Art et travail chez Marx : activité et libération
p. 95-105
Texte intégral
1La question de l’art chez Marx est à la fois classique et méconnue. Classique, en raison des esthétiques marxistes ultérieures qui se sont peu ou prou réclamées de son ascendance. Mais aussi méconnue, car si certains des textes de Marx sur l’art sont « bien connus », d’autres sont rarement cités, qui modifieraient pourtant sensiblement l’idée que l’on se fait souvent de la théorie marxienne de l’art. Il faut commencer par affirmer qu’une telle théorie n’existe pas : Marx ne prétend nullement proposer une analyse de l’œuvre d’art, de sa production, de sa réception, de son statut social. Néanmoins, la question de l’art apparaît régulièrement, tout au long de son œuvre et en des points cruciaux de l’analyse. Le problème de l’activité artistique se trouve lié tout spécialement à deux autres questions : celle du travail et celle du développement des facultés individuelles. On laissera de côté les autres dimensions de l’analyse pour s’intéresser au rapport, complexe et multiple, que Marx s’efforce d’établir entre art et travail et, à partir de là, entre création et production, travail productif et travail improductif, libération et aliénation. Si l’on suit chronologiquement tout au long de l’œuvre la genèse et les transformations de ce problème, il est possible de mettre en évidence à la fois l’unité forte et le caractère paradoxal qu’acquiert la question de l’art chez Marx. Ce caractère paradoxal réside dans la double nécessité de penser l’activité artistique comme possibilité concrète d’une activité humaine libérée de l’aliénation, et comme activité socialement déterminée par la formation historique où elle prend place.
2Dans un premier temps, c’est-à-dire jusqu’à la rédaction des Manuscrits de 1844, la réflexion de Marx sur l’art s’inscrit très précisément dans le cadre du débat qui traverse la Prusse des années 18301. Au cours de cette période se développe en effet une vive querelle esthétique qui présente à la fois une dimension philosophique, une dimension théologique et une dimension politique. Cette querelle se trouve par ailleurs directement liée à la production artistique du moment ainsi qu’à une réinterprétation de l’histoire de l’art, en termes de progrès et de décadence. On peut sommairement distinguer deux camps, qui ont en commun de se disputer l’héritage hégélien.
3D’un côté, on trouve des philosophes et des écrivains qui appartiennent au courant hégélien « orthodoxe » et défendent des positions conservatrices en matière politique et religieuse. Les frères Schlegel, Tieck, Novalis sont par ailleurs les promoteurs les plus en vue d’une esthétique idéaliste et romantique, qui s’efforce de réhabiliter le Moyen Âge. À leur côté, on trouve une école de peintres, les « Frères de Saint-Luc » et les « Nazaréens », qui se place sous la protection de la monarchie prussienne de Frédéric Guillaume III puis de son fils Frédéric Guillaume IV. Convertis au catholicisme, ils souhaitent revenir aux formes artistiques antérieures à la Réforme et cherchent leurs maîtres dans la première Renaissance italienne ainsi que parmi les peintres flamands du Moyen Âge. Cette école, largement oubliée aujourd’hui, monopolise alors les commandes de la monarchie prussienne et inspirera les Pré-raphaélites anglais. Les Nazaréens élaborent en doctrine leur nostalgie d’une époque où, selon eux, art, religion et vie ne faisaient qu’un. À cette fin, ils revendiquent la conception hégélienne qui voit dans l’art romantique le point culminant du détachement à l’égard des sens et de la nature. La représentation du divin accomplit la libération de l’Esprit et Raphaël, tout spécialement, se voit intronisé comme le représentant par excellence de l’art véritable, par des artistes qui placent toute leur entreprise de restauration sous le haut patronage de la religion catholique et de l’État prussien.
