Chapitre 2
Les consensus de l’aménagement rural : de fausses évidences ?
p. 35-50
Texte intégral
1Diversité des situations, inégal développement d’un secteur à l’autre, dilution de tous les éléments significatifs dans des espaces de moindre densité de population, labyrinthe des pouvoirs qui se doublent ou se chevauchent, autant de réalités qui rendent délicate l’analyse et compliquent les actions à mener dans l’espace rural. Il n’est pas étonnant que pour surmonter ces handicaps, scientifiques et acteurs se soient retrouvés sur deux propositions évidentes : la nécessaire simplification de la pyramide administrative et le principe d’une répartition égalitaire des équipements. La logique apparemment incontournable de ces propositions ne masque-t-elle pas une simplification abusive des situations réelles ? Les admettre sans évaluer leurs limites et les difficultés des éventuelles applications revient à sacrifier le court terme aux moyen et long terme pour les politiques, à interdire des pistes nouvelles aux aménageurs et pour les chercheurs à accepter des hypothèses de travail sans les soumettre au crible de la critique.
1. De la pyramide administrative
2On dénonce à l’envi la lourdeur et la pesanteur d’une administration où s’entrecroisent, se concurrencent, se chevauchent les pouvoirs de différents niveaux, de la commune à l’Europe en passant par les cantons, les arrondissements, les départements, les régions. Est-ce encore possible de compter aujourd’hui 36558 communes, 3995 cantons, 96 départements et 22 régions ? Souvent décrite et décriée, lourde et lente, la pyramide administrative française même dépoussiérée par la loi de déconcentration de 1982 semble hors d’âge à l’heure du TGV, des vitesses supersoniques, de la transmission de l’information par satellite. On s’en gausse volontiers et depuis plusieurs lustres, de sérieux efforts de simplification ont été tentés1 ; la dernière loi d’orientation ouvre la porte à de nouvelles possibilités, comment sera-t-elle interprétée2 ? A dire vrai, le problème est beaucoup plus complexe qu’il ne semble au premier abord. D’une part, ces différents niveaux correspondent à des étapes successives de notre histoire ; ils représentent souvent des compromis entre des contraintes inextricables. De l’autre, ils ont fait naître des habitudes profondément ancrées dans les mentalités ; entre toutes ces réalités vécues, se sont établis des équilibres de pouvoir.
Trois besoins fondamentaux
3En premier lieu, la mosaïque administrative répond à trois besoins fondamentaux, différents et pourtant totalement interdépendants :
4– la nécessité de gérer le local, le régional suppose une flexibilité de la hiérarchie et exige une déconcentration des pouvoirs. La loi de 1982 est allée dans ce sens ; les collectivités locales ont multiplié les initiatives, parfois juxtaposé des équipements insuffisamment employés, commis certaines erreurs de gestion explicables de la part d’équipes mal préparées à jouer ce rôle. Des excès de pouvoir ont été observés. N’est-on pas allé trop loin ? La question a été discutée et la nouvelle loi propose dans le même esprit que certaines mesures antérieures, des possibles regroupements, des associations à différents niveaux ; elle suggère des notions à géométrie variable telles que « pays » ou « bassin de vie »3.
5Les expériences diverses de la décentralisation ont montré les limites effectives de mesures qui ont entraîné des charges accrues pour les contribuables au niveau local ou régional. L’Etat ne peut renoncer à une certaine cohérence d’ensemble, il ne peut accepter une trop grande atomisation des engagements financiers dont il finit par devoir répondre. Pour contrebalancer ces multiples initiatives locales qui peuvent aller dans toutes les directions, pour rapprocher le pouvoir central des individus, la nouvelle loi modifie le pouvoir des préfets4. Entre le maquis des contestations de catégories particulières, d’exigences localisées, et les impératifs de l’Etat, les choix seront souvent difficiles et il faudra beaucoup de diplomatie aux préfets pour trancher, sans faire trop fréquemment appel à l’arbitrage du premier ministre. On ne peut pas éviter la difficulté majeure de tout aménagement : l’articulation entre les objectifs nationaux et les intérêts particuliers ou locaux. Le compromis est inévitable et entraîne obligatoirement des mécontents. Seule une réforme fondamentale redéfinissant les compétences de chacun et la difficile réforme fiscale pourraient permettre de progresser. Jusqu’alors aucun gouvernement ne les a osées :
6– mais il faut compter également avec le niveau européen et les mesures que peut prendre depuis le premier janvier 1995 la nouvelle Organisation mondiale du Commerce. Toute initiative économique ou de service dépend aujourd’hui de ces réglementations internationales, sans que pour autant la nécessité de penser les actions au niveau local disparaisse.
