Chapitre 3
La création de ce qui est « commun ». Les langues comme patrimoine commun et instrument de communication
p. 67-123
Texte intégral
Introduction
1Les premiers débats sur les langues au sein du Conseil de l’Europe reflètent un moment spécifique de l’histoire institutionnelle et sociale de l’Europe et du plurilinguisme en Europe. Dans ces débats, la question des langues est articulée à la coopération culturelle interétatique, à la création et au maintien de ce qui est « commun » aux États européens.
2Au début des années cinquante, le Conseil de l’Europe est un espace où se réunissent des représentants gouvernementaux et parlementaires des différents États de l’Europe occidentale pour trouver des moyens de faire coopérer leurs États respectifs. Dans ce contexte interétatique, le Conseil de l’Europe reste une des premières formes institutionnalisées des mouvements pro-européens, avec la vision d’une Europe qui lui est spécifique. Les langues, traits de distinction des États depuis le développement du modèle de l’État-nation au xixe siècle qui met en équation la langue, la culture, le peuple et l’État, doivent devenir dans le contexte de l’après-guerre un élément unificateur et non séparateur. Dans les premiers événements discursifs où émerge la question linguistique, se distinguent deux approches des langues autour du principe du « commun ». Plus précisément, différentes logiques se dégagent quant aux moyens d’atteindre le « commun » par le biais des langues. Une oscillation se manifeste aussi entre d’une part le « commun » préexistant et à définir et, d’autre part, le « commun » objet de construction discursive.
3L’entreprise généalogique commence par l’analyse de la place des langues lors de l’élaboration de la Convention culturelle européenne. Celle-ci a eu lieu de 1952 à 1954 et s’appuie sur des débats sur la coopération culturelle ayant déjà émergé en 1949. Il s’agit de créer un instrument de régulation de la coopération culturelle sous la forme d’un traité international multilatéral. L’élaboration de cet instrument a permis une première approche des langues dans la logique de création du « commun », celle de la patrimonialisation des langues via la patrimonialisation des cultures étatiques et la construction discursive de « culture européenne » et de « patrimoine culturel commun ». Dans la construction discursive du patrimoine culturel commun des États, une place, une valeur et un rôle sont assignés aux langues. En outre, c’est un traité international et donc la forme d’action principale de l’institution. De plus, il s’agit de la première convention multilatérale dans le domaine culturel pour l’espace européen. La multilatéralité signifie un engagement réciproque de la part de tous les États adhérents, impliquant que les principes émis doivent être valables pour tous les États concernés par ce texte et nécessitant ainsi une certaine souplesse dans l’élaboration du texte. La Convention culturelle européenne représente le texte-pivot autour duquel se construira par la suite tout le programme linguistique du Conseil de l’Europe.
4En même temps, de 1952 à 1954, émerge un premier débat sur la communication effective dans la diversité des langues en vue de la création d’une communauté européenne. Ce débat a été suscité par la proposition de recommandation sur l’institution d’une communauté linguistique européenne par l’application d’un bilinguisme franco-anglais. Quelques années plus tard, une idée de moyen de communication a été discutée dans le débat engendré par la proposition de recommandation sur l’enseignement de l’espéranto de 1955 à 1956 et s’est poursuivie en 1959-1960. La proposition de l’enseignement de l’espéranto tout comme la proposition d’un bilinguisme franco-anglais se sont inscrites dans une volonté de gestion linguistique immédiate au niveau continental (Europe de l’Ouest) et, parallèlement, dans une volonté de prévention des conflits entre les peuples européens qui se remettaient encore tout juste des atrocités de la seconde guerre mondiale. Selon cette perspective, le rapprochement et la coopération pouvaient se faire par un moyen de communication commun.
5Ces trois événements sont considérés conjointement en raison de leur inscription dans une périodicité commune et de leur production concomitante au sein du Conseil de l’Europe. En effet, simultanément à l’élaboration de la Convention culturelle européenne lors de laquelle la possibilité du choix d’usage d’une langue commune a été écartée, la proposition de recommandation pour l’institution d’une communauté linguistique européenne par application d’un bilinguisme franco-anglais a été étudiée et discutée. L’échec de cette dernière contribuera, entre autres, à l’émergence des débats sur l’enseignement de l’espéranto. Cette étude concomitante permet de mieux comprendre, dans le contexte précis des années cinquante, les enjeux de la question des langues dans la coopération interétatique lors des premiers débats du Conseil de l’Europe sur la gestion de la diversité des langues en Europe, dont l’issue a permis la construction et la précision de leur rôle dans le discours institutionnel.
6À la lumière des idéologies étatiques et institutionnelles, nous examinerons la construction de la langue comme patrimoine et de la langue comme instrument de communication dans le contexte de l’Europe de l’après-guerre. Nous montrerons la construction du commun à travers la patrimonialisation des langues, mais aussi via leur opérationnalisation en tant qu’instrument de communication et d’institution d’une communauté. Nous dégagerons également des points de convergence entre la patrimonialisation et l’opérationnalisation des langues, 1) dans les débats sur la langue comme instrument de communication où transpercent des logiques identitaires et patrimoniales, et 2) dans le processus de patrimonialisation des langues qui implique leur étude, donc leur usage, à l’écrit et/ou à l’oral, et ainsi une sorte d’opérationnalisation. Débute également l’examen des conditions pratiques garantissant la préservation du commun et la coopération entre les États. Ainsi, l’enseignement-apprentissage des langues commence à s’établir comme le terrain de prédilection pour la gestion du commun et de la diversité d’une Europe en (re)construction.
La patrimonialisation des langues dans l’élaboration de la Convention culturelle européenne
7Ouverte à la signature des États membres et à l’adhésion des États européens non membres du Conseil de l’Europe depuis le 19 décembre 1954, la Convention culturelle européenne est une convention internationale (voir chap. 2) entrée en vigueur le 5 mai 1955. Les extraits qui suivent sont tirés de la version finale de 1954 :
Les gouvernements signataires de la présente Convention, membres du Conseil de l’Europe,
Considérant que le but du Conseil de l’Europe est de réaliser une union plus étroite entre ses membres, notamment afin de sauvegarder et de promouvoir les idéaux et les principes qui sont leur patrimoine commun ;
Considérant que le développement de la compréhension mutuelle entre les peuples d’Europe permettrait de progresser vers cet objectif ;
Considérant qu’il est souhaitable à ces fins, non seulement de conclure des conventions culturelles bilatérales entre les membres du Conseil, mais encore d’adopter une politique d’action commune visant à sauvegarder la culture européenne et à en encourager le développement ;
Ayant résolu de conclure une Convention culturelle européenne générale en vue de favoriser chez les ressortissants de tous les membres du Conseil, et de tels autres États européens qui adhéreraient à cette Convention, l’étude des langues, de l’histoire et de la civilisation des autres parties contractantes, ainsi que de leur civilisation commune,
Sont convenus de ce qui suit :
Article 1
Chaque partie contractante prendra les mesures propres à sauvegarder son apport au patrimoine culturel commun de l’Europe et à en encourager le développement.
Article 2
Chaque partie contractante, dans la mesure du possible :
a) encouragera chez ses nationaux l’étude des langues, de l’histoire et de la civilisation des autres parties contractantes, et offrira à ces dernières sur son territoire des facilités en vue de développer semblables études ; et
b) s’efforcera de développer l’étude de sa langue ou de ses langues, de son histoire et de sa civilisation sur le territoire des autres parties contractantes et d’offrir aux nationaux de ces dernières la possibilité de poursuivre semblables études sur son territoire.
