L’apport des archives du film pédagogique et scientifique aux sciences de l’homme et de la société
p. 7-19
Texte intégral
1Les contributions substantielles à cet ouvrage encourageront les lecteurs de diverses disciplines à s’intéresser davantage aux pratiques audiovisuelles anciennes, quelque peu délaissées avec la fascination qu’exercent aujourd’hui Internet et la télévision numérique. L’enjeu est d’importance : il s’agit en effet de distinguer dans les faits sociaux de communication au cours de l’histoire, d’une part les invariants, d’autre part les instanciations avec les technologies disponibles, donc de contribuer aussi à mieux évaluer la question actuelle. Cette question est d’autant plus sérieuse que les travaux se raréfient et qu’il ne suffit pas de suggérer des actions volontaristes pour changer le cours de cette évolution. Nous trouverons tout d’abord des raisons d’ordre institutionnel à ce manque d’intérêt. Puis nous constaterons que d’autres raisons, théoriques celles-là, contribuent à maintenir ce champ de connaissances dans son insularité. Mais c’est aussi l’examen de préoccupations théoriques actuelles sur l’information et sur la communication qui suggère un déblocage possible de cette situation. Il ne serait alors pas impossible que des ponts soient jetés entre les diverses communautés scientifiques impliquées. Dans cette hypothèse, une action volontariste limitée pourrait bien se révéler efficace, consistant à instaurer les contacts informationnels et humains nécessaires pour qu’une symbiose s’amorce et que notre milieu de recherche s’en trouve dynamisé.
Une invisibilité institutionnelle
2L’intérêt accordé à l’audiovisuel ancien, projections lumineuses, théâtres optiques et autres stades de l’évolution technique vers le cinéma, résulte souvent du caractère pittoresque attribué au procédé et ignore l’histoire sociale de la culture et de la réception dans laquelle il s’inscrit. C’est souvent le cas des publications de collectionneurs. Ou bien les procédés ne sont pris en considération que parce qu’ils constituent les paliers préalables à une invention. L’histoire générale du cinéma de Georges Sadoul est caractéristique de cet état d’esprit : les travaux de Marey et de Plateau n’y sont présentés que comme les antériorités nécessaires à l’invention du cinématographe1. La publication en 1976 de mon Premier catalogue de procédés audiovisuels oubliés s’inscrivait en faux contre cette vision, en montrant que la phylogenèse technique était de bien plus longue durée, puisque, dès le xviie siècle, le dispositif de projection dans la salle obscure est constitué2. En 1981, je rappelais dans Mémoires de l’ombre et du son que les niches d’usage de la lanterne magique avaient varié selon les époques, selon leurs mythes et leurs nécessités3.
3Mais les techniques pré-cinématographiques ne sont pas les seules délaissées. Il en va de même du documentaire et des films scientifiques et pédagogiques. Tout se passe comme si l’opinion publique, les cinéphiles et les scientifiques considéraient à l’unisson ces documents comme des productions mineures. Tel ne fut pas le cas cependant de ceux qui m’encouragèrent à persévérer, après la publication du Premier catalogue de procédés audiovisuels oubliés : René Clair, Félicien Marceau, Pierre Emmanuel, Christian Metz et Pierre Schaeffer.
4La première raison de l’invisibilité provient en fait de la cécité sélective des scientifiques et de l’opinion publique, qui croient en toute sincérité que la projection lumineuse est née avec les frères Lumière et enfonce dans l’oubli les catéchumènes du xviie siècle, les paysans du xviiie et les adultes en formation du xixe, qui se réunissaient dans des salles obscures pour regarder des images projetées sur la paroi. La seconde raison de cette invisibilité résulte de la déficience d’une communauté scientifique clairsemée, condamnée à l’intermittence, comme – est-ce un hasard ? – les gens du spectacle.
Une communauté clairsemée
5Cette communauté est constituée de gens venus de disciplines différentes, qui, à un moment ou un autre de leur carrière, ont produit ou utilisé le cinéma ou la télévision à des fins pédagogiques et scientifiques et qui s’intéressent à leurs origines. C’est alors qu’ils se penchent sur l’histoire dans laquelle ces techniques s’inscrivent et qu’ils cherchent à se rapprocher des historiens. En vain. Peu friands d’images, sauf grandes exceptions, comme Marc Ferro, ces derniers n’intègrent que rarement les faits audiovisuels dans leurs préoccupations. Ainsi, dans son ouvrage qui fait date dans l’histoire de la Bibliothèque bleue, où elle met en relief le rôle des colporteurs dans la diffusion de l’imprimé, Geneviève Bohême ne parle pas des séances de lanterne magique que les colporteurs pratiquaient en les assortissant de commentaires comiques ou tragiques. Les travaux récents des historiens du livre sur les collections ignorent les plaques pour projections et leurs livrets d’acompagnement, tels que ceux des maisons Mazo et Molteni qui étaient déjà, dans les années 1880, des éditeurs multimédias.
