Préface
p. 13-17
Texte intégral
1Pour l’usager du langage prétendu ordinaire, la locution est un moment de répit dans l’activité langagière, qu’il s’agisse de production ou d’interprétation : elle est formule déjà construite, préfabriquée. Ses éléments s’enchaînent les uns sur les autres dans un glissement syntagmatique huilé, au point qu’il est possible à l’occasion de ne pas l’achever, la tin s’en rétablissant d’elle-même chez l’auditeur sans qu’il ait à procéder au moindre calcul interprétatif. Que l’on ait là des zones d’information nulle et des moments d’indolence non productive peut bien être le souci des technocrates. Mais cela ne trouble pas la quiétude de l’usager, délivré un moment du laborieux codage de propositions enchâssées ou connexions cataphoriques.
2Cette quiétude pourtant n’aboutit-elle pas un jour à la saturation et à une désaffectation à l’égard de la parole ? N’est-il pas, obscurément, douloureux d’être un locuteur traversé seulement de formules toutes faites qu’il a reçues et transmet ? Sans même avoir eu le plaisir d’une illusion de création, à la faveur d’un réagencement partiel. On a souri de ce que la grammaire générative ait fait en son temps l’apologie de la « créativité » langagière « découverte » par Chomsky. On aurait eu raison de sourire si Chomsky avait prétendu par là qu’une grammaire générative incorporait le tréfonds de l’âme humaine. Mais il s’agissait au contraire de souligner qu’une grammaire générative – en tant qu’elle est potentiel combinatoire – pouvait exhiber par l’algorithme de ses règles des combinaisons jamais rencontrées nulle part. Ceci à l’infini, si quelque récursivité s’en mêlait. Il n’y a rien de risible, me semble-t-il, à admirer le prodigieux monoïde libre mis ainsi à notre disposition. Le loisir de combiner nous offre d’immenses latitudes et l’on prend mieux sans doute la mesure de ce qu’elles représentent lorsqu’on les confronte aux locutions ici en question, qui, véritable carcan pour l’expression et le contenu, ne souffrent plus la moindre autonomie pour leurs composants. Qui, à la limite, ne souffrent même plus de composants. Combiner des unités est une liberté restreinte certes, mais c’est une plus large possibilité d’intervention qu’un simple recopiage de messages préconstruits. Etre privé de cette liberté, même modeste, peut bien devenir lourd de conséquences.
3Mais y aurait-il donc lieu de s’en aviser aujourd’hui plus qu’auparavant et de jeter du même coup un regard particulièrement méfiant sur les locutions ?
4Je le penserais volontiers. En effet, si l’on n’omet pas de se préoccuper de la circulation des dires, si l’on conçoit une formalisation selon laquelle un énoncé se propage sur un graphe tracé au sein d’une population de parlants et si le taux de propagation de cet énoncé fait partie intégrante de sa définition, alors on note bien évidemment aujourd’hui que des instruments de communication fabuleux permettent le bombardement des parlants par des énoncés partout entendus, pesant du fait de cette répétition le poids d’un taux de propagation jamais égalé jusqu’ici. Et il est clair que ce taux affecte singulièrement les locutions qui sont, comme par définition, ce à quoi l’on ne peut rien changer, ce qui ne peut être que répété. Dans cette perspective dynamique, non étrangère à la quantification, on peut facilement concevoir que le parler locutionnel préfabriqué étouffe progressivement le parler non locutionnel.
5J’ajoute – remarque connexe : même le divertissement étouffe aujourd’hui les latitudes combinatoires. Chacun aura sans doute remarqué que la parole se réfugie souvent actuellement dans des jeux avec le verbal qui prennent appui sur du verbal préfabriqué. Ceci bien évidemment dans des conditions d’émission et réception où des centaines de milliers d’auditeurs sont sur le graphe du circuit du dire. Genette a parlé si joliment (en 1982, au Seuil) de palimpsestes « où l’on voit sur le même parchemin un texte se superposer à un autre qu’il ne dissimule pas tout à fait mais qu’il laisse voir par transparence » et il a su si habilement dessiner la littérature comme un immense réseau, éventuellement bouclé, de relations transtextuelles, que l’on a mauvaise grâce – mais je le fais quand même – à déplorer que la parodie soit l’un des modes majeurs de divertissement public à grande audience. Que cela ait lieu pour le slogan publicitaire est parfaitement en cohérence avec certaines nécessités commerciales. Mais que cela se produise ailleurs, et si souvent, constitue un véritable emprisonnement : comme si le locuteur n’avait plus pour jouer avec un mot que la liberté de lui donner un substitut qui le renvoie nécessairement à la locution où il était figé.