4Face à ce courant hégélien conservateur, leurs adversaires hégéliens de gauche déploient leur offensive sur le terrain théorique. Il s’agit de proposer à la fois une autre lecture de Hegel, en en soulignant la dimension critique à l’égard de la religion et de l’État prussien, et de se réclamer d’une autre pratique artistique, apte à incarner la notion saint-simonienne d’« avant-garde ». Le débat se cristallise alors autour de l’interprétation de l’art grec et du romantisme. Heinrich Heine, fer de lance de cette esthétique critique et révolutionnaire, défend du même mouvement le romantisme de Delacroix et l’art grec, qui ont en commun de promouvoir un sensualisme indemne ou libéré de la condamnation chrétienne et, par suite, de véhiculer le projet d’une libération humaine. Bruno Bauer, dans cette même perspective propre au courant Jeune-Hégélien, entreprend une relecture d’ensemble de la philosophie hégélienne et souhaite être secondé dans cette tâche par Marx, auquel il confie en 1842 la rédaction d’un article sur l’art chrétien. Il n’est pas exagéré de dire que cette commande marquera toute la réflexion ultérieure de Marx sur la question de l’art et fait de lui un observateur informé de l’art de son temps et de ses enjeux.
5Marx, qui se trouve alors sous l’influence de Feuerbach, se place d’entrée de jeu sur le terrain d’une critique de la religion et de la répression qu’elle impose aux sens, au nom d’une conception matérialiste et sensualiste de l’essence humaine. On trouve longtemps trace de cette première intervention philosophique et esthétique de Marx, dans les Manuscrits de 1844 bien sûr, mais également dans l’Introduction de 1857, qui mentionne la séduction persistante qu’exerce l’art grec sur les hommes du xixe siècle. Mais il est important de noter que Marx s’intéresse aussi d’emblée à la fonction sociale de l’activité artistique et qu’il y voit l’expression de la réalité historique qui lui est contemporaine : dès ce premier essai, Marx mentionne les survivances du féodalisme propres à la Prusse de cette époque et qui lui semble être un élément central d’explication de l’émergence et du succès de l’école néo-médiévale. Si, par la suite, son centre d’intérêt se déplace, on peut donc trouver une matrice de ce déplacement dès les premiers textes, qui explique à la fois la persistance de la question de l’art et sa subordination à la construction d’une critique de l’économie politique. Il convient d’étudier précisément cette transformation qui dessine une évolution sinueuse où l’on distinguera schématiquement trois temps.
Romantisme et art chrétien
6Dans un premier temps, on l’a dit, Marx se concentre sur la critique de l’aliénation de l’homme comme dessaisissement de son essence. Dans une perspective qui est celle de Feuerbach, il s’agit pour lui d’élargir la dénonciation de l’aliénation religieuse à l’analyse de tout ce qui entrave le libre développement de l’activité humaine. La question de l’activité passe au premier plan, en conséquence de quoi l’analyse reste étrangère à tout jugement esthétique portant sur des œuvres précises. La réflexion initiale de Marx sur l’art se voit logiquement reversée au compte d’une analyse du développement et de l’éducation des sens humains : si la question de l’art s’y laisse encore entrevoir, c’est sous la forme nouvelle du développement de la capacité humaine à constituer le monde humain, jusque dans l’activité sensible en apparence la plus immédiate. On connaît les pages sur l’œil comme « organe social » et sur la vision comme activité qui humanise son objet : « Le sens qui est encore prisonnier du besoin pratique grossier n’a qu’une signification limitée2. » Et Marx oppose, selon une terminologie qu’il ne cessera de reprendre, la richesse marchande liée à l’utilité et la vraie richesse humaine, à la capacité active de développer des perceptions sociales complexes, à l’éducation nécessaire pour « qu’une oreille devienne musicienne, qu’un œil perçoive la beauté de la forme3 ». La question de l’art n’a pas disparu, mais elle se trouve manifestement réinsérée, jusqu’à devenir parfois imperceptible, au sein d’une analyse plus générale, qui s’intéresse à la fois aux conditions et aux résultats déterminés de l’activité humaine. En ce sens, l’activité artistique, appréhendée du point de vue du sujet qui l’exerce, fournit l’occasion de penser le développement achevé d’une essence humaine faite de capacités et de virtualités. La création artistique n’est donc rien d’autre que l’expression et la manifestation de cette essence humaine, et elle permet, a contrario, de mesurer le degré d’aliénation ordinaire du travail de production.
