Partis pris filmiques et pédagogiques pour l’enseignement de la géographie : approche historique
p. 99-106
Texte intégral
1Étudier l’évolution des partis pris filmiques et pédagogiques dans les films de géographie depuis le début du siècle permet de se poser de nombreuses questions : certaines relèvent directement de la didactique de la discipline, mais les plus nombreuses relèvent de l’histoire, à construire, du cinéma éducateur. C’est dans le cadre d’une thèse de géographie et de sciences de l’éducation, portant sur les rapports entre « les images animées et l’enseignement de la géographie » que la réflexion a été initiée : partant d’une problématique contemporaine, il fallut remonter le cours du temps et découvrir des films anciens. Mais si la recherche fut aisée pour les trente dernières années, qui bénéficient d’une abondante littérature descriptive et scientifique, au-delà, la question restait en jachère.
2L’histoire du cinéma éducatif (l’usage variable des termes pour qualifier ce cinéma : « éducateur », « éducatif », « d’enseignement » traduisant par ailleurs des limites variées pour définir le corpus) reste à écrire. Au sein de cette histoire, la place de la discipline « géographie » sera essentielle.
3Elle se caractérise en premier lieu par la quantité des films. Ainsi, par exemple, sur 1 200 titres du catalogue pour l’enseignement de la Gaumont en 1928, la moitié est en géographie, comme les 342 films sur 850 que possède en 1920 la cinémathèque du Musée pédagogique. Enfin, sur les 3 560 titres que compte en 1934 Le catalogue français des films éducatifs1, édité pour le congrès international de Rome, 1 371 sont des films de géographie.
4 La place dominante des films de géographie s’explique aussi pour des raisons idéologiques, car ces films sont au service du principal objectif pédagogique assigné alors au cinéma éducateur : ouvrir au réel et découvrir le monde, celui de l’empire colonial français particulièrement.
5Plus original pour l’époque, on trouve dans un rapport sur l’utilisation du cinématographe en géographie un autre objectif, rarement relevé :
L’emploi du cinématographe, qui apprend à l’élève à regarder, et qui éveille en lui le goût d’aller voir par soi-même, nous aidera à corriger l’abus de l’enseignement par la parole ou par le livre.2
6La tentative qui va suivre s’appuie sur la comparaison de plusieurs films destinés à des élèves allant du cours moyen à la cinquième, puisés dans différentes époques, non pour produire une théorie globale sur l’évolution du film pédagogique, mais pour, en quelque sorte, jalonner (au sens de l’arpenteur), quelques genres filmiques caractéristiques. Afin de faciliter la comparaison, les extraits de films portent sur le thème de l’eau, plus précisément du fleuve, de sa source à son embouchure. Un tel choix n’est pas innocent : il vise aussi bien à établir une continuité (dans tous les sens du terme) entre les extraits, qu’à montrer l’évolution de la géographie scolaire au long du siècle : au primat, souvent déterministe, de la géographie physique, a succédé une géographie humaine largement teintée d’économie.
7Cette tentative est forcément réductrice et critiquable par :
- la brièveté des extraits qui force la caricature ;
- la sélection même de ces extraits, qui tient plus du hasard et des opportunités de copies qu’à un choix raisonné dans un vaste corpus ;
- l’artificialité même du thème du fleuve qui n’échappera pas, même à un non-géographe.
8Soulignons que pour les géographes, le débat didactique, même avant l’invention du terme, n’a jamais beaucoup porté sur l’utilisation des photographies et encore moins des images animées dans l’enseignement de la discipline, alors que l’image calculée, la pyramide des âges ou les graphiques en général, rejoignent les cartes pour constituer les documents canoniques de la discipline. Sur les images du monde, les rares arguments échangés dans les textes sur l’enseignement de la discipline varient au rythme des oscillations de la place de l’analyse de paysage dans l’enseignement de la géographie : le film est souvent perçu avant tout comme un paysage reproduit. Plus récemment, le débat, sous la poussée de la « nouvelle géographie », s’est en quelque sorte radicalisé : au début des années 1990, certains didacticiens de la géographie développent une pensée iconoclaste : l’un d’eux3, par exemple, va jusqu’à rejeter l’image, en craignant que les pédagogues utilisent toujours les mêmes lieux d’exemplarité :
À partir du moment où l’on étudie, où l’on regarde, une photographie ou une diapositive, et j’ai commis ce péché maintes fois4 avec mes élèves puis avec mes étudiants, on bloque toute généralisation possible...