6On frissonne mais – scientifique ou peut-être seulement scientiste – on pense qu’un méfait devient moins pernicieux lorsque l’on en a compris les ressorts. Aussi trouve-t-on particulièrement bienvenu que des linguistes veuillent bien se rassembler en grand nombre au chevet de la locution un jour de novembre 1994 à l’ENS Fontenay/Saint-Cloud, en la perspicace compagnie de quelques informaticiens, psychologues ou sociologues. La France n’est évidemment pas seule représentée en cette déploration assortie d’espoir. Des collègues ont consenti à venir de fort loin.
7Il est vrai que l’inquiétude n’est pas relative au seul emprisonnement des parlants que j’évoquais immédiatement : la discipline – j’ai nommé la linguistique – rencontre de la part des faits une résistance inhabituelle, de mauvais augure : la locution échappe à la syntaxe la plus contemporaine (de même d’ailleurs qu’à la plus vétuste), fait fi du pilier central de l’édifice sémantique (le principe de compositionalité), embarrasse le lexicologue et le lexicographe (ce sont toutefois eux qui sont le moins éloignés par la locution de leurs soucis usuels), irrite les tenants du traitement automatique des langues qui n’ont point l’habitude de tant tergiverser pour savoir s’ils envoient ou non une formule en mémoire, laisse les conversationalistes relativement indifférents et les searliens totalement de marbre, en n’intriguant que les pragmaticiens à sensibilité énonciative. L’analyse du discours voit, elle, sans déplaisir, un champ de travail immense à défricher. Mais – inquiétude bien légitime – ne faudra-t-il pas, pour établir des corrélations éclairantes entre locutions et types de discours ou situations, compter la locution comme une unité ? C’est-à-dire, à nouveau, comme un tout inanalysé dont la structure interne demeurera un mystère.
8La locution est bien, n’en doutons pas, une curiosité dans le champ des sciences humaines et sociales, ou en tout cas de la linguistique. Tout linguiste vous dira que la locution n’est pas le résultat d’une illusion d’optique : qu’elle existe. Sous des noms divers, bien entendu, parfois sous-divisée et bordée par des marges incertaines, elle est là. Indéniablement là. Et pourtant je pense que l’ensemble des axiomes que la plupart des linguistes reconnaîtraient sans doute comme hypothèses fondatrices d’une théorie linguistique (ayant à voir avec la syntaxe et la sémantique) est tel que la locution n’a pas les propriétés que ces axiomes exigent d’une forme pour qu’elle soit syntagme. Et qui plus est : la locution ne se présente pas non plus comme le fruit d’une négation nette de ces propriétés. Parfois elle vacille et balance.
9Que faire ? Trois solutions théoriques s’offrent logiquement :
- Renoncer à la prédiction et établir de simples listes de locutions, constatant leur distribution (dans les phrases, comme dans les textes ou situations). Ceci en correspondance aussi correcte que possible avec les jugements d’existence intuitivement émis que j’évoquais ci-dessus.
- Créer pour les locutions une nouvelle linguistique ou plutôt une nouvelle composante de la linguistique qu’on saurait articuler, bien qu’à l’évidence elle en diffère, avec le lexique, la sémantique, la syntaxe et la morphologie.
- Admettre – c’est ma suggestion – que la locution n’a pas de définition linguistique. Qu’elle se définit ailleurs (je pense en particulier aux registres couverts par la psychologie scientifique contemporaine) et que ses comportements linguistiques paradoxaux sont conséquences de ses propriétés ailleurs définies.
10Sans doute est-il possible d’apercevoir que les communications au colloque de l’ENS Fontenay/Saint-Cloud, et les contributions écrites qui en ont émané, basculent tendanciellement vers l’une ou l’autre de ces trois solutions.
Auteur
Professeur à l’université de Paris VIII.
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