Préface, 2020
Texte intégral
1L’histoire de l’anthropologie culturelle américaine commence à l’université Columbia à New York lorsque Franz Boas (1858-1942) devient professeur d’anthropologie en 1899. Franz Boas venait d’Allemagne, formé à deux grandes traditions intellectuelles allemandes, celle de la géographie et celle des Geisteswissenschaften (les « sciences morales » en français), d’où le passage de l’une et l’autre traditions dans l’anthropologie américaine. Les premiers disciples de Boas développèrent, dans les années vingt, des études sur la distribution géographique des traits culturels, ce qu’ils appelaient des études d’aires culturelles (culture area studies), et ils définissaient la culture comme un inventaire ou un répertoire d’objets et de traits de comportement. Les Boasiens de la deuxième génération à laquelle appartient Edward Sapir (1884-1939) composent ce qu’on a appelé l’école ou le courant de pensée Culture and personality dans l’anthropologie culturelle américaine. Ils définissaient la culture en termes de code et de règles, structures symboliques et systèmes de signes. Ils étaient profondément influencés par Freud et la psychanalyse. L’école « Culture et personnalité » fut au sommet de son influence dans la première moitié des années trente, quand parurent les célèbres ouvrages de Margaret Mead et Ruth Benedict qui ont quelque peu occulté l’œuvre plus austère d’Edward Sapir. Nous verrons, cependant, comment le rapprochement opéré par Sapir quelques années plus tôt avec la psychiatrie fut l’un des actes fondateurs du courant Culture et personnalité.
2Sapir est aussi l’initiateur d’une alliance entre la linguistique et l’anthropologie qui reste jusqu’à aujourd’hui l’un des paradigmes dominants dans les sciences sociales américaines, au point que d’éminents anthropologues formés à son image sont devenus linguistes (Joseph H. Greenberg), et que réciproquement d’éminents linguistes sont devenus anthropologues (John J. Gumperz). Comme Boas, Sapir venait d’Allemagne. Né en 1884 dans une famille juive à Lauenburg, ville prussienne à l’époque devenue Lebork en Pologne, il fit d’abord des études de philologie allemande, nous y reviendrons, avant de devenir l’élève de Boas et se faire linguiste en étudiant plusieurs langues amérindiennes.
3À l’exception d’un petit livre sur le langage1 et d’un ensemble monumental de monographies des langues et cultures indiennes d’Amérique du Nord, Edward Sapir ne publia de son vivant que des articles et des recensions portant sur des questions de linguistique, d’anthropologie et de psychologie clinique, sur la littérature et la musique. Les plus importants furent rassemblés par David G. Mandelbaum en 1949 dans Selected Writings of Edward Sapir in Language, Culture and Personality2. La division du recueil Mandelbaum en trois parties – langage, culture et personnalité – reflétait le cheminement intellectuel de Sapir qui s’imposa initialement comme un maître de l’ethnolinguistique américaniste avant d’ouvrir, à partir de 1916, de nouvelles perspectives sur les interactions entre culture et personnalité.
4Pour composer en traduction française le recueil qu’ils ont intitulé Anthropologie, publié aux Éditions de Minuit en 1967 et dont nous présentons aujourd’hui la réédition numérique, Christian Baudelot et Pierre Clinquart avaient choisi vingt articles extraits des deux dernières parties du recueil Mandelbaum, « Culture » et « Culture et personnalité », laissant à part les textes sur le langage qui furent publiés peu après dans un autre volume de la même collection3, mais omettant aussi tout ce qui, dans la partie « Culture », concernait la littérature et la musique. Citons pour mémoire, dans ces textes non traduits en français, trois pages publiées en 1920 sous le titre La valeur heuristique de la rime4 où l’analyse des interactions entre les contraintes formelles de la rime et l’imagination du poète préfigure l’analyse des interactions entre les formes culturelles et la créativité individuelle qu’on pourra lire dans Culture, authentique et inauthentique (1924), puis dans Pourquoi l’anthropologie culturelle a besoin du psychiatre (1938)5, deux textes majeurs ici repris en français. Pour les situer dans leur juste perspective, on doit se rappeler que Sapir transpose en anthropologie une expérience et une compétence confirmées de poète, de musicien et de critique littéraire.
