Chapitre 4
L’intranquillité
p. 245-308
Texte intégral
L’impossible contemporain : The Diary of Virginia Woolf, vol. 5
Le poème gît, au rebours de ce que le siècle historique déclare, dans la faiblesse du sens et dans la non-contemporanéité de ce sens avec le contemporain réel.
Alain Badiou, « L’âge des poètes »
1Dans le volume 5 de son journal1 à la date du samedi 10 septembre 1938, Virginia Woolf écrit à propos d’elle et de Léonard : « nous marquons simplement le pas aussi calmement que possible en attendant lundi ou mardi, où l’Oracle parlera » (p. 167). Puis la formule revient, insiste. Mercredi 14 septembre : « ce matin, marquer le pas encore » (p. 170). Vendredi 16 septembre : « ce soir, une fois de plus nous marquons le pas » (p. 171). Il s’y exprime un sens aigu d’un présent qui inscrit ses marques subjectives précaires et obstinées dans le fil du quotidien, sous l’ombre du coup de l’histoire puisque l’Oracle dont il est question n’est autre qu’Hitler. Les dates elles-mêmes « lundi ou mardi » déploient tout un réseau de valeurs. Elles dramatisent la puissance performative du temps historique incarnée par la voix de l’oracle faisant loi, la menace de sa puissance de désastre, mais dans le même geste l’image emphatique de l’Oracle et la régie des voix en exposent la scène discursive et s’en dissocient. D’autre part, si le syntagme « lundi ou mardi » peut ainsi être approprié par le texte de l’histoire, il fait aussi affleurer en contrepoint, voire dans une logique du contre/temps, un court texte de Virginia Woolf écrit en 1920 sous le titre de « Lundi ou mardi »2 où une poétique de devenirs impersonnels entre en résonance avec certains traits de la pensée deleuzienne de l’immanence. Même dans le journal la scène de l’écriture, animée d’instances différantielles, parcourue d’échos, est ainsi plus d’une, et oppose au pouvoir de l’histoire sa force critique et poétique, depuis cette forme faible – Virginia Woolf lui donne souvent le nom de scribbling (gribouillage) – et composite qu’est le journal.
2Cette faiblesse paradoxale ne peut pas être ignorée et elle peut encore moins être réduite à ce « bavardage où le je s’épanche et se console » ou à cette « ancre qui racle contre le fond du quotidien et s’accroche aux aspérités de la vanité »3, qui, selon Maurice Blanchot, seraient les traits propres au journal. Elle n’est pas non plus de l’ordre de cette faiblesse au regard de l’histoire qui ferait du journal le lieu où s’enregistrerait une concordance des temps entre le subjectif et l’historique saisi à même son procès selon le mode myope de simples notations discontinues ; ni non plus le lieu où, en tant que forme subjective, il échouerait à écrire le contemporain parce que celui-ci serait, ainsi que le suggère Martin Rueff, une caractéristique du seul temps historique : « Le contemporain n’est pas une caractéristique du temps subjectif, c’est une caractéristique du temps historique »4.
3Il apparaît au contraire que le journal, en tant que forme, est non seulement marqué lui aussi des effets de cette déflagration épistémologique qui ébranle toute lecture homogénéisante de l’histoire (déflagration qui fut aggravée par la ligne de faille ouverte par la Première Guerre mondiale), mais qu’il fait de l’écriture l’exercice d’une mise en crise aiguë de toute pensée ou écriture d’un « contemporain » objectivable et homogène, fût-il historique ou subjectif. En raison de sa lecture critique des fins naturalisées par les discours et appareils de pouvoir que sa pensée rapporte à la domination patriarcale, la poétique de Virginia Woolf, en son idiome, n’est pas sans consoner avec les questionnements de philosophes tels que Jean-François Lyotard, Giorgio Agamben, Jean-Luc Nancy. En effet elle préfigure leur critique des grands récits, des mythographies téléologiques, et leur désir de réarticulation des pensées de l’en-commun. Ceci amène à mettre en relief un autre trait qui lui est propre. La mise en crise de traits du contemporain n’y est pas une fin en elle-même ; elle dénude un geste précaire qui se formule comme un souci de répondre du « moment », et fait apparaître celui-ci comme unité qui disjoint le cours de l’histoire et réengage la potentialité du temps. En relevant cette obligation intime, personnelle – « nous marquons simplement le pas aussi calmement que possible » –, l’écriture y énonce et performe une manière d’être, une affirmation de vie, voire un geste éthique, et dans ce geste réflexif où elle répond d’elle-même, expose son exigence quintessentielle. En tant que vie, en tant que liée à la ressource de l’art.
Site d’un différend
4La confrontation entre l’histoire et l’écriture du journal déconstruit plusieurs présupposés : celui de l’opposition qui les rendrait irréductibles l’une à l’autre, celui de l’effet de contemporanéité supposé dans l’expression ambiguë qui désigne le journal comme « écriture du jour », et celui de l’assujettissement du journal à un régime de sens qui, selon Maurice Blanchot, relèverait de l’insignifiant. Bien au contraire, l’inscription du temps et de ses déterminations historiques dans le journal fait l’objet le plus souvent d’un soupçon critique qui donne au journal la valeur de site épistémologique d’un différend. De ce fait, se trouve brouillée la dualité que propose Maurice Blanchot entre « rapporter », qui serait le propre du journal, et « narrer », qui incomberait au roman5. « Rapporter », tel que ce geste est mis en jeu par l’écriture du journal, ne revient pas à « répéter » l’histoire telle qu’elle se présenterait en son cours à travers ses déterminations, mais à en « lire » le texte, les discours qui règlent les rapports de force, les dispositifs de pouvoir et les choix prononcés par les corps institués. Cette lecture critique opère par le biais d’une régie des voix complexe (à entendre comme composée de plis), mobile qui ne cesse de renouveler les modalités d’une dissonance énonciative. L’instance énonciative du journal approche l’histoire par le biais des pratiques et des discours comme logiques signifiantes, et le journal est un site où s’exerce cette conscience discursive (et en tant que telle poïé/litique) qui trouvera un autre montage énonciatif dans d’autres œuvres. Cela ne veut pas dire que cette appréhension discursive de l’histoire se fasse dans la méconnaissance de sa force comme événement, mais cela veut dire que le geste d’écriture interroge les discours moins comme logos articulant des énoncés qu’à travers leurs dimensions performatives, leurs effets (ce qu’ils « font » au référent, à l’énonciateur, au destinataire qui sont « affectés » par le discours). L’écriture du journal est le site d’un différend en ce qu’elle met en scène la distribution des positions dans les effets des discours.
5Cette mise en crise est liée à une écriture/lecture des dispositifs de pouvoir qui peuvent œuvrer au sein des discours. Mais dans une navette de traductions réciproques qui font apparaître leur intraduisible, elle émane tout autant d’une expérimentation poïétique continue, de la quête d’un idiome poétique qui opposerait les formes d’expérience qu’il fait advenir, le mode de sa phrase, son « faire », son événement, aux logiques de destruction qui œuvrent dans l’histoire. La critique est ainsi articulée depuis la scène d’un différend intraduisible.
6Sous la date « Mercredi, 13 octobre 1936 », on lit : « can only rethink politics very slowly into my own tongue » (p. 114), « la seule chose que je peux faire, c’est repenser la politique très lentement, dans ma propre langue ». La phrase fait état d’une position qui n’est ni une projection imaginaire naïve ni un retranchement, mais un choix qui s’impose comme exigence poïé/litique. Elle engage une patiente réorientation par transcription, traduction d’une langue à l’autre, une rumination de pensée par l’écriture, par sa pratique peut-être moins propre que singulière. « Can only rethink » fait état d’une modalité elle aussi singulière, moins un choix qu’une impossibilité de faire autrement, une passibilité à une exigence qui ne répond pas d’une motivation ou d’une fin, mais oblige. D’autre part, c’est dans l’ouvrage de cette langue (on notera l’importance de la préposition into qui implique ce travail de transformation) que se propose un autre point de vue, non pas personnel donc, mais médié par cet ouvrage. Quelles formes prend cette rumination dans l’écriture du journal ? Peut-être en premier lieu celle d’une parataxe des discours. Le journal en effet juxtapose différents modes de discours. Les mentions d’articles de journaux et de journaux télévisés, les débats animés qui agitent le cercle de Bloomsbury, les justifications de la guerre par le postier, les termes de négociations diplomatiques, les discours de ministres s’y côtoient et se situent sur un seuil temporel, entre la re-marque du texte de l’histoire dans son effet d’après-coup quasi immédiat, et son devenir archive. La parataxe, portée par l’alternance des effets de voix entre discours direct libre et discours indirect, dépose le texte de l’histoire par bribes, par éclats polyphoniques. Le journal s’apparente en cela au scrapbook qui servit de premier état du texte de Three Guineas, mais à condition de penser celui-ci comme premier dispositif critique : en effet son montage constituait déjà une élaboration de l’archéologie des discours qui allait devenir la trame de l’essai. Le journal inscrit les marques de l’histoire, ni en les saisissant dans le cadre d’un écheveau causal explicatif (qui se proposerait de faire sens des événements ou des forces précipitant la nécessité de la guerre), ni en en déposant la discontinuité myope dans des notations éparses qui attendraient d’être ressaisies en effets de sens depuis l’après-coup de l’histoire. Dans les inflexions de sa modalité critique, l’écriture du journal ne se situe ni dans un régime du sens dans la ressaisie des marques de l’histoire, ni dans un aveuglement aux effets de sens qui s’y proposent. Bien plutôt, elle s’inscrit dans l’histoire, à la fois comme cours temporel et comme discours relevant des sciences humaines, en entamant l’effet d’univocité des discours qui en ces années légitiment l’inéluctabilité ou la nécessité de ses choix tels que celui de la guerre, et en y opposant donc un contre/temps critique. Elle se tient donc sur le seuil vif d’une entame critique qui toujours déjà déchiffre le texte de l’histoire à la fois en sa dimension d’après-coup immédiat et en sa dimension d’archive à venir
7Ainsi l’inscription des temps, médiée par une énonciation dissonante, est singulièrement apte à déconstruire les fabrications mythiques. L’entrée du « vendredi 10 janvier 1936 » est à cet égard exemplaire. Le journal y rapporte qu’on a demandé aux femmes italiennes de s’associer à l’effort de guerre6 et de faire le sacrifice de leur alliance en or, et l’une d’entre elles a ainsi « également jeté son alliance dans le chaudron » (p. 6). Le choix de l’image, le modalisateur « également » laissent entendre une distance énonciative à l’égard de cette alliance du domestique et du politique. L’histoire, à travers cette seule anecdote, est moins « rapportée » qu’elle n’est lue comme entrelacs d’identifications aliénantes, ici sous forme de co-énonciation d’un discours qui construit un idéal qui serait commun. La phrase souligne et l’effet d’injonction mortifiante et la soumission consentie d’un sujet à une politique qui le nie au moment même où elle le reconnaît. Au niveau de cette simple anecdote, l’instance d’écriture souligne la collusion, au cœur de cette rencontre, entre événement, discours, histoire et mythe ; elle y fait apparaître la finalité d’une « politique moderne archaïque », piégée dans ce cercle vicieux d’une naturalisation de places qui en fait « une politique de l’origine réelle comme politique du futur idéel »7 et en articule les effets à la rigidité des structures de pouvoir.
8Le journal met à nu la distorsion des discours d’idéalisation de la force et ses pouvoirs de massification des corps, dont Freud8 dès 1921 aura souligné ce qu’ils doivent à la fois aux effets d’identification entre des individus et à leur identification partagée à un meneur. L’instance d’écriture du journal détecte dans ce que Freud appelle les « liens de masse » leur appel à un « nous communiel ». Les vociférations des discours d’Hitler à la radio et la façon dont les foules y répondent sont figurées pas des images disant la nuit qui les origine et qui s’y origine : « un hurlement sauvage, comme une personne dans des souffrances atroces ; puis des hurlements du public ; puis une autre phrase plus articulée et plus mesurée. Puis un autre aboiement. Des acclamations dirigées à la baguette » (p. 169). C’est comme si le texte du journal prenait à la fois acte de la distorsion cynique du discours mythique par le politique9, et du régime mortifiant d’une identification qui relève d’une dépossession de l’identité. La voix du journal n’a de cesse d’exposer ce qui dans ce « régime de phrase » œuvre à la négation de la singularité, c’est-à-dire de cette possibilité et pensée de l’expérience comme singularité incommensurable à laquelle dans le même temps le moment moderniste est en train de donner forme dans son écriture de la subjectivité. Cette entame critique se marque souvent, comme dans la citation suivante à propos de la guerre d’Espagne, par dissociation de la position de destinataire et co-énonciateur d’un discours où s’allient maîtrise et pulsion de mort : « Nous discutâmes grenades, bombes et tanks, comme si nous étions à nouveau des militaires en pleine guerre. Et je sentis monter en moi la colère des Trois Guinées » (p. 80). La voix énonciative fait apparaître un différend énonciatif. Elle feint de s’identifier à ce « nous » dans une ventriloquie du discours pour mieux s’en démarquer, et en retour fait apparaître la négation qui est à l’œuvre dans cette instance du collectif. Que ce soit celle de la communauté mythique (« “notre Roi”, c’est ainsi que la femme à côté de moi le nomma »), ou celle du collectif grégaire des consommateurs de nouvelles qui s’agitent sur la scène de leurs illusions positivistes, se rassurant de ce qu’ils croient savoir et comprendre, ou bien encore ce « nous » inerte de la soumission qui se fond à la rhétorique mortifiante du martyr : « Oui, on nous mène à l’autel parés de guirlandes » (p. 284). Ce que les discours liés à la guerre et au militarisme manifestent, et qui ne cesse d’inquiéter l’écriture du journal, c’est l’effectivité d’une puissance de mort à même le langage, qui ne semble convoquer énonciateur et destinataire que pour mieux les nier, participant ainsi à un mode de « l’extinction des noms »10. Les tropes de la théâtralité, de la dépersonnalisation auxquels la voix du journal recourt dans ces passages s’en font la scène critique : la régie des voix démonte comment s’y rencontrent et l’interpellation et l’identification à une logique sacrificielle. Dans l’effet d’adresse vient se reconnaître un sujet qui, dans le battement entre une position sujet et une position objet, consent à être nié.
9Cette lecture critique porte également son entame aux discours soutenant la doctrine positiviste du progrès, amplifiant ainsi les effets d’après-coup de la Première Guerre mondiale, comme le feront dans les mêmes années tant d’écrivains et de penseurs européens. L’instance d’écriture du journal en interroge la finalité, la justification, et ainsi met en cause son cours historique, que celui-ci soit pensé au présent ou comme émancipation à venir : « Il soutient la guerre à fond, sans hésitation. Pourquoi ? Pour construire un nouvel État… quelle sorte d’État ? Un État où on fait des collections de souris et de boîtes d’allumettes » (p. 168). Le point de vue est antihistoriciste dans un sens benjaminien : « L’idée d’un progrès de l’espèce humaine à travers l’histoire est inséparable de celle d’un mouvement dans un temps homogène et vide. La critique de cette dernière idée doit servir de fondement à la critique de l’idée de progrès en général »11. Le geste critique rompt avec le concept de fin lié au progrès : il consiste à ne pas dénoncer la guerre au nom du progrès, à ne pas justifier la guerre comme moyen nécessaire à des fins de restaurer le progrès, à ne pas cautionner la logique sacrificielle qui convertit la perte en moyen de préserver d’autres vies : « et il poursuivit dans cette veine. […] Une longue conversation […]. Si on procurait des armes, on sauverait des milliers de vies » (p. 114). Aucune rationalité progressiste ne viendra relever la négativité de l’histoire. Celle-ci relève de l’intraduisible d’un abîme, d’un réel inassimilable qui ne saurait être articulé à une rationalité discursive. Le journal déconstruit l’opposition rhétorique entre guerre et paix que les régimes de phrase de l’histoire ordonnent dans la séquence d’un temps historique homogène, fait résonner des échos transcalaires entre le nom d’Hitler et les figures de tyran au sein du foyer britannique, fait de la paix le signe spectral de ce qui aura toujours déjà été un irréel du passé : « la paix qu’ils auraient pu connaître il y a un mois » (p. 6).
10Le journal déconstruit également les discours de la force en ne s’y reconnaissant ni comme destinataire ni comme référent. L’exercice de la force, loin d’être affirmation de l’action, ou moyen nécessaire pour la réalisation d’une œuvre, est pensé comme atrophiant le corps, obscurcissant l’esprit, œuvrant à une négation paralysante sans relève possible : « la force est une des expériences les plus ennuyeuses » (p. 234). Toute justification de « l’application par la force » n’est qu’obéissance, assujettissement à une exigence d’un discours articulé à un rapport de domination, voire à la force de la loi, qui se fait aux dépens du questionnement de la responsabilité : au nom de quoi, de qui, cette obligation ? « Pour autant qu’il s’agit d’une éthique, l’obligation n’a pourtant pas besoin de l’autorité d’un destinateur, elle a même besoin du contraire. Dois-je ceci ? […] Juger qu’on doit faire ceci parce que cela a été prescrit, c’est faire défi à l’occurrence et à la responsabilité du destinataire devant elle »12, écrit Jean-François Lyotard. « Pourquoi être l’instrument de la négation ? » interroge le journal :
L’éducation ; les salaires ; le socialisme ; mais être prêts à l’appliquer par la force ? La force peut gagner ce qui ne peut être gagné autrement que par la force […]. Je niais que cela soit vrai. C’est la gloire de la mort sur le champ de bataille, et non pas celle de l’enfantement qui les attire ; le spectaculaire ; les feux de la rampe. (p. 97)
11À la geste héroïque de l’émancipation qui justifie la force comme moyen nécessaire, est opposée une image de gestation sourde qui suppose l’avènement de moyens qui seraient justes parce que non violents. De même, l’image de la puissance du corps actif est déconstruite dans un double renversement des valeurs : la force n’est que servitude et engourdissement d’un corps « contrôlable-afin-d’être-asservi »13 alors que dans une transvaluation qui relève d’un gai savoir, la lecture est présentée comme « un exercice des muscles » (p. 235). La proposition de lecture est plus radicale que celle de Walter Benjamin, non seulement parce qu’elle identifie les formes de l’inhumain au cœur du discours du « progrès », mais parce qu’elle implique que toute finalité de l’histoire, toute inscription de ses fins et justification de ses moyens, porte en son sein une potentialité destructrice. En cela elle fait écho au questionnement aigu et inquiet du lien entre rationalité et histoire qui caractérise de nombreuses voix dans le moment poststructuraliste, et que l’on entend dans cette phrase de Jean-François Lyotard : « La grande histoire a pour fin l’extinction des noms (particularismes) »14.