8L’analyse portera, dans un premier temps, sur les conditions de production historiques et institutionnelles dans lesquelles l’émergence de l’idée d’une convention culturelle multilatérale a pris forme et son texte a par la suite été élaboré. Ensuite, nous porterons notre attention sur l’élaboration effective du préambule et des articles 1 et 2 (en lien avec le texte dans son ensemble et avec ce que ce texte cherche à produire comme effet). Nous examinerons la patrimonialisation des langues (officielles des États adhérents) et leur incorporation au « commun » par le biais de leur inscription dans le patrimoine culturel commun. Enfin, nous mettrons en lumière le premier focus sur l’enseignement des langues.
La culture comme enjeu de coopération dans le contexte institutionnel et historique de l’après-guerre
9Le contexte historique dans lequel a émergé et s’est développée l’idée d’une convention culturelle correspond au contexte de la création du Conseil de l’Europe, celui de l’après-guerre, mais aussi celui de la guerre froide au cours duquel le continent européen a été coupé en deux blocs politiques et idéologiques, avec, au centre et au nord, quelques États restés neutres. Dans sa partie orientale, l’Europe a connu une soviétisation importante. Les États démocratiques de l’Europe occidentale, craignant une agression communiste, ont choisi de s’allier aux États-Unis, ils ont reconstruit leur économie grâce au plan Marshall et se sont engagés à tâtons dans la voie de la coopération européenne (Vaïsse 2011).
10Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, après la fin de la seconde guerre mondiale, un ensemble d’organisations ont émergé avec pour objectif de faire coopérer les États qui, quelques années auparavant, étaient en guerre. Le Conseil de l’Europe a été l’un des lieux créés pour le développement de la coopération interétatique. Réunis dans ce nouvel espace institutionnel international, la coopération de ces États devait se réaliser autour des mêmes idéaux et principes fédérateurs. Le Conseil de l’Europe se pose ainsi, dans l’époque de remise en état de la société européenne, comme un locus de production du « soft power » (Nye 2004) pour la réalisation de « l’union des États membres ». Il s’agit d’un type spécifique de pouvoir dont le mode opératoire consiste à attirer vers un rassemblement, non par des moyens militaires ou monétaires, mais par le partage de valeurs communes comme la démocratie, les droits de l’homme, la culture, les idées politiques. Cela s’inscrit également dans la logique et dans la stratégie du redressement de l’Europe qui, après la guerre, s’est retrouvée militairement et économiquement inférieure aux États-Unis et au bloc soviétique. Ainsi, le Conseil de l’Europe est devenu le nouveau site de concentration de pouvoirs étatiques pour une coopération multilatérale avec pour objectif de mettre en place une union démocratique grandissante garantissant et respectant l’État de droit et les droits de l’homme.
11La coopération culturelle a été dès le début l’un des domaines de production discursive du Conseil de l’Europe. Déjà, lors du congrès de La Haye (1947), l’événement préfondateur du Conseil de l’Europe, une commission culturelle a été formée, en plus des commissions politique et économique (voir chap. 2). À l’issue du congrès, les participants ont adopté une résolution culturelle, dont les considérants s’articulent également autour de l’idée du commun :
Considérant que l’union européenne a cessé d’être une utopie pour devenir une nécessité, mais qu’elle ne peut être fondée durablement que dans une unité déjà vivante ;
Considérant que cette unité profonde, au sein même de nos diversités nationales, doctrinales et religieuses, est celle d’un commun héritage de civilisation chrétienne, de valeurs spirituelles et culturelles, et d’un commun attachement aux droits fondamentaux de l’homme, notamment à la liberté de pensée et d’expression ; […].1
12Une fois le Conseil de l’Europe fondé, la coopération culturelle a émergé comme un objet de débat au sein du Conseil de l’Europe dès les premières sessions de l’Assemblée parlementaire (août-septembre 1949) en tant que domaine (outre le domaine économique, social et juridique) dans lequel la coopération entre les États devait être améliorée. Le 11 août 1949, la thématique « Méthodes par lesquelles le Conseil de l’Europe peut développer la coopération culturelle entre ses membres » a été inscrite à l’ordre du jour de l’Assemblée parlementaire. À la suite d’une discussion générale, un rapport a été établi sur ce sujet par un homme politique belge, M. Victor Larock. En sa qualité de rapporteur de la commission des questions culturelles et scientifiques, il a préparé le document 59, « Méthodes par lesquelles le Conseil de l’Europe peut développer la coopération culturelle entre ses membres ». Ce dernier a été débattu, amendé et adopté par l’Assemblée parlementaire le 6 septembre 1949. Nous en retenons la construction de la culture européenne qui en a résulté et qui contribuera à la compréhension des processus discursifs et idéologiques postérieurs. En effet, le texte du rapport a permis la mise en évidence des traits de la culture européenne, tels que les présente le préambule :
La culture européenne est née de la pensée et de l’action séculaires de peuples libres. Elle est une et diverse. Sa diversité tient à ses origines. Les différences de structure et de conditions de vie des peuples se sont fixées en elle, comme les multiples formes du libre effort collectif d’où elle est issue. Des générations d’hommes et de femmes de toute classe sociale l’ont marquée de leur empreinte.
Elle est une, par le respect qu’elle voue à la personne humaine, à la primauté de l’esprit, à la liberté d’opinion et la libre expression des idées ; par l’intransigeance de sa résistance à toute oppression.
Elle n’est au service ni d’une nation ni d’une classe, mais de l’homme. Aucune considération nationale ou idéologique ne peut prévaloir contre elle.
Il n’appartient à aucun pouvoir d’interdire ou d’entraver la recherche individuelle de la vérité.
La culture n’est pas un moyen de rendements. Elle ne se mesure pas aux progrès techniques qu’elle permet d’accomplir ni aux accroissements de puissance qui en résultent. Elle réside essentiellement dans un effort de connaissance désintéressé et un épanouissement de la personnalité qui peuvent emprunter, selon les individus, les formes les plus élevées ou les plus humbles.
La culture ne peut être le privilège d’une minorité. Tout homme y a droit au même titre qu’à la liberté, et c’est le devoir de toute démocratie d’en assurer l’accès à chaque citoyen malgré les inégalités économiques et sociales. (ibid.)
13Ce texte pose les bases de la construction du discours sur, à la fois, la singularité et la pluralité de la culture européenne, et sur l’unité et la diversité des cultures en Europe. Une dimension dichotomique caractérise également le terme de culture européenne : conçu comme un héritage commun autour duquel doivent s’unir les peuples européens, le terme est en même temps pensé dans une logique de détachement de toute collectivité (« Elle n’est au service ni d’une nation ni d’une classe ») et de mise au service de « l’homme », de l’individu. Cette volonté de distanciation semble permettre la décollectivisation et la dés-instrumentalisation de la culture, mais en même temps sa démocratisation, c’est-à-dire une (ré)inscription dans un cadre de possession collective et égalitaire, à laquelle tout un chacun pourrait librement accéder et contribuer. Cette idée de libéralisation qui s’associe au terme de culture européenne serait ainsi motivée par un discours d’ouverture et de liberté de l’esprit en opposition au discours de fermeture et de totalitarisme culturel, fondé sur un totalitarisme national, politique et idéologique que l’Europe a connu pendant la seconde guerre mondiale et connaissait encore dans le cadre de la guerre froide. Il y a également dans le texte une volonté de distanciation d’une logique purement capitaliste de la culture, distanciation de culture comme un « moyen de rendements », de culture comme mesurable, comparable et capitalisable.