5Les textes sélectionnés par Baudelot et Clinquart forment l’essentiel de l’œuvre anthropologique de Sapir publiée du début des années vingt jusqu’à sa mort en 1939, à quoi s’ajoutent en fin d’ouvrage deux études amérindiennes datant de 1915 et 1916 qui ont plutôt valeur de documents historiques. Un mot cependant de l’une d’elles qui sur un point particulier – « l’importance démesurée » de l’aveu même de l’auteur accordée aux critères linguistiques – garde toute son actualité. Il s’agit d’un échantillon des Memoirs d’ethnologie amérindienne composés dans les années dix lorsque Sapir était anthropologue au Geological Survey of Canada, qui figure en effet dans ce recueil en français sous le titre Ethnologie et histoire. Ce titre choisi par les traducteurs sur le modèle des dichotomies courantes en France dans les années soixante – race et histoire, discours et histoire, structure et histoire, etc. – est significatif de la réception de Sapir en France où il était perçu, non sans raison d’ailleurs, comme un précurseur du structuralisme. La version originale du titre de ce Memoir disait : « Perspective temporelle dans [l’étude d’une] culture amérindienne »6. Selon la thèse formulée dans le paragraphe intitulé « Langue et culture »7 et reprise dans la conclusion, c’est essentiellement la langue qui fournit à l’ethnologue cette perspective temporelle, la langue est l’instrument privilégié d’une reconstruction historique de la culture, et cela pour trois raisons. D’abord, une langue constitue « un ensemble conceptuel et formel bien plus compact et intérieurement unifié que la culture dans sa totalité »8 ; ensuite, les changements linguistiques sont plus lents et réguliers que les changements culturels ; « enfin, et c’est là le plus important, une langue est, de tous les produits de l’histoire, à la fois celui qui est le plus indépendant des circonstances et celui qui se prête le moins souvent à être pris directement comme objet de conscience »9. Les formes linguistiques sont moins souvent conscientes, c’est-à-dire moins souvent explicitées, que les formes culturelles, ce qui explique la relative stabilité de la langue par rapport à la culture. Sapir restera toujours fidèle à cette thèse qui est l’un des principes constituants de ce qu’on appellera plus tard le relativisme linguistique.
6Baudelot et Clinquart ont construit la table des matières d’Anthropologie en suivant un ordre thématique – langage, personnalité, sociologie, ethnologie – qui répondait aux attentes d’un lecteur français des années soixante ; la table des matières permettait d’identifier clairement les trois disciplines voisines avec lesquelles l’anthropologie américaine était successivement entrée en interaction dans la première moitié du xxe siècle : la linguistique, la psychologie, puis la sociologie. Ce découpage parfaitement clair et judicieux ne doit pas occulter, cependant, dans la lecture des textes eux-mêmes les différences thématiques et terminologiques selon qu’ils furent écrits avant ou après 1927.
7La pensée de Sapir est passée par deux tournants, celui de 1916 à partir duquel il s’intéresse à la psychanalyse, et le tournant de 1927 à partir duquel émerge le thème de la psychiatrie et de l’approche clinique de la culture. De 1910 à 1925, Sapir travaille au musée d’Ottawa. Il s’initie à la psychanalyse par des lectures. Freud lui offre une méthode d’interprétation de la création poétique et romanesque et du symbolisme dans le langage. La caractérologie de Jung le conduit à mettre l’accent sur les variations individuelles au sein d’une culture donnée. C’est en 1925, quand il devient professeur à l’université de Chicago, qu’il entre en contact avec la psychiatrie à travers les liens d’amitié qu’il noue avec le psychiatre Harry Stack Sullivan. De la rencontre entre Sapir et Sullivan datent le rapprochement entre psychiatrie et sciences sociales aux États-Unis dans les années 1927-1929 et l’essor des recherches sur la personnalité ; c’est l’un des moments fondateurs de l’école Culture et personnalité. Une conférence prononcée en 1925 et publiée en 1927 sur La parole en tant qu’élément de personnalité ouvre la troisième époque dans l’œuvre de Sapir. Mais donnons d’abord quelques précisions utiles sur les textes de la deuxième époque.
8Les textes sur la culture écrits entre 1916 et 1927 doivent être situés dans un contexte bien particulier. Edward Sapir était né en Prusse, nous l’avons dit, dans une famille juive orthodoxe qui émigra aux États-Unis lorsqu’il avait cinq ans10. Le yiddish et l’allemand furent ses langues maternelles. Il n’existait pas de département de linguistique à Columbia où il se forma d’abord aux études allemandes, mais une profusion de philologie classique impliquant la maîtrise du latin, du grec et du français. Ces allégeances premières et cette éducation très européenne le conduisirent à soutenir un master’s thesis consacré au Traité de l’origine du langage de Herder11. Tel est le contexte dans lequel il faut lire le Sapir de la deuxième époque et situer par exemple l’idée qu’il se fait d’une personne cultivée. La définition qui en est donnée dans Culture, authentique et inauthentique doit être interprétée par référence à Herder et la tradition romantique allemande12.