7Cependant la plus grande difficulté ne vient-elle pas des hommes eux-mêmes ? Ils n’entendent pas renoncer à leurs pouvoirs acquis, se montrent souvent plus prêts à ne pas respecter la répartition des compétences qu’à participer à l’élaboration d’une simplification de celle-ci. L’allègement de la pyramide administrative se heurte aux habitudes acquises ; elle ne se réduit pas à une pure logique d’organisation ; elle doit tenir compte de l’évolution des modes de vie en particulier de la manière dont les différentes catégories sociales perçoivent la distance, dont les individus ont besoin de services de proximité. La dimension des mailles du découpage territorial n’est pas conçue de façon identique par tous.
Des « vécus » différents d’un niveau à l’autre
8Créés au fil du déroulement historique, ces niveaux administratifs correspondent à des pratiques différentes : la commune représente un besoin, le canton est devenu une nécessité avec la création des nouveaux services sociaux, l’arrondissement défendu par les grandes administrations facilite le fonctionnement des réseaux politiques ; deux siècles d’existence ont légué au département une réalité objective et les régions, malgré leur montée en puissance demeurent des entités plus lointaines pour les individus.
9Dans le contexte actuel, la commune semble le niveau le plus obsolète pour un grand nombre. Le maillage trop fin de leurs territoires complique la gestion des services, l’implantation d’entreprises d’envergure ; l’inégalité de leurs ressources entraîne des différences de possibilités d’action par exemple entre communes disposant ou non de bénéfices d’affouage ou de taxes professionnelles ; de longue date, on a dénoncé leurs modestes dimensions au nom des économies d’échelle, de l’efficacité, de la modernisation. Un grand progrès a été accompli grâce aux regroupements intercommunaux5 dont le succès a été incontestable. Pourtant dans l’espace rural où chacun se connaît, le maire joue un peu le rôle de shérif, il est l’interprète des aspirations locales qui, sans lui, resteraient ignorées ; même dans ces villages qui n’en finissent pas de mourir, il assure une présence irremplaçable. C’est un fait : dans ces petites unités, les élections municipales remuent les passions alors que les autres consultations se déroulent souvent dans l’indifférence ; pour le renouvellement du conseil municipal, l’enjeu est tangible et immédiat ; les maires y sont choisis davantage pour leur capacité d’arbitrage que pour leur engagement politique. Seul le groupe de Seillac6 en proposant que la commune actuelle puisse devenir « section de canton », comme naguère les hameaux étaient sections de commune, rappelle que tout nouveau maillage du territoire doit permettre regard, information et concertation sur l’ensemble du territoire. Rappel judicieux au moment où parallèlement en ville et dans les banlieues, on réinvente les services de proximité, le rôle des îlots et des espaces de vie.
10Les cantons furent naguère les relais du premier exode vers la ville. Depuis longtemps, les sociologues voient en eux les communes de demain7. Volontiers endormis lorsque Paris créait le « désert français »8 et que se formaient les régions industrielles de la périphérie, ils connaissent, dans l’ensemble, un renouveau d’activité avec l’élévation du niveau de vie, la diversification des besoins, le développement des services sociaux, le rôle des banques et des coopératives, le développement du tourisme vert. Premier niveau de l’organisation urbaine, il a aujourd’hui un rôle indéniable et la SEGESA a choisi le canton comme unité de base de ses recherches statistiques pour mieux cerner la diversité agricole et rurale de la France. La carte montre la diversité des situations et l’ampleur de l’éventail entre le canton oublié et celui qui peut revendiquer le statut de pays9.