L’art comme travail
7Le second temps de cette analyse réside dans la critique radicale que Marx adresse bientôt, dès 1845, à l’analyse de Feuerbach. Ce dernier résume l’activité à la sensation tandis que Marx propose de repenser la sensation comme pratique sociale parmi d’autres. La cinquième des Thèses sur Feuerbach exprime bien cette réorientation d’une critique par trop étroite parce qu’elle s’enferme dans l’apologie du sensible sans en percevoir la dimension historique : « Il ne saisit pas le sensible en tant qu’activité sensible pratique de l’homme4. » Dans l’Idéologie allemande, Marx s’attachera à fonder sa dénonciation première de la propriété privée dans une analyse de la division du travail et de son aliénation. Dès lors, l’organisation sociale de la production constitue la base déterminante à partir de laquelle peut être compris l’ensemble des activités humaines. La question de l’art se transforme une fois encore : si l’art comme activité est lui-même un écho du mode de production qui lui est contemporain, il importe avant tout de l’envisager comme une pratique sociale parmi d’autres. Le thème feuerbachien du développement des sens s’efface derrière la tentative d’assigner à l’art sa place et son rôle spécifiques au sein des diverses sphères constitutives du monde social. Dans l’Idéologie allemande, l’art ne jouit plus du caractère exceptionnel propre à une activité qui serait intégralement émancipatrice : resitué dans le cadre de la division du travail, il cesse d’être un modèle de libération pour devenir plus modestement l’un des objets de l’explication historique que Marx s’efforce de construire. Non sans quelques hésitations, il l’inclut alors dans la sphère d’une idéologie dépourvue d’autonomie : « Il n’y a pas d’histoire de la politique, du droit, de la science, etc., de l’art, de la religion, etc.5 » C’est là renvoyer dos à dos l’esthétique idéaliste et sa critique matérialiste, en déniant à l’histoire de l’art la moindre autonomie, ainsi qu’en retirant ses enjeux actuels au débat sur l’art grec.
8A cette époque, Marx est encore à la recherche de ce qui définit en propre un mode de production. Ici, la division du travail lui paraît être la clé de la compréhension de l’histoire. C’est pourquoi, significativement, il écrit au détour d’un chapitre polémique dirigé contre Stirner : « Qu’un individu comme Raphaël développe ou non son talent, cela dépend entièrement de la commande, qui dépend elle-même de la division du travail et du degré de culture atteint par les individus dans ces conditions6. » Si l’on se souvient que Raphaël est vénéré comme le plus inspiré des peintres par les Nazaréens, on comprend que la critique de Marx vise non pas seulement Stirner mais l’esthétique dominante contre laquelle il a déjà eu à lutter. Simplement la critique prend ici pour cible, non pas un certain type de production artistique, mais une certaine idée concernant cette production, l’affirmation de son caractère exceptionnel et la définition du génie comme anormalité. Si le thème de l’art se fait latéral, c’est parce que, au même titre que toute activité, il doit pour Marx être replacé dans le contexte économique et social qui est le sien. Est-ce à dire que la notion de génie, chère à l’esthétique des Lumières, est vouée à se résorber sans reste dans l’étude historique de la production artistique, et que l’art comme le travail est destiné à perdre « toute apparence de manifestation de soi7 » dans un monde où règne l’aliénation ? La thèse serait absurde, et ce n’est nullement ce que soutient Marx.
9C’est bien en ce point que cristallise ce qu’on a nommé le paradoxe de l’esthétique marxienne. Quelques lignes après avoir souligné le caractère collectif du travail d’un peintre renommé comme Horace Vernet, la coopération qui préside à la production de vaudevilles et de romans ainsi qu’à l’observation astronomique, Marx dénonce « la concentration exclusive du talent artistique chez quelques individualités, et corrélativement son étouffement dans la grande masse des gens8 ». Deux thèmes en relative tension réciproque se superposent alors. D’une part, le travail artistique est, comme tout autre, dépendant de l’organisation d’ensemble de la production. À ce titre, il ne jouit d’aucun privilège. Mais dans le même temps, Marx fait de l’artiste une exception : il est l’un des rares hommes à développer son talent artistique, et la critique porte alors seulement sur le caractère spécialisé et par suite étroit de ce talent, qui ne concerne qu’une partie des facultés humaines et, surtout, qu’une fraction de l’humanité. Mais les deux arguments ne sont nullement du même ordre : d’un côté, le peintre est un travailleur comme un autre, de l’autre, il est au moins l’esquisse de l’individu complet, dont la figure apparaît dès cette œuvre9 : « Dans une société communiste, il n’y aura plus de peintres, mais tout au plus des gens qui, entre autres choses, feront de la peinture10. » Marx ne saurait mieux exprimer le caractère contradictoire d’une pratique sociale qui subit l’aliénation tout en frayant les voies de son abolition. L’art semble être à la fois déterminé et autonome, aliéné et libérateur, écho des contradictions du réel et ferment révolutionnaire de leur dépassement. Il est clair que la question telle qu’elle se trouve formulée ici appelle sa reprise.