Les initiatives de coopération culturelle dans les différents espaces discursifs : vers une convention culturelle multilatérale
14L’Assemblée parlementaire a été le premier espace discursif du Conseil de l’Europe dans lequel la question des modalités de la coopération culturelle entre les États européens a été posée et examinée. D’autres espaces discursifs se sont joints à l’élaboration d’une convention culturelle, et donc au débat sur son contenu, sur sa forme et sur ses caractéristiques politico-juridiques.
15Les principes du préambule du rapport de M. Larock ayant été admis à l’unanimité par la commission, celle-ci a formulé un ensemble de recommandations au Comité des ministres (doc. 78), dont l’établissement d’« un ensemble de conventions culturelles entre les États membres du Conseil de l’Europe, dans l’esprit des accords déjà conclus entre plusieurs de ces pays ». Cette recommandation a été adoptée par le Comité des ministres, mais sans effet immédiat, certains États ayant déjà établi des conventions bilatérales, notamment dans le cadre du traité de Bruxelles2. Par la suite, ont encore été adoptées deux recommandations de l’Assemblée parlementaire sur la conclusion des conventions culturelles non prises en compte par le Comité des ministres, ce dernier préférant préserver la bilatéralité déjà existante plutôt que de s’engager dans une nouvelle multilatéralité. Un autre élément discursif déclencheur semble être le rapport d’activité de l’Organisation du traité de Bruxelles transmis au Conseil de l’Europe dans le cadre de la collaboration de cette organisation avec le Conseil de l’Europe. En réponse à ce rapport, et notamment à la partie qui concerne la coopération culturelle, M. Larock en a élaboré un nouveau au nom de sa commission, avec une proposition de recommandation au Comité des ministres, lui recommandant
d’insister auprès des gouvernements européens non signataires du traité de Bruxelles pour qu’ils négocient entre eux, et avec les gouvernements signataires, des conventions culturelles analogues à celles qui ont été conclues dans le cadre dudit traité. (Recommandation 31, nous soulignons)
16Le tableau 1 ci-après résume, sur la base des données dont nous disposons, les initiatives de l’Assemblée parlementaire et les réponses respectives du Comité des ministres. Le tableau met également en évidence l’élaboration, à l’insu de l’Assemblée parlementaire et du Comité des ministres semble-t-il, d’un certain projet de convention culturelle au sein d’un espace discursif spécifique, le comité des experts culturels, avec l’assistance du secrétariat général (voir dans le tableau la cinquième session du comité des experts culturels).
Tableau 1 : Généalogie de l’initiative pour une convention culturelle européenne
Date | Source | Contenu de la séance ou du document en question |
16 août 1949 | 5e séance de l’Assemblée parlementaire | Inscription à l’ordre du jour de l’Assemblée parlementaire de la thématique « Méthodes par lesquelles le Conseil de l’Europe peut développer la coopération culturelle entre ses membres » |
26 août 1949 | 12e séance de l’Assemblée parlementaire | Discussion générale : « Méthodes par lesquelles le Conseil de l’Europe peut développer la coopération culturelle entre ses membres » |
6 septembre 1949 | 16e séance de l’Assemblée parlementaire | Débat du rapport de M. Larock (doc. 59) et adoption de la proposition de recommandation (doc. 78), dans laquelle : Il est recommandé au Comité des ministres : D’établir un ensemble de conventions culturelles entre les États membres du Conseil de l’Europe ; dans l’esprit des accords déjà conclus entre plusieurs de ces pays ; […] |
3 novembre 1949 | Notes du secrétaire général concernant les questions inscrites à l’ordre du jour de la 2e session du Comité des ministres | Au cas où le Comité des ministres déciderait de donner son approbation de principe à la recommandation [de l’Assemblée parlementaire], le secrétaire général se permet de suggérer que soit prise la décision suivante : a) Le secrétaire général est chargé de prendre contact avec la Commission permanente du traité de Bruxelles, afin d’étudier la procédure adoptée par celle-ci pour promouvoir un système uniforme de conventions culturelles bilatérales entre les parties signataires du traité. b) Le secrétaire général, après avoir recueilli ces informations, soumettra au Comité des ministres des propositions sur la convocation d’une Conférence des douze ministres de l’Éducation. 3. Arguments Cela reviendrait à étendre le réseau des conventions culturelles bilatérales qui existent entre les cinq puissances signataires du traité de Bruxelles et donnent satisfaction. |
4 novembre 1949 | 2e séance du Comité des ministres | Le Comité adopte la recommandation formulée par l’Assemblée à ce sujet et décide de recommander aux gouvernements des États membres d’y donner suite et de poursuivre les efforts déjà entrepris par eux dans ce domaine. |
24 août 1950 | 15e séance de l’Assemblée parlementaire | Adoption de la Recommandation 32 (1950) « Accords culturels » L’Assemblée, prenant acte du fait qu’il existe dès à présent un ensemble de conventions culturelles entre certains États membres du Conseil de l’Europe, notamment entre les États scandinaves et entre les États du pacte de Bruxelles, recommande à tous les États membres du Conseil de l’Europe d’engager sans délai des négociations en vue de conclure entre eux, dans le même esprit de coopération, des conventions identiques ou semblables à celles qui sont déjà conclues. Adoption de la Recommandation 44 (1950) « Extensions des conventions culturelles » L’Assemblée, ayant pris connaissance des réponses faites par la commission permanente du pacte de Bruxelles aux questions qui lui ont été adressées par un représentant de l’Assemblée consultative, recommande au Comité des ministres d’inviter ladite commission permanente à tenir le secrétariat général périodiquement au courant de ses activités dans le domaine culturel, en vue de permettre à tous les pays membres du Conseil de conclure entre eux des conventions culturelles identiques ou analogues à celles qui existent entre les pays du pacte de Bruxelles. |
8 mars 1951 | 7e session du Comité des ministres, notes du Secrétariat général sur l’ordre du jour | Réponse du Comité des ministres sur les recommandations de l’Assemblée parlementaire : Accords culturels - Rec. 32 Cette recommandation reprend une proposition présentée par l’Assemblée consultative à sa 1re session et approuvée par le Comité des ministres en novembre 1949. Au cours de leur première réunion, les experts culturels ont considéré à ce sujet « qu’il serait sage de ne pas chercher à couvrir un champ trop vaste dès à présent par la voie de traités généraux ou d’accords. Ils ont souligné que des résultats très appréciables ont été obtenus par le moyen des négociations bilatérales ». Dans ces conditions, le Comité des ministres pourrait faire siennes les remarques formulées par le comité des experts culturels et donner son accord à la méthode des arrangements de fait dans les cas où la conclusion de conventions formelles se heurte à trop de difficultés. |
17 décembre 1951 | Réunion de la commission permanente de l’Assemblée parlementaire | L’Assemblée rappelle sa recommandation antérieure sur la conclusion d’accords culturels entre les membres et demande au Comité des ministres d’accélérer l’établissement de conventions culturelles, de hâter l’exécution des conventions déjà conclues et de transformer, chaque fois qu’il se peut, les conventions bilatérales en accords multilatéraux. |