9Le mot culture lorsqu’il est utilisé pour parler d’une personne cultivée – seconde acception du mot dans l’article en question – « désigne un idéal assez conventionnel de raffinement individuel, bâti sur un petit nombre de connaissances et d’expériences assimilées, mais fait surtout d’un ensemble de réactions typiques [typical reactions] sanctionnées par une classe et une longue tradition »13. Un individu s’approprie les valeurs, les attitudes, les manières consacrées, ratifiées par la tradition dans le milieu social auquel il appartient et c’est en cela qu’il est cultivé. Liberté individuelle ou déterminisme social ? C’est une question de point de vue. En un sens une personne cultivée est une personne conformiste ; en un autre sens, dit Sapir quelques pages plus loin, l’authenticité consiste à diversifier les valeurs, les attitudes, les manières destinées à être ratifiées par la tradition « sans en même temps perdre de vue l’individu comme noyau de valeurs culturelles vivantes »14.
10Cette thèse et le concept de réactions typiques avaient été formulés dès 1917 dans un texte non repris par Mandelbaum, où Sapir prenait position dans la controverse soulevée par un article d’Alfred L. Kroeber sous le titre « The Superorganic »15. Un paragraphe mérite d’être cité, car c’est la formulation princeps d’un thème récurrent par la suite :
Il est vrai que la pensée d’un individu est si puissamment conditionnée par les traditions sociales dont il est l’héritier que la contribution purement individuelle des esprits même les plus originaux paraît embourbée dans le tout de la culture. Plus encore, les milliers de volontés qui s’entrechoquent et dont peu sont capables de s’imposer sont nécessairement ramenées au point mort du compromis et tout un chacun tend à tomber dans l’insignifiance sociale. Et pourtant, dans la réalité, c’est toujours l’individu qui pense, qui agit, qui rêve et qui se révolte. Celles et ceux de ses pensées, actes, rêves et rébellions qui contribuent ne serait-ce qu’un tout petit peu à modifier ou pérenniser la masse des réactions typiques qu’on appelle la culture [the mass of typical reactions called culture], nous disons que ce sont des données qui intéressent les sciences sociales [social data] ; le reste, nous disons que ce sont des données individuelles et nous les tenons pour négligeables et dépourvues de toute importance historique ou sociale. Il est très important de noter que la distinction que nous faisons entre ces deux types de réactions est essentiellement arbitraire ; elle repose entièrement sur le principe d’une sélection des données. Cette sélection dépend de l’échelle de valeurs que nous adoptons.16
11C’est affaire de point de vue donc. Les anthropologues comme Alfred L. Kroeber placent au premier plan la culture, la masse des réactions typiques dans laquelle se fondent les initiatives individuelles, et la culture paraît donc s’imposer du dehors à des volontés individuelles toujours insignifiantes. D’autres anthropologues comme Sapir placent au premier plan les initiatives individuelles qui modifient ou renforcent sensiblement la masse des réactions typiques sanctionnées par la tradition dans leur milieu social – des pensées, des actes, des rêves, des rébellions qui sont pour ces anthropologues des données sociologiques. Mais au fond, la culture et l’individu sont les deux faces d’une même réalité sociale, l’avers et le revers d’une même pièce de monnaie comme dit souvent Sapir17. Il a constamment répété et appliqué ce principe de méthode selon lequel l’anthropologue ne doit jamais sacrifier l’une à l’autre de ces deux faces de la réalité.
12Cette polarité ou dualité des points de vue entre ce qu’on appellera plus tard, dans les années soixante, le holisme et l’individualisme, est formulée avec précision dans les premières lignes de Émergence du concept de personnalité : « L’intérêt naturel que nous portons au comportement humain paraît sans cesse osciller entre ce qui revient à la culture du groupe prise comme un tout [the culture of the group as a whole] et ce qui revient à l’organisation psychique de l’individu lui-même. Ces deux pôles de l’intérêt que nous portons au comportement n’utilisent pas nécessairement différents matériaux ; c’est seulement que le point de référence est différent dans les deux cas »18. Ou pour le dire succinctement, comme Baudelot et Clinquart, « ce n’est pas la matière qui diffère, c’est simplement le point de référence ». Quelle est la genèse de cette dualité des points de vue qui nous conduit à distinguer « entre un segment de comportement compris comme modèle culturel [cultural pattern] et un segment de comportement interprété comme ayant valeur définitionnelle d’une personne [as having a person-defining value] » ? C’est probablement que la dualité des points de vue est nécessaire à la préservation psychique de l’individu, suggère Sapir, glissant alors de l’anthropologie à la psychologie clinique.