L’art comme activité
10C’est au cours d’un troisième et dernier temps que Marx s’efforcera de concilier cette double intuition de l’art comme activité sociale déterminée et comme épanouissement exceptionnel de quelques individus préfigurant la société future. La liaison entre art et travail se resserre, sans devenir pour autant une identification : au contraire, la mise en tension des deux composantes de l’activité artistique semble inciter Marx à mieux définir ce que pourrait être la suppression de l’aliénation et de l’exploitation. Deux séries de textes nous intéressent ici : d’une part l’esquisse du Capital constituée par les Grundrisse de 1857-1858, d’autre part l’étude de la différence entre travail productif et travail improductif présentée dans les Théories sur la plus-value, rédigées entre 1861 et 1863. Les considérations sur l’art y sont d’une grande brièveté, mais l’analyse sans cesse reconduite de cette question au sein de développements qui concernent la production et la nature de la marchandise prouve assez qu’elle présente pour Marx une importance centrale.
11A partir de 1857, Marx rompt avec ce que la notion d’idéologie présentait de trop mécanique : il insiste dorénavant sur l’effet en retour de toutes les activités humaines et de leurs résultats sur la nature de la formation économique et sociale propre à chaque époque. Dans cette mesure, il lui faut souligner la part active et déterminante que peut prendre, dans certains cas, l’activité artistique. Ce thème n’est nullement étranger à Marx puisque c’est celui que, mutatis mutandis, on trouvait dans ses premières œuvres. Il est alors peu suprenant que la fameuse Introduction de 1857 revienne sur des thèmes qui sont au centre de la querelle qu’on a mentionnée ci-dessus : l’art grec, et à travers lui l’esthétique hégélienne. Marx est entré dans la période où la référence hégélienne n’est plus ni un repoussoir ni un instrument, mais l’occasion d’un retravail novateur, se démarquant explicitement de la conceptualisation hégélienne au moyen de quasi-citations. C’est le cas ici : « Les Grecs sont des enfants normaux », dit Marx, jouant du paradoxe d’une enfance achevée, conforme à son essence et qui ne promet rien de plus que ce qu’elle est. Hegel de son côté avait défini le moment grec comme la période fugitive d’une adolescence en voie rapide de transformation, le passage d’une première liberté subjective encore marquée par la nature à l’universalité abstraite du monde romain11. La reprise ironique de cette interprétation par Marx lui permet d’avancer sa propre explication du moment grec : le faible degré de développement des forces productives a pour contrepartie la maîtrise imaginaire du monde dans l’art et la mythologie. Cet art révolu nous touche comme le souvenir cher d’une enfance qui fut heureuse. Le projet de sa reviviscence est absurde. On mesure ici le trajet parcouru par rapport à la défense de l’art grec qui semblait aux Jeunes Hégéliens et à Heine en particulier, une arme de choix à opposer au conservatisme prussien.
12Le problème de Marx est désormais bien différent : il balaie d’un revers de manche la question d’un modèle esthétique quel qu’il soit, pour penser l’activité artistique comme formatrice de l’homme lui-même, au même titre que le travail, tout en maintenant son caractère déterminé. L’analyse se fait complexe. D’un côté, « l’objet d’art – comme tout autre produit – crée un public apte à comprendre l’art et à jouir de la beauté. La production ne produit donc pas simplement un objet pour le sujet, mais aussi un sujet pour l’objet12 ». Ce qui revient à dire que l’art n’est pas un reflet idéologique mais une fonction sociale, structurante dans son ordre propre. L’œuvre d’art façonne l’œil, l’oreille, l’intelligence de spectateurs qu’elle met ainsi en situation de sujets et d’acteurs. Par ailleurs, et corrélativement, Marx souligne le caractère inégal du développement des différentes sphères sociales : « Pour l’art, on sait que des époques déterminées de floraison artistique ne sont nullement en rapport avec le développement général de la société, ni par conséquent avec celui de sa base matérielle, qui est pour ainsi dire l’ossature de son organisation13. » Il est alors possible d’affirmer conjointement l’exceptionnalité de l’artiste, et la relative exterritorialité sociale de l’activité artistique, tout en maintenant l’idée d’une unité essentielle de toute formation économique et sociale. L’artiste anticipe simplement sur des possibilités de développement, individuel et collectif, qui existent à l’état virtuel et préfigurent le dépassement possible et nécessaire des contradictions à l’œuvre dans le présent. On retrouve aussitôt la question du travail et du développement des facultés humaines.