12La relation entre le discours mythique et l’événement intéresse également la question du mode narratif. Le mythe selon Jean-François Lyotard est un mode narratif paradoxal en ce qu’il semble à la fois relever de la mimèsis et pourtant l’occulte, la dérobe. La représentation mythique dépossède de l’événement : « [le mythe] est plutôt un genre de discours dont l’enjeu est de neutraliser l’“événement” en le racontant, de s’approprier ce qui est absolument impropre […] »15. Le récit mythique à la fois occulte la potentialité d’un récit et prend sa place, désapproprie de la possibilité d’un récit tout en se faisant passer pour le récit. C’est là que les citations des discours dans le journal ont une efficacité singulière. L’instance d’écriture s’y marque en répétant combien elle ne peut souscrire à ce qui relève d’une dépossession consentie de l’expérience et du récit, quelle qu’en soit la forme : « Je ne peux pas partager l’enthousiasme héroïque de l’Aide médicale, qui organise un meeting la semaine prochaine pour commémorer les six personnes qui ont été tuées. “Qui donnèrent leur vie”, disent-ils » (p. 108). Par un effet de monstration des discours, ou par effacement de sa propre voix, l’écriture se démarque des formes par lesquelles se raconte le temps actuel : « Et l’Angleterre humiliée, comme ils disent. Et l’homme en uniforme porté aux nues. Des suicides. Des réfugiés refoulés de Newhaven. Des avions survolant la maison » (p. 131). Il semble alors que l’histoire s’écrit comme texte de l’Autre, et que la voix de l’énonciatrice se spectralise, mais moins dans un geste de défaite que de ténue résistance, puisque dans le silence même, dans les notations qui refusent de faire sens, elle objecte encore. Reste à écrire, semble-t-il, comme une position tenue par l’obligation du témoignage.
13Ou bien dans une inversion encore plus marquée, les traces de l’histoire dans le présent relèvent paradoxalement du non-actuel, tel un « fatras d’irréalité » (p. 167), attestant d’une hétérogénéité radicale par rapport à ce qui s’engage dans le désir de l’artiste. À la date du mardi 22 mars 1938, on lit : « la paix, la liberté, finalité de l’artiste et non de l’égoïste » (p. 131). Il ne s’agit pas là d’un détachement solipsiste mais d’un renversement des valeurs de l’actuel, de ce qui fait le temps. L’« événement » (qui est la forme objectivée de l’occurrence) est lu à la lumière d’une poétique de l’occurrence (« il arrive »), dont les différents textes, à chaque fois, redessinent les ressorts, la grammaire, la syntaxe et dont l’écriture est le procès même. Écrire comme performativité auto-poïétique, jusque dans ses formes les plus faibles comme le journal, définit un seuil poïé/litique ne serait-ce que parce qu’il n’est pas appropriable par l’objectivation, la réification.
Les figures du présent comme phrases-affects
14Plusieurs fois dans le journal, Virginia Woolf décrit sa rencontre avec le contemporain de son époque comme des moments de vision. L’un est consacré à la rencontre avec une jeune Juive qui, mourant de faim, s’évanouit sur le pas de leur porte (« toute frêle – 22 ans – en souffrance », p. 219) ; l’autre, à la vision d’un vagabond sur un banc (« Samedi “j’ai vu” – en fait, je veux parler de cet état soudain qu’on éprouve lorsqu’on est ému par quelque chose. Vu un homme étendu dans l’herbe dans Hyde Park. Enveloppé de journaux pour se protéger de l’humidité », p. 118) ; un autre encore, à celle d’une procession de réfugiés espagnols (« Au moment où j’atteignis le 52, une longue file de fugitifs – pareille à une caravane dans un désert – traversa la place : des Espagnols en provenance de Bilbao, qui était tombée, je suppose », p. 97). Les scènes introduisent une note différente, un langage différent dans le texte du journal. Elles marquent ce que Giorgio Agamben dans son étude du contemporain appelle le moment de dischronie dans le présent16, ouvrant le contemporain sur la vision de son obscurité. Les descriptions insistent sur l’impact visuel de ces scènes, leur dimension de révélation. Ainsi le vendredi 20 mars 1936, on lit : « si vif que j’ai vu le tout », « quelque horreur devenue visible, mais sous une forme humaine » (p. 19). Mais elles le font d’une manière singulière, en réfrénant, en sous-déterminant d’une certaine façon, la portée symbolique de ces scènes figurales, et en limitant leurs traces à une accentuation de leur puissance d’image. Le régime de phrase symbolique et politique est ainsi contenu alors qu’affleure un sous-texte archaïque de l’histoire, jusque dans l’imaginaire immémorial de l’Exode. Mercredi 23 juin 1937 : « une longue file de fugitifs – pareille à une caravane dans un désert – traversa la place […] un cortège au pas lourd et traînant – ». Pour autant, l’accent sur le visuel ne contribue pas à en faire un spectacle de pathos : « un enfant bavardait – les autres, absorbés – comme des gens au cours d’une marche » (p. 97). Ce que le journal semble capter dans ces figures, c’est une « vision », un « voir avec » qui participe de ce que Jean-François Lyotard appelle une phrase-affect. La phrase-affect n’est pas adressée, mais pourtant requiert que quelqu’un puisse s’en faire le destinataire ; elle n’est pas articulée, son temps est ce « maintenant » qui double d’un affect muet l’énoncé et la référence ou le sens qu’il constitue. Cet affect « ne peut exister que dans l’univers de l’écriture du moment »17. Les notations discontinues, l’insertion de la voix de la jeune Juive en discours direct libre (modalité qui efface la médiation énonciative du journal) sont expressives de formes de vie marquées « de la douleur d’un tort » qui n’est pas exprimé en termes sociaux mais bien plutôt en termes d’un tort fait à une forme de vie en tant qu’elle est l’expression d’« un être de puissance »18. Les autres discours sont présentés comme des discours dissonants, qui ne peuvent pas « enchaîner » (dirait Lyotard) sur ce tort, alors que pourtant la responsabilité en est pleinement reconnue : « et c’est cela même que nous exigeons », « quel système » (p. 19). Le journal n’apaise pas le différend, l’irréductibilité du tort dont l’affect muet fait trace, mais le marque, dans cette stylisation poétique dont Virginia Woolf se défend comme si elle avait conscience qu’elle risquait d’ajouter au tort plutôt qu’elle n’en rendrait témoignage : « ce qui était si vif que je l’ai vu toute la soirée devient stylisé lorsque je l’écris » (p. 19). Il définit toutefois un seuil poïé/litique en ne répondant pas au différend mais en en témoignant comme d’une inarticulation dans le temps historique : « so uncomplaining. A positive statement » (p. 118), « sans la moindre plainte. Un énoncé définitif ». La phrase donne à penser du fait de son tour paradoxal, puisque ce qui s’y énonce « positivement », c’est précisément l’inarticulation du tort, uncomplaining. L’absence de plainte atteste.
15À propos de « ces visions », Virginia Woolf écrit : elles « demeurent à jamais » (p. 118). Mais en tant que quoi ? Qu’est-ce qui reste en elles ? D’où tiennent-elles ce pouvoir de hantise ? On peut être tenté de faire de ces visions de détresse des allégories dans le sens où Walter Benjamin les entend, à savoir comme recelant une potentialité spectrale de justice que l’histoire n’a pas réalisée mais qui attend son heure dans l’à-venir. Comme un trope historique de « perlaboration », un contre/temps sous la forme d’une revenance attendant son heure d’avènement. Benjamin souligne que la « véritable image historique » apparaît ainsi, « dans son surgissement fugitif »19. Pourtant, même a-théologique, un potentiel messianique porte encore des échos de la promesse d’un salut. Or le contexte immédiat du journal, marquant à la fois une radicale discontinuité avec les intrigues littéraires (« c’est pourquoi on ne peut pas écrire comme Congreve », p. 97) et les discours politiques, nous invite à les lire davantage comme des sites de cette « phrase-affect » avec laquelle un discours monologique, sourd au différend, ne saurait enchaîner. Pour Jean-François Lyotard, le différend requiert un régime de phrase hétérogène, non pas comme promesse messianique, mais comme responsabilité qui à son tour requiert le langage.
16La poétique qu’élabore le journal pourtant semble avoir été différente : le langage est requis non pas pour répondre de la hantise d’un tort (dont la responsabilité est cependant reconnue) mais pour répondre d’une forme de vie. Mais là encore cela ne suffit pas : non pas de ses limites effectives, selon lesquelles « les processus du vivre » seraient « simplement des faits », mais « toujours et avant tout des possibilités de vie, toujours et surtout des puissances »20 qu’elle recèle et que la phrase-affect accueille. Ces visions, figures de la marque actuelle de l’histoire, sont évoquées dans leur rapport à des puissances, en tant que formes renouvelées du pouvoir être. Dérobées dans le cas de la jeune femme juive dont tout semble dire que sa forme de vie consistera à assurer sa survie, dans l’ordre du besoin. Resserrées dans leur précarité, dans le cas des réfugiés, dont la forme de vie se condense dans l’image d’un attachement à des objets métonymiques du « moi », « tenant serrées contre eux leurs bouilloires en émail » (p. 97). C’est cette dimension d’une puissance dérobée, quasi abstraite, impersonnelle, au-delà de l’individualité des vies, ou de leur dimension personnelle, que recueille l’idiome poétique du journal. Ainsi la phrase-affect joue une triple fonction : elle reconnaît une perte et un tort dont elle témoigne, elle inscrit dans le fil du jour une forme de vie brûlée par l’histoire, et elle préserve une pensée de la puissance, du devenir, confiée à la mémoire du lecteur ou de l’histoire : « le sentiment silencieux qui signale un différend reste à écouter. La responsabilité devant la pensée l’exige »21. La phrase-affect woolfienne est une forme de perlaboration temporelle qui interrompt le temps historique, et en laquelle consonent sa « vision » des formes impersonnelles de vie, sa lecture des entraves et déflagrations œuvrées par l’histoire et sa pensée de l’art et de l’écriture comme matrice temporelle inépuisable.
Anachronies de la hantise
17Loin d’être un présent qui se saisirait dans des formes qui en rassembleraient le disparate ne serait-ce que par la successivité d’éclats, le contemporain dans le journal se révèle souvent être un tissu déchiré, traversé d’anachronies qui le défigurent, brisent à la fois la saisie d’un temps historique et le fil précaire du quotidien. L’histoire y fait intrusion sous la forme de sa puissance d’effraction, dans le retour de ses coups destructeurs. Ceux-ci semblent contaminer l’écriture du temps puisqu’ils relèvent d’un retour régressif mais étendent leur pouvoir de hantise dans l’anticipation d’une déclaration de guerre à venir. Les forces des contre/temps qui œuvrent dans l’histoire ne cessent de marquer l’écriture du journal.
18Mardi 24 mai 1938, on lit : « The 4th of August [1914] may come next week » (p. 142), « Il se peut que le 4 août [1914] arrive la semaine prochaine ». N’importe quel jour, n’importe quelle heure, peut se révéler être la répétition d’un spectre attendant son heure pour dis/corder avec le présent actuel. L’histoire prend la figure d’une répétition régressive d’un contretemps tragique, se loge dans ses propres failles. Ainsi les dates historiques dans le journal de Virginia Woolf ne consacrent pas l’objectivité factuelle d’un temps qui fait d’une date un marqueur historique mais sont les marques du pouvoir de l’histoire à faire sortir le temps de ses gonds. Doublement redoutables du fait de leur charge mémorielle cernant le noyau de violence d’un réel qui se répète dans sa force brute, elles effacent même les traces des dates qui viendraient les démentir comme dans le cas de la commémoration de l’Armistice dans le contexte de la guerre d’Espagne. Sous la date du 11 novembre 1936, vient la notation suivante : « Jour de l’Armistice – complètement oublié. Pour ce qui est de nous » (p. 32). La commémoration du retour à la paix et son potentiel composite de réécritures du temps ne parviennent pas à marquer le temps. Les inscriptions du temps dans le journal rendent compte de l’histoire sous la forme d’une force de fracture inassimilable dont les répétitions indifférencient les temps.
19En effet ce n’est pas seulement que le présent ravive cette force d’effraction immémoriale logée à même les dates du passé (« The 4th of August may come next week »), et contemporaine du présent. Le futur apparaît aussi sous l’effet de cette hantise comme toujours déjà mort-né, ainsi que le souligne l’obsession du motif tragique des plus jeunes mourant avant leurs aînés. Les ressources symboliques et imaginaires qui entrecroisent l’inscription des générations et le temps historique s’y trouvent bouleversées. Le journal ravive alors l’intertexte lié à la Première Guerre mondiale, lequel avait souvent réécrit dans le nom d’Abraham la figure de Cronos, comme dans le poème de Wilfrid Owen, « La parabole du vieil homme et du jeune homme », se terminant sur ces mots : « Mais le vieil homme ne voulut pas, mais il tua son fils / Et la moitié de la semence de l’Europe, une par une »22. L’image de cette inversion diffuse d’autant plus son pouvoir de hantise quand, comme lors des accords de Munich, la menace semble s’éloigner : « pas de massacre de la jeunesse en dessous de nous » (p. 177). Le présent et la continuité du temps, liés aux diverses tâches de l’écriture, qui s’opposent à la menace de ce retournement tragique, ne cessent dans le même temps de se mesurer à lui : « cela aurait impliqué […] maintenir la Hogarth Press en activité alors que les jeunes mourraient » (ibid.). Dans cette image d’un futur qui conjoindrait production d’œuvres et terre vaine, le journal semble faire se lever les ailes de cet Ange qui pour Walter Benjamin figure le contretemps de l’histoire : « C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l’histoire. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds »23. Mais peut-être avec une différence d’accent puisque les figures de la hantise y introduisent une proximité plus unheimlich que le motif benjaminien de la ruine.
20La suspension étirée du temps, qui résulte de l’effet de cette menace de la date toujours différée d’une catastrophe, multiplie ses variations spectrales. Telle « l’ombre portée à rebours par un événement qui n’est pas encore arrivé »24, la hantise a pour effet de déréaliser le temps. Sous cet éclairage où ce qui pourrait être tenu pour présent est déréalisé, les négociations, discussions, alternatives qui occupent le monde ont statut de pseudo-événements, purs semblants de l’actuel, et dans une sorte d’anticipation de la dramatisation du langage chez Beckett, remplissent le temps comme vide. Les discours habitent alors le temps, l’affairent, dans une contemporanéité stérile. Lundi 12 septembre 1938 : « si bien qu’il n’y a rien d’autre à faire qu’attendre » (p. 168). Il arrive que ce temps évidé de l’attente abrite des répétitions qui relèvent de l’unheimlich. Au cours du mois de septembre de l’année 1938, dans les jours qui précèdent les accords de Munich, l’effraction de la guerre est actualisée avant que la guerre ne soit déclarée. La population répète comme lors d’une générale et les réfugiés sont envoyés loin de Londres : « Northease Barn s’est déjà transformé en hôpital ; la fille de Gwen a été “évacuée” vers l’école de Stanmer Park » (p. 177). Le présent se dédouble et met alors en scène comme son actualité effective une menace qui pour l’heure est pourtant inactuelle. Mimées à l’avance, bien qu’elles ne soient pas encore, les scènes de la guerre ont lieu et contaminent entièrement la scène du présent. Elles ont lieu et n’ont pas lieu. Ou bien c’est le contraire. Pendant le sursis après l’accord de Munich, le temps se fait expérience d’une pseudo-paix, qui semble mettre à distance l’événement de la guerre. Et pourtant : la pseudo-paix relevant d’une illusion entretenue n’est pas pleinement actuelle, si bien que, quoique apparemment non menaçante, mise à distance, l’effraction de la guerre guette et, en tant que telle, est. Dès lors dans un effet de renversement, ce qui semblait la mettre à distance et la contenir dans un passé révolu se révèle n’être que le temps de son ajournement renouvelé, ne fait qu’entretenir la latence de son à-venir. L’écriture du jour, exposée au suspens d’un coup, ne peut inscrire les marques du temps que sous l’affect de la hantise, lequel fait vriller tous les repères spatio-temporels. La fracture imminente précipite son ombre et fige ou neutralise le temps sous les marques de son im/possible redouté. Elle articule de différentes façons l’actuel et l’inactuel, ravive une force archaïque qu’elle projette dans un futur vu alors rétrospectivement comme l’inéluctabilité effective d’une répétition du passé. La hantise a ce pouvoir de franchir tous les seuils et d’embrasser tous les temps d’un souffle, de les suspendre dans une dés-animisation mélancolique. Dimanche 9 juin 1940, on lit : « J’ai été frappée par ce sentiment curieux, à savoir que le “je” qui écrit a disparu. Pas de public. Pas d’écho. Cela fait partie de sa propre mort » (p. 293). La voix du journal témoigne du savoir de sa propre condition spectrale du fait de la disparition de la structure d’adresse. Elle donne à entendre une phrase-affect et s’en fait tout à la fois destinataire : une voix insiste, s’écrit encore.
Répondre du moment
21Du fait de son rapport à une potentialité tragique qui menace son propre cours, l’écriture du journal en tant qu’« écriture sous l’aiguillon du moment »25, s’apparente pourtant à ce seuil que Nietzsche désignait comme « le seuil de l’instant »26 exposé à l’inconnu de son devenir. Le journal nous donne à entendre ce qui dans cette exposition peut s’engager d’un indéfectible geste poétique indissociable d’une dimension éthique. Les interrogations qui ponctuent le journal montrent bien que cette position énonciative ne relève pas d’une posture, d’une attitude qui s’inscrirait dans un cadre social ou discursif établi, c’est-à-dire qui se soutiendrait du discours de l’autre ou de la loi d’un genre, mais d’une obligation intime à laquelle le sujet d’écriture souscrit : « Nous allons tous faire comme si le moment était éternel – comme l’a dit Roger à Goldie. Quelle autre attitude – mais ce n’en est pas une – est possible ? » (p. 168).
22C’est une position qui d’une certaine façon est au-delà du moi, intime depuis autre chose qu’un instinct de conservation. Qui requiert de ne pas faillir au pouvoir de l’illusion. Cette position d’écriture est mise en acte dans l’écriture du journal elle-même, attestant en cela de ce que Jean-François Lyotard appelle « la force du faible » : « que peut faire d’autre un moucheron sur un brin d’herbe ? » (p. 162). Selon Jean-François Lyotard, cette position déconstruit la dualité entre les termes, et la force dont il élabore la pensée ne consiste pas à répondre aux maux d’une époque par un remède qui participe des maux eux-mêmes mais à déplacer les valeurs, selon des inflexions disruptrices.