Juillet 1952 | Bureau du comité des experts culturels | Le bureau du comité des experts culturels [composé de MM. Kuypers (Belgique), Reinink (Pays-Bas), Lucet (France), Migone (Italie), Salat (République fédérale d’Allemagne)] a procédé à l’examen de l’avant-projet de convention culturelle élaboré par le secrétariat général et a suggéré des modifications qu’il souhaite apporter à certains articles. Le bureau a chargé ensuite le secrétariat général de faire parvenir aux experts culturels la version modifiée. Enfin, il a été décidé de recommander à la cinquième session du comité des experts culturels de nommer un sous-comité de rédaction pour mettre au point un texte définitif. |
15 septembre 1952 | Rapport transmis au Conseil de l’Europe par l’Organisation du traité de Bruxelles | Rapport d’activité de l’Organisation du traité de Bruxelles du mois de mai 1948 au mois de septembre 1952 (doc. 39). |
26 septembre 1952 | 22e séance de l’Assemblée parlementaire | Vote sur la proposition de recommandation contenue dans le rapport « Réponse au titre B du rapport de l’Organisation du traité de Bruxelles » (doc. 75, rapporteur M. Victor Larock). Adoption de la Recommandation 31 : L’Assemblée Ayant pris connaissance du rapport transmis au Conseil de l’Europe par l’Organisation du traité de Bruxelles (doc. 39) et particulièrement de la partie de ce rapport qui concerne la collaboration culturelle, 1. Recommande au Comité des ministres d’insister auprès des gouvernements européens non signataires du traité de Bruxelles pour qu’ils négocient entre eux, et avec les gouvernements signataires, des conventions culturelles analogues à celles qui ont été conclues dans le cadre dudit traité. […] |
27 au 29 octobre 1952 | 5e session du Comité des experts culturels | Le Comité a été saisi d’un projet de convention préparé par le Secrétariat général (CM/12(52) 135 ; aussi CM/12(52) 139). Les experts n’ont pu, à cette session, se mettre d’accord sur les principes qui devraient être à la base d’une convention multilatérale : les avis ont été partagés sur la question d’encouragement dans les pays extra-européens et les territoires d’outre-mer des activités culturelles présentant un intérêt européen général (Comité des experts culturels, procès-verbaux : EXP/Cult (52) PV 5, PV 6, PV 7, octobre 1952). Certains ont appuyé l’opinion de la délégation du Royaume-Uni [Anthony Haigh, directeur du département des Relations culturelles au Foreign office, Richard Seymour, secrétaire du British Council et x Morrison, chef de bureau au ministère de l’Éducation], selon laquelle une Convention culturelle européenne devrait se limiter à une affirmation des principes généraux suivants : a) Chaque gouvernement membre s’engagerait à encourager dans son propre pays l’étude de la langue et de la civilisation des autres pays membres ; b) Chaque gouvernement membre accorderait dans son propre pays aux gouvernements des autres pays membres des facilités pour l’étude de la langue et de la civilisation de ces derniers. c) Chaque gouvernement membre s’efforcerait d’encourager dans les autres pays membres l’étude de sa langue et de sa civilisation. d) Chaque gouvernement membre examinerait avec bienveillance les propositions des autres gouvernements membres en vue d’atteindre les objectifs cités dans les paragraphes précédents. Le comité a chargé le bureau : a) de soumettre à un nouvel examen le texte actuel du secrétariat général b) d’examiner en même temps la possibilité d’établir, à titre de variante, un nouveau texte s’inspirant des propositions faites par la délégation du Royaume-Uni. |
4 novembre 1952 | État des travaux des comités d’experts gouvernementaux | CM/12 (52) 125 Convention culturelle européenne : le comité des experts poursuivra l’étude d’une telle convention. |
15 décembre 1952 | Nouveau projet de convention | M. Haigh, au nom de la délégation britannique, a envoyé l’avant-projet de convention culturelle à M. Robert Grivon du secrétariat général du Conseil de l’Europe 1952. |
18 au 22 décembre 1952 | Conclusions de la 8e réunion des délégués des ministres | Les Délégués ont pris connaissance de la Recommandation 31 de l’Assemblée, répondant au titre B, paragraphe 2 du rapport de l’Organisation du Traité de Bruxelles et invitant les gouvernements des États membres à négocier entre eux des conventions culturelles analogues à celles qui ont été conclues dans le cadre dudit traité ; ayant examiné d’autre part le point 7 du rapport du comité des experts culturels, relatif à la conclusion d’une convention culturelle européenne, ils ont estimé que la conclusion d’une telle convention multilatérale n’est pas incompatible avec l’extension du système des pactes bilatéraux qui donnent en général de bons résultats là où ils peuvent être établis. Ils ont souligné qu’une convention multilatérale, dont le projet pourrait être établi par les experts culturels, pourrait fournir un cadre général aux échanges culturels entre les pays membres et en fixer les principes, mais ne devrait en aucun cas se substituer aux accords bilatéraux plus précis déjà conclus ou empêcher la conclusion de nouveaux accords bilatéraux. Il a été décidé que le présent résumé de la délibération des délégués serait communiqué au comité des experts culturels comme une directive du Comité des ministres. |
17Ce tableau résume la généalogie de l’initiative pour une convention culturelle à partir des données à disposition. La trajectoire institutionnelle de ce qui deviendra la Convention culturelle européenne a été complexe, peu visible et le texte a obtenu une légitimation postérieure à son adoption. Le tableau permet notamment d’identifier les espaces principaux impliqués dans l’élaboration du texte, tels que le comité des experts culturels, ainsi que les débats majeurs qui ont déterminé la direction de la rédaction du contenu.
18Créé en 1950 par le Comité des ministres dans l’objectif de travailler sur les questions du domaine culturel, le comité des experts culturels devient l’espace discursif central de l’élaboration de la convention. Dans un projet de rapport sur les activités culturelles du Conseil de l’Europe de 1952, le comité des experts se présente de la manière suivante :
II. Rôle du comité des experts culturels
2. Le comité des experts culturels est un organe consultatif et technique conformément à l’article XVII du statut. Il a été créé par le Comité des ministres vis-à-vis duquel il est responsable.
3. Aux termes de l’article XV du statut, les ministres examinent, sur recommandation de l’Assemblée consultative ou de leur propre initiative, les mesures propres à réaliser le but du Conseil de l’Europe et leurs conclusions revêtent la forme d’accords et de recommandations aux gouvernements.
4. Le comité des experts culturels estime que son mandat peut être défini de la façon suivante, et le secrétaire général est d’accord avec lui sur ce point :
a) conseiller le Comité des ministres sur les recommandations culturelles de l’Assemblée consultative ;
b) présenter aux ministres, de sa propre initiative, des propositions relatives aux questions culturelles et susceptibles de faciliter la réalisation des buts du Conseil de l’Europe ;
c) veiller à ce que les recommandations adoptées par les ministres et les accords puissent être rendus effectifs.
