Stendhal vs. Carroll : les deux miroirs de Beatus Ille d’Antonio Muñoz Molina
p. 29-40
Texte intégral
1Dans cette maison des miroirs – comme, aussi bien, aurait pu s’intituler le roman, tout en perspectives spéclaires, parallélismes et multiplications, Beatus Ille de Muñoz Molina –, il y a deux miroirs auxquels je voudrais plus spécifiquement consacrer les propos un peu décousus qui suivent, car ils concernent les principes mêmes de l’écriture romanesque. Le premier n’apparaît presque qu’en incise dans l’œuvre, de façon indirecte en tout cas. C’est à l’occasion d’un dialogue de Minaya et d’Inés dans la bibliothèque, lorsque celui-là va apprendre avec surprise que celle-ci lit le français : on découvre alors avec lui qu’elle lit en effet, parmi d’autres ouvrages comme L’ile mystérieuse de Jules Verne, La Chartreuse de Parme de Stendhal, un livre qu’elle « a aimé comme aucun autre », dit-elle même (p. 84).
2Bien sûr, dans ce livre fait de références aux livres, c’est là d’abord une référence littéraire : pour Inès, parler de la Chartreuse, c’est un moyen de dire ce qu’elle ne veut pas encore dire : qu’elle aime Minaya peut-être, dont elle prête les traits dans son imagination à Fabrizio del Dongo. Mais, par-delà cette première fonction, la référence stendhalienne en suggère une autre, sans doute plus fondamentale. En matière de roman, l’évocation de Stendhal, en effet, appelle inévitablement une phrase, qui n’est en fait qu’une citation de l’abbé de Saint Réal – auteur d’histoires romancées du XVIIe siècle – placée en exergue au chapitre 13 du Rouge et le Noir : « un roman : c’est le miroir qu’on promène le long du chemin ». Ce n’est pas ici le lieu de discuter de la portée de cette citation ni de débattre de sa signification particulière quant à l’art de Stendhal : on peut simplement convenir qu’au nom de l’auteur de la Chartreuse de Parme, toute une tradition critique associe l’idée d’un réalisme, romantique si l’on veut, qui fait de la littérature quelque chose comme l’image du réel ou, plus métaphoriquement, son reflet. Avec le temps, cette interprétation a acquis la légitimité – toujours douteuse, au demeurant – des évidences et elle est dorénavant tenue pour un programme littéraire qui ferait donc du roman le reflet du réel, de ce réel du moins qui se découvre le long des chemins dont est faite la vie des personnages. La référence à Stendhal va servir ici, à travers le lieu commun qui lui est attribué, de définition donc d’un modèle littéraire supposé, celui d’une littérature qui nous restituerait fidèlement un spectacle produit en dehors d’elle, même si, ailleurs, Muñoz Molina prend soin, en citant cette trop fameuse phrase, de la compléter de la nuance qu’y apportait Proust : « no importa tanto el espectáculo que repite el espejo como la intensidad con que lo muestra » (A. Múñoz Molina, La verdad de la ficción, Sevilla, Renacimiento, 1992, p. 18).
3 Littérature reflet : c’est sur ce mode, en tout cas, que Minaya voudrait écrire le livre qui reflèterait, justement, la vie, celle de son héros, un Jacinto Solana exemplaire, écrivain-combattant, mort pour la (bonne) Cause, oublié d’un oubli qui serait sa plus grande gloire puisqu’il désignerait précisément en lui le Héros absolu, celui qui, vaincu, serait encore le symbole de la voix baillonnée à laquelle la Dictature triomphante aurait imposé un silence obligé. Le « réalisme romantique » qui se dessine ainsi, et dont l’origine est attribuée, avec plus ou moins de propriété, à Stendhal, débouchera alors sur un paradoxe : cette littérature qui se veut comme transparente au réel ou sa pure et simple duplication, conduit au mensonge ou à l’illusion. Mais c’est aussi qu’au miroir stendhalien s’en oppose un autre, qui lui aussi laisse des traces visibles dans le texte de Beatus Ille. Ainsi, dans l’une des premières pages de ce roman, lit-on cette description de l’arrivée de Minaya dans la maison de Manuel :
« Al principio [Minaya] se limitó a caminar en línea recta […] pero luego se atrevió a subir sigilosamente los primeros peldaños hacia la galería y su propia imagen en el espejo del rellano le obligó a deternerse, guardián o enemigo simétrico que, le prohibiera seguir avanzando […] o adentrarse en el corredor imaginario que se prolongaba al otro lado del cristal […] » (p. 14; c’est moi qui souligne).