23L’insistance obstinée à « gribouiller » au présent continu des impressions sensorielles dans le journal, à témoigner par la mémoire moins de la perte que de la vie qui fut, à laisser trace d’un mode d’existence qui consiste à potentialiser le moment, atteste d’une pensée et d’une expérience du temps comme poïetic, et de l’écriture comme une forme auto-poïétique du devenir. Il faut alors s’attarder sur les manières dont la voix énonciative, debout sur le seuil de l’instant, se fait destinataire de son potentiel, de sa puissance, et au fur et à mesure que le journal s’engage dans la nuit, de sa persévérance. Comme si en écho avec la pensée de Nietzsche, la seule façon d’être contemporain était d’« exercer une influence inactuelle au bénéfice d’un temps à venir »27, de se faire le destinataire de potentialités, qui sont peut-être moins prégnantes dans le présent que le présent n’ouvre sur leur inconnu. Comme si chaque moment devait (ceci relevant toujours non pas d’une prescription mais bien plutôt d’une nécessité intime) répondre de sa/la « puissance » bien plus que de son événement effectif.
24Ce sont souvent les impressions sensorielles déposées au fil du temps qui donnent au moment sa consistance d’occurrence. Elles ne sont pas incorporées dans une trame narrative mais font trace de l’occurrence comme rencontre et en cela sont uniques, singulières, non réitérables et en tant que telles incalculables. Sans nul doute, l’occurrence est une poétique de l’éphémère, mais alors il faut entendre dans l’éphémère une combinatoire unique, et en cela une expérience temporelle hétérogène, puisqu’elle est rencontre d’une désirance disponible qui accueille une immédiateté non anticipée, et quasi dans le même temps expérience d’un être affecté où se dissolvent les limites du moi et du monde dans un devenir transpersonnel. Capté dans sa dimension d’occurrence, le moment reste également ouvert à la possibilité du renouvellement d’une autre rencontre aléatoire, et le tremblement de cette prégnance transcende de façon immanente l’effectivité de l’occurrence (où l’on voit que la sensation est moins pure durée suspendue qu’un précipité temporel). Répondre ainsi du moment se rapprocherait de ce que Walter Benjamin appelle « la dignité d’une expérience qui fut éphémère »28, au nom de laquelle, depuis et au-delà de Kant, il en appelle à « une philosophie qui vient ». Pourtant dans l’idiome de Virginia Woolf, la dignité de l’éphémère est la reconnaissance d’une dette à l’égard d’un appel qui est inchoatif et d’un potentiel qui survit, c’est-à-dire que dans les deux cas, cela implique que le sujet écrivant se fasse le destinataire d’une « puissance ». Comment nommer des formes de vie, si ce n’est en répondant de leur appel à être, qui ne fait qu’un avec le fait de trouver l’idiome qui saura les dire, et ainsi les faire apparaître ? Mercredi 31 janvier 1940, on lit : « Pour note rapide – étrange combien il m’est toujours aussi impossible de laisser passer une nouvelle perception sans la décrire – pas grand-chose d’autre à ajouter aujourd’hui » (p. 262). Le jeudi 8 février de la même année : « Cette sombre journée de février dans laquelle se cache une fleur, un petit geste de printemps. Comment ressent-on cela ? Comment le dire ? » (p. 264). Plus tard, le vendredi 19 mars : « À quoi puis je penser qui serait libérateur, rafraîchissant ? Je suis de cette humeur là quand j’ouvre ma fenêtre la nuit et regarde les étoiles » (p. 276). Ces marques du temps ont une dimension poétique et en cela épistémologique : elles définissent un statut de l’expérience, comme ouverture à l’occurrence, paradoxalement incommensurable.
25Témoigner des formes de vie prend aussi la forme d’un paradoxal travail de la mémoire lié à l’écriture. Virginia Woolf repousse ainsi le désastre de la mort de son neveu Julian, où la perte d’une vie qui fut se trouvait redoublée par l’amputation de son futur, en inscrivant dans le journal les moments de sa présence survivante. Dimanche 28 août 1938 : « Comment a-t-il pu devenir un fantôme – ma chère tante – puis l’éclat de rire – et comment il a saisi les côtés de la chaise » (p. 164). Les traces mémorielles ne sont alors pas tant les traces d’un inactuel spectral que la rencontre vive avec une présence survivante captée et performée par l’écriture qui en fait trace. À être couchées par écrit, elles sont ainsi le « médium » d’une présence survivante dont est avivée, dans le présent quasi halluciné des notations paratactiques, la complétude d’un moment. Le moment woolfien acquiert alors une dimension métapoétique. Il se détourne de la dimension testamentaire de l’écriture, du versant mélancolique de la prosopopée, et fait de l’écriture du moment et du moment de l’écriture un poïen cristallisateur, un contretemps créatif, par lequel l’écriture témoigne du vif d’une vie plutôt que de sa perte. Plutôt que de céder à l’irréversible de la perte, l’écriture se veut mémoire paradoxale des inflexions intensives dans lesquelles s’esquissait une forme de vie. La mémoire est ainsi traversée d’une anti-mémoire qui objecte au spectral.
26Au fur et à mesure que le journal avance, répondre du moment prend encore une autre forme. En effet, il y apparaît que Virginia Woolf interroge l’histoire depuis le poétique, alors que dans une non-symétrie, une non-réciprocité délibérée, elle soustrait le poétique au jugement de l’histoire. Ainsi, le différend se trouve intensifié, car l’instance d’écriture semble en appeler au jugement sur sa position mais elle le fait pour mieux affirmer avec insistance que le poétique relève de l’incommensurable, prît-il la forme la plus faible du simple geste d’écriture, lui-même incommensurable par rapport à l’expérience qui serait censée le secondariser. Mercredi 2 octobre 1940 : « Ne devrais-je pas regarder le coucher du soleil plutôt que d’écrire ceci ? Un rougeoiement dans le bleu ; la meule de foin dans le marais absorbe la lumière ; derrière moi, les pommes sont rouges dans les arbres. L. les ramasse » (p. 326). Écrire se soustrait à la justification, relève d’un inconditionné, sans doute celui d’un désir pur, d’une nécessité intime absolue. Il en laisse trace dans cette seule et ténue obstination à marquer le temps des micro-modulations du moment. Jeudi 17 octobre 1940 :
Une journée parfaite – un amiral rouge festoyant par cette journée de pommes. Une pomme rouge pourrie couchée dans l’herbe ; le papillon posé dessus, au-delà, un pré d’un bleu tendre comme un duvet et chaud. Tout tombe à travers l’air doux pour venir se poser sur la terre. La lumière s’estompe maintenant. (p. 330)
27Souvent la juxtaposition, articulant de façon paradoxale le sans-rapport de deux ordres, prend en charge l’exposition de la question de la valeur pour la placer sous le sceau de l’incommensurable. Ainsi lundi 13 mai 1940 : « La guerre, la guerre – une grande bataille – ce jour chaud, avec la fleur sur l’herbe. Un avion survole – » (p. 284). Ou bien ce sont des énoncés qui posent la loi inconditionnée de l’écriture et sa solitude implacable. Mercredi 15 mai 1940 : « Cette guerre n’est que grandiloquence. Une vieille femme épinglant son chapeau a plus de réalité » (p. 285). Et c’est en ne prenant pas en charge les motivations et les effets de sens de tels énoncés, mais en témoignant du moment par eux que l’écriture assume sa paradoxale ir/responsabilité, autre façon de prononcer sa force faible.
28Répondre du moment prend également la forme d’une interrogation inlassable dont Jean-François Lyotard formule la nature paradoxale lorsqu’il énonce que c’est une dette à une survie, celle de « la passibilité au non-être »29, qui doit être opposée aux logiques meurtrières ou aux logiques de complétude qui ne sont que l’endroit et l’envers d’une même œuvre du désastre. Or le moment, pareil à l’instant nietzschéen qui, « aussi vite arrivé qu’évanoui, aussitôt échappé du néant [est] rattrapé par lui »30, n’est pas sans relation dialectique avec une modalité du non-être, d’une autre nature que l’effraction menaçante du réel. Saisi dans son surgissement, et en sa précarité même différant sa propre disparition, le moment est arraché au non-être et y retourne. De cette exposition au non-être, à ses énigmes, qui sont occultées par tous les effets aliénants de l’histoire et par sa collusion avec la mortification et la réification, Jean-François Lyotard ne fait pas une condition mélancolique mais bien au contraire l’expression d’une dette qui oblige : « l’autre survie, la passibilité au non-être, quel que soit le nom qu’on lui donne, est une dette qui persiste […]. Et c’est à partir de cet état des lieux de l’âme que la question de la communauté, de l’être-ensemble, peut et doit être posée maintenant »31. Contre les forces mortifères qui sont telles parce qu’elles forclosent les énigmes de la vie et de la mort, la question de l’être et celle de la subjectivité, il y a une dette qui oblige le langage, et qui est la condition de possibilité pour tout idiome poétique dont la singularité paradoxale est qu’il accueille l’hétérogène.
29L’écriture du journal relève d’une poétique en ce qu’elle est obligée par cette dette, dont on trouve d’innombrables traces. C’est le cas lorsqu’elle explore sans relâche l’inconnaissable de la mort, lorsqu’elle entremêle aux énigmes de la vie et de la mort l’équivoque troublante de leurs signifiants comme dans les phrases suivantes : « C’est la gloire de la mort sur le champ de bataille, et non pas celle de l’enfantement qui les attire ; le spectaculaire ; les feux de la rampe » (p. 97), « j’ai pensé que la mort d’un enfant, c’est l’enfantement à nouveau » (p. 104). Mais tout aussi bien lorsqu’elle s’attarde, dans ses replis réflexifs (lorsque l’écriture interroge l’écriture), sur la fabrique insaisissable de la création artistique, les processus souterrains de co-engendrement entre les différentes pratiques d’écriture. Dans toutes ces pages, le moment woolfien acquiert une dimension métapoétique, car il répond, dans sa ténue insistance, de la possibilité d’autres idiomes poétiques.
30Mais il nous faut encore nous interroger sur la valeur de cette marque temporelle du présent simple, voire de la notation cursive, qui caractérise l’écriture du journal. Il ne saurait être seulement marque de recueillement du temps éprouvé comme singularité renouvelée. Il me semble qu’il relève de ce qui engage une condition éthique. « Répondre de » ne peut se formuler qu’au singulier, en tant que personne insubstituable, et depuis un « maintenant » mis en acte. Il s’agit moins de se soumettre à un impératif catégorique que de mettre en acte, par le fait de l’écrire, le moment en tant que geste d’affirmation et d’ouverture au temps, aussi « minuscule » soit-il. Ce que Virginia Woolf appelle « ma philosophie du moment » consiste à maintenir ce « maintenant » auto-poétique de l’écriture, dans la tension en une cristallisation du temps et un désir qui l’éprouve comme objet impossible, et témoigne ainsi d’une oscillation entre expérience de complétude et déchirure. Aucune continuité ne peut y être assurée, seule son occasion peut en être renouvelée. De cette capacité à répondre, à se saisir d’une expérience temporelle, opportune, propice, simplement juste, on pourrait dire qu’elle s’apparente au kairos. Ainsi, le kairos n’est pas le mode d’un autre moment, mais sa modalité éthique, non pas tant assurée que toujours risquée. C’est en cela qu’elle peut se confondre avec désir. On entend bien dans les dernières lignes du journal combien sa seule persistance fragile, par le biais du présent d’énonciation, se trouve être la condition renouvelée, jamais acquise, de sa possibilité. Dimanche 29 décembre 1940 : « Il y a des moments où la voile faseye. Puis, étant un grand amateur dans l’art de la vie, résolue à savourer mon orange, me voilà partie, comme une abeille si la fleur sur laquelle je suis se fane, et c’est ce qui s’est passé hier – et je dévale les collines jusqu’aux falaises » (p. 347). Le choix renouvelé de cette affirmation de « l’art de la vie » se soutient d’une dimension éthique, dont il faut cependant, comme le propose Derrida, souligner le caractère aporétique, à savoir qu’elle doit pouvoir ne pas se définir, car si elle relève d’un singulier insubstituable, elle ne relève pas d’un ego, donc ni d’une appropriation ni d’une identification. Elle reste étrangère à soi, et dans ce sens irresponsable puisqu’elle ne répond pas d’elle-même autrement qu’en acte : « la responsabilité, ça ne se définit pas théoriquement, ça se prend, lentement, longuement, indéfiniment, incessamment – je veux dire constamment »32. Il est alors à travers elle possible de dépasser toute notion de dette, puisque s’engage la seule réitération de son geste : il s’agit d’« un “il faut” qui ne doit rien, […] un devoir qui ne doit rien, qui doit ne rien devoir pour être un devoir, qui ne s’acquitte d’aucune dette, un devoir sans dette et donc sans devoir »33. Son affirmation se vit « comme endurance ou comme passion, comme résistance ou restance interminable »34.
31Jeudi 7 mars 1940 : « Quel est le mot pour dire l’amour de l’écriture ? » (p. 270), écrit Virginia Woolf, dans un contretemps où le moment tend vers un mot impossible, faisant de l’écriture la figure même d’une catachrèse. La catachrèse a ceci de particulier qu’elle prend acte de ce qui dans la langue « ne peut offrir de terme propre »35, fait scène de l’abîme du sens.
La transmission inquiétée : The Years
Mais en songeant à l’obscurité, elle se sentit déroutée ; le jour se levait, les stores étaient blancs.
Virginia Woolf, Les Années
32Dans un article écrit pour The Common Reader et publié en 1925, « De l’ignorance du grec », Virginia Woolf s’attarde sur une des scènes emblématiques de transmission, à savoir le Banquet de Platon. Elle y admire le génie dramatique de Platon qui suscite dans l’esprit une véritable « exultation », car la recherche de la vérité, empruntant des voies multiples, sollicitant « toutes les facultés », rationalité, émotion et poésie, s’y présente comme plurielle. Elle note l’intrication de la pensée dans le cours aléatoire de la vie, du quotidien et du cycle des jours : « les rires et le mouvement ; les convives qui se lèvent et qui s’en vont ; le temps qui passe ; les agacements ; les plaisanteries ; l’aube qui point »36. Elle appréhende ainsi ce texte non pas tant sous l’ordre de la pensée qui s’y propose dans son rapport à la vérité qu’à travers l’entremêlement du cours de la pensée à différentes temporalités. Mais elle observe aussi combien l’intensité dramatique de la culture grecque, en particulier la clameur universelle prêtée aux émotions, a été rendue irrémédiablement inaccessible à la suite de « cette immense catastrophe que fut la Grande Guerre » : « nos émotions durent d’abord être fragmentées et mises à distance, avant que nous puissions les ressentir sous une forme poétique ou romanesque »37. La déflagration de la rupture historique et l’éclatement des formes culturelles au sein d’une tradition se trouvent ainsi rapportées l’une à l’autre.
33Le dernier chapitre de The Years (Les Années)38, intitulé « Le temps présent », rassemble, un soir d’été, les trois générations des Pargiters qui marquent l’empan temporel unique à ce texte, et y introduit sous différentes allusions la quatrième. Il nous invite à prendre acte des effets de la rupture dans les modalités de la transmission, plus particulièrement de l’histoire culturelle et de l’expérience. Il porte trace du fait que le geste de transmission « dut d’abord être fragmenté et mis à distance », au même moment où dans le cours aléatoire d’une réunion familiale (Delia a rassemblé les membres de la famille pour une fête), il se trouve faire l’objet d’enjeux réflexifs majeurs qui témoignent d’une pensée en œuvre de la transmission. Il se place de plus sous l’ombre portée d’une ellipse temporelle qui nous invite à le lire comme un chapitre d’après-guerre : en effet le chapitre précédent porte le sceau de la date de 1918, alors que « le temps présent » se situe dans le contexte de la fin des années 1930, préludant lui-même à une guerre à venir. Certains échos avec l’essai de Walter Benjamin « Le conteur »39, entièrement consacré à la question de la transmission de l’expérience et à ses formes narratives, se font déjà entendre. Ils sont moins dus à la portée anthropologique de la réflexion de Benjamin qu’à la perception d’une égale inquiétude : en effet par le biais de la question de la transmission, ce sont les présupposés mêmes de l’expérience, des formes culturelles et artistiques qui l’instituent, de leur transmission réciproque, qui vacillent sous les effets de l’histoire. Toutefois la pensée de Benjamin et la poétique de Virginia Woolf s’engagent différemment dans l’expression de l’inquiétude et des enjeux qu’elle met en relief.
34Le dernier chapitre de The Years articule et resserre la question de la transmission en convoquant cet opérateur temporel qu’est la suite des générations. Autour des différents enjeux temporels propres à ce mode de configuration du temps, et à l’articulation des différents ordres du temps qui s’y jouent, « le temps présent » déploie une poétique singulière. Il le doit à sa relative indétermination, à sa fonction de marqueur intermédiaire. Celle-ci l’inscrit dans le temps, un « après » du chapitre précédent mais le soustrait au temps calendaire ; elle lui prête la scansion temporelle hybride d’une soirée et d’une aube, mais celle-ci sera habitée et instituée de tous les présents d’énonciation qui viendront lui donner voix ; elle recueille principalement deux mais en fait quatre générations, dont tous les modèles narratifs signifiants seront mis en crise. Le chapitre emprunte le mode d’une phrase narrative qui s’avance au-devant d’elle-même au gré des scènes métonymiques qui assurent le cours de cette soirée. Mais parallèlement différentes unités scéniques de cette phrase narrative se déroulent en même temps, permettant au texte d’épaissir le temps, de le densifier, en suscitant la coprésence de différents flux temporels. La phrase narrative n’est pas tant régie par une logique narrative et les lois formelles de la vraisemblance qui y président que par un souci de saisir l’enchevêtrement composite du temps. Elle s’ordonne à la coprésence de différents ordres du temps. Il s’agit d’articuler la phrase à une certaine dimension du réel du temps, d’appréhender la coexistence des différentes formes de vie qui le traversent.