6Aussi la tâche de cette communauté est-elle difficile et peu gratifiante. Plusieurs conservateurs de musée et chartistes ont beaucoup donné, le plus souvent sans moyens. Daisy de Galard ne réussit à sauver le fonds Gaumont de films pédagogiques qu’en en vendant certains pour en faire des montages comiques dans l’émission dominicale de Jacques Martin, Le petit rapporteur. C’est grâce à ces personnes, qui méritent notre gratitude, que nous disposons de fonds classés, prêts à être analysés, au musée de l’Éducation à Rouen, par exemple, ou encore à l’ENS Lettres et Sciences humaines. Mais, bien qu’importants, ces efforts n’ont pas déclenché de mouvements d’intérêt de plus grande ampleur. Diverses tentatives ont connu ou connaissent le même sort. Citons : le séminaire du groupe de recherche sur l’archéo-cinéma, qui s’est tenu à la Cinémathèque française pendant plusieurs années à partir de 1988, le séminaire sur l’histoire de l’image, à l’initiative de l’Institut national de l’audiovisuel (INA), qui fonctionne depuis cinq ans, le colloque « Le cinéma des écoles et des préaux » organisé par l’association Arts et éducation et la cinémathèque Robert Lynen de la Ville de Paris à la Sorbonne en 1995 et le colloque de Saint-Étienne, organisé par le Centre régional de documentation pédagogique (CRDP) sur le cinéma éducatif en 2000. Restent les musées spécialisés, le Musée français de la photographie de Bièvres et celui de Châlons, qui font quelques animations et expositions sur le sujet4 et de rares associations, telles que Les amis d’Emile Reynaud, qui s’efforcent d’entretenir une flamme bien vacillante. Le monde scientifique n’est toujours pas au rendez-vous. Des raisons matérielles compréhensibles fournissent une première explication à cette défection. Peu nombreux sont les chercheurs qui engagent des thèses sur le sujet5, car aucun établissement d’enseignement supérieur ne les recruteront, ne dispensant pas de cursus dans lequel les intégrer. Ils auraient d’ailleurs bien du mal à proposer une liste de publications, car il n’y a pas de revue scientifique dans ce domaine.
Sous le régime du temporaire
7Cette communauté clairsemée exerce dans des lieux rares et le plus souvent d’accès intermittent. « Temporaire » est le mot qui caractérise le mieux la présentation des instruments, des supports et de leur histoire : temporaire, l’exposition que la Cité des sciences et de l’industrie organisa il y a une quinzaine d’années ; temporaire, celle du Musée d’Orsay6 ; temporaire, celle de la fondation Électra. Tout se passe comme si la société ne permettait aux chercheurs de montrer que furtivement un passé qu’elle ne veut pas reconnaître.
8Dans de telles conditions, on voit mal comment des chercheurs français pourraient jouer un rôle dynamique dans la communauté scientifique internationale, participer à des réseaux tels que Domitor, publier dans des revues qui n’existent pas et intéresser des éditeurs qui ne perçoivent pas de lectorat rentable. Des problèmes théoriques viennent s’ajouter à ces considérations déjà peu engageantes.
Des incertitudes théoriques
9Les sciences humaines et sociales, et pas seulement l’histoire, en ignorant ces documents, passent non seulement à côté de précieuses sources de données sur les conditions de vie d’une époque, mais aussi sur des politiques et des mouvements culturels. La raison de cette désaffection est probablement à rechercher dans l’insuffisance de réflexion théorique sur ces champs de pratiques. Le plus souvent, on s’est en effet contenté d’en explorer la composante technique, avec comme fil rouge l’évolution de l’animation des images projetées. Or divers points de vue théoriques peuvent y être investis. En voici quelques exemples.