13Nous en venons donc aux textes de la troisième époque dans l’œuvre de Sapir, après qu’il soit entré en contact avec la psychiatrie et qu’il se soit tourné résolument vers la psychologie clinique. Deux remarques préliminaires seront utiles pour fixer le cadre historique et préciser le sens des étiquettes disciplinaires.
14Première remarque, la psychanalyse fut certes le premier relais d’un rapprochement de l’anthropologie américaine avec la psychologie, mais un autre point de convergence entre psychologie et anthropologie exerça une influence durable aux États-Unis depuis les années vingt dans l’œuvre de Sapir, comme on va voir, jusqu’aux années quatre-vingt dans ce qui deviendra l’anthropologie herméneutique ou sémiotique, interpretive anthropology ou semiotic anthropology : c’est le questionnement sur les symboles et leur rôle dans la création du sens. Cette convergence naît lorsque les anthropologues empruntent aux psychologues la notion de configuration, au sens de Gestalt en allemand et pattern en anglais, et l’idée selon laquelle tout système physique, biologique ou mental est structuré par un principe de configuration interne.
15Seconde remarque qu’il faudra nuancer, un glissement de sens se produit dans l’emploi des mots psychiatrie et psychologie au point que psychiatrie prend parfois le sens de « psychologie clinique », et que psychologie en vient à désigner la psychologie sociale. Il faut avoir présent à l’esprit cet usage particulier des étiquettes pour éviter tout malentendu sur le thème du « psychiatre dont a besoin l’anthropologie » ; nous allons y revenir.
16Précisons d’abord notre première remarque en soulignant le rôle du symbolisme selon Sapir dans les rapports entre formes culturelles et organisation psychique individuelle. C’est autour des notions de forme et de symbole que s’est opéré le glissement épistémologique de l’anthropologie vers la psychologie clinique. Le texte clé est la contribution de Sapir à un colloque sur l’inconscient publiée en 1927 sous le titre The Unconscious Patterning of Behavior in Society. On le lira ici sous le titre L’influence des modèles inconscients sur le comportement social. Le mot pattern mille fois utilisé par Sapir et ses contemporains était la traduction anglaise de l’allemand die Gestalt (« la forme »), il ne faut pas l’oublier. Le texte en question décrit « une mise en forme [patterning] inconsciente du comportement dans la société » dont la langue est le lieu privilégié situé dans l’inconscient. « Les sons, les mots, les formes grammaticales, les constructions syntaxiques et autres formes linguistiques qui nous sont inculquées dans l’enfance n’ont de valeur que pour autant que la société s’accorde tacitement à voir en elles des symboles de référence [symbols of reference] »19. Cette notion est capitale. Comprenons bien ce dont il s’agit concrètement. Sapir, lointain disciple de Wilhelm von Humboldt, s’intéresse à la manière dont les sons et les formes de la langue maternelle assimilés dès la petite enfance et fortement investis d’affectivité façonnent inconsciemment notre comportement, mais, anthropologue, il souligne le fait que les sons et les formes de la langue maternelle n’auront de force symbolique que pour autant qu’ils soient sanctionnés, ratifiés par la société qui leur accorde le statut de symboles de référence.
17L’article « Le symbolisme »20 précise le cheminement psychologique par lequel les symboles forgés dans l’inconscient sont progressivement dépouillés de leur charge émotionnelle pour acquérir une valeur purement référentielle. Sapir distingue deux types de symbolismes. Une langue, des emblèmes, un système de signes quel qu’il soit, relèvent du symbolisme de référence. Mais il existe un autre symbolisme que Sapir, empruntant ce mot à la psychanalyse, appelle « symbolisme de condensation, parce que c’est une forme très condensée de conduite substitutive qui permet de libérer instantanément une tension affective sous forme consciente ou inconsciente »21. Michael Silverstein, l’un de ceux qui ont établi une distinction désormais classique entre la fonction référentielle des systèmes symboliques et la dimension indexicale de toute imagerie mentale, dans la mesure où nos pensées sont l’expression d’une expérience vécue, a souligné l’actualité de ce texte sur le symbolisme qui préfigurait nos conceptions actuelles22. Sapir disait déjà ce qui est devenu lieu commun aujourd’hui : les symboles portent la trace de leur origine et donc une part d’indexicalité. Dans la biographie d’un individu comme dans l’histoire d’une culture, les symboles de référence sont des élaborations secondes par rapport aux symboles de condensation. Les symboles de référence deviennent conscients et même publics en se libérant des pulsions dans lesquelles ils ont pris naissance ; ils ont pour origine des symbolismes de condensation qui, peu à peu, ont pris un caractère de référence en se débarrassant de leur charge émotionnelle.