4Dans ces phrases, on doit sans doute entendre l’écho, peut-être étouffé mais pourtant distinct, d’un texte bien connu, celui dans lequel Alice, debout devant son miroir et explorant l’image inversée de son propre univers, explique à sa petite chatte Kitty, au chapitre premier – précisément intitulé « La maison du miroir » – de De l’autre côté du miroir de Lewis Carroll : « Et maintenant, Kitty, nous arrivons au couloir. On peut tout juste distinguer un petit bout du couloir quand on laisse la porte de notre salon grande ouverte […] » (c’est moi qui souligne).
5On trouve ailleurs, à deux ou trois autres reprises, et sous des formes diverses et parfois même inversées, cette même image d’un monde du revers, de l’autre face des choses : « [Minaya] lo sentía en la casa […] lo adivinaba al otro lado de las cosas », lit-on à un moment, en se référant à Solana (p. 49); « Como las acuarelas de Orlando, la huerta de mi padre era una región indemne del tiempo y yo no podía regresar a ella, igual que uno no puede cruzar un espejo », trouve-t-on encore ailleurs, à l’occasion cette fois d’une méditation de ce dernier (p. 132).
6Stendhal vs Carroll ? En tout cas, dans ces jeux de miroirs deux conceptions de la littérature sont confrontées, qui se résument dans les propos désabusés que tient alors à Minaya l’écrivain frustré Solana dans les dernières pages du roman : « […] yo era como usted, yo prefería el misterio aunque fuese al precio de la mentira, y pensaba que la literatura no servía para iluminar la parte oscura de las cosas, sino para suplantarlas » (p. 269-270 ; c’est moi qui souligne).
7Littérature du mensonge, littérature qui prête ses illusions aux lecteurs, ou bien littérature qui explore la face cachée du monde : il est clair en tout cas que Beatus Ille se propose d’être le roman qui explore la face cachée de l’illusion romantique d’une littérature qui serait reflet du monde ; ou son simple substitut. Et, de fait, dans un mouvement qu’on qualifierait volontiers de cervantin si cet adjectif n’avait été déjà trop usé, on voit bien qu’il y a dans ce roman tout à la fois la construction du Héros et de son revers, l’exaltation épique et son retournement, la volonté de trouver dans le monde la Littérature et la découverte renouvelée de ses vanités. Car, au bout du compte, c’est de ce débat que tire sa substance le personnage même de Solana.
8 On le sait : ce dernier est un poète qui s’est engagé comme on le disait à l’époque ; qui a pris fait et cause pour la République ; dont les poèmes, publiés dans quelques périodiques bien connus comme Octubre, puis El Mono azul, ou, d’une certaine façon, Hora de España le situent dans une mouvance communiste. Et c’est encore à ce titre d’écrivain militant qu’il doit d’être allé réciter ses vers sur le front, parmi les combattants ou que, bien plus tard, en 1969, des étudiants opposants à Franco se repassent sous le manteau, dans une vague cafetería de la Cité Universitaire de Madrid, les pâles photocopies de ses vers d’antan (p. 19). C’est sur le modèle littéraire que lui offrait la biographie imaginaire forgée par Max Aub avec son Jusep Torres Campalans que se construit Beatus ille dans cet aspect des choses : les documents, incontestables et que le lecteur ne peut qu’identifier comme éléments du réel, servent à mieux fonder l’illusion et donc à créer les conditions de la mystification. Comment douter de l’existence de ce « peintre catalan ami de Picasso » lorsqu’on voit dans le volume de sa biographie une photographie qui représente incontestablement Picasso accompagné d’un homme, dont la légende dit qu’il est Jusep Torres Campalans ? Traduit en France, c’est d’ailleurs dans une collection d’art, et non de fiction, que ce roman de Max Aub est publié, ce lieu d’édition étrange venant alors parachever, comme en l’authentifiant, le processus mystificateur, donnant pour réelle l’existence de ce peintre Jusep Torres Campalans qui n’a jamais existé. Muñoz Molina a retenu la leçon : ne mentionne-t-il pas lui aussi une photo légendée, qui montre « Rafael Alberti, José Bergamín y Jacinto Solana en las dependencias del Quinto Regimiento » (p. 19) ? Or cette photo existe, avec cette légende-là et elle fut publiée dans le numéro 10 de El Mono azul du 23 octobre 1936 : sauf que le nom de Solana y a remplacé celui, originel, de Manuel Altolaguirre.