10Un premier point de vue est celui de la forme et de l’esthétique. La perspective historique montre que les médias revêtent des formes dont la plasticité évolue au gré des mouvements de société. Le passé de l’audiovisuel ne peut être reconstruit que par une archéologie (voir le sous-titre de Mémoires de l’ombre et du son : une archéologie de l’audiovisuel), qui fouille les décombres et y trouve des objets dont l’histoire reste à écrire – on songe ici à Walter Benjamin7, car les projections lumineuses amorcent le processus industriel de reproduction non pas ici de l’œuvre d’art mais de l’acte d’enseignement. De ce point de vue, les cinquante tonnes de plaques de verre qui gisaient dans les caves du lycée Saint-Louis, à Paris, sont des simulacres reproduits en quantité, revenus à leur point de départ, le Musée pédagogique. Celui-ci les avait diffusées à partir de 1877, après avoir parcouru par la poste les périples les plus divers dans la France d’alors et dans ses colonies8. L’étude des contenus de ces plaques ne s’impose pas pour donner une image nette d’un mode de diffusion culturel qui fait appel à la reproductibilité et à la transmission mécanique. La forme qu’elles revêtent (des boîtes contenant plaques et livres) et les circuits de distribution postale suffisent.
11Un deuxième angle d’attaque est celui de l’histoire sociale. D’intéressantes perspectives s’ouvrent quand on rapproche diffusion des projections lumineuses, conjoncture économique et mouvements sociaux. Les économistes nous rappellent que l’année 1896 fut le sommet d’une crise économique de grande envergure. Est-ce un hasard si, cette même année, la circulation des plaques de projections lumineuses dans les cours du soir pour adultes connut son apogée ? Est-ce fortuit qu’en même temps que la crise s’estompait, la circulation des plaques ralentit du fait d’une atténuation de la demande ? On voit là s’ouvrir un champ d’investigation dans lequel la projection d’images, fixes ou animées, est en interaction avec les évolutions conjoncturelles et structurelles de la société et en constitue un indicateur.
12Une troisième entrée théorique possible concerne les théories de la culture, en l’espèce, l’influence des médias sur les représentations mentales. Elle suppose que la problématique de l’interaction ait pénétré ce champ d’études. Depuis Lewis Mumford, qui montra que le concept de régularité était apparu dans les mentalités au xie siècle, comme conséquence de l’arrivée de l’horloge, on sait que la technique marque de son empreinte ceux qui la pratiquent. Platon nous en avait averti dans Phèdre par la voix de Teuth qui déclarait que la technique changeait la tête des hommes. Le Chariot des Temps modernes, sortant de l’atelier en manœuvrant des clés qu’il n’a plus entre les mains, est dans toutes les mémoires. Les exemples sont légion d’empreintes sur l’homme des machines à faire des images. Les peintres ne peignent plus le galop de la même façon depuis qu’Eadweard Muybridge a montré par la photographie qu’à un moment de sa course, le cheval a une seule patte qui touche terre. Les imageries du xixe siècle, les images Quentin notamment, utilisent souvent comme cadres le cercle de la projection par lanterne. La peinture impressionniste se présente comme une photographie, quand elle donne du flou au premier plan d’un tableau et en précise le fond, comme si elle opérait depuis un train en marche.