35La densification du temps opère également, et ceci de façon paradoxale, par la diffraction polyphonique de la voix. Voix plurielles des deux générations au mitan des quatre, dispersées, s’interrompant, se chevauchant les unes les autres, mais plurielles aussi parce qu’elles se dédoublent entre voix voisées et voix intérieures, ou parce que parfois elles se redoublent lorsque l’une d’entre elles redouble la voix de l’autre qu’elle traduit. Mais dans le même temps, elles sont rassemblées parce qu’orientées par le lieu de la fête, un appartement de passage (loué pour l’occasion), qu’elles rejoignent, où elles se retrouvent, qu’elles quittent ; elles sont rassemblées dans la scansion du temps social dont les différents rites ponctuent cette soirée et par le motif de la suite des générations. Il s’y invente une autre image du temps : « un temps de la coexistence, de l’égalité et de l’entre-expressivité des moments »40, qui ne peut être suscité que par la diffraction et la mise en éclats, et se trouve lui-même rapporté à différents ordres du temps, temps de l’expérience vécue, temps historique, temps cosmique.
36Mais parler de phrase temporelle et de son régime métonymique ne suffit pas à rendre compte de ce qui se joue dans ce chapitre, en particulier dans sa capacité à cristalliser les enjeux de ce texte. La phrase narrative en effet invente son propre plan de composition en entremêlant trois régimes de phrase, torsadés au motif de la suite des générations. D’une part, elle l’articule à une phrase où les formes de vie, les modulations du sensible sont rapportées à des temporalités cosmiques. Cette phrase tend vers la forme pure du temps physique, impersonnelle. Elle est d’une certaine façon intemporelle. D’autre part, elle l’inscrit dans une phrase dont on peut dire qu’elle est temporelle, car elle se rapporte à la dimension humaine du temps : cette phrase, historico-phénoménologique, articulant temps historique et temps vécu, porte tous les enjeux de l’inquiètude de la transmission. Enfin, elle élabore une phrase esthétique, dont la genèse ne cessera de représenter un enjeu continu, à savoir d’en appeler à l’intempestif. Cette phrase s’intéresse aux modalités de fabrique de la phrase, la met en variation en en démultipliant les amorces : on peut lui donner le nom de phrase génétique. Les trois régimes de phrase, hétérogènes, coprésents dans la phrase narrative, ne cessent pour autant de s’articuler les uns aux autres à travers divers points d’intersection.
La phrase intemporelle
37Comme tous les chapitres qui ont précédé, « le temps présent » commence par une vignette qui déploie les modulations du sensible, rapportées aux mesures du temps cosmique, les cycles des saisons, des jours, dans lesquelles s’insinuent des traits de l’espace-temps humain. La vignette pivote sur deux axes ; elle doit à son lyrisme objectif, qui fait coexister différentes échelles spatiales, de susciter un moment de pure visibilité, non pas indexée à une pseudo-réalité constituée en objets mais aux modulations d’un être-lumineux saisi comme tel :
C’était un soir d’été ; le soleil se couchait. Le ciel, encore bleu, se teintait d’or, comme voilé d’une mince gaze, et ici et là dans l’immensité d’or bleuté, un îlot de nuage reposait en suspens. En pleins champs, les arbres se dressaient majestueusement caparaçonnés de leurs innombrables feuilles dorées. (Les Années, p. 393 ; The Years, p. 290)
38L’insistance sur les gradations, les devenirs, les transformations des couleurs, des lumières transporte cette hypotypose de l’être de la lumière sur l’axe du temps cosmique appréhendé comme coexistence de devenirs impersonnels, rassemblant des échelles incommensurables. Il en résulte que la phrase « narrative » bascule sur deux axes : elle saisit un moment singulier du sensible (entre « le soleil se couchait » et « le soleil déclinait lentement », ibid.), mais relativement indéterminé (« c’était un soir d’été »), qui introduit au plan de l’expérience de l’être au monde figuré par les personnages, et dans le même geste fait glisser ces formes du sensible sur un autre plan, celui du devenir pur, forme impersonnelle du temps. Ce qui se joue dans cet effet de bascule, c’est une double logique métonymique. Dans le premier cas, les éléments sont inscrits dans cette temporalité historique du « temps présent », en sont les instances métonymiques, en portent, sous différents aspects, les déterminations. Dans l’autre, les éléments sensibles, physiques, humains sont moins inscrits dans le temps qu’ils ne sont les figures de l’incommensurable du temps. Celui-ci est toutefois moins « un continu uniforme, linéaire, segmentable à volonté »41 que multiplicité de durées, embrassées dans un devenir.
39Cette phrase intemporelle se voit donner différentes formes. Elle s’insinue dans la phrase temporelle, sous la forme de giclées de lumières, de grappes de sons, puis d’amples mouvements de feuillages, qui irradient le chronotope urbain, mais en même temps le strient, le déterritorialisent, et le déportent vers une autre amplitude. Les différents ordres ne s’intègrent pas les uns dans les autres, ne se rapportent pas les uns aux autres dans une logique représentative. Ils sont appréhendés dans leur puissance d’hétérogénéité, s’entrechoquent, se bousculent, et se télescopent le plus souvent dans un moment de suspension : « pendant un instant elle resta éblouie […] », « Un instant, ils se tinrent dans le carré de soleil […] » (p. 393-394 ; p. 290). L’entrecroisement entre les plans, les échelles, peut se jouer à la faveur d’un intervalle qui donne à l’entr’apercevoir. Ce qui se donne à voir alors, c’est moins une image que le mouvement d’un plan, comme une déchirure, une zébrure, métaphorisée par un ciel champêtre qui traverse la ville (« le soleil était couché et pendant un instant le ciel prit cet aspect tranquille qu’il a au-dessus des champs et des bois, dans la campagne », p. 429 ; p. 320), ou par une voix : « la vue de la fenêtre si haut placée dominant les toits, les squares, les coins de jardin et jusqu’à la ligne bleue des collines était comme une autre voix qui parlait pour combler le silence » (p. 418 ; p. 311). Ou bien il crée un effet de vacillation dans la lecture. Tantôt les singularités de l’expérience subjective prévalent et se rassemblent autour des marqueurs d’identité qui l’instancient, la phrase intemporelle alors s’humanise. Tantôt ces singularités s’entremêlent aux flux impersonnels et démultipliés de la vie urbaine : la phrase temporelle alors file sur le plan du devenir impersonnel.
40Tout aussi souvent en effet la phrase intemporelle se confond avec la phrase temporelle par le biais de motifs récurrents : celui du défilé des formes urbaines, de la procession des citadins, ou d’un point de vue mobile dans l’espace, à la faveur de divers déplacements. Mais dans la mesure où ce point de vue lui-même s’y repère moins qu’il ne s’y perd, son ancrage dans un « ici et maintenant » spatialisé est intermittent, en particulier dans le cas de North, à son retour d’Afrique à Londres : « Il en gardait l’impression d’être personne et de vivre n’importe où » (p. 400, p. 295). Le texte historique de la ville défile devant le point de vue d’une conscience qui elle-même, flottante, se déplace vers un autre espace-temps et renouvelle son ouverture vers l’à-venir au gré des scansions sociales de cette nuit. Le motif du temps historique urbain défilant comme une procession, propre au moment moderniste, se dédouble et se surdétermine dans la vision dépersonnalisante qu’en propose Sara : « Des gens passaient, les pompeux, les marcheurs sur la pointe des pieds, les pâteux, les gens aux yeux de furet, les porteurs de chapeaux melons, l’innombrable armée servile des travailleurs » (p. 423 ; p. 323).
41Alors que l’appréhension phénoménologique du temps vécu le diffracte et y fait jouer diverses forces psychiques, dans le même temps les marqueurs métonymiques de l’être dans le temps sont emportés sur le plan du devenir impersonnel. La coprésence métonymique des formes de la vie urbaine, le déchiffrement de sa texture historique, les notations paratactiques du temps vécu, l’inscription des marqueurs de contemporanéité qui densifient « le temps présent », sont autant de modulations de ce brassage hétérogène qui permet à la phrase de tendre vers et d’être emportée par le réel du temps. Les marqueurs privilégiés qui appréhendent le temps en son plan d’immanence et qui impersonnalisent même le temps subjectif pivotent autour du glissement d’un commencement qui fait entendre la dimension d’« à venir » d’où il a surgi de son « ayant été là », par où s’enregistre le passage du temps : « La rue était tranquille. La chanteuse se taisait. Le joueur de trombone s’était éloigné. On avait passé l’heure de l’agitation, pour tomber dans le calme » (p. 412 ; p. 306). Les valeurs du « temps présent » alors ne sont pas inscrites dans le temps calendaire qui sert de médiation entre le temps humain et le temps cosmique et axialise le temps historique. Rapporté à la phrase impersonnelle, « le temps présent » est un opérateur d’intemporalisation : il ignore l’opposition entre passé et futur. Brassage continu, infini, linéaire, il peut se parcourir dans la direction d’un avant ou dans la direction d’un passé, mais « la bidimensionalité du parcours du regard suppose l’unidirection du cours des choses »42. Il emporte les multiples ancrages dans des points de vue et des présents d’énonciation, lesquels articulent l’expérience du temps à sa signification, dans un cours du temps qui ne prend pas en charge le sens mais tend vers une présentation de l’être-là des formes de devenir, métonymies de son cours.
42Le concept de génération a, entre autres effets, celui d’articuler le temps physique et le temps humain, puisque, ainsi que le formule Paul Ricœur, par le biais de cette médiation, l’étayage biologique du temps historique succède à l’étayage astronomique. La suite des générations articule les deux plans puisqu’elle « désigne la chaîne des agents historiques comme des vivants venant occuper la place des morts »43. Il apparaît comme un des motifs textuels de The Years à travers la figuration de la suite des générations, et celle de la procréation mais opère un retournement radical quant à sa portée herméneutique.
43Le motif de la suite des générations semble convoqué par certains traits. Articulant la scansion rythmique des diverses unités textuelles, il vaut comme loi de composition. De plus, la génération précédente se voit attribuer les marqueurs de continuité : elle prend en charge les rituels sociaux, elle est la mémoire de la pré-histoire de la génération suivante, son expérience du temps est déterminée par l’horizon de la finitude. Elle prend donc en charge plusieurs vectorisations du temps humain qui l’inscrit dans le flux des générations, à l’articulation de la phrase temporelle et de la phrase intemporelle. De façon complémentaire, la génération suivante ouvre sur l’à-venir, que ce soit par la mention de la présence de la quatrième génération, par la dynamique de la mise en crise qui lui est attribuée, ou par l’évocation du motif métaphorique du renouvellement du temps tel que celui de la danse.
44Toutefois même si certains traits tissent des points de conjonction avec le motif de la suite des générations, c’est plus au titre de métonymie de la phrase intemporelle. Le motif le cède le plus souvent à une autre articulation qui fait du « temps présent » celui d’une coprésence des générations, dont la phrase temporelle prendra en charge tous les effets. Telle que le texte l’évoque à travers Delia, la coprésence brouille le motif de la suite des générations plutôt qu’elle ne s’y articule :
« Voyons, tu trouveras ici tous tes oncles et tantes ; tes cousins aussi ; et Maggie, tu as tes fils et tes filles, j’ai aperçu ton délicieux couple à l’instant, par là… Mais dans notre famille, toutes les générations se mêlent, cousines et tantes, oncles et frères – peut-être est-ce une bonne chose ! » (p. 460 ; p. 346)
45La figuration de la procréation croise, de façon paradoxale, le régime de la phrase intemporelle. Loin de s’inscrire comme opérateur du temps historique et des institutions du sens, elle fait apparaître dans la figuration du temps une hantise anhistorique. Le motif est d’abord introduit sous la forme de l’énigme de la figure du couple, du voilement de l’engendrement et de l’indéchiffrable du désir. Puis ce motif aporétique prend la forme d’une critique du motif de l’engendrement générationnel. Celle-ci se fait corrosive lorsque la filiation est saisie dans l’entité familiale, elle-même emblématisée par un des personnages. Ce statut revient au personnage de Milly, auquel le point de vue de North prête les traits d’une effigie familiale grotesque, dont la présence et le discours envahissants font de la cellule familiale une unité organique contrainte : « Sa tante les enveloppait d’un réseau, elle les obligeait à se sentir d’une même famille ; il devait réfléchir aux liens qui les unissait ; la sensation n’avait rien de réel » (p. 471 ; p. 355). Le texte figure, par un réseau d’images relevant de l’obscène, les engorgements du temps à l’œuvre dans la cellule familiale : la différence générationnelle et la possibilité de l’individuation semblent être absorbées par un corps amorphe et un discours stérile dont la tonalité acerbe les prend dans son filet ou les noie sous un flot de petites questions « qui se déversaient dans un moite clapotement » (p. 497 ; p. 376), laissant à North pour tout héritage un sentiment d’irréalité. Ce pouvoir amorphe logé à même le temps générationnel se voit donner une autre de ses figures obsédantes issue du réseau d’images woolfiennes liées à « l’âge victorien »44, et médiée ici par les voix de North et Peggy. Il s’agit des passages où est évoquée la transmission biologique, ainsi que son héritage comme norme culturelle : elle y est évoquée comme prolifération de corps sertis dans le patronyme ironique « les Gibbs », génération d’une lignée patrilinéaire « produisant des petits Gibbs, et encore des petits Gibbs », dont l’évocation voue la syntaxe de la phrase à un bégaiement temporel et à une impasse de l’individuation.
46Mais la représentation de la cellule familiale vaut également comme analogon de « la société humaine » et transfère la figuration d’un temps engorgé au plan collectif. Elle est médiée par un réseau d’images faisant des corps individuels (ceux de Milly, et de Hugh, et par traits isomorphiques, la cellule familiale, et l’entité « la société humaine ») une unité organique amorphe. Les corps individuels y sont figurés comme « piétinant la paille douce et fumante de leur litière, de la même manière qu’ils se vautraient jadis dans les marais primitifs ; nombreux, prolifiques, à peine conscients » (p. 472 ; p. 356), comme une force archaïque d’incorporation : « Ces longs tentacules blancs que des corps amorphes laissent flotter pour attraper leur proie l’aspireraient » (p. 475 ; p. 358). Le legs victorien, emblématisé ici par le conformisme familial et social du couple de Milly et Hugh, n’est pas sans rappeler les pages évoquant l’esprit de l’âge victorien dans Orlando et Between the Acts. La critique se voit ici ombrée par une force de hantise, lorsque dans des formes de vie de la génération précédente elle décèle « cette panse originelle, immensément vide » (p. 477 ; p. 359), à savoir ces forces qui évident le temps et œuvrent ainsi à l’incréé, l’inengendré, à dérober le pas encore. Les tropes prennent en charge cette représentation d’un temps comme force d’effacement : « C’est une conspiration, […] un rouleau compresseur qui nivelle, oblitère ; qui sur son passage crée l’uniformité, écrase » (p. 476 ; p. 359). C’est comme si l’instinct génésique qui assure la reproduction de l’espèce, médié par un darwinisme social, était perçu comme transmission d’une force de conservation, d’une préservation de l’identique (« leur chair et leur sang, qu’ils protégeraient en sortant ces griffes qu’ils ont conservées des marais primitifs », ibid.), qui l’emportent et étouffent toute idée émancipatrice, toute ouverture à l’autre, tout avènement dans le temps : « Bouffis, obèses, informes, ils lui apparaissaient comme une caricature, un spectacle burlesque ; il ne voyait que la prolifération superflue qui avait recouvert la forme sous-jacente, le feu intérieur » (p. 478 ; p. 360). La figuration de l’engendrement est ainsi métaphorisée comme mettant en œuvre des forces primitives soudées l’une à l’autre, celle d’autoconservation ainsi que celle d’agressivité. L’une et l’autre se conjoignent comme forces conservatrices, transmises « dans les lignées et dans les castes conservatrices d’un peuple »45. La perception de l’emprise étouffante des forces de conservation du même fait naître chez North des fantasmes de rupture, figurés par la révolution ou le meurtre, mais dont il pressent qu’ils ne feraient que reproduire ce contre quoi ils s’insurgent. Cette lecture d’un temps livré à des forces saturniennes est suivie de la question de North : « Comment serions-nous des êtres civilisés ? » (p. 476 ; p. 359).
47La génération n’opère donc pas comme facteur de différenciation des temps ou du genre. Elle est au contraire figurée comme loi biologique et injonction culturelle impersonnelle, œuvrant à une redoutable reproduction du même, à l’involution des corps, à la paralysie des temps, ou à leur puissance mortifère. La phrase impersonnelle n’y est plus celle de devenirs que charrie le cours du temps, mais son autre, lorsqu’elle figure des forces impersonnelles qui œuvrent dans le temps historique. La suite des générations ne se substitue pas au temps cosmique, en étayage du temps historique, mais a valeur ici de force de hantise anhistorique.
La phrase temporelle
48D’emblée le motif des retrouvailles entre les générations met en relief leur coprésence à l’intérieur du « temps présent » qui, de ce fait, opère comme force centripète accueillant les interactions entre les différentes générations, rassemblant les nombreux éclats de leur être-ensemble. Ainsi, il met en place une configuration temporelle qui a valeur d’opérateur, autour duquel s’articule le régime de phrase temporelle. Paul Ricœur souligne la fonction de médiation du concept de génération entre philosophie de l’histoire et phénoménologie : l’opérateur du temps des générations permet de résoudre une aporie majeure de la temporalité, à savoir l’antinomie heideggérienne entre temps mortel éprouvé comme « être pour la mort » et temps « public »46. De plus, il sert d’opérateur intermédiaire entre le temps calendaire et l’expérience du temps vécu permettant à chacun d’articuler sa place avec ses contemporains et par rapport à ses prédécesseurs et successeurs. Pour Walter Benjamin, également, la génération est un opérateur dans la transmission vive de l’expérience et du sens de la vie, c’est elle qui engrange la vaste mémoire de la tradition et en assure la continuité, en particulier par le biais des formes littéraires liées au récit.
49La phrase temporelle emprunte à cette tradition en faisant du motif de la génération une articulation entre temps vécu et temps historique, en le plaçant de différentes façons à l’articulation du temps subjectif et des différentes formes du temps collectif. Cependant, loin de faire de la génération une métaphore herméneutique du temps historique, elle n’aura de cesse de venir inquiéter son articulation à la transmission.