9 De façon plus générale, s’il est clair que Solana est présenté comme un épigone de la supposée « génération de 27 » par son itinéraire et ses premières publications (dans La Revista de Ocidente ou La Gaceta Literaria lorsqu’il se fait surréaliste, p. 31) c’est toutefois au groupe, un plus jeune et qui émerge à la veille de la guerre, qu’il est rattaché. Concrètement, Solana apparaît ici comme une sorte d’alter ego légérement décalé de Miguel Hernández : « [Solana] no tenía más amigos en Madrid que Buñuel y Orlando […] y luego, muy poco antes de la guerra, Miguel Hernández, que era más joven que nosotros y veía en él como un espejo de su propia vida » (p. 31).
10Le choix de cette référence n’est pas fortuit : poète devenu militant, arrêté, condamné, mort au bagne (où Solana est censé le rejoindre en 1940, p. 126), Hernández incarne évidemment le destin tragique du poète engagé par excellence. C’est du rapprochement entre biographie réelle, celle de Miguel Hernández, et biographie fictive, celle de Solana, que cette dernière tire son épaisseur et que s’impose l’image, un peu convenue, du poète-militant qui va déclamer ses vers sur les lignes, qui renvoie là encore à une photo célèbre du Mono Azul montrant justement Hernández dans cette attitude. Mais le rapprochement entre le personnage inventé et celui de l’histoire a au moins une autre fonction : c’est que leur vie peut être mise sous le signe, essentiel mais ambigu ici, de ce monde rural auquel renvoie, par des modalités diverses, le titre même du roman, Beatus ille, qui relève d’une tradition bucolique, plus ou moins subvertie au demeurant, qui découle d’un vers d’Horace. Solana, tiraillé entre ses origines terriennes et l’image d’un père, replié obstinément sur sa huerta, qu’il fuit, qu’il admire et qu’il croit avoir trahi, ne peut que se reconnaître et tout à la fois rejetter l’image complaisante du poète-berger que la légende a vite forgée autour d’Hernández : « A Solana le desagradaba mucho el modo en que Hernández alardeaba de sus orígenes. ‘Yo también he cuidado cabras’, decía, ‘pero no me parece que eso sea un motivo de orgullo » (p. 31).
11Face à l’image, ainsi rejetée, du poète-pátre, le Solana que développe Beatus ille en suggère une autre, sur le mode héroíque cette fois. En effet, Solana est mis, d’abord dans la matérialité du texte, puis par l’imagination supposée de Minaya, sous le signe de Garcilaso, le poète-guerrier par antonomase : « Al principio sólo escribía y esperaba, dijo Frasco, y la pistola y la pluma permanecían siempre al alcance de su mano » (p. 199; c’est moi qui souligne).
12Ce qui est ici énoncé comme complémentarité (« la pistola y la pluma »), devient alternance à la fin de la dernière page de la deuxiéme partie du román : « […] igual que ha cerrado el cuaderno y ajustado el capuchón de la pluma, [Solana] apaga la vela, quita el seguro a la pistola […] esperando hasta que los guardias han llegado tan cerca que ya puede alcanzarlos con sus disparos » (p. 231; c’est moi qui souligne)
13Dans cette alternance entre l’arme et la plume, Solana paraît être alors l’égal de son illustre prédécesseur qui rappelait à sa très chère Marie que c’est au plus fort des combats qu’il était parvenu à écrire cette troisième Eglogue qu’il lui dédiait, « prenant tour à tour et la plume et l’épée », (« tomando ora la espada, ora la pluma », « Egloga tercera », v. 40) : l’arme, avec le temps, a changé, mais pas l’essentiel qui esquisse un destin héroïque qui fait de l’acte d’écriture comme le revers exact de l’acte guerrier. Le contexte de la guerre civile, avec ses poètes- soldats, réactive ainsi un fort stéréotype de la culture espagnole et les place dans la continuité d’une histoire, dont les enjeux, entre armes et lettres, constituent bien une certaine matière du roman.
14 Si Solana, en effet, est assimilé au poète-guerrier de la tradition, c’est par la grâce de l’imagination prêtée à Minaya et le poids qu’en elle tient justement cette tradition. Car, si on regarde bien le texte précédemment cité, on voit alors que c’est dans « l’au-delà de la dernière ligne du cahier bleu, dans un espace dépouillé de réalités et de mots, absent de toute mémoire [que] Minaya a voulu forger la figure ambiguë d’un héros » (p. 231) : rien ne lui en donnait le droit, aucune preuve, aucun écrit, aucun document : seule la Littérature et ses mensonges ont ainsi créé ce héros impossible et l’image de l’écrivain qui, lorsqu’il a achevé son manuscrit referme son stylo pour mourir au combat. C’est Minaya et Minaya seul qui lui attribue ces gestes, c’est son imagination qui le porte à croire et à ce manuscrit qui n’existe pas et à cette mort conforme qui ne s’est pas produite.