Butées théoriques
13Une quatrième entrée est d’ordre épistémologique. Les discours anciens sur les projections lumineuses révèlent les obstacles théoriques que rencontrèrent ces innovateurs. Au xviie siècle, les hésitations du Père Kircher sur la nature de la lumière sont particulièrement instructives9. Peu avant qu’il ne publie sa première édition de l’Ars magna lucis et umbrae en 1641, Galilée s’était prononcé pour une conception aristotélicienne de la lumière, l’incluant dans une théorie corpusculaire et mécaniciste de la nature. Son hypothèse était que la lumière constituait « la plus grande résolution d’atomes réellement indivisibles ».10 À l’époque, les jésuites avaient violemment critiqué cette position, car elle mettait en question le dogme de l’Eucharistie. En effet, la persistance de particules matérielles après la consécration du pain et du vin aurait, selon eux, contredit le miracle de la transubstantiation. Or Dieu n’est-il pas lumière, « lux » en latin, la lumière de l’esprit, et non celle de la matière (lumen)11 ? Ce dilemme, d’autant plus inquiétant que l’inquisition veille et condamne au bûcher ceux qui ont fait le mauvais choix12, tombe vraiment très mal pour Athanasius Kircher, lui qui préconise un appareil lumineux, la lanterne magique, pour propager la foi. Le hic est qu’à l’époque on ne comprend pas encore bien comment une projection arrive sur une paroi. La théorie des eidolon a encore cours : de petites images quitteraient l’œil et iraient en quelque sorte identifier l’objet perçu. Mais alors, la lanterne, analogue à l’organe, fonctionnerait de même, projetant elle aussi les taches peintes sur la plaque de verre. Kircher doit donc surveiller de très près ses présupposés théoriques. Au terme d’un raisonnement que la casuistique n’épargne pas, le savant conclut à une substance du troisième type, ni matière, parce que les rayons sont immatériels, ni esprit, parce que les rayons adoptent les formes les plus diverses. Bien que Descartes et Huyghens soient contemporains, Kircher définit l’optique comme la science des illusions et des apparences, laissant à la magie naturelle le soin de relier l’homme au savoir divin. Mutatis mutandis, Pierre Schaeffer, lorsqu’il animait le service de la recherche de l’ORTF, ne se trouvait-il pas dans une position aussi inconfortable lorsqu’il tentait de faire comprendre que les productions en étaient expérimentales ? C’étaient des hypothèses à vérifier et, si tel n’était pas le cas, on les abandonnait, ce qui fit dire au monde des médias qu’il ne savait pas ce qu’il voulait !
Les temps longs de l’audiovisuel
14Retour sur l’histoire. La cinquième entrée théorique est d’inscrire les processus constitutifs des arts visuels dans les temps longs, tels que les a définis Fernand Braudel. Il ne s’agit pas de faire de l’histoire à l’envers en partant d’un dispositif actuel, tel que le projecteur cinématographique, mais de discerner, comme Bertrand Gille l’a montré13, la genèse et le sort, souvent aléatoire, voire interrompu, des filières techniques. Le projet en creux d’un dispositif qui ressemblerait au cinéma actuel est formulé en 1699 par un autre jésuite, Johannes Zahn, qui s’étonne de voir les gens bouger et les oiseaux voler sur l’écran de la caméra obscura14. Et d’expérimenter en conséquence diverses machines pour projeter le mouvement. Les horloges transparentes sont parmi les plus connues. Le cadran en verre sert ici de plaque et la lampe à huile projette l’aiguille sur le mur. Les princes ont ainsi l’heure dans leur chambre. Zahn projette aussi des bacs remplis d’eaux dans lesquels s’agitent des animalcules. Durant deux siècles, les procédés d’animation s’empileront : les plaques animées (1735), le fondu enchaîné (seconde moitié du xviiie siècle), le fantascope, les phénakistiscopes, le théâtre optique d’Emile Reynaud, les photos en rafale d’Eadweard Muybridge et enfin, la caméra inversible des frères Lumière. À noter que le processus de création du phonographe est d’aussi longue durée, depuis les bruits de bataille qui dégèlent (Rabelais) et le livre qu’on entend (Cyrano de Bergerac) jusqu’à l’invention de Thomas Edison en 1877 et, celle, problématique, de Charles Gros, au même moment.
15Esthétique, économie, histoire sociale, épistémologie sont ainsi conviées à explorer ces documents, ces pratiques et à en faire leur miel. Mais ces documents, ces pratiques ont été jusqu’à présent disqualifiés pour une autre raison : ils ne bénéficient pas du sceau de la modernité, qui légitime en revanche aux yeux des chercheurs le cinéma d’auteur, la télévision et Internet, tous azimuts. Pourtant aujourd’hui cette modernité est elle-même interrogée dans les milieux de la recherche sur l’information et la communication, ce qui pourrait bien être l’occasion d’un regain d’intérêt pour notre milieu et ses productions.
Une relance possible
16L’horizon s’éclaircira peut-être si s’effondre la croyance des milieux de recherche que l’intérêt des médias réside dans leur modernité technique. La relégation actuelle de leur histoire dans l’oubli est précisément la marque de cette croyance. L’évolution des réflexions théoriques sur l’information et la communication va précisément dans ce sens, en dissipant la confusion entre l’outil, éminemment lié à une époque, et le concept qu’il instrumente, invariant d’une société et de sa culture. Depuis quelques années, de nombreux travaux s’attachent à cette distinction et considèrent les machines à communiquer comme des artefacts qui ont leur utilité à une époque et dans un contexte déterminé. Dans cet esprit, le concept de « machine à communiquer », que l’on doit à Pierre Schaeffer, me semble de loin préférable à celui de média15. Le terme de « machine » indique que nous sommes dans le champ de l’instrumentation. Le « à » indique la destination qui lui est affectée. La définition qu’en donne Schaeffer précise qu’elle produit des simulacres, notion que partagent Walter Benjamin et Pierre Schaeffer, ce qui donne sans ambiguïté à l’homme la charge de comprendre et d’interpréter.