11L’arrondissement a moins porté à polémique que d’autres divisions ; c’est à lui que les administrations pensent aujourd’hui comme étant la bonne dimension pour des projets valables d’aménagement. Circonscription électorale pour la députation, il correspond à un niveau politique majeur qui sert de base aux élus pour établir leurs réseaux avec les maires et les conseillers généraux, quasi indépendamment de l’organisation économique du territoire considéré. Malgré la décentralisation, il demeure le relais le plus sûr des décisions centrales, la voie pour faire comprendre au Parlement, l’importance de telle ou telle question de portée générale. Par ses dimensions, le nombre de ses unités (350), l’arrondissement pourrait servir de référence à des remaniements de la carte administrative, mais il faut encore compter avec les communes et les cantons.
12Au niveau des départements et des régions, la situation est encore complexe. Deux siècles d’histoire ont profondément ancré les rouages administratifs du département et le groupe de recherche animé par A. Guéllec a bien démontré tous les effets induits sur le territoire de ce découpage conçu sous la Convention10. Même s’il n’est plus besoin d’une journée, au siècle de l’automobile pour rejoindre le chef-lieu départemental, le maillage reste valable car on ne saurait aujourd’hui passer plus d’une heure pour aller régler des affaires courantes, tant le temps est devenu précieux. Depuis 1982, les conseils généraux jouent un rôle important dans la gestion des affaires à côté des préfets dont le pouvoir a reculé. Il est bien difficile de renier le département.
13Au lendemain de la guerre, l’élargissement des échanges économiques et la perspective européenne ont commandé le passage du maillage départemental au maillage régional. Cette étape vers de nouvelles échelles de gestion du territoire semble maintenant bien timide si on compare ce découpage à celui des régions des autres pays européens11. La genèse en fut pourtant difficile et son histoire est une suite de compromis, d’hésitations, de modifications des limites12. Cadre de nombreuses décisions économiques, administratives, judiciaires, la région demeure davantage une affaire de responsables, de politiques qu’elle ne génère un sentiment d’appartenance populaire.
14Il en résulte une lourdeur de fonctionnement, un renouvellement incessant de tensions entre les différents niveaux administratifs dont les compétences insuffisamment hiérarchisées ne sont pas respectées à la lettre ; ceci représente une difficulté majeure pour les créateurs d’entreprises qui se perdent dans le dédale des démarches à effectuer et réclament un seul interlocuteur. Le nécessaire allègement de la pyramide administrative favoriserait les économies d’échelle, entraînerait une plus grande rapidité d’exécution, mais il exigerait un véritable chantier de mise à plat de l’ensemble des textes et réglementations ; il peut avoir des effets secondaires d’isolat soit pour des personnes, soit pour des territoires. Il demande surtout plus que la suppression de certains niveaux, une parfaite codification des pouvoirs et leur hiérarchisation, une distinction sans ambiguïté de ce qui doit rester entre les mains de l’Etat et de ce qui doit être reconnu aux pouvoirs locaux.
15En fait, la réforme éventuelle pose des questions différentes à la recherche, à l’administration et aux pouvoirs publics. Ces derniers, tous convaincus que les différents niveaux doivent s’emboîter comme des poupées gigognes, savent l’importance des élus aux divers échelons et mesurent les déboires qu’une réforme radicale entraînerait. Les différentes administrations voient la simplification de leur travail en statuant sur 350 unités au lieu de 36000. Il revient à la recherche d’évaluer l’ancrage des habitudes de cette pyramide, mais également d’observer dans quelle mesure les acteurs de la société libérale où nous sommes remettent en cause les découpages territoriaux antérieurs. Les remous que provoque l’importance accordée par la nouvelle loi aux « pays » et « bassins de vie » le montrent bien.