9À l’inverse, les derniers programmes pour les collèges en 1996, en réaction probablement aux propos et aux écrits des didacticiens iconoclastes, laissent une très large place aux images des paysages.
10Enfin, cette approche disciplinaire s’inscrit dans une multiréférenciation plus complexe qui touche à plusieurs questions qui ne seront qu’esquissées :
- la place d’un film en concurrence ou (et) en complémentarité avec les autres documents utilisés par les enseignants ;
- la stratégie d’insertion des films dans la démarche pédagogique, avec en particulier l’enjeu des bandes-son et des arrêts sur image ;
- l’histoire des structures de production, de leurs modes de prise de décision quant aux partis pris de réalisation, eux-mêmes inscrits dans une référenciation contemporaine de la réalisation filmique.
Titre / auteur | Année | Support / Format | Durée analysée |
Le Rhône / A. Gilet | 1939 | Film / 35 mm | 27 s |
Les canaux / A Brérault | 1937 | Film / 35 mm | 36 s |
La houille blanche / A. Brérault | 1957 | Film / 35 mm | 36 s |
L’eau dans le midi / B. Mercier | 1967 | Film 8mm couleur | 22 s |
L’estuaire de la Loire / M. Moreau | 1988 | Vidéo / Betacam | 40 s |
Vaison-la-Romaine / amateur | 1992 | Vidéo / VHS | 14s |
11 Cette comparaison exclura les films muets du début du siècle5, faute de possibilité de copie, comme les documents contemporains.
Premier extrait
12Le Rhône, réalisateur A. Gillet, producteur Atlantic Film, 1939, 20 minutes.
13Ce film conservé au Musée national de l’Éducation de Rouen / Mont Saint-Aignan, ce qui confirme sa filiation pédagogique, est représentatif du genre dominant jusque dans les années 50. Il s’agit d’un documentaire6, -on utilisera ce terme faute de mieux-, où l’image se veut spectaculaire : la caméra bouge beaucoup, plongées et contre-plongées se succèdent rapidement, tandis que la bande sonore souligne les effets du « speaker » :
Les eaux sont rares, mais dès les premières chaleurs, la haute montagne se réveille, elle retentit du fracas des cascades, les torrents creusent ses flancs.
Plus bas, au niveau des prairies et des bois, il n’est pas un ravin qui ne cache des eaux rebondissantes. Les parois de ses sillons sont si abruptes qu’il faut se pencher pour retrouver tout au fond de l’eau vive.
14Rien ne sépare un documentaire pour les écoles d’un documentaire « grand public », particulièrement dans la bande-son : l’illustration musicale et le commentaire sont grandiloquents. On perçoit presque une intention de suspens. Le vocabulaire du commentaire est anthropomorphique (c’est fréquent pour les fleuves) : plus loin dans le commentaire on relève par exemple : « mais sois soumis, accepte d’aller réchauffer bien loin les tristesses et les joies de tes maîtres ».
Second extrait
15Les, canaux, réalisateur Jean Brérault, producteur Pathé, 1937, 12 minutes.
16La comparaison se poursuit avec deux extraits de films, séparés par 20 ans d’écart, réalisés par Jean Brérault, instituteur devenu réalisateur et dont l’œuvre mériterait à elle seule un colloque. Les extraits analysés traduisent, pour le moins, une continuité dans le parti pris pédagogique du réalisateur. Celui-ci est explicité dans un texte de 1937, où Jean Brérault légitime ce qu’il appelle « la démonstration cinématographique » qui s’oppose à l’écriture cinématographique des documentaires. Dans le film présenté, la redondance image / commentaire est à son paroxysme.
Quelquefois le courant est trop rapide, les chutes d’eau empêchent la navigation, l’eau est peu profonde, elle ne peut porter que de petits bateaux à fond plat, les gros bateaux ne passent pas. Alors on a creusé un canal.
Un canal.
Le canal est un grand fossé creusé par les hommes et rempli d’eau.
17Les termes du vocabulaire géographique, comme ici le canal répété trois fois, à la manière d’une dictée ou de l’énonciation magistrale d’un résumé, sont présentés avec leur définition scolaire. Chaque terme (courant, chute, petit bateau, canal...) est illustré par son image. La succession lente des plans doit permettre à l’élève de suivre cette démonstration. L’écriture précise du commentaire a sans doute précédé le montage des images.