17Jack Goody a montré que l’écriture était à l’origine une instrumentation progressive du langage, pour compter et pour construire des listes. Clarisse Herrenschmidt a mis en évidence la permanence d’une écriture en réseaux depuis les civilisations les plus anciennes jusqu’à la civilisation actuelle et s’interroge sur la forme qu’elle prendra avec Internet16. Pour Yves Jeanneret, qui affine la distinction entre invariant et artefact, les machines qui véhiculent l’information ont leur existence et leur épaisseur propres. Ce ne sont pas que des procédés d’enregistrement, et le passage d’un support à l’autre métamorphose le message17.
18Information et machines entretiennent ainsi un rapport dialectique dans lequel interviennent aussi bien l’intention de créer une prothèse que l’empreinte de la technique.
Les invariants de l’information et de la communication
19La tendance actuelle est donc d’identifier au sein des sociétés, dans l’espace et dans le temps, les invariants de l’information et de la communication. Dans mon ouvrage L’accès au savoir en ligne18, je me suis livré à cet exercice en ce qui concerne la transmission du savoir par les machines. Plusieurs invariants sont observables, du xvie siècle à nos jours. Le premier est que toute machine à communiquer se voit affecter le rôle de machine à enseigner ou à apprendre, de façon plus ou moins utopique : lanterne magique, téléphone, phonographe, radio, télévision, Internet, y sont tous passés. Que l’usage s’en stabilise est une autre question. Le second invariant est qu’elle cristallise une pensée conquérante, tout au moins en Occident. Athanase Kircher voulait propager la foi dans le monde par la lanterne, et le précepteur de Louis XVII l’utiliser pour répandre la culture de la Chine au Canada. Troisième invariant : toute machine s’accompagne de normes techniques imposées qui régissent aussi bien les formats que les dispositifs. Les promoteurs des emplois pédagogiques de ces machines soulignent, depuis les projections lumineuses jusqu’à Internet, qu’il faut « apprendre à apprendre », sous-entendu le fonctionnement du dispositif qui présente les contenus.
20L’histoire de l’information conquiert droit de cité à côté de celles de la radio, du cinéma et de la télévision, qui ont leurs lettres de noblesse. Elle s’effectue cependant dans une tout autre optique, qui implique l’analyse globale de la société afin d’y situer stratégies et circuits d’une part, et instrumentations d’autre part. Avec un tel cadrage théorique, les projections lumineuses, religieuses, distractives, éducatives, les films pédagogiques, scientifiques revêtent une tout autre importance : ils fonctionnent comme marqueurs de stratégies institutionnelles, de politiques publiques, tandis que leurs circulations et leurs absences reflètent l’état de la demande locale. Le contraste est significatif entre le déclin des séances de projections que l’abbé Moigno organise à Paris, dans un milieu bourgeois qui n’en a guère besoin, et le succès considérable des réunions qu’anime, entre 1874 et 1877, son élève Émile Reynaud au Puy devant une population ouvrière confrontée à une crise de reconversion industrielle, avide d’informations sur le progrès technique19.
21On ne voit pas pourquoi les diverses disciplines qui s’intéressent à l’homme et à la société ne comprendraient pas les avantages à tirer de l’exploitation de tels documents. Une autre façon de rompre l’isolement est de plonger ces documents dans la dynamique que connaît le savoir en ligne.