Pays et bassins de vie
16L’idée de considérer des « pays » ou des « bassins de vie » pour contourner les maillages institutionnels trop fins, s’appuient sur deux faits objectifs qui permettent d’envisager des unités de plus grande dimension, mieux adaptées aux exigences de la vie moderne : l’évolution des transports et l’apparition des nouveaux moyens de communication. En outre, l’émergence de nouveaux territoires qui ne se superposent pas exactement aux divisions administratives, qui se créent parfois à la limite de plusieurs cantons, ou départements, qui tissent des liens éventuellement de part et d’autre de frontières expliquent la nouvelle volonté politique de leur assurer une flexibilité d’action et de développement. C’est pour eux que les articles 22 à 24 de la loi introduisent une notion complexe, « le pays », c’est-à-dire « un territoire présentant une cohérence géographique, culturelle, économique ou sociale ».
17Le terme rappelle aux géographes l’époque lointaine où l’on dénombrait les régions naturelles en « observant les correspondances entre caractères naturels et particularités humaines qui en découlent », une ancienne approche dépassée par l’évolution de la vie relationnelle13. Gallois déjà avait insisté sur la cohésion historique de ces unités rassemblées très souvent autour d’une petite ville14 ; ils ont couvert la France de noms de pays ressuscités plus ou moins volontairement au moment de la Résistance. Le propos actuel diffère quelque peu de cette ancienne acception. Il s’agit de reconnaître des « communautés d’intérêts économiques et sociaux », « le cas échéant, les solidarités réciproques entre la ville et l’espace rural » ; en outre, « en concertation avec les acteurs concernés, un projet commun de développement » doit être défini. En somme, une entité territoriale déjà esquissée qui entend aller plus loin dans la réalisation collective de son destin, sans être pour autant une unité administrative.
18La proposition a engendré différents types de réactions allant de la méfiance à l’interprétation active. Des bassins de vie, pour quoi faire15 ? Malgré les assurances qui ont été données, a plané la crainte d’un nouveau découpage qui deviendrait électoral. Le second paragaphe de l’article 22 demande aux commissions départementales de la coopération intercommunale de formuler des propositions de délimitations de pays dans un délai de 18 mois. Doivent-elles couvrir la totalité du territoire ? Oui, sans aucun doute, dans l’esprit de certains fonctionnaires. Pas obligatoirement dans les faits, si l’on s’en tient à la stricte définition de la loi ; nous savons tous qu’il existe des espaces intermédiaires mal structurés et ce serait le rôle des chercheurs de le montrer, seront-ils pris de court par les services ou les politiques ? D’ores et déjà, la circulaire d’application recommande que ces espaces « constituent des entités de taille suffisante pour conduire des stratégies économiques viables ». Elle précise que le pays ne peut être circonscrit à un seul canton16. Emerge ici et là, l’idée que les pays vont quasi se confondre avec les arrondissements. C’est oublier la vitalité de certaines unités, l’important travail de regroupement effectué par les associations intercommunales qui ont remporté ces dernières années un succès indéniable ; c’est surtout croire à tort que dans l’état actuel des déséquilibres ruraux, le territoire national serait une coalescence d’unités dynamiques porteuses de projets ; c’est enfin ouvrir la porte à des concurrences stériles entre d’éventuels bassins d’emploi. Enfin on doit rappeler que ces pays destinés à recevoir une aide financière ne seraient qu’une vingtaine au maximum, dans une première étape expérimentale.
19Indispensable, l’allègement de la pyramide administrative est loin d’être simple. De nombreuses difficultés surgissent, rappellent l’importance à accorder au vécu, aux mentalités quelle que soit l’urgence de simplifier le travail de gestion du territoire ; partout s’imposent des méthodes flexibles face aux habitudes plus rigides de planification. Le jeu entre les deux tendances doit être éclairé par le rappel constant des évolutions de fait dans un espace rural où brassage et mobilité des populations ne cessent d’augmenter.
2. De la répartition égalitaire des équipements
20Présenté comme une évidence absolue, le deuxième principe qui sert d’argumentation à l’Aménagement rural, est celui d’une égale répartition des équipements, considérée comme la condition indispensable du respect de l’égalité des chances pour tous les citoyens. Cet objectif ne saurait être mis en doute, il est indissociable du fondement de l’esprit républicain ; chacun doit disposer des mêmes conditions pour construire sa vie. Le principe de l’égale répartition des équipements est-il le seul moyen pour atteindre le but recherché ? Ne faut-il pas analyser de plus près les solutions envisagées ou peut-être, dans certains domaines, en envisager d’autres ?
