne le croyez pas. Je connais parfaitement le marquis Leonardo.
le marquis. Madame, soyez sûre que je le connais mieux que lui.
le baron. Voilà madame, par votre faute, que se prépare un nouveau duel.
le marquis. Non, madame, ne craignez rien ; nous ne nous battrons pas pour cela. Le Lieutenant peut bien dire ce qu’il veut, je dirai moi aussi que le marquis est homme d’honneur, mais il n’en est pas moins nécessaire que je prévienne cette vertueuse jeune dame qu’il est sujet à des transports de colère et aux désagréments de la jalousie. Si elle n’est pas disposée à le supporter avec ses défauts, qu’elle retourne à Milan, mette son âme en paix et ne craigne pas l’insistance du marquis. Je puis promettre qu’il lui laissera, quant à lui, sa totale et entière liberté.
le comte. Vous pouvez vous engager sur la volonté du marquis ?
le marquis. Je n’oserais parler ainsi si je n’en étais sûr.
la comtesse. Excusez-moi, capitaine, j’ai des raisons de douter de votre sincérité.
le baron. Allons, comtesse, fiez-vous à l’honnêteté d’un officier. Il vous assure que le marquis Leonardo n’est pas pour vous.
le marquis. Monsieur, j’assure la comtesse d’autre chose : le marquis ne se permettra de faire de reproches ni à elle ni à son père. Mais il pensera, le moment venu, à donner le salaire qu’elles méritent à vos mauvaises intentions.
le baron. J’espère que le marquis Leonardo sera plus raisonnable que vous ne l’êtes.
la comtesse. Mettons fin à ces raisonnements oiseux. Allons, mon père, si vous le voulez, partons tout de suite pour Turin.
le marquis. Ne vous donnez pas cette peine, je ne vous conseille pas d’y aller.
la comtesse. Et pour quelle raison, monsieur ?
le marquis. Parce que le marquis Leonardo ne vous plaira pas.
la comtesse. Vous ne pouvez en être sûr.
le marquis. J’en suis certain.
la comtesse. Et sur quels fondements ?
le marquis. Sur ceux de vos paroles.
la comtesse. Il peut se trouver qu’en sa compagnie, je le trouve plus aimable que vous ne me l’avez dépeint.
le lieutenant (À la comtesse). Soyez certaine que vous en serez satisfaite.
le marquis. C’est impossible.
le comte. Monsieur, vous me faites penser que vous avez conçu quelque dessein sur ma fille et que vous cherchez à la détourner de son premier engagement.
le baron. Il se pourrait fort bien que tout cela cache quelque imposture.
le marquis. Vous m’étonnez. Je suis homme d’honneur et pour vous en convaincre, je lève le masque. Je suis le marquis Leonardo.
la comtesse (À part). Oh Ciel ! Quelle surprise est-ce là ?
le baron (De même). Ah, je crains que ce ne soit la fin de mes espoirs.
le comte. Monsieur, qu’est-ce qui vous a obligé à vous cacher, à dissimuler, et à nous surprendre de si étrange façon ?
le marquis. Le désir de voir ma promise m’a conduit à avancer mon voyage pour Milan et le hasard nous a fait nous trouver au même moment en cette auberge de la Poste. La sincérité de la comtesse Béatrice m’a dévoilé son âme, ma franchise m’a obligé à l’informer de mon caractère. Je sais qu’elle n’est pas convaincue par mon système, que mes défauts lui seraient insupportables et que ma personne lui est peu chère. Je me trahirais moi-même si je tentais d’user d’une quelconque violence sur son cœur aussi beau. Elle est aimable, elle est vertueuse et courtoise, mais le Ciel ne me l’a pas destinée.
la comtesse. Ah monsieur, permettez-moi de vous dire que votre apparence ne me déplaît pas et que je suis enchantée par votre mérite. Comment ? Il y a au monde une âme assez généreuse pour ne pas craindre de se discréditer aux yeux de la personne qu’elle aime par amour de la vérité ? Vous possédez une âme si belle, une sincérité si parfaite et vous craindriez que je ne vous estime pas, que je ne vous respecte pas, que je ne vous adore pas ? Soyez donc coléreux : avec de si sages principes, vous ne pourrez l’être sans raison. Soyez donc jaloux, vous ne le serez jamais sans fondement. Aimez donc la société, les livres : vos occupations, vos amitiés seront toujours louables. Ce sera à moi d’éviter de vous donner des motifs de soupçon, d’inquiétude, et de faire en sorte que, au milieu de vos plaisirs, une épouse tendre et respectée n’ait pas la dernière place. Pardonnez mes appréhensions, excusez l’excessive délicatesse de ma façon de penser. Soyez assuré que vous m’êtes cher, que je vous aimerai toujours et que le Ciel m’a destinée à vous.
le marquis. Ah, si tout ce que vous dites est vrai, je suis l’homme le plus heureux du monde.
le comte. Mon ami, vous avez eu le loisir de découvrir le caractère de ma fille. Elle est incapable de mentir et de se trahir elle-même par caprice.
le lieutenant. Le monde serait heureux si l’on y trouvait des femmes aussi sincères, je ne dis pas en abondance, mais au moins à 4 ou 5 pour 100.
le comte. Allons, monsieur le marquis, si vous y consentez, allons tous à Milan. Là, selon notre accord, nous conclurons notre mariage.
le marquis. Allons donc à Milan, s’il plaît ainsi à mon adorable comtesse.
la comtesse. Conduisez-moi où vous le désirez. Je suis avec mon cher père, avec mon cher époux, je ne pourrais être plus heureuse.
le lieutenant. Oui, allons, messieurs ; mais avec votre permission, prenons d’abord un copieux repas et faisons honneur au délicieux vin du Montferrat.
le baron. J’avoue que je ne mérite pas le plaisir d’être de la partie, mais je vous prie de me croire votre ami et je regrette beaucoup de vous avoir donné quelque motif de déplaisir. Soyez assuré, monsieur le marquis...
le marquis. Assez, monsieur ; j’accepte vos justifications et pour détromper mon épouse et lui montrer que je ne suis ni excessivement coléreux ni follement jaloux, je vous prie de rester déjeuner avec nous et de nous accompagner dans notre voyage. Oh voyage heureux pour moi ! Oh fortunée auberge de la Poste ! Plus fortunée encore si elle peut être digne de la bienveillance et de l’indulgence de ceux qui nous écoutent.
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