13Contre Fourier, Marx tient à préciser que l’activité artistique n’est pas un amusement ou un délassement, mais une activité qui requiert le plus grand sérieux. À ce titre, il doit être apparenté au travail libéré de l’exploitation et qui doit devenir « l’effort de l’homme, non en tant que force de la nature dressée d’une façon déterminée, mais en tant que sujet14 ». L’art, comme le travail, transforme le monde extérieur et façonne la matière selon des procédés techniques qui évoluent au cours du temps. Mais à la différence de la production, le développement technique n’y est pas piloté par l’exigence d’une productivité croissante et de l’économie du temps de travail, en même temps que de l’intensification et de la mécanisation des tâches. En un sens donc, l’art est pleinement un travail, qui marque l’émancipation de l’homme à l’égard de la nature : l’idée n’est pas neuve. Mais il est original, par contre, de montrer que ce travail s’est émancipé des critères marchands de l’utilité, au sens capitaliste du terme : l’artiste n’est pas un travailleur, puisqu’il échappe à la perte de soi qui caractérise le monde de la production. En réélaborant la vieille distinction de l’économie politique classique entre travail productif et travail improductif, Marx redéfinit alors sa première notion d’idéologie.
14L’idéologie n’est pas la superstructure passive et déductible de la base, mais l’idée fausse que le travail improductif est synonyme d’activité gratuite, inutile, destinée au pur divertissement : « Même les productions intellectuelles les plus élevées ne doivent être reconnues et en quelque sorte excusées aux yeux du bourgeois que par le fait qu’on les dit productrices directes de richesse matérielle15. » Ce n’est plus l’art qui est une idéologie, mais la définition de l’artiste en tant que travailleur productif, comme seule justification valable de son existence au regard de la logique capitaliste. La production artistique peut être comme toute autre créatrice de plus-value. Mais telle n’est pas sa fonction et la supercherie de l’idéologie bourgeoise consiste à déguiser et à dévoyer ce qui est son essence. Plus encore, la résistance intrinsèque de la production artistique, plus que toute autre, à sa subsomption formelle et réelle par le mode de production capitaliste explique la suspicion dont elle est l’objet et, a contrario, l’importance qu’elle revêt aux yeux de Marx : « Ainsi la production capitaliste est hostile à certains secteurs de la production intellectuelle, comme l’art et la poésie par exemple16. » Non que l’art soit toujours dans son contenu révolutionnaire mais parce qu’il résiste, en tant qu’activité foncièrement libre, à son annexion par le monde marchand. Le marché de l’art est restreint et ne s’alimente à aucun besoin social qui consomme son objet en le détruisant. Par ailleurs, la quantité de travail abstrait cristallisé dans l’œuvre n’est pas ce qui définit sa valeur : le prix de l’œuvre d’art tend à se dissocier manifestement de la valeur proprement humaine de l’activité de sa production, du point de vue même de celui qui l’exerce.
15Il est remarquable que Marx, pour penser cette spécificité, se voit en quelque sorte contraint de recourir sans le dire aux notions de praxis et de poièsis et qu’il revienne, non pas à l’art grec, mais bien, curieusement, aux catégories aristotéliciennes du travail17. Les termes ne se trouvent pas dans son texte, en revanche l’affirmation que « certaines prestations de service, ou les valeurs d’usage, résultats de certaines activités ou travaux s’incarnent dans des marchandises, d’autres au contraire ne laissent aucun résultat palpable distinct de la personne elle-même ; ou leur résultat n’est pas une marchandise susceptible d’être vendue18 » constitue une allusion transparente à la distinction conceptuelle proposée par Aristote. Marx n’en dit pas plus, mais il est clair que l’affirmation qu’il existe des activités « pures », indépendantes de tout résultat matériel donnant prise à son détournement marchand (et il donne l’exemple du chant), lui permet d’esquisser, non pas une esthétique descriptive ou normative, mais une analyse du développement libre des facultés humaines. Le paradoxe réside alors dans le fait que cette « théorie » de l’art ne s’appuie sur l’analyse d’aucune œuvre : Marx ne mentionne que des individus qu’il place sur le même plan que les scientifiques et les intellectuels en général. Seules, sans doute, les nombreuses citations de Dante et de Shakespeare qui émaillent son œuvre sont-elles l’illustration de la puissance critique que Marx reconnaît à une production artistique qui a su, depuis longtemps, dénoncer comme son ennemi principal le monde de l’utilité et la soif d’enrichissement.