15Le mouvement du roman est ainsi donc de donner à voir tout à la fois l’image du Héros et son revers, son autre face ; il montre comment se forge cette image et comme elle se défait, puisque Solana n’est pas et ne pouvait pas être l’écrivain mythique que la foi militante de l’ami de Minaya a inventé et que Minaya a reproduit. Et c’est que sa littérature de combat est suspecte. Son ami Manuel le suggère presque d’emblée, doutant, dit-il, qu’il aurait aimer voir ses romances de la guerre lui survivre si longtemps (p. 31). Et le roman, dans son déroulement, découvre en effet un Solana honteux de sa production littéraire de la guerre, lorsqu’il évoque :
« la fabricación metódica de romances contra el fascismo y piezas de teatro que algunas veces vi representar por los frentes con una sensación de vergüenza y de fraude tan intensa y tan inconfesable entonces como la que me producía verme vestido con un mono azul entre los milicianos » (p. 271).
16Romancero ou « théâtre de circonstances » (pour reprendre le terme par lequel Max Aub, justement, désignait son propre théâtre pour le front), l’œuvre de Solana renvoie ainsi, plus généralement, à toute la littérature d’urgence que la guerre a provoquée. Mais le débat qu’elle ouvre n’est pourtant pas un débat rétrospectif et pensé dans les termes d’une histoire révolue, puisque qu’au contraire c’est pendant la guerre elle-même, en son sein et parmi les écrivains engagés dans la cause républicaine que l’interrogation sur les limites de cet engagement de l’écriture s’est formulée. Dans un contexte précis, que Beatus ille rappelle opportunément. En effet, voulant le tourner en dérision, le peintre libertaire et homosexuel Orlando dit à Solana :
« Solana, debes volver cuanto antes a Madrid. El frente va a desmoronarse si tú no vas a recitarles a nuestros soldados alguno de tus romances comunistas. Hasta los intelectuales claman por ti. El otro dia me encontré a Bergantín, con esa cara de recién comulgado que tiene siempre, y me dijo que en cuanto volvieras iba a nombrarte secretario suyo para ese congreso que preparáis en Valencia. No te lo pierdas, Marianita, el Congreso de Intelectuales Antifascistas o algo parecido » (p. 160-161).
17Historiquement, le congrès des intellectuels antifascistes auquel fait ici référence le roman se tint en effet à Valence en juillet 1937. Or c’est justement à la veille de cette date, au mois de juin, que, dans la fiction, Solana, invité à y participer et à une fonction importante puisque José Bergamín y tient une place centrale, est supposé avoir cessé d’écrire et renoncé à ses fonctions de propagandiste pour partir comme simple soldat au front (p. 125) : comme si, d’une certaine façon, c’était le Congrès qui le tuait littérairement, l’imminence de sa tenue l’obligeant à renoncer à ce qu’il avait été jusque-là et qui faisait précisément sa gloire illusoire aux yeux de Minaya et de ses compagnons militants de l’hiver 1969.
18Mais c’est que, historiquement, ce Congrès, tenu en pleine guerre pour réfléchir sur le rôle des intellectuels et des écrivains dans la lutte antifasciste, mit en cause, au moins partiellement, ce qu’est fictivement Solana : la « ponencia colectiva » des écrivains espagnols, lue à la tribune au Congrès de Valence par Arturo Serrano Plaja et publiée dans Hora de España en août de la même année, le dit clairement :
« No lo negamos [el arte de propaganda] pero nos parece por sí sólo, insuficiente. En tanto que la propaganda vale para propagar algo que nos importa, nos importa la propaganda. En tanto que es camino para llegar al fin que ambicionamos, nos importa el camino, pero como camino. Sin olvidar en ningún momento que el fin no es, ni puede ser, el camino que conduce a él. »
(Reproduit dans J. Lechner, El compromiso en la poesía española del siglo XX, Leiden, Université, 1968, t. I, p. 265-272).
19Cette ponencia mettait donc largement en cause un art qui ne serait que ce qu’elle désignait du terme de propagandismo puro ou – comme l’écrira plus tard Antonio Sanchez Barbudo – le cartelismo fácil y demagógico (J. Lechner, ibid, p. 276) : c’est-à-dire, en fin de compte, un art qui abdiquerait, pour les besoins de la cause et sous la pression des circonstances, de ses finalités propres et de ses exigences esthétiques : c’est-à-dire encore, précisément l’art qu’est supposé produire Solana durant la guerre, trahissant ses propres aspirations et s’enfermant dans la rhétorique de l’engagement au détriment du chef-d’œuvre qu’il croyait pouvoir donner.