21Précisons que par équipements, nous entendons ceux du service public : infrastructure de transport, poste et télécommunications, équipements scolaires et de santé. L’histoire de la République a légué des images prégnantes, profondément inscrites dans les mentalités : chaque village avait son école et sa poste ; la fin du XIXème siècle a vu construire mairie, écoles des filles et des garçons, bâtiment du facteur et de son logement. Dans la continuité, on a simplement transposé à une autre échelle : aujourd’hui, chaque chef-lieu de canton a son collège, chaque ville moyenne son lycée et la carte universitaire donne une belle image de la dispersion des implantations. Chaque jour, de nouvelles prétentions s’inscrivent dans la foulée et les campagnes électorales pour les conseils municipaux fourmillent d’exemples allant en ce sens.
22Pour différentes raisons, on a en réalité, fait l’économie de la distinction entre les types de service, sans s’interroger suffisamment sur la nécessité de proximité. La répartiton actuelle des services résulte d’un laisser-faire face à l’augmentation des demandes et d’un calcul économique à très court terme. La politique intervenant, il devient difficile de démêler l’écheveau.
Une inégale répartition aujourd’hui
23La répartition inégale des équipements sur l’ensemble du territoire est un fait ; elle n’est pas spécifiquement française ; comparée à celle de l’Amérique du Nord, elle est même dérisoire, mais les contextes géographiques diffèrent profondément. Toute société se situe entre l’héritage d’un passé plus ou moins lourd et un avenir à construire. Les moyens dont elle dispose sont l’aboutissement de réseaux d’âge, de techniques, d’esprits entièrement différents ; il convient de renouveler la lecture de l’espace au moment où l’on ajoute une nouvelle pierre à l’édifice, de ne pas le regarder avec les yeux du passé, mais avec les possibilités qu’offre l’avenir.
24Or la volonté d’assurer à tous les mêmes services a conduit dans un premier temps à réparer des inégalités flagrantes, en particulier dans le domaine du transport et des télécommunications ; lors des années glorieuses de l’expansion économique, de sérieux efforts dans le domaine de la santé et de l’éducation ont été également effectués. Les progrès scientifiques et techniques ont eu pour corollaire l’augmentation des coûts de construction des nouveaux équipements plus sophistiqués, sans que leur maintenance soit toujours budgétisée. Le déclin démographique de l’espace rural a parallèlement diminué la fréquentation ; la voie était ouverte pour une critique comptable de ces équipements dont l’utilisation n’assurait plus la rentabilité alors que les facilités modernes de transport pouvaient corriger les inconvénients d’une plus grande dispersion dans l’espace.
25Toute une série de mesures ont été prises en ce sens. On a assisté à la fermeture de nombreux bureaux de poste dans les villages ou à des ouvertures très réglementées ; les circuits de distribution du courrier ont été refondus au niveau cantonal ; des services fiscaux itinérants ont été créés ; les efforts de restructuration hospitalière ont fait couler beaucoup d’encre ; le regroupement des classes primaires a été généralisé, le ramassage des enfants dès le plus jeune âge a compensé les inconvénients des regroupements. Dictées par un double souci de qualité exigible pour l’équipement considéré et de rentabilité économique (calculée dans le cadre strict de l’établissement), toutes ces mesures aboutissent à une polarisation des services au niveau des chefs-lieux de canton pour un certain nombre, ou des villes petites ou moyennes. De même que les regroupements intercommunaux ne coïncident pas toujours obligatoirement avec les découpages territoriaux antérieurs, de même ces efforts de restructuration effectués dans les logiques verticales spécifiques des différentes branches d’activité, n’entrent pas dans une conception planifiée de l’armature urbaine dont l’image se modifie, les règles de rapport entre taille et fonctions évoluant selon les mesures prises dans la foulée de la déconcentration des pouvoirs.