Une scène précaire
50Elle le fait en prêtant à celle-ci une scène précaire et en l’inscrivant paradoxalement sous le sceau de l’inconnu, de l’intransmissible, à savoir de ce qui échappe à être saisi comme objet de transmission. La régie narrative de la scène intersubjective propice à la transmission de l’expérience en intensifie la valeur d’événement, en lui prêtant le statut d’un moment désiré dont les conditions relèvent de l’Éros, ce dieu grec dont parle le Banquet. Cet Éros est figuré par la joie de la présence de l’autre, mais tout autant par le déchiffrement de sa singularité inaliénable sous la forme paradoxale de traces mêmes et autres, qui est un des leitmotivs du chapitre : « “C’est si bon de te revoir, dit-elle, et tu n’as pas changé…” Elle l’observa. Elle retrouvait des traces du jeune joueur de cricket dans l’homme massif, bronzé, un peu grisonnant sur les tempes » (p. 394 ; p. 291). Dans ce bonheur de la rencontre, dans l’affleurement de temporalités coexistantes, s’esquissent les conditions d’une transmission à venir de l’expérience. Elles ne se proposeront qu’ainsi : contingentes, précaires, devant toujours être gagnées sur des interférences qui empiètent sur une scène potentielle. Non seulement les bruits de la ville et les voix font intrusion, interrompent les gestes, mais cette adresse qui est faite à l’autre d’un désir de dire son expérience doit aussi être arrachée à l’oubli, au refoulement, aux nombreuses aspérités qui viennent en agacer le cours. Ce qui rendrait la scène possible est donc éminemment instable, rien ne la garantit, ou, pour le dire en d’autres termes, elle n’a aucun cadre, aucun décor familial ou social prédéterminé : elle relève bien davantage d’une occurrence aléatoire dont les occasions devront être saisies et renouvelées. Elle participe donc non pas d’une scène narrative dont certains protocoles auraient été déjà établis, mais du seul réel d’une singularité : l’avènement d’une rencontre, imprévisible, dont tout dit qu’elle ne peut qu’être saisie au moment propice.
51On y voit Virginia Woolf poursuivre sa mise en cause de l’assujettissement du biographique (entendu comme unité d’une expérience effective) au récit, et aux lois de vraisemblance qui le règlent. Elle déplace également le geste de transmission de l’expérience des moments dramatiques sous lesquels Walter Benjamin la place, dans le sillage d’une tradition philosophique, lorsqu’il l’associe au moment de l’agonie et à la parole du mourant :
c’est surtout chez le mourant que prend forme communicable non seulement le savoir ou la sagesse d’un homme, mais au premier chef la vie qu’il a vécue, […] dans ses expressions et ses regards, surgit soudain l’inoubliable, qui confère à tout ce qui a touché cet homme l’autorité que revêt aux yeux des vivants qui l’entourent, à l’heure de la mort, même le dernier des misérables.47
52Quand Walter Benjamin subordonne sa pensée de la vie à la forme du récit, et au motif théologique de l’eschaton, fût-il séculier, Virginia Woolf, loin de placer le geste de transmission dans une tradition téléologique, le place sous le seul sceau, si précaire, du kairos. Le topos des retrouvailles entre les générations48 intensifie l’enjeu du fait des trois motifs qui lui sont propres : ceux des générations successives, de la même génération, et du lien de génération. Mais le chapitre en déplace la scène puisque tout dire, toute parole porte l’enjeu d’une transmission et de l’expérience et de son sens. Le potentiel de crise de la suite des générations, que toute la tradition littéraire a exploré dans les ressorts narratifs de l’intrigue, se trouve ici dispersé, atomisé à travers l’éclatement polyphonique des bribes d’échanges au fil d’une soirée. La scène de la transmission, ainsi déplacée, a paradoxalement force de levier destituant une tradition mimétique, mais le déplacement de « dire » en « transmettre » lui transfère une intensité singulière.
53Mais le chapitre propose encore un autre déplacement majeur. Loin qu’il s’oriente depuis ce qui pourrait se constituer comme objet de transmission, des idéaux, un système de valeurs, une sagesse, un héritage de pensée, certains traits d’une expérience, il articule la transmission à l’intransmissible, interroge l’un depuis l’autre, suggère qu’il n’y a pas de transmission sans son autre. Ce renversement est évoqué de multiples façons. La scène intersubjective, dans laquelle le geste de transmission se joue, implique en effet comme une de ses conditions moins une reconnaissance réciproque qui lui servirait de cadre qu’une intuition de l’inconnu chez l’autre : « Il se rappela cette attitude. Ses souvenirs de Sara lui revenaient par bribes, d’abord la voix, puis la pose, mais de l’inconnu subsistait » (p. 394 ; p. 296). Cet inconnu, comme le précise dans la phrase anglaise l’indéterminé something en lui-même, résiste à la transformation en rhème objectivant, et ne saurait venir s’inscrire sous une dimension morale prescriptive. Il participerait plutôt d’une certaine disposition, ou disponibilité dans la relation à l’autre, d’un être affecté par ce qui échappe à l’identité ; il est partie prenante de la rencontre, découvert à travers elle, et cette expérience d’étrangèreté au sein même de la reconnaissance, en fait un moment de co-exposition. La scène intersubjective de la transmission (mais entendons bien qu’il n’y a là aucun dispositif théâtral) semble avoir pour condition cet accueil à l’inconnu au sein même de l’identité et de la reconnaissance. Il est alors coloré de différentes façons dans le texte, parfois ouvrant sur une co-exposition, parfois comme entame intrusive sur l’intime, sur cette enveloppe psychique qu’en constituent la peau, le visage : « Cette sensation de connaître les gens à demi, d’être à moitié connu soi-même, cette sensation de l’œil qui se pose sur la chair, comme une mouche qui rampe, c’est bien désagréable, se dit-il, mais impossible à éviter après tant d’années » (p. 401 ; p. 297). L’ouverture à l’autre est ainsi très instable, elle ne peut pas être appropriée en attitude, posture, elle est en elle-même possibilité précaire, toujours bordée par ce qui peut venir la contredire.
54La structure de désir qui détermine la scène de transmission dans le texte est singulièrement soulignée lorsqu’un moment où la transmission de l’expérience serait possible est suspendu en un effet de tableau. Lorsque manque ainsi le contenu de ce qui serait dit, la structure d’adresse qui sous-tend le geste est d’autant plus mise à nu : désir d’adresse tout entier tourné vers le destinataire. Le contenu, le désir de dire sont alors suspendus au bord d’un acte de parole qui n’est pas actualisé, d’une phrase qui reste inachevée :
« Ah, ! North ! » s’écria-t-elle, se rappelant brusquement une chose qu’elle voulait lui dire. Mais il avait appuyé sur le démarreur, il ne l’entendit pas. Il fit un geste d’adieu – elle se tenait sur le perron, cheveux au vent. L’auto partit avec une saccade. North vit Eleanor lui faire encore un signe de la main lorsqu’il tourna à l’angle de la rue. (p. 395 ; p. 291)
55Ces effets de tableau suspendus à un geste d’adieu acquièrent une dimension spectrale dans le contexte de menace d’une deuxième guerre mondiale. On voit comment la poétique woolfienne fait se croiser le paradigme du tragique dans sa perception du temps historique et cette appréhension des micro-intensités de la vie, qui, dans un instant au bord de l’actuel, fait basculer le vif de la vie en une possible menace du spectral. Il arrive que la dimension spectrale prenne la forme d’une soudaine minéralisation du temps, comme en cet effet de stèle que l’on trouve dans les toutes dernières pages du texte : « Le groupe devant la fenêtre, les hommes en tenue de soirée blanc et noir, les femmes revêtues d’écarlate, d’or et d’argent, prenaient un aspect sculptural comme s’ils étaient taillés dans de la pierre » (p. 538 ; p. 411). Comme le montrent ces deux dernières citations, le désir de la transmission est de différentes façons confronté à ce qui le rend ou pourrait le rendre impossible. Cette oscillation entre le plus précaire du vif, et le spectral colore également la remémoration de moments qui avaient eu lieu juste avant la Première Guerre mondiale, et qui doivent donc leur résurgence à une expérience de la survie. En amont et en aval le présent qui accueille le geste de transmission est ainsi ombré par une force de hantise qui n’est pas sans lui donner, en retour, sa singularité vive. Comme en ce geste où un personnage se retourne sur un moment d’échange dont il a été témoin et assiste au jeu d’ombres et de couleurs de ses ultimes échos retenu dans la suspension d’un moment esthétique :
Elle éteignit l’électricité. La pièce fut plongée dans une demi-obscurité, à part les vagues ombres qui ondoyaient au plafond. Dans cette lueur évanescente, fantomatique, seuls les contours apparaissaient – pommes et bananes irréelles, fauteuil spectral. À mesure que ses yeux s’habituaient à la pénombre, les couleurs et les formes revenaient lentement… Elle resta un instant à regarder tout cela. (p. 443 ; p. 332)
56La suspension de ce regard retient l’ayant-été-là de ce moment d’échange, recueilli dans le battement de cette quasi-existence propre à l’art.
57Ce qui ajoute à la précarité inquiétée du geste de transmission, c’est qu’il s’y confronte d’abord à ce qui s’y oppose : « Il n’était revenu que depuis huit jours, et tout s’agitait pêle-mêle dans son esprit. […] Il lui fallait se réfugier dans une embrasure de fenêtre et réfléchir : Que peuvent-ils bien vouloir dire ? » (p. 397 ; p. 293). Une demande pressante, un télescopage des temps, une esquive de l’autre interfèrent comme autant de chicanes dans la scène intersubjective. Le dire de l’expérience, l’élaboration du sens y rencontrent plus de résistances que de voies. Le geste de transmission doit s’élaborer, voire se perlaborer depuis une aporie épistémologique que le texte situe à la croisée du subjectif et du collectif. Cette aporie reprise en écho par différents personnages à partir de la date de 1917 a le statut de legs irrésolu de la Première Guerre mondiale :
Une remarque de ce Brown l’avait intéressé cependant : « Si nous ne nous connaissons pas nous-mêmes, comment pouvons-nous connaître les autres ? » La discussion porta sur les dictateurs, Napoléon et la psychologie des grands hommes. […]
« Et de quoi avez-vous parlé ? » demanda-t-elle encore, après un court silence. Il chercha à s’en souvenir. « De Napoléon, de la psychologie des grands hommes, et on a observé : si nous ne nous connaissons pas nous-mêmes, comment connaîtrions-nous les autres ? » Il se tut trouvant difficile de se rappeler ce qui s’était dit une heure auparavant. Sara écarta la main et se toucha un doigt, imitant le geste de Brown… « Et alors comment pouvons-nous faire des lois, avoir une religion qui convient, qui convient quand nous sommes dans l’ignorance ? » […] Sara continua : « Et pouvons-nous nous améliorer ? » a dit Eleanor, assise sur le bord du canapé. (p. 397 et p. 405 ; p. 293 et p. 299)
58L’aporie vaut pour levier critique à l’égard des figures historiques (les dictateurs, Napoléon, les grands hommes), à l’égard d’une tradition historiographique, mais aussi à l’égard de cette geste de la transmission culturelle nationale qui avait pris la forme chez Leslie Stephen, père de Virginia Woolf, de la National Biography of Great Men. Elle remet également en cause toute archè qui servirait de pierre de touche fondatrice d’une communauté politique, que celle-ci relève d’un contrat ou d’un principe égalitaire : « comment pouvons-nous faire des lois, avoir une religion qui convient, qui convient quand nous ne sous connaissons pas nous-mêmes ? » Elle fait entrebâiller les discours, laisse s’insinuer l’anxiété et le questionnement là où les traditions du moment fondateur auraient fait suture. Elle circule du subjectif au collectif, a force d’entame critique, fait écho à la conclusion de Freud, tout aussi inquiète, dans son essai Malaise dans la culture.
59La portée incisive du questionnement, l’insistance de l’aporie mettent en cause la fonction herméneutique du concept de génération dans la tradition philosophique de l’histoire, par le biais duquel Kant ancrait « la tâche éthico-politique dans la nature » puisque la suite des générations était conçue comme permettant d’« élever plus haut l’édifice dont la nature a formé le dessein »49. Pourtant, il est à souligner que, dans l’économie polyphonique de la phrase temporelle, cette inquiétude, cette butée aporétique et cette absence de fondement de la loi sont formulées par deux figures du temps issues de l’avant-guerre et qui sont animées d’idéaux, de foi, de croyance. Comme si l’appréhension d’une aporie, l’absence de fondement de la loi, associées à la faille de la Grande Guerre, n’avaient pas statut de raisons critiques qui rendraient incompatible un mode de frayage du temps et dans le temps. Chez Eleanor celui-ci prend la forme de l’oubli nietzschéen actif, d’une ouverture au temps à venir, d’une libido sciendi, à savoir d’un renouvellement de soi dans un rapport non à l’inconnaissable mais à ce qui reste en attente : « Les explications qu’elle demande sont […] tellement compliquées que pas un être au monde ne peut les lui donner » (p. 425 ; p. 317).
Éclats spéculaires
60La coprésence des générations devient le site critique où s’articule, de façon privilégiée, le lien entre temps vécu et lecture de l’histoire, l’efficace critique opérant le plus souvent par diffraction des effets spéculaires entre les générations. Le motif de la génération sert différents effets dans le chapitre ; il authentifie ce qui pourrait relever d’une archive culturelle, l’inscrit dans le temps historique, mais dans le même geste il l’interroge radicalement puisqu’il la présente à l’aune d’une échelle individuelle depuis laquelle se mesurent toute prise en compte d’un changement et le critère de sa valeur : « elles s’entretenaient toutes deux de sa jeunesse, des changements survenus : une chose paraît bonne à cette génération ; une autre à la prochaine » (p. 416 ; p. 309). La régie polyphonique avive l’intersection du subjectif et de changements qui auront fait date et imprimé les marques du temps collectif. De ce fait, l’archive culturelle est indexée aux traces mémorielles et aux affects qui leur sont liés depuis la seule pointe d’un présent d’énonciation :
« C’est là que j’ai vu le premier avion – là, entre ces cheminées. » On apercevait dans le lointain de hautes cheminées d’usine et un grand édifice – était-ce la cathédrale de Westminster ? –chevauchant les toits, par là-bas.
« J’étais ici et je regardais au-dehors, ce devait être aussitôt après mon installation dans cet appartement, un jour d’été. J’ai vu un point noir dans le ciel, et j’ai dit à la personne qui se trouvait là, Miriam Parish – oui, ce devait être Miriam, car elle m’avait aidée à emménager – à propos j’espère que Delia a songé à l’inviter… » (p. 419 ; p. 311)
61Depuis cette pointe du présent, le parcours métonymique de la phrase déploie par touches la singularité d’un moment découpé dans la texture de la ville, moment moins appréhendé dans une forme finie qu’à travers l’enchevêtrement à d’autres fils du temps et l’ouverture à d’autres unités d’existence. L’archive ainsi est déplacée de toute ressaisie qui ferait d’elle élément dans une continuité et depuis laquelle s’appréhenderait une vectorisation du temps historique ou généalogique. L’expérience du temps vécu que suscite la discontinuité de la phrase animée de la pulsation de la remémoration interdit toute représentation objectivante et homogénéisante du temps : elle a force d’ébranlement épistémologique. Elle prend en traverse l’élaboration signifiante d’un temps généalogique sous l’effet de l’écriture labile, instable, inachevée, du temps subjectif.
62Cet ébranlement se joue également à travers le déplacement de continuités ou ruptures signifiantes, liées au temps des générations, et à travers la mise au soupçon du sens : le texte ne souligne pas le dépôt du temps dans l’archive, ni la transmission d’un sens qui inscrit l’identité dans la filiation, mais l’altération historique des mots véhicules de l’expérience. Ainsi la différence entre les générations donne lieu aux méditations de Peggy qui s’interroge sur le sens du mot « amour » pour la génération victorienne, alors qu’en retour son oncle fait de l’homoérotisme un trait de sa génération, dans lequel elle, toutefois, ne se reconnaît pas. Les effets de miroir diffractent ainsi le temps à la fois entre les générations et au sein d’une même génération. À la place d’une transmission culturelle véhiculée par le cours du temps générationnel et une tradition qui le traverserait, le texte semble plutôt inviter à une interrogation sur les signifiants qui pourraient être associés à une génération ainsi que sur la valeur de la valeur (« Existe-t-il un critère, crois-tu ? demanda-t-elle […] », p. 416 ; p. 309), et multiplie les effets de renvois différantiels dans ce qui pourrait faire trame commune.
63Le motif de la filiation apparaît également dans une autre variation, qui prolonge les effets de la diffraction spéculaire. Il anime les échanges entre Peggy et sa tante Eleanor dans lesquels la figure de l’aînée est rendue dépositaire de la pré-histoire de la plus jeune et peut ainsi témoigner de l’inscription généalogique, sur son versant matrilinéaire. Il se joue autour de ce qui en est l’emblème, à savoir le portrait de la grand-mère de Peggy, dont Eleanor est la mémoire vivante. Mais cet emblème généalogique se trouve interrogé de différentes façons, par la mise en regard de différentes lectures. Il est d’abord soustrait à la filiation, appréhendé dans son régime esthétique impersonnel qui lui prête unité ; l’inscription de la génération est alors comme effacée, atemporalisée, lissée par l’harmonie des formes et le vernis qui l’immortalise : « l’immunité de l’œuvre de l’art » (p. 417 ; p. 310) ne permet pas la ressource d’un modèle ou d’un savoir. Puis le portrait est appréhendé en sa visée mimétique, et en tant que tel il échoue à dire la ressemblance avec le modèle, il dissone avec la trace mémorielle qu’Eleanor garde de sa mère, faisant ainsi de l’aïeule une ligne de fuite. En son legs biologique, il fait l’objet d’un conflit : « On lui avait dit qu’elle rappelait sa grand-mère, et ça ne lui plaisait pas. Elle aurait voulu être brune avec un nez aquilin, mais elle avait des yeux bleus et une figure ronde, comme sa grand-mère » (p. 415 ; p. 309). La scène spéculaire, en ses mises en regard, ses écarts et ses conflits, met ainsi en crise le paradigme du lien de génération.
64Très souvent dans le chapitre, la dette aux rituels sociaux transmis entre les générations, tout en scandant la soirée, fera l’objet d’un traitement ironique, voire dérisoire. Les aînés sont souvent représentés comme enclos dans leur passé commun, qu’ils partagent lorsqu’ils évoquent des souvenirs d’enfance, mais plus encore lorsqu’ils les rejouent ou les répètent en stéréotypies familiales. Ainsi Martin rejoue avec sa sœur le militantisme fougueux de celle-ci en un micro-rituel auquel le texte donne nom de « numéro », qui ne peut que revenir en arrière et inlassablement se répéter. Le paradigme des contemporains semble transporter en lui ces unités temporelles enkystées, où les aînés sédimentent les traces de leurs vies au sein d’une unité à deux voix mais solipsiste : « Ils sont comme des chats qui courent après leur queue, songea Peggy. Ils tournent en rond » (p. 454 ; p. 341). De même le motif de la suite des générations fait l’objet d’un traitement ironique lorsque les mouvements collectifs lors de la soirée semblent emprunter à sa geste : « Les autres leur emboîtèrent le pas. La jeune génération qui suit dans le silence de l’ancienne, se dit North en remettant le livre à sa place pour rejoindre sa famille » (p. 494 ; p. 374). Cette procession du temps est présentée comme « antique cérémonial », et lorsque North, avec dérision, ajoute : « Seulement ils n’étaient plus si jeunes que ça », la possibilité d’une valeur symbolique rituelle ou mythique de cette procession du temps est remise en cause par l’accent mis sur la seule loi de la finitude.