18En formulant certaines distinctions méthodologiques qui font partie aujourd’hui de la panoplie courante d’un anthropologue, Edward Sapir fut un précurseur, et nous en avons ici un remarquable exemple. Les symboles ou plus exactement les systèmes symboliques – car un symbole n’est significatif que par relation à d’autres dans un système – ont pour la communication et la transmission des connaissances une valeur référentielle ou cognitive. Nous les utilisons pour faire référence aux choses dont nous avons à connaître : symbolisme de référence, disait Sapir. Une « communauté de langue » (language community) est fondée sur le partage d’une grammaire et l’usage privilégié sinon exclusif de la valeur référentielle et cognitive du langage. Mais par contraste et en pliant à leur usage la distinction que faisait Ferdinand de Saussure entre la langue et la parole, les anthropologues linguistes depuis les années soixante en sont venus à définir des « communautés de parole » (speech communities) forgeant et utilisant à tout moment des symboles investis d’émotion, des symboles ayant une valeur « expressive » ou comme nous disons aujourd’hui « indexicale » : symbolisme de condensation, disait Sapir. L’anthropologie linguistique étudie cette dialectique entre indexicalité et référence sur la scène sociale et dans les arts vivants à travers les jeux concertés d’alternance ou d’interférence entre différents systèmes symboliques, dont Sapir avait pressenti l’importance.
19À cette dialectique entre indexicalité et référence, Sapir mêle des conjectures sur l’origine du langage qu’on dirait inspirées de Jean-Jacques Rousseau. On brandit le poing devant un ennemi imaginaire ; symbole à valeur indexicale. Puis le symbole se détache de son contexte d’origine et signifie la colère, alors que nul ennemi, réel ou imaginaire, n’est en vue ; il est devenu langage. Mais le symbolisme de référence qui prend forme dans le conscient est indissociable de l’autre qui s’enracine dans l’inconscient et charge d’affectivité des situations qui n’ont apparemment rien à voir avec le sens originel du symbole. Les significations inconscientes, chargées d’émotion et potentiellement violentes, se rationalisent en prenant forme de simples références. L’originalité de cette approche du symbolisme est d’associer la psychanalyse, montrant qu’à tout moment est à l’œuvre un processus psychique de rationalisation, à la sociologie, montrant que les formes symboliques qui en résultent sont sanctionnées, ratifiées par la société. L’une ne va pas sans l’autre.
20Revenons à la seconde remarque que nous avons faite en préliminaire à tous les textes où Sapir invoque la psychiatrie. Michael Silverstein a souligné l’existence d’une distinction subtile que fait Sapir dans ses écrits et son enseignement de la dernière période. Un processus « psychologique » désigne dans son vocabulaire ce qu’aujourd’hui en psychologie cognitive nous appellerions un processus de cognition socialisée. Les mots, les objets, les images, les formes et les couleurs sont la matérialisation d’une pensée collective qui n’a de réalité qu’en société, voilà comment on peut décrire en première approximation ce processus mental de cognition socialisée. Sapir appréhende donc le psychologique à travers l’étude des langues, des objets et des formes culturelles. Simultanément il sort du cadre disciplinaire de la psychiatrie, telle qu’il la conçoit à partir de la lecture de Freud et de ses échanges avec Sullivan, pour penser la psychiatrie comme une science de l’homme23. Dans ses cours, reconstruits et publiés par Judith Irvine, en effet, Sapir place anthropologie culturelle et psychiatrie en diptyque : « Chacune de ces disciplines a son univers de discours spécialisé, mais du moins cet univers est-il si largement conçu que, dans des circonstances favorables, l’une et l’autre pourraient assumer le rôle d’une véritable science de l’homme… Il suffirait à l’anthropologue d’empiéter un peu sur les arpents restés en friche de la psychologie, et au psychiatre de braconner dans Le Rameau d’or et d’y mordre dans quelques-unes des pommes que les anthropologues n’ont pas encore mangées »24. Mot d’ordre savoureux qui donne la clé du merveilleux article de 1938 et la réponse à la question qu’il soulève, Pourquoi l’anthropologie culturelle a besoin du psychiatre25.
21L’entrée en matière et les variations auxquelles se livre Sapir sur la célèbre formule de George A. Dorsey, « Two Crows denies this », sont capitales. Dorsey, ethnographe des Indiens Omaha dans les années 1880, respectait la pluralité des opinions individuelles et faisait confiance à son informateur indigène, Two Crows. Attitude inouïe à l’époque qui réveille Sapir de son sommeil dogmatique : « La seule chose sur laquelle nous devons être au clair, écrit-il, est de savoir si une description et une analyse anthropologique complètement impersonnelles de la coutume, dans un langage qui tacitement admet que les besoins et préférences individuelles sont négligeables, est tenable à long terme dans les sciences sociales »26. Les monographies des ethnologues classiques fondaient leur légitimité sur un consensus entre les informateurs. Sapir s’avise qu’un tel consensus – réel ou factice, là n’est pas la question – était fondé sur la violence et l’exclusion sociale. Sapir, au contraire, prend au sérieux les désaccords qui s’expriment à l’occasion entre les informateurs indigènes.