Plaques et films en ligne
22Beaucoup de savoirs sont désormais en ligne. Bases de données, cours à distance, sites personnels, résultent des initiatives les plus diverses et offrent des textes et des images à qui veut s’en servir par l’intermédiaire du web. Un stock de connaissances est ainsi à la disposition de la communauté internationale. Des normes et standards existent et sont en cours de perfectionnement – le vieil invariant revient au galop ! – pour faciliter la circulation de ces documents. L’une de ces normes, intitulée Learning Objecl Metadata (LOM), est destinée à la construction et à la circulation de documents à caractère éducatif, cours, questionnaires, aussi bien que films et vidéos, en toute indépendance des logiciels d’apprentissage. Une métadonnée, ou metadata, est un codage qui spécifie la nature et la forme des données. Dans son état actuel, la norme LOM comprend les informations suivantes20 :
- une description générale de l’objet d’apprentissage ;
- sa situation dans un système de classification propre à l’utilisateur ;
- l’historique de cet objet et de ses conditions d’utilisation ;
- des indications sur les métadonnées qui le caractérisent ;
- ses caractéristiques techniques et pédagogiques ;
- sa nature juridique (propriété, accessibilité) ;
- ses relations avec d’autres objets d’apprentissage ;
- des commentaires sur son utilisation et des informations sur les auteurs de ces commentaires.
23Si, dans cinquante ans, Internet est toujours utilisé, il y aura dans ses bases de données des cours et des films, pédagogiques et scientifiques, qui auront la cinquantaine, à savoir ceux qui sont mis en ligne aujourd’hui. Même s’il est difficile d’anticiper le futur des réseaux numériques, une telle supposition est très probable. Dans ces conditions, pourquoi ne pas insérer, dans cette circulation, des documents anciens, plaques et films, en les datant, bien entendu, mais en indiquant aussi leurs usages successifs ? La série de plaques publiée en 1884, intitulée Les enfants de l’ivrogne ou le film muet de l’Office français des techniques modernes d’éducation (OFRATEME), La mue du crabe, circuleraient ainsi sous le standard LOM. Tout un chacun pourrait alors construire sa propre opinion sur l’évolution de l’enseignement. Cette idée m’est venue après avoir entendu Jean Valérien nous dire, au cours du colloque tenu à Saint-Cloud en octobre 1999, que son film sur la cellule, réalisé en 1976, était toujours très demandé, vingt-trois ans plus tard, par les établissements scolaires. Il ne s’agit pas de donner du retard à l’enseignement, mais de faciliter l’analyse de son évolution sur le long terme et d’agréger ainsi une nouvelle communauté internationale autour de cet héritage précieux. Il ne s’agit pas non plus de mettre tous les documents existants sous cette forme, mais un échantillonnage sérieux ferait sans nul doute sortir des messages éducatifs et scientifiques d’un oubli qu’ils ne méritent pas – par un emploi subversif de la modernité !
Conclusion
24Inerties institutionnelles et incertitudes théoriques ont contribué à isoler les archives du cinéma scientifique et pédagogique du brassage intellectuel que leur aurait assuré un commerce entretenu avec les sciences de l’homme et de la société. La chronologie événementielle et l’histoire technique l’emportent encore trop sur l’histoire sociale des procédés, leur économie et leurs usages. L’évolution théorique en cours, qui distingue le concept d’information de ses modes d’instrumentation, tout en admettant leurs interactions, donne une chance nouvelle à ces archives d’être considérées non plus seulement comme des supports d’images mais comme les traces matérielles de politiques éducatives, culturelles et sociales, publiques et privées, d’aspirations et d’attentes, de théories scientifiques et pédagogiques. L’immersion, enfin, d’échantillons significatifs de ces archives dans la circulation culturelle sur les réseaux numériques, constituerait un acte concret de désenclavement.
25L’hypothèse d’un regain d’intérêt se confirme. Le 13e congrès de la société française des sciences de l’information et de la communication qui s’est tenu à Marseille en octobre 2002 a organisé pour la première fois une session dédiée à l’histoire, au cours de laquelle une quinzaine de communications a été présentée, dénotant un réel intérêt de notre communauté pour l’archéologie et l’histoire des archives et des faits d’information et de communication21.
Notes de bas de page
1 G. Sadoul, Histoire générale du cinéma. L’invention du cinéma 1832-1897, Paris, Denoël, 1973.
2 J. Perriault, Premier catalogue de procédés audiovisuels oubliés, Paris, OFRATEME, 1976.
3 J. Perriault, Mémoires de l’ombre et du son. Une archéologie de l’audiovisuel, Paris, Flammarion, 1981, Préface ; voir aussi L. Mannoni, Le grand art de la lumière et de l’ombre, archéologie du cinéma, Paris, Nathan, 1994.