Troisième extrait
18La houille blanche, réalisateur Jean Brérault, producteur Poly Film, 1957, 11 minutes.
19La caméra filme une gorge, puis un plan rapproché filme en plan fixe l’eau rapide d’un ruisseau montagnard où, entraînées par le fort courant, des pierres roulent.
Cette force de l’eau qui tombe ou qui coule, nous en avons la preuve, même dans un simple ruisseau. Ces cailloux sont entraînés par le courant. Silence.
L’eau en mouvement travaille, en entraînant les pierres et la terre, elle contribue en certains endroits au creusement de gorges comme celle-ci.
20Cette volonté de montrer le réel va sans doute un peu loin. Dans l’extrait étudié image par image, le comptage des pierres montre que durant le plan fixe qui dure 21 secondes, au moins 64 cailloux ont dévalé la pente... un réel un peu forcé sans doute par un assistant hors champ ! Dans le film d’enseignement, l’élève est pris à témoin : en 11 minutes, on relève 7 fois l’expression : « comme celui-ci », 3 fois « voici » et « vous voyez ici », 2 fois « vous distinguez », 1 fois : « vous apercevez », « vous observez », « comme nous l’avons vu ». Le film est redondant et démonstratif, les temps de silence sont censés faciliter l’observation. C’est « comme si on avait été là », pour paraphraser Roland Barthes.
Quatrième extrait
21L’eau dans le midi méditerranéen, réalisateur B. Mercier, producteur CNDP, 1967, 4 minutes.
22Deux films du CNDP poursuivent la comparaison, ils traduisent des évolutions techniques (films de cinéma progressivement remplacés par la cassette vidéo7) et des évolutions dans les partis pris de ligne éditoriale. L’analyse des motivations réelles ou avouées de ces « grands écarts » dépasserait sans doute le cadre de cette contribution. Le pédagogique rejoint l’institutionnel (et vice versa).
23L’eau dans le midi méditerranéen a été réalisé durant la période du « single concept », un film très court, tourné en un seul lieu, exclusivement en vues aériennes d’hélicoptère. Le procédé Hélivision est celui utilisé alors par le réalisateur Albert Lamorisse (Palme d’or au festival de Cannes pour le film Le ballon rouge en 1956). Ce type de film est muet : pour permettre aux élèves d’observer ou pour laisser la parole au maître. Une étude des comptes rendus de journées pédagogiques, organisées à cette époque par des Centres régionaux de documentation pédagogique autour de ce type de film, traduit une unanimité des enseignants pour valider le choix de la couleur et la brièveté des documents, mais montre, en revanche, une adhésion beaucoup plus nuancée au mutisme du film comme à l’utilisation exclusive de vues aériennes.
Cinquième extrait
24L’estuaire de la Loire, réalisateur M. Moreau, producteur CDDP Nantes, 1988, 3 minutes (introduction d’un 13 minutes).
25Le support vidéo a définitivement conquis l’espace scolaire. La réalisation du film relève, à nouveau, du genre documentaire, mais d’un genre particulier : le documentaire didactique. Dans le film étudié, il y a des vues aériennes et des vues au sol, une bande sonore riche de bruitages (oiseaux, bateau, train), mais surtout un commentaire d’une densité impressionnante (35 termes en 40 secondes).
En aval les espaces urbains et industriels se réduisent, le domaine de l’estuaire s’élargit avec des bras, des îles et des marais, des prairies humides drainées par un système de canaux, de vannes et d’écluses. Suides milliers d’hectares s’étend une des plus grandes zones humides de France, qui constitue un espace naturel où s’exercent des activités traditionnelles comme l’élevage extensif et la pêche.
26Géographiquement correct, on perçoit l’influence de la géographie universitaire. Il est cependant objectivement bien difficile pour les jeunes élèves auquel il s’adresse.
Sixième extrait
27Film d’amateur diffusé au journal télévisé de TF1 et intégré dans le reportage sur la catastrophe de Vaisons-la-Romaine en 1992.
28Le choix de cet extrait symbolise le fait que de nombreux enseignants utilisent désormais les émissions de la télévision grand public, celles-là mêmes vues par les élèves chez eux et boudent les images de la télévision scolaire. C’est l’idée de document authentique. Dans l’extrait, sur les plans filmés à la volée, on voit des caravanes et des voitures emportées par le courant de la rivière.