Questions à poser
26Cette politique au fil de l’eau pose à la réflexion un certain nombre de questions :
27– tous les services doivent-ils se trouver partout au risque de ne pouvoir atteindre partout, non pas la même rentabilité, mais la même qualité ? N’a-t-on pas confondu égale répartition des services et égale accessibilité individuelle à ces services ? S’est-on suffisammant interrogé sur la notion même de service public et sur la spécificité de chacun d’entre eux ? S’est-on posé correctement la question des services de proximité selon l’âge des personnes, leur état de santé, leurs moyens financiers. A-t-on prévu des solutions multiples selon les différentes catégories considérées et n’a-t-on pas contribué avec des solutions stéréotypées à bloquer le système ? A-t-on établi une distinction nette entre les services ?
28Il existe des impératifs de base qui exigent la meilleure répartition possible sur l’ensemble du territoire : les communications, la poste, voire les autoroutes de l’information. Mais n’a-t-on pas accordé davantage d’importance à l’existence d’un équipement qu’aux possibilités de son fonctionnement souhaitable ? L’exemple de l’enseignement est à cet égard instructif : la nouvelle société ayant misé sur un baccalauréat ouvert au moins à 80 % de la classe d’âge concernée, le temps n’est plus d’envisager une autre forme de démocratisation de l’enseignement que celle du réseau actuel des collèges et des lycées dont il faut améliorer autant que faire se peut le fonctionnement. Mais le schéma étendu à l’enseignement supérieur n’a pas permis d’assurer les meilleures chances aux adolescents, malgré les efforts d’orientation. Les filières ne sont-elles pas trop indifférenciées17 ? La question est brûlante, les avis divergent ; il est certain que le contexte actuel exige un niveau de formation de plus en plus élevé. Ne serait-il pas préférable de créer des établissements supérieurs spécialisés, soit à l’échelle de l’hexagone, soit à celle des grandes régions au lieu de saupoudrer des unités semblables qui fonctionnent avec des moyens dérisoires, sous réserve d’une sérieuse orientation des jeunes nantis du baccalauréat. Nous avons conscience de la complexité du problème, de la force des mythes. Nous posons toutes ces questions pour aller au delà des discussions en cours et pour nous interroger sur les limites du principe de la répartition égalitaire des équipements, compte tenu des moyens actuels de déplacement des individus. La solution adoptée masque pour nous une contradiction de la société actuelle. Paradoxalement, la permissivité accordée aujourd’hui à la jeunesse a pour corollaire la prolongation de leur domiciliation familiale : plutôt le car de ramassage que la pension, plutôt une faculté à demeure que l’éloignement temporaire pour des études bien définies et de haut niveau. La peur inhérente à notre monde entraîne un repli sur soi et le passé ; la peur de vivre ailleurs oblige à des migrations alternantes épuisantes. C’est au nom de ces aspirations frileuses que l’on défend la répartition égalitaire de tous les équipements ; enfermé dans la devise « vivre au pays », on a peu réfléchi aux réelles possibilités de vivre dans un espace rural modernisé. Si l’on veut garder une logique économique, a-t-on comparé le coût d’une nouvelle faculté à celui d’unités de logements pour des étudiants boursiers qui iraient étudier à distance dans des établissements bien équipés, ils n’en perdraient pas pour autant leurs racines.
29Enfin on ne peut confondre égalité des individus et uniformité des territoires. Tout différencie ceux-ci : leur passé, leurs potentialités, la densité de leur population, les systèmes urbains où ils s’inscrivent18. La difficulté reste de trouver des solutions multiples.