22Pour montrer la différence entre un désaccord sans importance, que l’anthropologue est en droit de négliger, et une divergence cruciale, Sapir invente deux apologues, dont le premier situe les informateurs par rapport à la rationalité scientifique tandis que le second les situe par rapport aux normes instituées en société. Premier apologue : non seulement plusieurs informateurs s’accordent à dire que 2 + 2 = 4, mais pour l’anthropologue qui a étudié l’arithmétique, c’est la seule proposition rationnelle. Or Two Crows n’est pas de cet avis. On ne dira même pas qu’il se trompe, on pensera qu’il est fou. Folie sans conséquence néanmoins, et qu’on peut négliger, car elle ne menace ni les mathématiques ni la société. Il n’en est pas de même dans le second apologue qui tourne autour de l’ordre alphabétique. Dans la société telle que l’anthropologue la conçoit, l’ordre alphabétique allant de A à Z est d’une rigidité absolue. Or Two Crows n’est pas d’accord. Il contredit ses enfants au retour de l’école où les missionnaires leur enseignent à lire et à écrire, et leur soutient que Z est la première lettre de l’alphabet. On pensera qu’il est fou et qu’il relève de la psychiatrie. Mais on craindra les conséquences de cette prise de position subversive. Two Crows est-il fou ou bien n’est-il pas plutôt un rebelle dont les prises de position divergentes par rapport à ce qu’enseignent les missionnaires menacent l’ordre social ? C’est affaire de point de vue. D’un côté, la prise de position individuelle de Two Crows est « la résultante complexe d’une histoire culturelle incroyablement sophistiquée dont les fils s’entrecroisent ici et maintenant où cet individu prend position ; cette façon de présenter les choses est “culturelle” [this terminology is “cultural”] ». D’un autre côté, « peu importe que la forme culturelle analysée s’impose absolument en pratique », comme c’est le cas de l’arithmétique et de l’ordre alphabétique, « il est toujours possible, du moins en théorie, à un individu isolé [lone individual] », ce rebelle qu’est Two Crows, « d’en modifier la forme et la signification, et de convaincre d’autres individus de le rejoindre ; cette façon de présenter les choses est “psychiatrique” ou pour le dire autrement “personnaliste” [this terminology is “psychiatric” or “personalistic”] »27. Ce sont les deux faces d’une même réalité.
23Nous sommes donc invités à inverser la perspective habituelle, la perspective culturelle dans laquelle l’individu est écrasé sous le poids des réactions typiques sanctionnées par la tradition dans son milieu social, pour adopter la perspective du psychiatre, car le mode de pensée vers lequel Sapir guide habilement son lecteur en raisonnant sur la personnalité de Two Crows, est « essentiellement psychiatrique »28. Que le psychiatre adhère ou non au « modèle culturel » (cultural pattern) qu’est l’arithmétique (2 + 2 = 4) ou l’ordre alphabétique, il ne peut pas ne pas croire en l’existence des personnes. Sociologues, anthropologues et même certains psychologues « peuvent toujours qualifier les personnalités individuelles de fictions »29, le psychiatre, lui, doit les prendre pour argent comptant. Mais laissons là ces références trop appuyées à la psychiatrie qui peuvent gêner le lecteur d’aujourd’hui et lui sembler fortement datées. Ce qui reste parfaitement actuel dans ce texte, c’est cette inversion du regard anthropologique qui visait à résoudre un problème de méthode. Comment donner leur juste place aux originaux, aux artistes, aux rebelles dans une interprétation néanmoins structurale de la culture à laquelle ils appartiennent ? « Au lieu de poser le problème des variations individuelles à partir d’une prétendue objectivité de la culture, nous devrons, dans certaines de nos analyses, faire la démarche inverse. Nous devrons opérer comme si nous ne savions rien de la culture, mais voulions analyser le mieux possible ce qu’un certain nombre d’individus habitués à vivre ensemble pensent et font réellement dans leurs relations au quotidien »30. C’est en partant de l’analyse des personnalités individuelles qu’on peut reconstruire, en procédant de proche en proche, la culture à laquelle ils appartiennent dans sa structure intime.