65On décèle alors l’enjeu de la structure polyphonique du dernier chapitre qui renverse le topos des générations. En effet c’est à la troisième génération des Pargiters, North et Peggy, figures du contemporain inclus par « le temps présent » plutôt qu’enfants de leurs parents, qu’est rapportée en très grande part la perspective depuis laquelle l’expérience des générations antérieures est appréhendée. C’est par leur biais que l’adresse intersubjective s’historicise en un « eux ». North y est représenté par son désir d’anonymat, sa non-appartenance (« À quoi vais-je penser, moi pour qui les cérémonies sont suspectes, la religion morte, et qui n’ai de place, comme on dit, nulle part ? », p. 513 ; p. 390), et Peggy, par la mise à nu de sa sensibilité, l’acuité de son esprit critique et autocritique. Ils sont donc moins figures d’un « âge historique » que, par la déhiscence qui frappe leur identité, ils ne mettent en crise la coïncidence à soi du temps, la zébrure au sein d’un contemporain, d’un « temps présent ». La structure polyphonique du chapitre substitue à une écriture patrimoniale de la transmission une critique de la notion d’héritage. Le temps n’y est appréhendé que dans le jeu différantiel et ouvert de ses lectures/écritures, que dans la dimension de sa textualité et des effets de réinterprétation qui en découlent. L’enthousiasme d’Eleanor (reprenant en écho la phrase « Le monde ne sera plus jamais le même à présent », p. 419 ; p. 312) est lu/écrit par Peggy comme un culte voué au progrès, à la science qu’elle-même, femme de science puisque médecin, mais également frappée par l’ignorance des médecins, ne partage pas. En retour l’idéalisation par Peggy d’un passé dont elle cherche à trouver les traits dans les souvenirs d’Eleanor (« si intéressante, si sûre, irréelle aussi et, à ses yeux, si belle dans cette irréalité », p. 424 ; p. 316) ne saura consoner avec le prix qu’il y eut à payer de vivre ces années pour ses tantes.
66Dans une même génération de plus, le passé peut faire l’objet de réinvestissements nostalgiques pour les uns, et de dénis vitaux pour les autres. Si l’héritage des savoirs, des expériences, n’est jamais un, ainsi que le rappelle Jacques Derrida – « Un héritage ne se rassemble jamais, il n’est jamais un avec lui-même. […] Si la lisibilité d’un legs était donnée, naturelle, transparente, univoque, si elle n’appelait et ne défiait en même temps l’interprétation, on n’aurait jamais à en hériter »50 –, il semble qu’ici la notion d’héritage elle-même soit mise au soupçon. Aucun cadre ne viendra présupposer le commun d’un héritage, ni la génération ni le genre : sa lisibilité ne cessera d’être remise en jeu. Mêmes les effets d’après-coup de l’histoire, de la faille de la Première Guerre mondiale, se diffractent de telle sorte qu’une transmission objectivante de l’expérience collective est rendue impossible : ils prennent dans la génération la plus jeune la forme d’une amertume face à l’inadéquation de la reconnaissance symbolique de la perte et à l’ambivalence des femmes dans la participation à l’effort de guerre (comme lorsque Peggy commente la statue célébrant Edith Cavell, une infirmière de guerre), alors que chez Eleanor, de la génération des aînés, ils suscitent un oubli nietzschéen, actif, le risque de la confiance et une perception fine du fait que l’amertume peut nourrir en sous-main une érotique morbide.
67La texture moderniste polyphonique, par son efficace anti-chorique, a partie liée avec la critique de l’héritage ; elle brouille ainsi la distinction que fait Walter Benjamin entre le récit du conteur qui trouve à inscrire la transmission d’une sagesse dans la procession de l’histoire naturelle et culturelle, et le roman qui serait, lui, limité à l’exploration de la finitude de l’homme, ainsi qu’en témoignerait la relecture de l’expérience dans les dernières pages de L’Éducation sentimentale51. Le chapitre « Le temps présent », quant à lui, diffracte la transmission de l’expérience en une multitude de moments polyphoniques qui sont autant de scènes de lecture-écriture, à travers lesquelles sont interrogées les formes culturelles de la transmission, en même temps qu’y est déposé l’héritage de l’expérience. Mais cet héritage est moins reçu par la génération la plus jeune qu’il n’est réengendré par elle. North et Peggy en effet ne sont pas les dépositaires d’une archive familiale. En tant qu’instances de point de vue, d’écriture, explorant les silences, les contradictions de l’expérience qui leur est confiée, en écrivant le texte médié par leurs propres investissements, ils réengendrent depuis un présent mobile, discontinu, le texte de la transmission, de même qu’ils assurent l’engendrement textuel du « temps présent ». « Le temps présent » ne recueille pas l’archive de l’expérience d’une génération antérieure, mais se trame de l’entrecroisement de remémorations adressées dont les instances polyphoniques de réécriture lisent les effets à même le vif épars du présent.
Généalogie de l’histoire culturelle
68Si la phrase temporelle met en crise le paradigme de la suite des générations, elle n’en élabore pas moins une démarche, voire une méthode critique qui n’est pas sans évoquer le concept nietzschéen de généalogie. L’objet de cette méthode critique se trouve très souvent être les modes de transmission eux-mêmes tels qu’ils définissent certains traits de l’histoire culturelle. Il s’agit de déchiffrer, voire de diagnostiquer les forces mortifères ou créatrices qui opèrent dans le temps, non pas à travers les événements qui ponctueraient la marche de l’histoire mais dans ce qui, ainsi que le souligne Michel Foucault à propos de la généalogie nietzschéenne, « passe pour n’avoir pas d’histoire, les sentiments, l’amour, la conscience, les instincts »52. De ce fait, la généalogie qui « ne se repère sur aucun absolu » « s’oppose au déploiement métahistorique des significations idéales et des indéfinies téléologies »53. C’est une généalogie de l’histoire culturelle que propose la poétique woolfienne, lorsqu’elle emblématise un mode de transmission à travers un personnage, un langage corporel, un mode de relation à l’autre, un discours, qui en eux-mêmes cristallisent une relation au temps. Les personnages incarnent ainsi des formes du temps à travers lesquelles, à l’instar du type nietzschéen, se définit leur mode d’être, leur forme de vie. En effet pour Virginia Woolf (dans son exploration de l’aesthesis), de même que pour Nietzsche (dans son exploration de la puissance), la question de la valeur n’est pas séparée des modes d’être, des modes d’existence. À travers les différents personnages, s’articulent des corps, des affects, des discours, des relations à l’héritage, emblématiques de modes, voire de modèles de transmission hérités de l’histoire culturelle, dont le texte propose la généalogie.
69Sa portée critique provient de ce qu’elle met ainsi à l’index ce qui fera entrave ou impasse dans la transmission, que ce soit par évidement, par saturation, par régression ou répétition stérile. Le médium formel en est, tout au long du déploiement métonymique du temps à travers le texte, l’unité de la vignette liée à une scène, une situation, mettant en scène un type emblématique dont un point de vue critique perçoit le pouvoir de négation. Cela peut-être cette vignette où s’esquisse en quelques traits le portrait du jeune poète rivé à son égotisme, « lié sur la roue par de solides cerceaux de fer » (p. 457 ; p. 343). La raideur mécanique et agressive du moi du jeune poète (« je, je, je »), le déni de toute instance de l’autre (« Il ne peut pas être “vous”, il faut qu’il soit “je” »), bloque le temps dans un verrouillage solipsiste qui ne peut que reconduire sa logique stérile. Le point de vue de Peggy s’en fait l’écho critique dans la butée d’une répétition : « cold as steel, hard as steel, bald as steel », « atrophié, flétri, froid et dur comme de l’acier » (ibid.). Le solipsisme figure une forme de vie dont, en une image saisissante, « a vacuum-cleaner sucking », « la succion d’un aspirateur » (p. 456 ; p. 342), le texte souligne l’effet de vide, de creusement du temps.
70Le pouvoir d’entrave peut également tenir à un repli régressif, marquant à la fois une destinée subjective et l’héritage d’une lecture de l’histoire, tels qu’ils sont emblématisés et incarnés à travers le personnage de Patrick. Celui qui autrefois fut le « farouche rebelle » est devenu figure de the Establishment, dont il performe tous les codes. Sa lecture de l’histoire va à rebours du temps, aspire à un âge d’or mythique attaché à une mère-patrie, l’Angleterre, et au temps de l’Empire dont les servitudes paraissent préférables à quelque effet qui puisse être escompté des politiques d’émancipation. Cette glorification antiquaire d’un passé dont est célébrée l’inaltérabilité (« Mais tu ne trouveras guère de changement dans notre région, North, fit Hugh, qui parlait avec orgueil », p. 474 ; p. 357) trouve la légitimation de la colonisation dans le motif généalogique : « Je sors d’une famille qui a servi son pays et son roi pendant trois cents… » et « Nous avons vécu trois cents ans dans le pays […] » (p. 503 ; p. 381). La légende d’une identité qui se confond avec la continuité généalogique alimente la lecture mythologique de l’histoire qui « voudrait conserver pour ceux qui viendront après les conditions sous lesquelles on est nés »54 et fait de celui qui s’en fait le champion ce que Nietzsche appellerait un « fossoyeur » des ressources créatrices du présent. La paralysie du temps n’entrave pas seulement le contenu du discours, mais tout autant le rythme stérile qui affecte un corps, semblable à celui d’« un vieux cheval au souffle court » et une disposition mentale, dont la portée « ne pouvait plus dépasser sa limite » (p. 504 ; p. 382), à savoir une forme de vie.
71Ce peut être tout autant un mode de transmission de la culture, en l’occurrence la culture grecque, qui est saisi à travers le type de l’érudit en la personne d’Edward, dont l’évocation rappelle les motifs de minéralisation qui déjà dans Jacob’s Room étaient associés à la notion de maître du savoir : « Qu’arriverait-il, si un de ces jours on éditait Sophocle ? Que feraient-ils tous ces vieux messieurs à la carapace vidée ? » (p. 508 ; p. 385). Ce qui dans la poétique woolfienne s’apparente à la généalogie nietzschéenne, c’est cette façon de diagnostiquer dans les traits du corps, dans ses états de fixité ou d’énergie qui accompagnent un discours, et dans les traits de celui-ci une force mortifère ou un potentiel de création. Une certaine clinique des affects et des discours. Ainsi de l’érudit : ses traits (« Son visage paraissait sculpté, gravé par une multitude d’instruments délicats, comme si on l’avait laissé au-dehors par une nuit glacée, et qu’il eût gelé », p. 507 ; p. 385), sa pose sociale (tel « ce vernis luisant et uniforme de ceux qui font autorité »), son utilisation du langage comme intentionnalité univoque (« Edward ne dit que ce qu’il pense », p. 510 ; p. 387), y compris cette rhétorique paradoxale qui consiste chez lui à ne pas finir ses phrases pour les rendre d’autant plus définitives, tout performe une relation au temps figée dans une stase, ainsi que l’observe la voix de North : « On a l’impression de quelque chose de scellé, d’arrêté, chez lui. Cela provient-il du passé ? de la poésie ? » (p. 510 ; p. 386). La concaténation des termes « poetry and the past » dans la phrase anglaise fait de lui un philistin de la culture, qui place le legs de la culture dans une châsse pour que son culte l’y endorme. Préservée du « temps présent » perçu comme « confusion, méli-mélo », « poetry and the past » est une forme apollinienne transmise pour être fétichisée : « Pourquoi garde-t-il tout cela sous clef, réfrigéré ? Parce que c’est un prêtre, un trafiquant de mystères, songeait North, sensible à la froideur de ce gardien de belles paroles ? » (p. 511 ; p. 388). Comme le donne à entendre l’ironie du dernier syntagme, la commémoration privée de cette culture interdit toute transmission d’une puissance créatrice.
72Pourtant cette paralysie du temps qui bloque la transmission peut prendre d’autres formes que le verrouillage du solipsisme, la légende mythologique régressive et le scellement pétrifié de la culture dans le présent. Elle affecte tout autant ce qui au premier abord pourrait sembler opposé à ces formes, à savoir la conscience critique moderne telle qu’elle nous est dépeinte à travers le personnage de Peggy. Cette jeune femme, figure d’une geste d’émancipation récente, dont Three Guineas fait l’archéologie, en ce qu’elle a accès à la sphère publique des professions, se voit dotée d’un statut paradoxal dans l’exploration du temps que le texte propose. Elle est traversée d’inhibitions qui la font trébucher sur une division symptomatique ; elle figure l’esprit d’un âge pour lequel penser est à la fois un tourment et une obligation morale, le présent, un legs de scènes de désespoir social occultées (« Ces sons distants représentaient d’autres mondes, indifférents à celui-ci, où des gens triment et se rongent, au cœur des ténèbres, dans les profondeurs de la nuit »), ou de signes préfigurant un désastre à venir : « Sur chaque affiche, à tous les coins de rue on voit la mort, ou pire – tyrannie, brutalité, torture, déclin de la civilisation, fin de la liberté » (p. 488 ; p. 368-369). Le chapitre lui prête le statut ambivalent d’un remède qui pourtant fait symptôme dans le « temps présent » : ses capacités analytiques la détachent de ses contemporains et de sa propre expérience, et sa syntaxe paratactique prend une dimension clinique éprouvante. L’Éros et les ressources créatrices pourraient s’y consumer. Mais au fur et à mesure que s’engage le chapitre, il apparaît que cette conscience critique n’interdit pas le frayage d’une aspiration, d’un désir insistant. En Peggy, se figure un présent réactif créatif plutôt que voué à cette force morbide et à cette lucidité meurtrière dont Nietzsche fait les traits de « l’existence ironique »55.
73Ainsi les différentes générations ne sont-elles pas à resituer sur l’axe de la suite des générations mais sont autant de foyers temporels dont le texte ausculte les forces inhibantes et les ressources créatrices, attentif aux frayages qui peuvent opérer des déplacements d’énergies et des ressorts plastiques. Chaque foyer temporel est « une provenance », et, comme le souligne Michel Foucault, la provenance « n’est pas une catégorie de la ressemblance ». Elle n’élabore rien qui ressemblerait à l’évolution d’une espèce, au destin d’un peuple. Suivre la filière complexe de la provenance, c’est au contraire maintenir ce qui s’est passé dans la distribution de ce qui lui est propre : c’est repérer les accidents, les infimes déviations – ou au contraire les retournements complets, les erreurs, les fautes d’appréciation, les mauvais calculs qui ont donné naissance à ce qui existe et vaut pour nous56.
74De nombreux codes de transmission sont ainsi auscultés à travers les empreintes qu’ils laissent dans les corps, les affects et les discours comme autant de déviations, de retournements, de distorsions. Que ce soit le mode de transmission de l’éthos de classe qui façonne le corps et la diction autoritaire de Kitty Lasswade (« la femme de l’un de nos gouverneurs », souligne ironiquement North par le biais de l’adjectif de l’appartenance), ou l’arasement à la fois normatif et élitiste du « jeune homme » qui est le legs de l’éducation (« il reconnaissait telle ou telle tournure de phrase acquise à l’école ou au collège. Ça c’est Oxford, ça c’est Harrow et il retrouvait les petites plaisanteries qu’on fait entre soi ») et dont North ne cesse d’interroger la valeur : « Mais était-ce là une bonne éducation ? » (p. 506 ; p. 383-384). Ironiquement, une fois de plus, North se sert des lettres de l’alphabet pour retourner à la transmission par l’éducation son mécompte politique, en évoquant l’alphabet des professions qui en sont exclues. Pour autant, l’appel à l’adhésion par le discours de propagande ne sera pas plus validé ; la poétique généalogique de Woolf en souligne tous les effets de distorsion : l’emphase obscène du geste et de la voix (« une voix étrangement détachée de la petite silhouette sur la plate-forme, et formidablement amplifiée par le haut-parleur, tonne et crie dans la salle : “Justice ! Liberté !” », p. 507 ; p. 384), l’adresse identificatoire à laquelle les corps se prêtent pour se fondre en une masse, l’artifice du discours qui consacre « un vide, un hiatus entre le mot et la réalité » (ibid.). Le texte fait écho à la généalogie de Nietzsche lorsqu’il impute l’erreur dans ce mode de transmission à une dissociation « mécanique »57 entre intériorité et extériorité : « S’ils veulent réformer le monde, […] pourquoi ne pas commencer ici […] par eux-mêmes ? » (p. 506 ; p. 385). Le discours de propagande ne produit que des effets de communautés organiques, qu’une autre modalité de l’informe, souvent rendue par des images de concrétions métalliques, minérales. Ainsi que le formule Michel Foucault, la généalogie ne permet pas de constituer un héritage qui fonderait, « elle inquiète » : « cet héritage n’est point un acquis, un avoir qui s’accumule et se solidifie : plutôt, un ensemble de failles, de fissures, de couches hétérogènes qui le rendent instable, et, de l’intérieur ou d’en dessous, menacent le fragile héritier »58.
75La généalogie des codes de transmission se poursuit, on ne s’en étonnera pas, jusque dans les dernières pages du texte et déconstruit ainsi tout effet de clôture. Le rite social du discours de remerciement, dont est attendu un effet de « cachet », de complétude, est ironiquement déplacé par des ajournements et des questions qui en interrogent les ressorts rhétoriques (« à qui ? », « pour quoi ? »). Différents modèles d’exemplarité sont un temps sollicités, celui de la gratitude, du conseil, mais le jeu réflexif renvoie la « péroraison » finale à la seule modalité de l’irréel du passé : « “What was I going to have said? I was going to have said” – […] “I was going to have thanked” », « “Ce que je comptais dire, je pensais…” […] “j’aurais remercié” » (p. 531 ; p. 405), de telle sorte que le présent ne s’en fera pas l’hôte. S’y exprime le seul vœu, bienveillant mais quelque peu grandiloquent, que la race humaine sorte un jour de l’enfance.