5. Les recommandations exigeront fréquemment de la part des gouvernements des États membres des mesures individuelles. Bien qu’il soit en majeure partie formé de fonctionnaires responsables des relations culturelles à l’échelon national, le comité comprend également des membres qui, tout en occupant des postes dans les universités ou autres institutions nationales, représentent leurs gouvernements au sein du comité. […]. (EXP/Cult [52] 3 révisé)
19C’est au niveau de cet espace discursif qu’ont été présentées la première et la deuxième version de l’avant-projet de texte élaborées par le secrétariat général. Pour mémoire, le secrétariat général est « le chef d’un ensemble de fonctionnaires internationaux dont le devoir est de servir tous les États membres du Conseil et les membres de l’Assemblée de manière impartiale, sans prendre ni solliciter de directives nationales » (Evans et Silk, 2009, p. 69). Selon le statut du Conseil de l’Europe, il suit et assiste le travail du Comité des ministres et de l’Assemblée parlementaire, leur servant également d’intermédiaire. Dans ce sens, la proposition du secrétariat général de l’avant-projet de convention au comité des experts culturels pourrait représenter une réponse à une demande formulée par ce dernier. La question qui se pose par conséquent est celle de la possibilité d’un manque d’initiative du comité des experts culturels, un espace technique et spécialisé au sein du Comité des ministres, qui n’a pas proposé un texte, mais a été saisi par le secrétariat général. Cela nous invite également à nous interroger sur la valeur accordée à l’élaboration de la Convention culturelle européenne, avant que les délégués des ministres n’examinent la Recommandation 31 et ne donnent leur accord sous forme de directive, légitimant ainsi la production d’une convention multilatérale (voir dans le tableau 1 la session du 18 au 22 décembre 1952).
20Une autre interrogation que suscite la lecture du tableau chronologique est celle de la légitimité de la délégation britannique à proposer un nouveau texte, contenant des principes plus généraux ; donc un texte compatible avec la forme d’une convention multilatérale et acceptable pour l’ensemble des États membres. En effet, après une proposition initiale d’avant-projet par le secrétariat général, de 1953 à 1954, l’élaboration du texte de la convention se poursuivra sur la base du projet soumis par la délégation britannique. La légitimité des membres de la délégation britannique à proposer un nouveau texte trouve vraisemblablement sa justification dans leur statut d’experts culturels accordé par le mandat du comité des experts culturels. L’acceptation de ce texte comme base pour leurs discussions leur a garanti une place en tête de l’élaboration du texte de la convention. La participation active notamment de M. Haigh (également membre du bureau du comité des experts culturels) dans les discussions et dans la rédaction a été remarquable. Un autre élément de justification de la légitimité de la délégation britannique pourrait être la renommée du Royaume-Uni dans le domaine de la diplomatie culturelle après la seconde guerre mondiale ; renommée dont M. Haigh témoigne dans son ouvrage de 1974, La diplomatie culturelle en Europe. Le Royaume-Uni est devenu exemplaire selon lui dans le domaine de la diplomatie culturelle à la suite de la seconde guerre mondiale, grâce au rôle du British Council, à la collaboration du Royaume-Uni avec des gouvernements européens et les autorités des États-Unis et du Commonwealth, et au rôle joué par le Royaume-Uni dans la création de l’UNESCO (Haigh 1974). La diplomatie culturelle est entendue comme l’ensemble des activités des gouvernements dans le domaine des relations culturelles internationales laissé traditionnellement à l’initiative privée. L’établissement de conventions culturelles semble entrer dans le cadre de ces activités.
21Une fois le texte définitif de la convention fixé lors de sa dernière année de rédaction par le sous-comité de rédaction (composé de M. Haigh, président [Royaume-Uni], M. Bizos [France], M. Hayes [Irlande], M. Reinik [Pays-Bas]), il a été envoyé pour adoption au Comité des ministres. Ce dernier a chargé le secrétaire général de transmettre pour avis à l’Assemblée parlementaire le texte préparé par le comité d’experts et approuvé par tous les gouvernements membres. Le texte de la convention a été étudié par la commission des questions culturelles et scientifiques qui a donné son avis positif dans un rapport destiné à être présenté devant l’Assemblée parlementaire. L’avis a été adopté par l’Assemblée. Il matérialise son avis positif, mais exprime également son regret quant à son implication minimale dans les travaux sur le texte de la convention :
2. L’Assemblée fait siens les termes de ce texte, en regrettant toutefois de n’avoir pas été associée dès le début à l’élaboration d’un document d’une aussi haute importance. (Assemblée parlementaire, Avis 11, 1954)
22Ce paragraphe témoigne du manque de consultation et de participation (ou de l’exclusion ?) de l’Assemblée parlementaire aux travaux concernant le texte de la convention3. Cela mérite d’autant plus d’être souligné que, dans la même période, de 1952 à 1954, a été élaborée et discutée au sein de la même commission de l’Assemblée parlementaire une proposition de recommandation pour l’« Institution d’une communauté linguistique européenne par application d’un bilinguisme franco-anglais » que nous aborderons dans la prochaine section de ce chapitre.
23Cette généalogie des initiatives et des espaces discursifs inclus à des degrés divers dans l’élaboration de la convention nous permet de comprendre l’importance accordée à la volonté de mise en place d’une (meilleure) coopération culturelle entre les États membres du Conseil de l’Europe. Celle-ci peut se réaliser notamment grâce aux accords multilatéraux, non encore conclus à l’époque, garantissant un engagement réciproque par l’ensemble (ou le maximum) d’États adhérents. Ainsi, au moyen de la convention, premier instrument multilatéral, il y a un engagement réciproque collectif autour du modelage et du maintien du « commun culturel » des États européens. La création d’un texte multilatéral implique alors davantage de négociations pour que ce texte soit acceptable et adaptable pour tous les États.
L’élaboration de la Convention culturelle européenne : la construction de l’« étude des langues »
24Dans le contexte des années cinquante, il est encore impossible de prédire l’importance que ce texte prendra par la suite et le rôle fondateur qui lui sera assigné dans le développement du discours du Conseil de l’Europe sur la diversité linguistique et le plurilinguisme. De plus, même dans le contexte de son élaboration, les membres de la commission de l’Assemblée parlementaire ainsi que ceux du comité d’experts, étaient conscients de son caractère vague et imprécis, et ce malgré leur enthousiasme pour le texte de la convention qu’ils avaient adopté à l’unanimité :
on ne peut pas s’empêcher de conclure que la plupart des articles qui la composent sont assez vagues et d’un caractère presque platonique […] ce serait, à mon avis, être injuste envers le Comité des ministres que de ne pas reconnaître qu’il lui eût été impossible, en cette première phase, d’aller bien au-delà de ces déclarations d’ambitions platoniques. (M. Hollis, vingt-septième séance de l’Assemblée parlementaire, 23 septembre 1954)
Si vagues qu’en puissent paraître les termes, cette convention reste cependant notre credo. Toute grande civilisation a eu ainsi à un moment donné des textes qui lui permettaient d’affirmer son idéal. Voici le nôtre.
Cependant, nous jugerions que notre travail n’aurait pas été fécond si cette convention devait rester stérile. Il importe maintenant de la mettre en valeur, d’en rechercher des applications concrètes. (AS/CS [6] 41)
25À noter également qu’il n’y a pas de rapport explicatif pour la Convention culturelle européenne qui puisse fournir un guide de lecture et donc d’interprétation du texte. Il semble que l’élaboration systématique des rapports explicatifs pour les traités commence uniquement dans les années soixante-dix. Le sens donc de la convention prendra forme au fur et à mesure de l’avancement des travaux du Conseil de l’Europe, notamment dans le domaine de la coopération culturelle. Un fondement pour le discours sur les langues deviendra l’article 2 de la Convention culturelle européenne, qui, par son entextualisation, autorisera (ou non) des développements postérieurs du discours du Conseil de l’Europe sur les langues, leur enseignement-apprentissage et leur usage.