24Ce programme est formulé dans l’article que Mandelbaum avait placé à la fin de son recueil comme pour servir de conclusion, L’émergence du concept de personnalité dans une étude des cultures31. Aucun mot n’est choisi sans avoir été pesé au trébuchet et la précision du vocabulaire rapproche ce texte de l’anthropologie cognitive contemporaine :
« Plus on essaie de comprendre une culture, plus elle semble prendre les traits d’une personnalité particulière. Les modèles culturels se présentent à première vue suivant un schéma purement logique et formel. Une observation plus soigneuse ne peut manquer de révéler le fait que de nombreuses chaînes de symboles et d’implications logiques relient des modèles ou fragments de modèles à d’autres d’aspect formel entièrement différent. Derrière les formes simples, diagrammatiques, de la culture se cache un étonnant réseau de relations, qui, dans leur totalité, sculptent des formes entièrement nouvelles dont il n’est pas simple de voir les liens avec la table des matières de la culture telle qu’elle se présentait à première vue. Ainsi un geste, un mot, une généalogie, un type de croyance religieuse peuvent s’unir impromptus dans un symbolisme commun définissant leurs statuts respectifs. Si l’étude de la culture avait seulement pour but d’inventorier et de décrire au complet une multitude de modèles de comportement tenus pour indépendants les uns des autres, dont les processus sociaux assurent la transmission de génération en génération, il n’y aurait guère lieu de suggérer comme nous l’avons fait une enquête visant la structure la plus intime de la culture [an inquiry into the more intimate structure of culture] »32.
Si vous procédez par en haut, en partant de l’inventaire des modèles culturels, dit Sapir, vous obtenez une table des matières de la culture parfaitement logique, mais désespérément superficielle. Si, au contraire, inversant la démarche habituelle, vous partez des personnalités individuelles et de leurs relations interpersonnelles au quotidien en procédant de proche en proche suivant les chaînes de symboles que ces personnes ont en commun, vous accédez à la « structure la plus intime de la culture ».
Notes de bas de page
1 Edward Sapir, Language. An Introduction to the Study of Speech, New York, Harcourt, Brace and Co., 1921. (Le langage : introduction à l'étude de la parole, traduit de l'anglais par S. M. Guillemin, Paris, Payot, 1978).
2 David G. Mandelbaum éd., Selected Writings of Edward Sapir in Language, Culture and Personality, Berkeley, University of California Press, 1949, [désormais cité Édition Mandelbaum]. Constamment réédité.
3 Edward Sapir, Linguistique, Paris, Éditions de Minuit, 1968.
4 The Heuristic Value of Rhyme (Édition Mandelbaum, p. 496-499).
5 On trouvera ces textes plus loin sous des titres légèrement différents choisis par les traducteurs en 1967 suivant les habitudes de l’époque, mais les titres en anglais disent bien Culture, Genuine and Spurious et Why Cultural Anthropology Needs the Psychiatrist. [Dans cette édition : Quatrième section. Culture, Cultures authentiques, cultures inauthentiques, et Deuxième section. Culture et personnalité, Ce que l’anthropologie culturelle attend du psychiatre].
6 Time Perspective in Aboriginal American Culture. A Study in Method (1916).
7 [Dans cette édition : Quatrième section. Culture, II. Les indices, 3. Les indices livrés par la linguistique, A) Langue et culture].
8 « [Language] forms a far more compact and inherently unified conceptual and formal complex than the totality of culture » (Édition Mandelbaum, p. 432).
9 « Thirdly, and most important of all, a language is, of all historical products, at the same time the most perfectly self-contained and the least often apt to enter as such into the central field of consciousness » (ibid., p. 433).
10 La biographie que lui a consacrée Regna Darnell est une merveille d’érudition et de perspicacité : Regna Darnell, Edward Sapir. Linguist, Anthropologist, Humanist, Berkeley, University of California Press, 1990. Nouvelle édition augmentée d’une introduction de l’auteure, Lincoln-Londres, University of Nebraska Press, 2010.
11 Johann G. Herder, Abhandlung über den Ursprung der Sprache, 1771. Il existe plusieurs traductions françaises, dont la plus rigoureuse est celle de Denise Modigliani publiée sous le titre Traité de l’origine du langage, Paris, PUF, 1992.
12 Comme l’a démontré Richard Handler : « Anti-Romantic Romanticism: Edward Sapir and the Critique of American Individualism », Culture Theory and Cultural Criticism in Boasian Anthropology, vol. 61, no 4 de Anthropological Quarterly, 1988, p. 1-13.
13 « a set of typical reactions that have the sanction of a class and of a tradition of long standing » Édition Mandelbaum, p. 309). La culture est une appropriation par un individu des typical reactions de son milieu social.
14 « without at the same time losing sight of the individual as a nucleus of live cultural values » (ibid., p. 318).