76Or l’enfance vient frapper à la porte dans un dernier rite dont la valeur reste indécidable. L’hôtesse a invité les enfants du concierge à monter du sous-sol et à partager le repas, et on leur demande de chanter un air. En tant que vision de l’enfance de « l’aujourd’hui », la page est traversée de dissonances : les divisions sociales, les attitudes philanthropes, la réception dissonante de leur chant, tout contribue à réveiller les échos d’un intertexte victorien. Le texte prête aux enfants un langage idiosyncrasique, fait de sons déformés qu’ils crient plus qu’ils ne chantent avant de s’arrêter tout soudain au beau milieu d’un vers. Le texte se termine donc sur une scène de transmission déconcertante : l’enfance du « temps présent » y prend des traits indéchiffrables. Grossiers, faits de mots méconnaissables, taillés dans une matière sonore et rythmique brute. Une force pré-morphique, un chiffre obtus, qui évoque le concept d’infantia dont Jean-François Lyotard souligne le pouvoir de hantise : « infantia, ce qui ne parle pas. Une infantia qui n’est pas un âge de la vie et qui ne passe pas. Qui hante le discours »59.
Se remémorer, écrire
77Pourtant, dans un de ces déplacements qui caractérisent la phrase temporelle, il est une scène où se rassemble l’enjeu de la transmission de l’expérience dans ce chapitre, et dont le texte montre combien les conditions en demeurent toujours précaires. C’est cette scène intersubjective, qui s’écrit alors à la croisée de deux voix, de deux désirs, entremêlant une écoute qui autorise un dire, et par laquelle se remémorent des éclats d’expérience passée. Le présent de la remémoration s’arc-boute contre l’oubli, accueille les affects remémorés et tout autant les réécrit. C’est un présent plastique et vif où se déposent, à travers l’énonciation remémorante, des strates temporelles, où le présent se nourrit de ses sédimentations qui ne l’engorgent pas mais en assure le cours métonymique discontinu. « Il se souvenait », dit souvent le texte, sans complément. Cette stratification du temps qui se dépose dans le présent est particulièrement frappante dans le mode de remémoration par lequel l’expérience commune entre North et Sara se transmet : chacun cite des bribes des lettres qu’il reçut de l’autre, si bien que la remémoration entremêle les traces mnésiques (lesquelles reprennent en écho des fragments textuels des chapitres précédents), l’écrit des lettres, et le dire de la remémoration au présent dans une même coulée. Tout le texte s’écrit comme matière mémorielle qui fait l’entrelacs des subjectivités et s’avive au « temps présent » ; la remémoration à la fois ramasse « la temporalité immaîtrisée, démembrée »60 et œuvre contre la répétition.
78Qu’est-ce qui fait l’urgence textuelle de cette scène ? Quels en sont les traits, les enjeux ? Elle est en tout premier accueil à la singularité inaliénable de l’autre, signée par un geste, une habitude, une maladresse, que les retrouvailles avivent, comme si l’actuel à la fois se détachait contre le spectral de la distance, de l’absence et réveillait une persistance de la singularité qui traverse les temps et étonne le présent. Plutôt que d’être « une » relation au temps, cette remémoration de l’expérience ne cesse de se moduler de diverses façons, parfois contradictoires. Elle peut prendre la mesure de l’accompli, de la perte de (ce) qui n’est plus, ou, plus singulièrement, se fait lecture rétrospective d’un moment sous le sceau d’un ultime qui s’ignorait. La mémoire appréhende alors le passé selon un double éclairage qui ressaisit le cours du temps dans la boucle mélancolique d’une perte à venir : « Il était allé dîner à Kensington avec sa famille, dire adieu à sa mère qu’il ne devait jamais revoir » (p. 403 ; p. 297). Mais elle peut tout aussi bien accueillir des traces mnésiques si vives qu’elles s’hallucinent au présent, dans un présent réminiscent qui, les réécrivant, en vit la trace à la fois persistante et éphémère puisque liée à la réécriture : « He could see her now dropping lumps of sugar into his tea » ; « Il la revoyait encore, elle laissait tomber le sucre dans la tasse » (p. 402 ; p. 297). La transmission de l’expérience par la remémoration, laquelle se confond avec l’écriture, oscille alors entre une confrontation à la perte et une survivance quasi hallucinée du passé. Il arrive aussi que dans la remémoration du passé se réveille une potentialité, comme lorsque Eleanor découvre qu’elle aurait pu aimer Renny : un des traits singuliers de la phrase temporelle est de se mettre à l’écoute de cette potentialité, non pas pour la replier sur un irréel du passé, mais pour en recueillir l’empreinte subjective, ce qu’elle recelait d’un possible qui insiste jusqu’au présent. Le présent de la remémoration peut ainsi recueillir du sein du passé des potentialités qui auront eu et ont encore leur heure. Ou bien encore le présent ne peut s’ouvrir à son à-venir que par ce que Nietzsche appelle un oubli actif du passé et de ses puissances régressives dans le cas d’Eleanor, ou dans le cas de Peggy, par une lutte obstinée contre ces traces pré-écrites d’un déterminisme destinal, qui pourraient avoir raison de l’intimation du possible, et qui sont figurées comme autant d’ornières, de routines dont il est difficile de sortir « avant que le froid de la mort ne s’empare de vous », l’effort pour s’en détacher paraissant parfois aussi vain que « chercher à faire ployer des bottes gelées » (p. 448 ; p. 336).
79Or dans le geste de la transmission même, le texte souligne très souvent la force créatrice du présent de son écriture, comme si cette écriture était l’avoir lieu d’un frayage subjectif qui fait la matière créatrice du présent réminiscent. De plus, ce n’est pas le souvenir qui est rendu mais le pouvoir qu’a la remémoration/écriture de le faire re/vivre, d’en susciter la trace spectrale : « il retournait à la recherche de jours passés, de vieux chiens, de souvenirs, dont l’image, à mesure qu’il s’échauffait, prenait lentement la forme de petits tableaux de vie à la campagne » (p. 446 ; p. 334). C’est moins l’expérience passée qui est transmise que le pouvoir de re-création de la remémoration qui se transmet à celui qui écoute, lequel accueille cette puissance imaginarisante depuis laquelle à son tour il capte quelques traits d’une vie singulière et leur donne forme : « Peggy considéra encore une fois l’instantané des hommes guêtrés, des femmes en jupes ondoyantes, posés sur les vastes escaliers blancs et des chiens couchés à leurs pieds » (p. 447 ; p. 335). La scène de remémoration n’est pas la transmission d’un contenu, d’un savoir ou d’une expérience objectivée, mais une scène de co-écriture, de co-création qui du présent fait une trace vive, jusque dans son recueil du passé. La remémoration est une avec le frayage du dire, cette trace d’énonciation précaire qui se répercute par ricochets entre celui qui parle et celui qui, écoutant, est la voix par laquelle la ré-écriture se prolonge.
80Mais il arrive parfois encore que ce soit au destinataire qu’incombe d’une certaine façon toute la charge de la transmission d’une vie, d’un nom. Comme si c’était à lui qu’était dévolue cette responsabilité de veiller sur le nom de l’unique. C’est ainsi qu’est figuré le lien entre Sara et Nicholas, l’ami, ou North, le plus jeune. En Sara, se figure une vie/écriture selon un cours métonymique angoissé et sans butée : « Suis-je une mauvaise herbe entraînée de-ci de-là par une marée qui remonte deux fois par jour sans le moindre sens ? » (p. 433 ; p. 323). C’est un mode du dire qui ne trouve ses points de capiton, ses ancrages dans une langue partageable que par le biais du destinataire : c’est à lui qu’incombe la charge de donner aux signifiants flottants et à ceux que le silence recèle la forme d’une phrase (« Les mots qu’il supposait – les véritables mots – flottèrent et résonnèrent en son esprit en une phrase […] », p. 435 ; p. 325), de traduire le transport de l’imaginaire en repérages empiriques d’une « réalité », de rassembler l’épars d’une rêverie dans l’unité d’une vie singulière, d’un nom. Il arrive qu’un nom n’amarre pas celui qui le porte et doive être confié à celui qui peut s’en faire le destinataire, le dépositaire. Le nom n’est pas alors l’enjeu d’une transmission généalogique mais est confié, déposé en l’autre, Nicholas, North, dans un geste qui relève du transfert comme relation d’amour. Confiance précaire et précieuse, s’il en est, où ars poetica, Éros et éthique se trouvent conjoints.
La phrase génétique
81Car c’est cet ars poetica que prend en charge le régime de phrase génétique. Elle s’articule à la phrase temporelle parce qu’elle est liée à la généalogie des formes culturelles, et à la scène intersubjective de la remémoration. Celles-ci sont doublées par une interrogation esthétique sur les formes de transmission de l’expérience, leurs ressorts, leurs conditions de possibilité. Mais elle se rapporte également à la phrase intemporelle, car elle est liée à des motifs sonores qui la traversent. La phrase génétique elle-même entre en composition dans la phrase narrative selon différents rythmes. Elle peut circuler en sous-main, servir de contrepoint à des motifs de la scène du monde, ou bien faire l’objet de toute une unité textuelle. Passant d’un personnage ou d’une figure du temps à l’autre, elle fait de chacun d’eux le porteur d’un désir de forme, les relie à travers son écheveau, et renouvelle ainsi la prégnance du « temps présent ». Mais cette potentialité ne prend pas la forme d’un programme, d’un projet à visée téléologique dont le présent serait gros ; elle relève davantage de ce ressort, cette ouverture que Nietzsche appelle l’intempestif, l’inactuel lorsqu’il écrit de l’influence inactuelle d’une pensée qu’elle agit « contre le temps, donc sur le temps, et, espérons-le, au bénéfice d’un temps à venir »61. La phrase génétique donne à lire les modulations de l’intempestif, par où se figurent le potentiel, la puissance de l’à-venir, l’incréé du pas encore comme ressorts du contretemps.
82Elle est d’abord introduite comme une basse, par une phrase musicale qui strie l’espace urbain, déporte sa misère : « A voice pealed out across the street, the voice of a woman singing scales », « Une voix venait d’en face, celle d’une chanteuse qui montait la gamme », p. 399 ; p. 294). « Voix qui n’était qu’un son pur » (p. 401 ; p. 295), elle aura déjà fait résonner une puissance poétique chez North. Puis composant cette vocalisation pure avec la plainte d’un trombone au son mélancolique qui parfois contamine de son rythme les voix humaines, la phrase musicale métaphorise le désir d’un idiome qui tiendrait le paradoxe, ô combien moderniste, d’une consonance disjonctive. La phrase génétique, introduite par North, une des figures du « temps présent », fait donc d’abord circuler le désir d’un idiome poétique qui lui-même s’alimentera à la mémoire par le biais de citations.
83Puis la phrase génétique se ramifie et multiplie ses ramifications, dans une dynamique réticulaire. Elle dédouble la phrase temporelle lorsque l’échange entre Peggy et Eleanor se double d’un échange imaginaire où Peggy tente de reprendre le topos descriptif de « la vieille fille victorienne » pour faire son portrait et configurer sa vie dans la forme d’un récit qu’elle adresserait à une de ses amies. La reprise des topoï réalistes, livrée au vertige des retouches et gommages, voue l’entreprise à l’échec. La phrase génétique alors croise la phrase impersonnelle (« Deux étincelles de vie, enfermées dans deux corps séparés, et ces étincelles à ce moment même passent devant un cinéma »), pour mieux le céder au questionnement aporétique : « Où commence-t-elle ? et où est-ce que je finis ? […] Mais en quoi consiste ce moment, et que sommes-nous ? » (p. 426 ; p. 317).
84La phrase génétique ne cesse ainsi de mettre en abyme par le questionnement aporétique les règles de sa fabrique. Transmettre son expérience de vie est tout aussitôt mise au soupçon du qui ? quoi ? comment ? et des formes qui articulent ces trois termes, ainsi que le formule Eleanor :
“My life?” Eleanor repeated. […] My life, she said to herself. That was odd, it was the second time that evening that somebody had talked about her life. And I haven’t got one, she thought. Oughtn’t a life to be something you could handle and produce? — a life of seventy-odd years ?
« Ma vie ? » répéta Eleanor. […] Ma vie, songeait-elle. C’est étrange. Pour la seconde fois ce soir même quelqu’un lui parlait de sa vie. Et je n’en ai pas, se dit-elle. La vie ne doit-elle pas être une chose qu’on peut manier et présenter ? Une vie de soixante-dix ans. (p. 462 ; p. 348)
85Quelques lignes plus bas, c’est l’instance sujet, comme inscription d’une voix qui a une vie et qui se raconte par cette voix, qui est mise au soupçon : « Peut-être y a-t-il “moi” au milieu de tout cela, se dit-elle, un nœud, un centre ? » (p. 463 ; p. 348). Le questionnement met en cause tous les présupposés d’une telle objectivation ; mais dans le même geste il se perlabore en frayage d’un autre régime d’écriture qui se rassemble sur la pointe du seul moment présent, un now équivoque et fuyant, qui entremêle la réécriture erratique et lacunaire du passé – égrenant des percepts quasi impersonnels – à celle du présent, qui fait de l’autre, l’interlocuteur imaginaire, le dépositaire d’un écrire en devenir. Plus tard, à un moment où elle se remémore avec Nicholas quelques souvenirs communs, Eleanor s’interroge :
If I can’t describe my own life, how can I describe him? For what he was she did not know; only that it gave her pleasure when he came in; relieved her of the need of thinking; and gave her mind a little jog.
Si je ne peux décrire ma vie à moi, se dit Eleanor, comment puis-je le décrire, lui ? Car elle ignorait ce qu’il était ; elle savait seulement qu’elle éprouvait du plaisir à le voir arriver ; qu’il la soulageait de l’obligation de réfléchir et donnait une petite secousse à son intelligence. (p. 466 ; p. 350)
86Le désir de la transmission, sous forme de phrase narrativo-descriptive, lié à la remémoration, butte sur l’écart entre connaissance de l’autre, et les multiples modulations de l’être-affecté. Le geste de transmission ne se fonde pas ; il prend la forme d’une obligation poétique solitaire qui n’a pas de valeur prescriptive mais relève plutôt d’une adresse intime : « comment puis-je le décrire, lui ? ». À ce désir d’une forme poétique que porte la voix d’Eleanor, le texte répondra une fois de plus non pas par l’imitation de modèles hérités mais par une mise en variation de ses possibles, entrelaçant à la scène de la transmission la multiplicité de ses devenirs poétiques. La phrase génétique procède ainsi par branchements, démultipliant ses possibles depuis un personnage qui en articule, pour lui, une modulation. Tantôt en demeurant au seuil d’un impossible : « Il lui fallait remettre de l’ordre dans ses idées, trouver des mots. Mais non, songea-t-elle, c’est impossible, je ne peux en parler à personne » (p. 463 ; p. 348). Tantôt dans l’intuition d’une forme fuguée immanente, entrelacée aux motifs d’un éternel retour, mais dont l’instance créatrice demeure énigmatique :
Est-ce que tout se reproduit ainsi avec des variantes ? se dit-elle ? En ce cas, existerait-il un motif, un thème, qui reprendrait comme dans une symphonie, un thème, à demi rappelé, à demi pressenti ?… un motif gigantesque, momentanément perceptible ? Cette idée lui procura un plaisir extrême : cette notion d’un motif. Mais qui le dessine, qui l’invente ? (p. 466 ; p. 351)
87Tantôt dans le legs d’une idée dont le destinataire trouverait la forme, « pour l’emporter à ciel ouvert, la contempler, la rendre belle » (ibid.). La phrase génétique multiplie les formes de sa genèse : elle la suspend sur un seuil, démultiplie les amorces, en interroge les instances, en renouvelle les élans, l’approche par le biais aporétique.
88Si le plus souvent la genèse d’une forme poétique est appréhendée à travers les topoï d’une tradition littéraire pour mieux en mettre au soupçon tous les attendus, il arrive qu’elle se déploie en une sous-unité empruntant à une tradition iconique. Ainsi Maggie est-elle rendue témoin de la conversation entre René et North, deux générations différentes, sur l’expérience de ce dernier en Afrique. Le contenu de l’échange n’est pas rapporté, mais ce qui est rendu par le biais du regard de Maggie qui cadre la scène, c’est l’effet de l’échange sur les traits du visage de chacun, comme un bougé de leurs traits. Maggie est moins témoin qu’elle ne participe à cette scène visuelle dont le texte suscite le potentiel plastique par quelques touches fantasmagoriques, « un cône de papier tordu sur une ampoule électrique », « une lueur bigarrée mettant un reflet verdâtre sur les visages » (p. 441 ; p. 330). Par ce regard esthétique qui lui est prêté, Maggie est à la fois dépositaire de ce moment de transmission entre deux vies et instance de sa composition, qu’elle poursuit jusqu’au moment où elle se tient sur le seuil de sa complétude. La perception du visage de l’autre n’interpelle pas à une responsabilité éthique depuis sa vulnérabilité comme le suggère Judith Butler après Levinas, mais est liée la perception aiguë d’une puissance créatrice au sein d’une scène d’échange en tant que moment auto-poïétique.
89Toutefois, par-delà ses modulations, la phrase génétique met en jeu plusieurs modalités d’une expérience poétique qui a valeur de ressource, de matrice, et en cela de puissance intempestive. Cette expérience aurait valeur de ressource parce qu’elle n’est pas liée à des enjeux d’identification, dont la phrase temporelle montre les effets d’idéalisation déformante :
Nous sommes incapables de nous aider mutuellement, nous sommes tous déformés. […] Et nous qui élevons certains humains au rang d’idoles, qui dotons cet homme ou cette femme d’une puissance directrice, nous ne faisons qu’ajouter à cette déformation, et nous nous abaissons nous-mêmes. (p. 479 ; p. 361)
90L’idéalisation reste prise dans les effets spéculaires, elle alimente à la fois les projections narcissiques et l’agressivité. L’expérience poétique, telle que la phrase génétique en propose plusieurs modalités, relève au contraire d’une expérience asubjectivante. En cela, elle constituerait une réponse à la question de North : « S’ils veulent réformer le monde, pourquoi ne pas commencer ici […] par eux-mêmes ? » (p. 506 ; p. 385). Non pas en recherchant d’autres ressources d’identification, mais au contraire par une expérience de désidentification, pensée comme condition de la fabrique poétique.