26La question des langues et de l’étude des langues n’a pas été l’objet d’un débat spécifique lors de l’élaboration de la convention, mais la mise en mots et la transformation des paragraphes de l’article 2 ont été conditionnées par la procédure générale d’élaboration institutionnelle qu’elle a connue, notamment la proposition d’un nouveau texte par la délégation britannique, plus simple et contenant des principes généraux.
Tableau 2 : Évolution du texte de l’avant-projet de la Convention culturelle européenne (préambule, art. 1, 5 et 8)
Avant-projet de convention | Texte élaboré par le secrétariat général pour examen par le bureau du comité des experts culturels le 28 juillet 1952 | Texte amendé par le comité des experts culturels EXP/Cult (52) 24 révisé, 5 novembre 1952 |
Préambule | Les gouvernements signataires de la présente convention, membres du Conseil de l’Europe, Considérant que le but du Conseil de l’Europe est de réaliser une union plus étroite entre ses membres ; Considérant que ce but serait plus facilement atteint grâce à une politique d’action commune dans les domaines culturel et scientifique ; Ont résolu de conclure une Convention culturelle européenne générale ayant pour objet de favoriser sur leurs territoires une connaissance et une compréhension des activités intellectuelles, artistiques, scientifiques, techniques, éducatives, sociales et civiques des autres pays, ainsi que de leur histoire et de leur conception de vie, et à cette fin, Sont convenus de ce qui suit : | Les gouvernements signataires de la présente convention, membres du Conseil de l’Europe, Considérant que le but du Conseil de l’Europe est de réaliser une union plus étroite entre ses membres, Considérant que ce but serait plus facilement atteint grâce à une politique d’action commune permettant de diffuser, développer et défendre la culture européenne (amendement proposé par la délégation belge, EXP/Cult (52) 24, amendement no 2). Ont résolu de conclure une Convention culturelle européenne générale ayant pour objet de favoriser sur leurs territoires une connaissance et une compréhension des activités intellectuelles, artistiques, scientifiques, techniques, éducatives, sociales et civiques des autres pays, ainsi que de leur histoire et de leur conception de vie, et à cette fin, Sont convenus de ce qui suit : |
Article 1 | Chaque partie contractante encouragera la création, dans les universités ou autres établissements d’enseignement supérieur situés sur son territoire, de chaires, cours ou conférences traitant de la langue, de la littérature et de la civilisation des autres États membres. | Chaque partie contractante assure ou encourage la création, dans les universités ou autres établissements d’enseignement supérieur situés sur son territoire, de chaires, cours ou conférences traitant de la langue, de la littérature et de la civilisation des autres États membres. |
Article 5 | Chaque partie contractante encouragera l’institution de cours de vacances, de rencontres internationales et de stages d’études portant sur les questions d’intérêt européen, y compris l’enseignement des langues, destinés au personnel universitaire, au personnel d’autres établissements d’enseignement, aux étudiants et élèves et aux travailleurs des autres États membres. | Chaque partie contractante assure ou encourage l’institution de cours de vacances, de rencontres internationales et de stages d’études portant sur les questions d’intérêt européen, y compris l’enseignement des langues, destinés au personnel universitaire, au personnel d’autres établissements d’enseignement, aux étudiants et élèves et aux travailleurs des autres États membres. |
Article 8 | Chaque partie contractante prendra les mesures nécessaires, ou ne négligera aucun effort, pour qu’un enfant ne quitte pas l’école sans avoir eu la possibilité d’étudier au moins une langue étrangère. Elle encouragera également l’étude de cette langue et d’autres langues étrangères dans l’enseignement postscolaire, l’éducation des adultes et les cours de caractère analogue. | Chaque partie contractante s’efforce de prendre les mesures susceptibles d’éviter qu’un enfant termine sa scolarité sans avoir eu la possibilité d’aborder l’étude d’une langue étrangère. |
27Nous présentons l’évolution de ces articles dans les tableaux 2 à 7. Il importe ensuite de poursuivre avec l’étude de la construction de l’objet de l’étude, à savoir « les langues […] des autres parties contractantes », et avec l’analyse des négociations sur le sens du terme « étude ». Nous analyserons les déplacements discursifs entre les différentes versions et nous verrons ce que ces déplacements ont induit en termes de (re)conceptualisations idéologiques.
Les premiers éléments discursifs sur les langues comme patrimoine
28Comme le tableau 2 en témoigne, dans l’avant-projet de la convention proposé par le secrétariat général en 1952, trois articles étaient consacrés à l’étude des langues, encourageant la création d’espaces éducatifs, la mobilité et les échanges d’élèves et d’enseignants ainsi que la prise de mesures nécessaires pour l’apprentissage continu d’au moins une langue étrangère pour chaque enfant. Ces trois articles ont été réduits à un seul dans le projet proposé par la délégation britannique, avec une (re)formulation assez généralisante des propositions avancées dans le texte du secrétariat : « l’étude de la langue, du patrimoine culturel et de la conception de vie, des us et coutumes des autres États membres » (voir tableau 3 infra, dans lequel nous soulignons).
Tableau 3 : Première version du texte proposé par la délégation du Royaume-Uni (art. 1 et 2)
Projet de convention | Version 1 |
Délégation du Royaume-Uni EXP/Cult B (53) 2 8 janvier 1953 | |
Art. 1 | Chaque partie contractante s’engage, dans le cadre de sa législation et pour autant qu’elle le jugera possible ; 1. À aider et à encourager l’étude de la langue, du patrimoine culturel et de la conception de vie, des us et coutumes des autres États membres ; 2. À offrir aux autres parties contractantes la possibilité de développer, sur son territoire, l’étude de leur langue, de leur patrimoine culturel et de leur conception de vie, leurs us et coutumes ; 3. À s’efforcer de développer l’étude de sa propre langue, de son patrimoine culturel et de sa conception de vie, ses us et coutumes sur le territoire des autres États membres et à mettre les ressortissants des autres États membres en mesure de poursuivre pareilles études sur son territoire ; 4. À aider et à encourager l’étude de la civilisation commune à l’ensemble des États membres et à coopérer à cette fin avec les autres parties contractantes. |
Art. 2 | Chaque partie contractante s’engage à examiner avec bienveillance les propositions des autres parties contractantes tendant à atteindre les buts énoncés à l’article l. |
29Le point commun entre l’avant-projet du secrétariat général et le projet de la délégation britannique était la délimitation des langues à apprendre, celles « des autres États membres / des autres parties contractantes »4, indiquant la création d’une sorte d’entre-soi linguistique, une fermeture dans un microcosme linguistique limité aux territoires des autres parties contractantes, à savoir pour l’époque les quinze États membres du Conseil de l’Europe.