La suite, le caméraman amateur, n’a pas eu le temps de la filmer, quelques minutes après, sa caméra disparaissait, il avait juste le temps de sauver sa cassette.
29L’image est devenue immédiate et universelle mais elle s’introvertit : les marques diverses de propriété (« TF1 », « document amateur », « exclusif », l’heure de l’horloge du caméscope) occupent un cinquième du cadre de l’image, mais surtout, les conditions de production (invérifiables) deviennent plus importantes que l’image elle-même.
30En conclusion, l’usage des films de géographie par les enseignants, quelle que soit l’époque ou le mode d’écriture filmique emprunté, n’a sans doute jamais dépassé le cadre d’une minorité de convaincus au sein des établissements scolaires. Mais surtout, l’offre filmique n’a jamais véritablement collé aux programmes à enseigner, la marginalisant ainsi. Depuis 20 ans, c’est la transposition dans le cadre professionnel de la pratique sociale privée des enseignants qui a été l’évolution contemporaine majeure. Beaucoup d’enseignants possèdent des magnétoscopes et c’est sur le magnétoscope familial qu’ils sélectionnent eux-mêmes les films de télévision qu’ils utiliseront avec leurs élèves.
31On n’oubliera pas enfin, que fonder des discours ou des analyses, conforter ou infirmer une problématique, sur des images animées sorties de leur contexte de diffusion et de réception pose problème. Il est toujours imprudent, en paraphrasant Michèle Lagny, de « faire parler seules les images ». Peut-on, finalement, au-delà de considérations sémiologiques, traquer, imaginer les indices des usages pédagogiques véritables de ces documents ? C’est bien en définitive cette question qui reste essentielle.
Bibliographie
Références bibliographiques
FERRO M., « Cinéma et histoire », Ciné Action, n° 65, Corlet/Télérama, 1992. JACQUINOT G. Image et pédagogie, Paris, PUF, 1977.
– « Les formes audiovisuelles de la vulgarisation scientifique », Apprendre les médias, Communications, n° 33, 1981. – L’école devant les écrans, Paris, ESF, 1985.
– Audiovisuel et pédagogie, les genres télévisuels dans l’enseignement, Paris, CNDP / Flachette Éducation, 1996.
LAGNY Michèle, De l’histoire du cinéma, Paris, Armand Colin, 1992.
WALLET J., Images animées et enseignement de la géographie pour les élèves de l’école élémentaire et du collège, thèse de doctorat, Paris VII, 1994.
– « De quelques invariants autour de la place des images animées à l’École », Recherche et formation, n° 26, 1998.
WALLET J. et CHEVALLIER J-P., « Quelques pistes pour l’utilisation des images en géographie », Image, langages et pratiques enseignantes, Paris, INRP, 1999.
Notes de bas de page
1 Voir C. Taillibert, L’institut international du cinéma éducatif, regards sur le rôle du cinéma éducatif dans la politique internationale du fascisme italien, Paris, L’Harmattan (Champs visuels), 1999.
2 Citation extraite du rapport parlementaire sur l’enseignement de la géographie, dans J. Wallet « Un rapport de 1920 sur la place du cinéma dans l’enseignement de l’histoire et de la géographie », Historiens et géographes, n° 362, 1998.
3 H. Chamussy, Actes du septième colloque des didactiques de l’histoire, de la géographie et des sciences sociales, Paris, INRP, 1992.
4 On soulignera l’usage du vocabulaire religieux. La querelle byzantine iconoclaste est décidément d’actualité.
5 L’analyse de ces films renvoie à des analyses sémiologiques générales, ils sont en définitive assez peu comparables avec leurs successeurs.
6 À la même époque les documentaires sociaux de Gierson en Grande-Bretagne donnent une autre amplitude au genre documentaire. Voir sur l’origine du mot, l’article de G. Jacquinot, Ciné Action, n° 68, 1993.
7 À ce sujet on n’oubliera pas que jusque dans le milieu des années 70, le visionnage de la télévision scolaire se fait obligatoirement en direct. Il faudra attendre la généralisation des magnétoscopes de salon pour voir réapparaître des techniques d’usages pédagogiques qui renouent avec celles liées au cinéma (visionnages successifs, arrêt sur image par exemple...)
Auteur
Université de Rouen
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