30Allègement de la pyramide administrative, répartition égalitaire des équipements, deux principes apparemment évidents qui méritent attention et critique et sont finalement marqués au coin soit d’une fausse modernité pour le premier, soit à celui d’un immobilisme larvé pour le second. Une diminution du nombre des niveaux administratifs ne servira pas à grand-chose sans une redéfinition des pouvoirs de chacun dans la logique des institutions européennes. Un saupoudrage des équipements peut représenter un danger aussi grand que leur absence. Au-delà d’un simple quadrillage à plus larges mailles du territoire, d’une meilleure répartition dans l’espace des équipements, il faut réfléchir aux mobiles profonds des revendications et à des modèles possibles d’organisation du territoire au XXIème siècle dont le fonctionnement actuel de l’espace rural donne des indices indubitables. Ces signes multiples de profonds changements en cours passent quelque peu inaperçus ; leur dispersion, les anciennes habitudes, la force des discours répétés, la crise que nous traversons peuvent les occulter. Il appartient à la recherche de faire tomber les œillères qui détournent les yeux de ce qui se passe en réalité dans l’espace rural. A t-on bien pris la mesure que celui-ci dépend également d’un grand nombre d’acteurs, du jeu des systèmes qui s’y affrontent ?
Notes de bas de page
1 Loi de 1982 sur la déconcentration des pouvoirs.
2 JOURNAL OFFICIEL, 1995, Loi d’Orientation pour l’Aménagement et le Développement du territoire, n° 95-115, 4 février.
3 In loi du 4 février 1995, p. 20-21.
Titre II
DES PAYS
Art. 22
I. – Lorsqu’un territoire présente une cohésion géographique, culturelle, économique ou sociale, la commission départementale de la coopération intercommunale constate qu’il peut former un pays.
Lorsqu’un tel territoire dépasse les limites d’un seul département, les commissions départementales de la coopération intercommunale concernées constatent qu’il peut former un pays.
L’autorité administrative publie la liste et le périmètre des pays.
II. – Dans un délai de dix-huit mois à compter de la publication de la présente loi, les commissions départementales de la coopération intercommunale formuleront des propositions de délimitation de pays.
Art. 23
Le pays exprime la communauté d’intérêts économiques et sociaux ainsi que, le cas échéant, les solidarités réciproques entre la ville et l’espace rural.
Les collectivités territoriales et leurs groupements définissent, dans le cadre du pays, en concertation avec les acteurs concernés, un projet commun de développement.
Art. 24
I. – L’Etat coordonne dans le cadre du pays son action en faveur du développement local et du développement urbain avec celle des collectivités territoriales et des groupements de communes compétents.
II.– Il est tenu compte de l’existence des pays pour l’organisation des services de l’Etat et la délimitation des arrondissements.
4 La loi préconise un retour partiel au pouvoir des préfets.
5 Les regroupements communaux n’ont cessé de devenir plus nombreux ces dernières années, cf. LIMOUZIN P., 1988, Les communes et l’Aménagement du territoire, Sedes Diem.
6 PISANI E., Groupe de Seillac, 1994, Pour une agriculture marchande et ménagère, La Tour d’Aigues, éd. de l’Aube/DATAR, 185 p.
7 MENDRAS H., 1971, Les collectivités rurales françaises, Paris, Colin.
8 GRAVIER J.-F., 1947, Paris et le désert français, Paris, Flammarion, 317 p.
9 SEGESA, 1992, Nouvelle approche de la diversité des agricultures régionales, CIFAR.
10 GUELLEC A., GUELLEC J., 1993, Le département espace et institution, Paris, Dunod, 196 p.
11 BRUNET R., 1994, l’Aménagement du Territoire. Espace géographique, n° 1.
12 Cf. ex. de la région de Bourgogne par PLET F., in Géopolitiques des Régions françaises, LACOSTE Y., dir., Paris, Fayard, tome III, p. 327- 461.
13 PINCHEMEL P. & G., 1988, La face de la terre, Paris, Colin, p. 400.
14 GALLOIS L., 1908, Régions naturelles et noms de pays. Etude sur la région parisienne, Paris, Colin, In 8°, 356 p.
15 RENARD J., 1995, Le retour du pays, Sciences humaines, n° 8, février-mars.
16 Cf. Le Monde, 6 mai 1995, Mr Pasqua précise aux préfets l’organisation des pays.
17 Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, 1994, Les Enseignements Supérieurs en France, Mission de la Carte Universitaire et des Affaires Régionales.
18 DAMETTE (F.), 1994, La France en villes, La Documentation Française, Paris, 271 p.
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