16De cette étrange esthétique, qui se détourne de l’analyse des œuvres d’art et des conditions sociales de leur réception pour s’intéresser au processus anthropologique de leur production et de la formation conjointe d’individus libres, demeure l’intuition que la libération du travail peut s’appuyer d’ores et déjà sur certaines de ses formes partiellement ou potentiellement désaliénées. La question de l’art constitue un passage à la limite qui permet à Marx à la fois de tester et d’enraciner concrètement la perspective d’une émancipation du travail et du travailleur sans verser dans l’utopie. La question de l’art, pour demeurer discrète, n’est nullement secondaire, si l’on s’avise qu’elle permet à Marx de corroborer sa définition du communisme sous l’angle du « libre développement de chacun » comme « condition du libre développement de tous19 », sans rien renier par ailleurs de la conviction qu’il existe une base déterminante qui conditionne la totalité d’une formation économique et sociale. Mais une telle analyse n’est pas sans laisser transparaître, par endroits, une relative nostalgie du moment grec, non pas parce qu’il serait étranger au christianisme mais bien plutôt parce qu’il ignore fondamentalement la recherche de la productivité et de l’accumulation capitaliste. Synthèse présomptive de l’affirmation que le travail doit devenir le « premier besoin vital20 » et du programme de sa pure et simple abolition21, la question de l’art prend ainsi en charge, sans les résoudre totalement, certaines des tensions majeures de la pensée marxienne en même temps que certaines des contradictions réelles du travail moderne.
Notes de bas de page
1 Sur ce débat, on consultera avec profit le riche travail de Margaret A. Rose, Marx’s Lost Aesthetic, Cambridge, Cambridge University Press, 1984.
2 Karl Marx, Manuscrits de 1844, trad. E. Bottigelli, Paris, Éditions sociales, 1968, p. 94.
3 Ibid., p. 93.
4 Karl Marx, Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, trad. H. Auger et alii, Paris, Éditions sociales, 1976, p. 2.
5 Ibid., p. 76.
6 Ibid., p. 396.
7 Ibid., p. 71.
8 Ibid., p. 397.
9 Ibid., p. 31.
10 Ibid., p. 397.
11 Hegel, La Raison dans l’histoire, trad. K. Papaioannou, Paris, UGE, 1965, p. 288-289.
12 Karl Marx, Introduction de 1857, in Contribution à la critique de l’économie politique, trad. M. Husson et G. Badia, Paris, Éditions sociales, 1977, p. 158.
13 Ibid., p. 175.
14 Karl Marx, « Grundrisse », Manuscrits de 1857-1858, trad. G. Badia et alii, Paris, Éditions sociales, t. 2, 1980, p. 102.
15 Karl Marx, Théories sur la plus-value, trad. G. Badia et alii, Paris, Éditions sociales, t. 1, 1974, pp. 327-328.
16 Ibid., p. 326.
17 La pensée aristotélicienne du travail correspond pour Marx à un monde qui ignore fondamentalement la logique capitaliste de la valorisation et l’apparition du travail abstrait qui en est indissociable. Cf. Le Capital, trad. J.-P. Lefèbvre, Paris, Éditions sociales, t. 1, 1983, p. 67 et p. 458.
18 Ibid., p. 473.
19 Karl Marx, Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste, trad. G. Comillet, Paris, Éditions sociales, 1986, p. 88.
20 Karl Marx, Critique du programme de Gotha, trad. E. Bottigelli, Paris, Éditions sociales, 1972, p. 32.
21 Karl Marx, Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, éd. cit., p. 64.
Auteur
Centre d’histoire des systèmes de pensée modernes, université de Paris I, professeur agrégé en lycée.
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