30L’article premier de la première version proposée par la délégation britannique, à la suite de l’amendement apporté par la même délégation, a connu une précision, ce qui a permis une focalisation sur le patrimoine culturel commun de l’Europe dans la version 2 (tableau 4, dans lequel nous soulignons) :
Tableau 4 : Article 1 de la première et deuxième version du texte proposé par la délégation du Royaume-Uni
Projet de convention | Version 1 | Version 2 |
Délégation du Royaume-Uni EXP/Cult B (53) 2 8 janvier 1953 | Version amendée présentée par la délégation du Royaume-Uni EXP/Cult B (53) 2 26 et 27 janvier 1953 | |
Art. 1 | Chaque partie contractante s’engage, dans le cadre de sa législation et pour autant qu’elle le jugera possible ; 1. À aider et à encourager l’étude de la langue, du patrimoine culturel et de la conception de vie, des us et coutumes des autres États membres ; 2. À offrir aux autres parties contractantes la possibilité de développer, sur son territoire, l’étude de leur langue, de leur patrimoine culturel et de leur conception de vie, leurs us et coutumes ; 3. À s’efforcer de développer l’étude de sa propre langue, de son patrimoine culturel et de sa conception de vie, ses us et coutumes sur le territoire des autres États membres et à mettre les ressortissants des autres États membres en mesure de poursuivre pareilles études sur son territoire ; 4. À aider et à encourager l’étude de la civilisation commune à l’ensemble des États membres et à coopérer à cette fin avec les autres parties contractantes. | Chaque partie contractante s’engage à prendre toutes mesures propres à développer et à sauvegarder son apport au patrimoine culturel commun de l’Europe. |
31À la lumière de ce nouvel article focalisé dans la version 2, une lecture plus complète du nouvel article 2 est possible dans la version 2 (tableau 5, dans lequel nous soulignons) :
Tableau 5 : Articles 1 et 2 de la deuxième version du texte du texte proposé par la délégation du Royaume-Uni
Projet de convention | Version 2 |
Version amendée présentée par la délégation du Royaume-Uni EXP/Cult B (53) 2 26 et 27 janvier I953 | |
Art. 1 | Chaque partie contractante s’engage à prendre toutes mesures propres à développer et à sauvegarder son apport au patrimoine culturel commun de l’Europe. |
Art. 2 | Chaque partie contractante s’engage, dans toute la mesure du possible, 1. À aider et à encourager l’étude de la langue, du patrimoine culturel, des us et coutumes des autres États membres ; 2. À offrir aux autres parties contractantes la possibilité de développer, sur son territoire, l’étude de leur langue, de leur patrimoine culturel, leurs us et coutumes ; 3. À s’efforcer de développer l’étude de sa propre langue, de son patrimoine culturel et de ses us et coutumes sur le territoire des autres États membres et à mettre les ressortissants des autres États membres en mesure de poursuivre pareilles études sur son territoire ; 4. À aider et à encourager l’étude de la civilisation commune à l’ensemble des États membres et à coopérer à cette fin avec les autres parties contractantes. |
32La mise en lien des deux articles de la version 2 éclaire le sens donné au « patrimoine culturel européen », à savoir un ensemble auquel tous les États membres contribuent par l’étude des langues, patrimoines culturels, et us et coutumes respectifs.
33Ensuite, la lecture conjointe de l’article premier de la version 1 et de l’article 2 des versions 2 et 3, suscite deux remarques. La première remarque concerne le choix et la dénomination des éléments qui contribueraient au patrimoine culturel commun. On retrouve ces éléments dans la formulation (version 1) et la reformulation (versions 2 et 3) de l’article 2. Dans ces dernières, « langue » est le seul élément inchangé (tableau 6, dans lequel nous soulignons) :
Tableau 6 : Versions 1, 2 et 3 du texte proposé par la délégation du Royaume-Uni
Projet de convention | Version 1 | Projet de convention | Version 2 | Version 3 |
Délégation du Royaume-Uni EXP/Cult B (53) 2 8 janvier 1953 | Version amendée présentée par la délégation du Royaume-Uni EXP/Cult B (53) 2 26 et 27 janvier 1953 | Version révisée du projet par le sous-comité de rédaction EXP/Cult (53) 17 révisé 13 mai 1953 | ||
Art. 1 | Chaque partie contractante s’engage, dans le cadre de sa législation et pour autant qu’elle le jugera possible ; 1. À aider et à encourager l’étude de la langue, du patrimoine culturel et de la conception de vie, des us et coutumes des autres États membres ; […] | Art. 2 | Chaque partie contractante s’engage, dans toute la mesure du possible, 1. À aider et à encourager l’étude de la langue, du patrimoine culturel, des us et coutumes des autres États membres ; […] | Chaque partie contractante s’engage, dans la mesure où la situation interne le lui permet, a) À encourager l’intérêt porté par ses ressortissants à l’étude de la langue, de l’histoire et de la civilisation des autres parties contractantes, et à offrir à ces dernières la possibilité de développer pareilles études sur son territoire ; […] |
34Les rapports du comité des experts culturels ne donnent pas de renseignements détaillés sur les motivations de ces transformations. La stabilité de l’élément linguistique ressort néanmoins, renvoyant à son statut de caractéristique intrinsèque d’un État-nation moderne, une entité politique homogène. Cela nous amène à notre deuxième remarque, celle sur la conception des États membres comme des entités bien distinctes avec des traits spécifiques particuliers, l’un d’eux étant la langue. En outre, dans les extraits 1 à 4, le singulier de « langue » persiste. On retrouve ainsi les idéologies langagières sur la correspondance des frontières étatiques et linguistiques qui sous-tendent le fait qu’à chaque État correspond une langue qui légitime son existence. Ainsi, il semblerait que dans l’avant-projet de la convention, on excluait la possibilité de la présence de plusieurs langues dans l’un des États membres ; en tout cas, cette possibilité de multiplicité n’a pas été verbalisée dans le texte. Cette possibilité n’a pas non plus été mise en mots dans le projet de convention présenté par la délégation du Royaume-Uni. C’est dans la toute dernière version élaborée par le secrétariat général (version 5) qu’a été ajoutée textuellement la possibilité de la présence de plusieurs langues sur le territoire d’un État européen, des langues dont l’étude doit être encouragée : « à l’étude des langues / de sa langue ou de ses langues » (art. 2, version 5, voir tableau 7, dans lequel nous soulignons).
35La multiplicité des langues sur un territoire étatique obtient ainsi une première reconnaissance au sein du Conseil de l’Europe. Mais cela n’exclut pas la nécessité d’une reconnaissance étatique des langues à étudier.