91Pareille en cela aux « petits événements silencieux, qui sont comme la formation de nouveaux mondes »62 dont parle Deleuze à propos de Nietzsche, cette expérience poétique peut trouver sa source dans la persistance d’un rêve chez Eleanor lors d’un de ses moments d’absence au cours de la soirée. Peut-être moins les images du rêve lui-même qui suturent le moment d’absence (« un vide rempli par la lueur vacillante des cierges », p. 479 ; p. 362) qu’une sensation qui perdure, et dont le vague ne cesse de solliciter l’expression. Cette empreinte d’affect – « une impression, non pas un songe » –, aussi ténue soit-elle, se voit dotée d’une insistance matricielle, d’une puissance créatrice qui alimente le cours métonymique de la phrase génétique. Ressort de vie comme source d’un ressentir pur, sans objet, cette trace liée à l’archaïque du rêve constitue une énigme pour les autres. Elle excède le savoir qui viendrait en interroger le sens : « Rien de fixé ; rien de connu ; la vie s’ouvrait, libre » (p. 481 ; p. 363). Elle trouve son écho dans l’étonnement qui fait dire à Eleanor de la vie « sans doute la vie est un perpétuel… comment la décrire ?… un perpétuel miracle ? » (p. 482 ; p. 364), et réveille, on l’a vu, un potentiel dans le passé. Empreinte ouverte à l’indéterminé et résistant à l’interprétation, elle alimente une poétique du seuil et de l’inchoatif : « Nous ne savons rien, serait-ce sur nous-mêmes. Nous ne faisons que commencer à comprendre ici et là » (p. 533 ; p. 406). Tendant vers le hors-soi, elle s’exhausse en intensité extatique, portant la vie à une dimension intensive impersonnelle à travers la cristallisation entre-rêvée de l’instant présent :
she felt that she wanted to enclose the present moment; to make it stay; to fill it fuller and fuller, with the past, the present and the future, until it shone, whole, bright, deep with understanding.
Elle aurait voulu y enclore l’instant présent, le retenir, le remplir de plus en plus, de passé, de présent et d’avenir, pour enfin le voir resplendir, entier, lumineux, riche de signification. (p. 533 ; p. 406)
92L’intempestif qui naît dans un temps de sommeil du « temps présent » est lié aux tracés de la puissance disruptrice d’une jouissance, dont les ressources sont puisées au cryptogramme d’un rêve.
93Une autre de ces modulations quasi imperceptibles, ressort créatif de l’intempestif, est liée à l’énergie qui libère Peggy du tourment de la conscience réflexive. Il s’agit d’un moment où elle partage un rire contagieux qui court entre les invités alors qu’ils rient d’une chimère comique qui est sortie d’un jeu empruntant aux « cadavres exquis ». Le rire y est représenté comme un affranchissement de l’être permettant l’intuition d’une unité :
Mais ce rire avait eu sur elle un effet étrange. Il l’avait détendue, élargie. Elle sentait, ou plutôt elle voyait, non un endroit, mais un état d’âme plein de rire vrai, de bonheur véritable et cette fraction d’univers formait un tout, complet et libre. Mais comment exprimer cela ? (p. 490 ; p. 370)
94Si ce qui permet le rire, comme le suggère Lacan63, est une dépense qui libère des captations imaginaires du moi, le rire et la vision qu’il suscite dans son sillage, et en écho aux affects d’Eleanor, transmuent la brûlure de la conscience critique en élan vif. Ce qui fait impasse dans le présent n’est pas dénié, mais l’énergie du rire y fraye une autre voie, suture la division et s’exprime en termes d’expansion et d’intuition d’une unité inclusive plutôt que close. Ce rire ne parvient peut-être pas à habiter le discours de Peggy qui garde son tranchant, mais la vision insiste comme une puissance d’appel : « La vision subsistait mais elle ne l’avait pas saisie. Elle n’avait détaché qu’un léger fragment de ce qu’elle voulait exprimer […]. Cependant la chose qu’elle avait vue, la chose qu’elle n’avait pas dite, flottait encore devant elle » (p. 491 ; p. 371). Elle circule encore en sous-main dans le cours métonymique du texte pour se déployer dans l’écriture d’une scène sensorielle : « Les yeux mi-clos, elle se crut sur une terrasse, le soir ; une chouette passait et repassait ; son aile blanche ressortait sur la haie sombre : elle entendait les paysans chanter, et un bruit de roues sur la route » (p. 491 ; p. 372). L’écriture suscite un battement sensoriel et rythmique où se réinvente l’ouvert, un mode d’être qui trempe à cette forme de vie immanente qui caractérise la phrase impersonnelle. Comme si dans l’expérience de ce pur devenir par l’écriture imaginaire, le temps s’appréhendait comme ressource inchoative inépuisable. Cette ouverture du temps est également figurée dans le geste d’adresse lui-même, d’autant plus quand celui s’inscrit sous le sceau du désir et non de l’actuel : « There was something she wanted to ask her, something she wanted to add to her outburst », « Elle voulait lui poser une question, ajouter quelques commentaires à sa sortie d’un peu plus tôt » (p. 492 ; p. 372). Le présent n’est ainsi en rien égal à la phénoménalité de l’actuel, il ne cesse d’ouvrir à des modes d’existence silencieuse, à de nouveaux mondes, de se suspendre à cet espacement même. Pour autant, cette ouverture à une appréhension de la vie saisie comme en son plan d’immanence ne peut se faire que par éclairs, ne peut que trembler un instant sur le mode d’une fulgurance. Elle ne s’éprouve qu’à être reconquise pour réinventer le mode où elle palpite mais à la condition de ne pas accéder au statut d’une forme finie : « À peine avait-on édifié une chose qu’elle se brisait… elle éprouva un sentiment de désolation. Et ensuite, il faut ramasser les morceaux, en faire une chose nouvelle, différente » (p. 493 ; p. 373).
95La phrase génétique reprend cette modulation tout en lui donnant un accent plus prononcé à travers la puissance poétique liée à North, ancien soldat, fermier en Afrique, poète. L’accent particulier tient au fait que l’expérience poétique liée au poème relève pour North d’une quasi-existence : « Il se mit à réciter l’unique poème qu’il connaissait par cœur. […] Les paroles descendaient dans la pièce comme de véritables présences, dures et indépendantes, mais Sara écoutait, et les paroles se transformaient dès qu’elles entraient en contact avec elle » (p. 431 ; p. 322). Cette quasi-existence fait apparaître un plan qui se détache de la voix qui la profère, brouille les seuils entre actuel et inactuel, entre « intérieur » et extérieur du poème. Intarissable ressource d’écriture chez North, elle n’est ni assujettie à la vraisemblance, à la représentation, ni indexée à l’imaginaire. Elle est le déploiement d’une émotion, la traduction d’une phrase-affect, indifférenciant les pôles sujet/objet. Elle en prolonge paradoxalement le silence plutôt qu’elle n’en articule le sens. Elle prend la forme d’une alliance contradictoire entre ce qu’il appelle les « emblèmes de son identité » et un désir d’impersonnalité, d’anonymat qui recherche une dissolution du moi. Rappelons que North est une figure à travers laquelle un passé inactualisé dans la culture érudite pourrait être détourné de l’appropriation fétichisante, et rendu à une promesse du temps. Il pressent, mieux que l’érudit, ce que peut recéler de potentialité subversive et créatrice la libido sciendi (désir de lire, de connaître « les vieux maîtres ») lorsqu’elle se manifeste également chez un baron de l’industrie autodidacte, ou chez le fils du portier. Puis en écho à cet espacement dans le présent qu’ouvre chez sa sœur l’intimation de l’à-venir, l’intempestif prend à travers lui la forme d’une dissolution du moi qui s’écrit et se performe par le biais d’une rêverie : « Silence et solitude, se répéta-t-il, silence et solitude. […] Il se détacherait, s’épandrait ; il se voyait étendu au milieu d’un vaste espace, sur une plaine bleue, bordée de montagnes à l’horizon » (p. 529 ; p. 403). La rêverie/écriture dissout les frontières entre les ordres d’expérience, entre l’actuel et l’inactuel, entremêle différents motifs textuels, fait de la quasi-existence une forme poétique d’expérience asubjectivante, puise dans le temps à une ressource créatrice virtuelle. La phrase génétique relie par ricochets les effets de cette rêverie à celle de Peggy, puis remonte en amont au rire de Peggy, qui se prolonge alors dans celui de Maggie :
Elle riait la tête renversée en arrière, comme possédée par quelque bienfaisant génie du dehors qui l’obligeait à se pencher et à se relever, songea North, ainsi qu’un arbre agité et ployé par le vent. Pas d’idoles, pas d’idoles, pas d’idoles, carillonnait le rire, comme si l’arbre avait été garni d’innombrables clochettes, et North se mit à rire lui aussi. (p. 531 ; p. 404)
96La puissance intempestive du rire délie des captations imaginaires, des illusions culturelles, des identifications qui étayent les croyances, les adhésions aux discours. La reprise du motif du mouvement des feuillages le transporte sur le plan de la phrase intemporelle.
97D’ultimes échos enfin perdurent un peu plus tard lorsqu’il demande à l’érudit d’articuler le lien entre l’art antique et le présent. Si l’érudit, on n’en sera pas surpris, manque à articuler quelque chose de ce lien et à y pressentir la dimension de l’intempestif, pourtant North, lui, l’aura fait plus tôt par l’écoute qu’il prête au legs des langues anciennes. Elles sont d’abord introduites comme un héritage culturel matérialisé par la présence d’un petit livre de poésie latine sur les étagères, et transmis par l’éducation. Mais la lecture qu’en fait North, dans le contexte où le présent prend les traits d’une désillusion amère, déplace les valeurs sociales qui pourraient être rattachées à cet héritage pour les placer sous le seul sceau de l’art. Sa lecture n’est pas appropriation d’un sens mais en elle-même un ars poetica. Elle est écoute de la beauté des mots, des jeux immanents de leur forme, suspension de la police du sens : « Il en détacha une phrase et la laissa flotter dans son esprit. Les mots s’étalaient, magnifiques, mais dénués de sens. Cependant, ils formaient un motif – nox est perpetua una dormienda » (p. 494 ; p. 374). Ce n’est pas que quelque chose soit transmis, ni un bien culturel où se légitimerait le présent, ni une sagesse exemplaire qu’il puiserait dans les vers de Catulle et à laquelle il s’identifierait, ni un mystère privé réservé au seul érudit, mais l’écoute se fait rencontre, avènement et ré-engendrement d’une puissance poétique vivace.
98Ces zébrures de l’intempestif, qui introduisent un régime de pure intensité, rassemblent des traits génétiques de la phrase woolfienne : une empreinte sensorielle issue du rêve comme réserve séminale, un rire léger qui est comme une forme de contre-mémoire, l’impersonnalité comme extension créative d’un devenir/écrire, la texture poétique inépuisable d’une langue dite morte. Ils mettent en abyme de « petits événements » qui, aussi ténus soient-ils, sont « déjà une ré-interprétation du monde »64. Mais tissés à même la vie, disparates, striant la phrase temporelle de leurs éclairs fugaces, et de leur puissance disruptrice, ils ne viennent servir aucune fin idéale. Tout au plus ils donnent l’intuition des formes de ressources de cette puissance disruptrice, de son pouvoir de configurer des mondes. Zébrant la phrase temporelle, aussi bien ils lui échappent puisque « l’art représente l’absence ou l’impossibilité d’une dernière instance »65.
Notes de bas de page
1 The Diary of Virginia Woolf, vol. 5 (1936-1941), New York - Londres, Harcourt Brace Jovanovich, 1985.
2 Virginia Woolf, « Monday or Tuesday », The Complete Shorter Fiction [1985], New York - Londres, Harcourt Brace Jovanovich, 1989, p. 137.
3 Maurice Blanchot, Le livre à venir, Paris, Gallimard, 1959, p. 274.
4 Martin Rueff, « La concordance des temps », Qu’est-ce que le contemporain ? L. Ruffet éd., Paris, Éditions Cécile Defaut, 2010, p. 96.
5 Maurice Blanchot, Le livre à venir, ouvr. cité, p. 273.
6 Il s’agit de l’invasion de l’Abyssinie par le régime mussolinien.
7 Jean-François Lyotard, Le différend, Paris, Minuit, 1983, p. 219.
8 Sigmund Freud, Psychologie des masses et analyse du moi [1921], Œuvres complètes, Paris, PUF, 1991, p. 54.
9 Jean-François Lyotard, Le différend, ouvr. cité, p. 219.
10 Ibid., p. 223.
11 Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », Œuvres, vol. 3, traduction Maurice de Gandillac, Paris, Gallimard (Folio essais), 2000, p. 439.
12 Jean-François Lyotard, Le différend, ouvr. cité, p. 231.
13 Jean-François Lyotard, « Sur la force des faibles », L’Arc, no 64, 1976, p. 10.
14 Jean-François Lyotard, Le différend, ouvr. cité, p. 223.
15 Ibid., p. 219.
16 Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ? traduction Maxime Rovere, Paris, Payot et Rivages, 2008, p. 10.
17 Jean-François Lyotard, Misère de la philosophie, Paris, Galilée, 2000, p. 52.
18 Giorgio Agamben, Moyens sans fins, traduction Daniele Valin, Paris, Payot et Rivages, 1995, p. 14.
19 Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », Œuvres, vol. 3, ouvr. cité, p. 432.
20 Giorgio Agamben, Moyens sans fins, ouvr. cité, p. 14.
21 Jean-François Lyotard, Le différend, ouvr. cité, p. 246.
22 Wilfred Owen, « The Parable of the Old Man and the Young » (1920) : « But the old man would not so, but slew his son / And half the seed of Europe, one by one ».
23 Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », Œuvres, vol. 3, ouvr. cité, p. 434.
24 Jean-Jacques Lecercle, « Théorie de la hantise », La hantise, no 14 de Tropismes, 2007, p. 6.
25 C’est ainsi que Samuel Richardson désigne l’écriture épistolaire : « writing to the moment ».
26 Friedrich Nietzsche, Considérations inactuelles II [1876], traduction Pierre Rusch, Paris, Gallimard (Folio), 1990, p. 96.
27 Ibid., p. 94.
28 Walter Benjamin, « Sur le programme de la philosophie qui vient », Œuvres, vol. 1, traduction Maurice de Gandillac, Paris, Gallimard (Folio essais), 2000, p. 179.
29 Jean-François Lyotard, « Survivant », Lectures d’enfance, Paris, Galilée, 1991, p. 87.
30 Friedrich Nietzsche, Considérations inactuelles, ouvr. cité, p. 95.
31 Jean-François Lyotard, « Survivant », Lectures d’enfance, ouvr. cité, p. 87.
32 Jacques Derrida, Hans-Georg Gadamer et Philippe Lacoue-Labarthe, La conférence de Heidelberg, Fécamp, Nouvelles éditions Lignes, 2014, p. 102.
33 Jacques Derrida, Apories, Paris, Galilée, 1996, p. 37.
34 Ibid., p. 42.
35 Bernard Dupriez, Gradus, Paris, 10/18, 1980.
36 Virginia Woolf, « De l’ignorance du grec », Essais choisis, traduction Catherine Bernard, Paris, Gallimard (Folio classique), 2015, p. 267 ; « On not Knowing Greek », The Common Reader [1925], Andrew McNeillie éd., Londres, Harcourt Brace Jovanovich, 1984, p. 33.
37 Ibid, p. 269 ; p. 34.
38 Virginia Woolf, Les Années, traduction de Germaine Delamain, Paris, Gallimard (Folio classique), 1979 ; The Years [1937], Oxford, Oxford World’s Classics, 2009. La genèse de ce texte, particulièrement longue comparativement aux autres œuvres de Woolf, porte elle-même trace de cette question de la transmission et de ses enjeux formels. Issu d’une conférence initiale, puis conçu sous la forme hybride de « roman-essai » (essay-novel) – pour lequel Woolf avait collecté des archives culturelles –, le texte sera finalement repensé en ses logiques formelles internes. Il est loisible de penser que le moment où Woolf décida de « renoncer aux chapitres intercalaires » et de les « intégrer dans le texte » (« leave out the interchapters » et « compact them in the text », 2 février 1933, The Diary of Virginia Woolf, vol. 4) soit lié à la prévalence des enjeux réflexifs et poétiques de la question de la transmission que le texte de The Years prenait en charge (je souligne).
39 Walter Benjamin, « Le conteur » [1936], Œuvres, vol. 3, ouvr. cité.
40 Jacques Rancière, Les bords de la fiction, Paris, Seuil, 2017, p. 136.
41 Émile Benveniste, Le langage et l’expérience humaine, cité par Paul Ricœur, Temps et récit, vol. 3, Paris, Seuil, 1985, p. 195.
42 Paul Ricœur, Temps et récit, vol. 3, ouvr. cité. p. 195.
43 Ibid., p. 199.
44 On pensera en particulier aux pages qui lui sont dédiées dans le texte d’Orlando.
45 Friedrich Nietzsche, Le gai savoir [1882], traduction Patrick Wotling, Paris, Garnier Flammarion, 2000, p. 69.
46 Paul Ricœur, Temps et récit, vol. 3, ouvr. cité, p. 199.
47 Walter Benjamin, « Le conteur », Œuvres, vol. 3, ouvr. cité, p. 130.
48 Celui-ci structure les premières sous-sections alternant rythmiquement les moments de mise en présence entre Eleanor et sa nièce, Peggy, et ceux entre Sara et le fils de son cousin, North.
49 Emmanuel Kant, cité par Paul Ricœur, Temps et récit, vol. 3, ouvr. cité, p. 198.
50 Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 40.
51 Walter Benjamin, « Le conteur », Œuvres, vol. 3, ouvr. cité, p. 121.
52 Michel Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire » [1971], Dits et écrits, Daniel Defert et François Ewald éd., Paris, Gallimard, 1994, p. 136-137.
53 Ibid., p. 147 et p. 137.
54 Friedrich Nietzsche, Considérations inactuelles, ouvr. cité, p. 3.
55 Friedrich Nietzsche, Considérations inactuelles, ouvr. cité, p. 142. Notons cette phrase de Deleuze dans Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1962, p. 3 : « la critique n’est pas une ré-action du re-sentiment, mais l’expression active d’un mode d’existence actif ».
56 Michel Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », art. cité, p. 141.
57 Friedrich Nietzsche, Considérations inactuelles, ouvr. cité, p. 165.
58 Michel Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », art. cité, p. 142.
59 Jean-François Lyotard, Lectures d’enfance, ouvr. cité, p. 7.
60 Jean-François Lyotard, « Réécrire la modernité », L’inhumain. Causeries sur le temps, Paris, Galilée, 1988, p. 36.
61 Friedrich Nietzsche, Considérations inactuelles II, ouvr. cité, p. 94.
62 Gilles Deleuze, « L’éclat de rire de Nietzsche » [1967], L’île déserte et autres textes (textes et entretiens 1953-1974), David Lapoujade éd., Paris, Minuit, 2002, p. 178.
63 Jacques Lacan, Le séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, p. 130.
64 Gilles Deleuze, « L’éclat de rire de Nietzsche », L’île déserte, ouvr. cité, p. 181.
65 Ibid., p. 180.
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