20Dans cette critique faite à Valence du propagandisme pur, ce qui était mis en cause, en fait, c’était une conception du langage, illusoirement tenu pour transparent à l’idéologie et fallacieux reflet du réel. Bref : l’idée qui voudrait que s’impose dans son évidence une écriture du Vrai, dont l’histoire ne serait alors que la réalisation triomphante. Et ce qu’écrit le roman, c’est cette illusion et son revers : l’histoire n’est plus contenue dans le récit linéaire de cette vérité, elle devient confusions, médiations, erreurs et trahisons : au Héros se substitue l’Imposteur alors que s’ouvre l’ère du soupçon.
21L’histoire n’est plus contenue dans le récit et dans sa présomption à énoncer le vrai ; aussi le roman cesse-t-il d’être réductible à un récit pour devenir le lieu où se confrontent de multiples itinéraires possibles. On ne peut pas lire le roman du seul point de vue de Solana, ou de Minaya ; pas plus, au demeurant, que de celui de Múñoz Molina lui-même : c’est-à-dire depuis 1937, 1969 ou 1986. Ce qui organise la matière romanesque, c’est ici la mise en perspective de ces différents temps de l’histoire, dans une quête obscure où il n’y a plus un discours du vrai, et où à la présomption d’innocence de la parole, se substituent quêtes, tensions, conflits entre vérités fragmentaires et multiples. Circulaire, faite d’allers et retours, d’images reflétées, l’histoire avance pourtant. Solana a perdu son identité et, après avoir voulu se faire un nom, tel le héros de Jules Verne – ou d’Homère – il est devenu Nemo ou Personne (p. 52). Mais l’enquête de Minaya lui restitue son nom qui est d’ailleurs, dans son effarement de se découvrir en sa présence, le seul mot qu’il peut encore formuler : « Solana, repitió, incrédulo […] » (p. 264). Mais cette reconquête d’une identité perdue, diluée dans la défaite et les désastres de 1937 ou de 1947, ne peut se réaliser qu’au seuil de la mort de ce même Solana sur laquelle s’achève le roman : il fallait refaire tout le parcours, que resurgissent les ombres et que parlent les morts pour que l’histoire de l’Espagne puisse reprendre son cours, paralysé par la tyrannie et le triomphe de sa rhétorique. Mais reprendre le fil rompu de cette histoire, c’est aussi lui assigner un terme : littéralement, le roman fait le deuil d’une histoire, reconvoquant le passé pour en conjurer les maléfices. De ce point de vue, la fin présumée du roman semble claire. Inés, amante de Solana mais de la génération de Minaya, rétablit les équilibres en devenant la maîtresse de celui-ci : son départ vers Minaya, que lui impose Solana à la fin du roman, est alors comme la marque de cette continuité du devenir historique qui fait de Minaya l’héritier de toute cette histoire : héritier de Manuel, héritier de Solana, il boucle la boucle, referme un cycle, redonne son unité à une identité déchirée, met un terme au passé et engage le futur. C’est peut-être ainsi que doivent s’entendre alors les deux mots sur lesquels s’achèvent le roman et qui en reproduisent le titre : « beatus ille » (p. 281), sans italiques, sans majuscules, comme conclusion au flot d’une longue phrase de treize lignes où ils apparaissent alors dans leur sémantisme propre de l’évocation du bonheur, comme s’il s’agissait de la conclusion d’une liturgie en même temps que d’une sorte de bénédiction paradoxale prononcée depuis le seuil de sa mort par Solana pour ce retour vers la ville qu’entreprennent ensemble Minaya et Inés et qui semble désigner le renouement d’une histoire jusque-là suspendue dans la nuit de l’anonymat.
22Le roman de Muñoz Molina n’est pas l’épopée de la guerre, mais la reconstitution de la mémoire déchirée de l’impossible héroïsme : roman et récit ne coïncident plus et le premier est la mise en forme des divers récits qui constituent l’Histoire, tout aussi nécessaire à reconquérir contre l’oppression du silence qu’impossible à penser dans les termes univoques d’une épopée perdue. Méta-littérature, littérature sur la littérature et ses mensonges que ce roman, car ce roman interroge « la vérité de la fiction », en sachant, comme le dit joliment José Carlos Mainer, que siempre hay otro libro que nos precedió (De post-guerra, Barcelona, Crítica, p. 160).
Auteur
Professeur à l’université de Paris IV.
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