4 F. Delvert, Écrire avec ta lumière, exposition au musée de Bièvres, hiver 2001-2002.
5 On peut toutefois citer les travaux de J.-P. Delaville, Les inventions dans les arts visuels. Processus d’évolution technologique. Une relecture, thèse de doctorat en sciences de l’information et de la communication sous la direction de J. Perriault, Paris, EHESS, 1977 ; L. Busato, Les projections lumineuses des vues sur verre dans les cours d’adultes et les conférences populaires. Questionnaire aux instituteurs. 1895, mémoire de DEA en sciences de l’information et de la communication, EHESS, Paris, 1979 ; D. Béranger, Contribution à l’analyse d’une technique de communication : le cas de la lanterne magique à la fin du xixe siècle. Son utilisation dans la formation d’adultes. Éléments pour l’élaboration de sa cartographie, thèse de doctorat en sciences de l’information et de la communication, Paris, EHESS, 1981 ; A. Toledo, Contribution à l’histoire de l’enseignement par les projections lumineuses. Les travaux de l’abbé Moigno (1872-1880), mémoire pour l’obtention du diplôme de l’EHESS, Paris, EHESS, 1976 ; C. Taillibert, L’institut international du cinéma éducatif, regards sur le rôle du cinéma éducatif dans la politique internationale du fascisme italien, Paris, L’Harmattan, 1999 ; C. Gauthier « À l’école de la mémoire », Université de Versailles – Saint-Quentin-en-Yvelines, 1998 ; les thèses en cours de Josette Ueberschlag, Le film heuristique : une ressource didactique allostérique d’apprentissage des sciences – approche du concept à l’école élémentaire, B. de Pastre, Enseigner par le cinéma. Histoire de la cinémathèque de la Ville de Paris – 1898-1960.
6 Deux expositions sur le thème de l’enfant, l’image et l’éducation ont donné lieu à la publication de numéros des Dossiers du Musée d’Orsay. n° 24 « L’enfant et l’image au xixe siècle », C. Georget dir., RMN, 1988 et n° 57, « Lanternes magiques, tableaux transparents », S. Le Men dir., RMN, 1996. On mentionnera également l’inventaire des collections de plaques de lanternes magiques et de vues fixes du musée de l’Éducation réalisé et présenté par Annie Renonciat, Images lumineuses, INRP / Musée national de l’Éducation, 1995.
7 W. Benjamin, L’œuvre d’art à l’âge de la reproduction mécanique, Rouen, INRP, 1936.
8 J. Perriault, Mémoires de l’ombre et du son. Une archéologie de l’audiovisuel, op. cit., p. 112 et suivantes.
9 J. Perriault, « Les fantasmagores. De l’innovation dans les arts visuels. Histoire et communication », Média et information, 1999, n° 10.
10 Voir à ce sujet M. Grazia Ianniello, « Kircher e Fars magna lucis et umbrae », Enciclopedismo in Roma Baroca, Venezia, Marsilio Editori, 1986.
11 J. Perriault, « Les simulacres de lumière. Une archéologie », Cahiers de médiologie, 1996, n° 1.
12 J. Perriault, « Les fantasmagores », op. cit., p. 48 et suivantes.
13 B. Gille (dir.), Histoire des techniques, Paris, Gallimard (Pléiade), 1965.
14 J. Perriault, Mémoires de l’ombre et du son, op. cit.
15 P. Schaeffer, Machines à communiquer, I. Genèse des simulacres, Paris, Seuil, 1970.
16 C. Herrenschmidt, « Écriture, monnaie, réseaux. Invention des anciens, invention des modernes », Le Débat, n° 106, septembre-octobre 1999.
17 Y. Jeanneret, Y-a-t-il (vraiment) des technologies de l’information ?, Villeneuve d’Ascq, Éditions du Septentrion, 2000.
18 J. Perriault, L’accès au savoir en ligne, Paris, Odile Jacob, 2002.
19 A. Toledo, Contribution à l’histoire de l’enseignement par les projections lumineuses. Les travaux de l’ahbé Moigno, op. cit.
20 J.-M. Saillant (dir.) L’impact de la normalisation sur les dispositifs d’enseignement, Paris, Groupement d’intérêt scientifique « Enseignement supérieur sur mesure médiatisé », février 2002.
21 Société française des sciences de l’information et de la communication, Les recherches en information et communication et leurs perspectives. Histoire, objet, pouvoir, méthode, actes du 13e congrès, Palais du Pharo (Marseille, 7-9 octobre 2002), Paris, SFSIC, 2002.
Auteur
Université Paris 10
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