15 Regna Darnell retrace l’histoire de cette controverse et en interprète les enjeux au chapitre III (Culture Internalized) consacré à Sapir dans : Regna Darnell, Invisible Genealogies. A History of Americanist Anthropology, Lincoln-Londres, University of Nebraska Press, 2001.
16 Edward Sapir, « Discussion and Correspondence. Do we Need a “Superorganic”? », American Anthropologist, vol. 19, no 3, 1917, p. 441-447. Lettre réagissant à l’article d’Alfred Kroeber, « The Superorganic », publié dans le même volume.
17 Cette métaphore récurrente chez Sapir est liée à la logique du « point de vue » (standpoint), partout présente elle aussi, et qui vient de Franz Boas comme l’a montré R. Darnell dans Invisible Genealogies, ouvr. cité, p. 111-117.
18 « These two poles of our interest in behavior do not necessarily make use of different materials; it is merely that the locus of reference is different in the two cases » (Édition Mandelbaum, p. 590).
19 « The sounds, words, grammatical forms, syntactic constructions, and other linguistic forms that we assimilate in childhood have only value in so far as society has tacitly agreed to see them as symbols of reference » (ibid., p. 549). La société ne les a pas seulement tacitement choisis comme symboles de référence, la société s’est tacitement accordée à les ratifier.
20 [Dans cette édition : Première section. Culture et langage, Le symbolisme].
21 « condensation symbolism, for it is a highly condensed form of substitutive behavior for direct expression, allowing for the ready release of emotional tension in conscious or unconscious form » (ibid., p. 565).
22 Michael Silverstein, « Closing Statement », New Perspectives in Language, Culture, and Personality. Proceedings of the Edward Sapir Centenary Conference (Ottawa, 1-3 October 1984), W. Cowan, M. Foster et E. F. K. Koerner éd., Amsterdam, John Benjamins B.V. (Studies in the History of the Language Sciences, 41), 1986, p. 593-603.
23 Ibid.
24 Edward Sapir, The Psychology of Culture. A Course of Lectures, J. T. Irvine éd., Berlin – New York, Mouton de Gruyter, 1994, p. 203.
25 [Dans cette édition : Deuxième section. Culture et personnalité, Ce que l’anthropologie culturelle attend du psychiatre].
26 « The only thing that we need to be clear about is whether a completely impersonal anthropological description and analysis of custom in terms which tacitly assume the unimportance of individual needs and preferences is, in the long run, truly possible for a social discipline » (Édition Mandelbaum, p. 570).
27 Ibid., p. 573. On voit le glissement de sens du « psychiatrique » vers le « clinique » comme on dirait aujourd’hui. Les guillemets et la redondance entre « psychiatrique » et « personnaliste » expriment l’embarras de Sapir pour désigner le second volet du diptyque : d’un côté l’héritage culturel, et de l’autre la personnalité individuelle.
28 « essentially psychiatric » (ibid., p. 574).
29 « personalities may be dubbed fictions » (ibid., p. 575).
30 « Instead of arguing from a supposed objectivity of culture to the problem of individual variation, we shall, for certain kinds of analysis, have to proceed in the opposite direction. We shall have to operate as though we knew nothing about culture but were interested in analysing as well as we could what a given number of human beings accustomed to live with each other actually think and do in their day to day relationships » (ibid., p. 574).
31 [Dans cette édition : Deuxième section. Culture et personnalité, Émergence du concept de personnalité].
32 « The more fully one tries to understand a culture, the more it seems to take on the characteristics of a personality organization. Patterns first present themselves according to a purely formalized and logically developed scheme. More careful explorations invariably reveal the fact that numerous threads of symbolism or implication connect patterns or parts of patterns with others of an entirely different formal aspect. Behind the simple diagrammatic forms of culture is concealed a peculiar network of relationships, which, in their totality, carve out entirely new forms that stand in no simple relation to the obvious cultural table of contents. Thus, a word, a gesture, a genealogy, a type of religious belief may unexpectedly join hands in a common symbolism of status definition. If it were the aim of the study of culture merely to list and describe comprehensively vast numbers of supposedly self- contained patterns of behavior which are handed on from generation to generation by social processes, such an inquiry as we have suggested into the more intimate structure of culture would hardly be necessary » (Édition Mandelbaum, p. 594).
Auteur
Francis Zimmermann est directeur d’études émérite à l’École des hautes études en sciences sociales où il poursuit ses enseignements et ses séminaires. Anthropologue spécialiste de l’Inde, il a notamment publié La Jungle et le fumet des viandes (Paris, Gallimard-Seuil-Hautes Études, 1982), Le Discours des remèdes au pays des épices (Paris, Payot, 1989) et Enquête sur la parenté (Paris, PUF, 1993).
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