Tableau 7 : Versions 4 et 5 du texte proposé par la délégation du Royaume-Uni
Projet de convention | Version 4 | Version 5 |
Texte amendé par le comité des experts lors de sa 6e session EXP/Cult (53) 19, annexe D 13 mai 1953 | Texte amendé soumis par le secrétariat général au comité des experts culturels EXP/Cult (53) 20 2 décembre 1953 | |
Art. 2 | Chaque partie contractante devra, dans la mesure où la situation interne le lui permet, a) encourager l’intérêt porté par ses nationaux à l’étude des langues, de l’histoire et de la civilisation des autres parties contractantes, et accorder des facilités à ces dernières en vue de développer pareilles études sur son territoire ; b) s’efforcer de développer l’étude de sa langue, de son histoire et de sa civilisation sur le territoire des autres parties contractantes et d’offrir aux nationaux de ces dernières la possibilité de poursuivre pareilles études sur son territoire. | Chaque partie contractante, dans toute la mesure du possible, a) encouragera chez ses nationaux l’étude des langues, de l’histoire et de la civilisation des autres parties contractantes, et offrira à ces dernières, sur son territoire, des facilités en vue de développer semblables études ; b) s’efforcera de développer l’étude de sa langue ou de ses langues, de son histoire et de sa civilisation sur le territoire des autres parties contractantes et d’offrir aux nationaux de ces dernières la possibilité de poursuivre semblables études sur son territoirea. |
a. Lors des réunions suivantes, ces articles ne seront plus amendés (voir EXP/Cult [53] 48) et CM [54] 61). |
36En résumé, le texte de la Convention culturelle européenne construit l’idée d’une culture européenne (terme introduit dans le préambule depuis la version amendée par les experts, voir le tableau 2) et notamment d’un patrimoine culturel commun de l’Europe (introduit par la délégation britannique, voir le tableau 4) qui sera central pour le développement du discours ultérieur sur les langues en Europe. Néanmoins, ce patrimoine culturel commun est dans un premier temps un patchwork des patrimoines nationaux (des parties contractantes, qui sont nécessairement des États). La version anglaise de la convention met cela en évidence :
Each Contracting Party shall take appropriate measures to safeguard and to encourage the development of its national contribution to the common cultural heritage of Europe. (Convention culturelle européenne, art. 1, nous soulignons)5
37En effet, la formulation en anglais contient le mot « national ». Les langues concernées par la Convention culturelle européenne dans un premier temps sont donc les langues nationales, de l’État-nation adhérant, et reconnues par ce dernier.
« Étude » : prémices du discours sur l’enseignement des langues
38L’acceptation du terme « étude » a été l’objet d’une négociation linguistico-idéologique lors de la sixième session du comité des experts culturels en mai 1953. L’« enseignement » est un terme explicitement utilisé dans les deux versions de l’avant-projet de la Convention culturelle européenne de 1952 afin de désigner l’enseignement scolaire et supérieur (voir le tableau 2). L’effacement progressif du terme « enseignement » et son remplacement par « étude » peut laisser supposer que tous deux sont utilisés comme synonymes. Cela implique qu’il revient au système éducatif national de mettre en place les conditions nécessaires pour que les ressortissants des États européens bénéficient de la possibilité d’apprendre des langues, ou plus exactement, les langues des autres États membres signataires de la convention.
39Une proposition d’élargissement sémantique a été faite par la délégation irlandaise avec l’ajout du substantif « appréciation » dans le syntagme « l’étude de la (sa) langue/histoire/civilisation », afin d’obtenir « l’étude et l’appréciation de la (sa) langue / histoire / civilisation » (EXP/Cult (53) 1, amendement no 2).
40L’exposé des motifs est le suivant :
Le terme « étude » est trop limité. L’expression « étude et appréciation » vise non seulement les personnes qui s’adonnent à l’étude spéciale d’une question, mais également ceux [sic] qui se rendent dans un pays dans le seul dessein de pouvoir contempler ses trésors artistiques, son architecture, etc. […]. (EXP/Cult (53) 1, amendement no 2)
41Il s’agit donc d’une proposition inspirée par l’écart entre le sens restrictif de « study » et la volonté de prendre en compte d’autres formes d’expérience culturelle. Cela pourrait également résulter en un allégement de l’obligation d’un enseignement actif des langues, de l’histoire et/ou de la civilisation et dans une mise en avant des formes de tourisme culturel.
42La négociation de l’insertion du terme « appréciation » a impliqué la participation, d’une part, de la délégation irlandaise qui proposait cette introduction afin de combler le sens de l’article, et, d’autre part, de la délégation française, qui s’y opposait pour des raisons de compatibilité de traduction :
Les traducteurs du secrétariat sont d’accord avec M. Bizos [expert culturel français] pour dire qu’il est très difficile de trouver une traduction appropriée du mot « appreciation » en français. On se souviendra que la délégation irlandaise avait déjà accepté de retirer le mot ; mais plus tard dans la procédure, le président a fait remarquer – avec inexactitude – que les Français avaient réussi à trouver une traduction et le texte était resté tel quel. Certaines variantes en français sont proposées ci-dessous. Si, cependant, ils ne semblent pas bons à M. Bizos, il est suggéré de demander à la délégation irlandaise de retirer le mot.
1. « encourager ses nationaux à se familiariser avec les langues, l’histoire et la civilisation, etc. »
2. « encourager ses nationaux à mieux connaître et à mieux apprécier (comprendre) les langues, etc. »
3. « encourager chez ses nationaux l’étude et le goût des langues, etc. »
(Projet de convention culturelle, observations du secrétariat général, EXP/Cult [53] 19, annexe D)6
43Il se peut ainsi que pour les anglophones, « study » ne remplissait pas les mêmes fonctions référentielles qu’« étude » ou, que pour les francophones, le champ éducatif était suffisamment cadrant. Les deux délégations se sont retrouvées impliquées du fait de leur légitimité linguistique. En effet, celle-ci semblait leur conférer une autorité pour juger de la (non-)adaptabilité linguistique du terme dans le syntagme existant et ainsi pour décider l’insertion ou l’élimination de l’un ou l’autre aspect dans l’interprétation du texte de la convention.
44Cette proposition d’amendement ne sera pas prise en compte dans le texte proposé par le sous-comité de rédaction et il sera définitivement abandonné par la suite, tout en adoptant une solution satisfaisante pour les deux parties :
Dans le texte anglais, le mot « appreciation » a été également supprimé, parce qu’il est extrêmement difficile de le rendre convenablement en français. La circonlocution figurant dans le texte que le comité a approuvé à sa sixième session n’est plus jugée acceptable par la délégation française. Le secrétariat général espère que, dans ces conditions, la délégation irlandaise voudra bien accepter à nouveau le retrait du mot « appreciation », dont l’idée peut être considérée comme contenue dans le mot « study ». (Comité des experts culturels, note explicative du secrétariat général, EXP/Cult [53] 22, 1953)
45Le compromis s’est donc fait sur l’introduction non officielle de la nuance sémantique qu’il faut sous-entendre dans le terme « étude », permettant à court terme un accord entre les délégations. À long terme, ce compromis permettra la préservation de l’esprit généraliste de l’article et, par conséquent, son adaptabilité aux interprétations étatiques et institutionnelles, apportant ainsi une justification à la multiplication des domaines d’application de la convention.
Les langues comme instrument pour « l’institution d’une communauté linguistique européenne par application d’un bilinguisme franco-anglais »
46Alors qu’en 1952 le comité des experts culturels élaborait la Convention culturelle européenne, il écartait la possibilité de choix d’une langue commune pour l’Europe :
Point IV. Politique et activités culturelles du Conseil de l’Europe
30. La connaissance d’une langue étrangère au moins devrait être encouragée partout et aucun effort ne doit être épargné pour répandre cette connaissance à l’école. Il est évident que la cause de la Communauté européenne serait considérablement renforcée s’il existait dans tous les États membres une « autre langue » commune, l’expression « autre langue » signifiant une langue différente de la langue nationale. Mais il serait contraire aux principes de la démocratie occidentale d’imposer une standardisation de cette nature, qu’il n’existe d’ailleurs aucun moyen d’imposer. En outre, bien que la Communauté européenne puisse en être renforcée, des inconvénients pratiques sérieux pourraient se présenter si l’on développait la connaissance d’une langue largement employée mais lointaine, en ce qui concerne son usage quotidien, au détriment de la langue nationale d’un pays limitrophe. (EXP/Cult [52] 3 rév. et add.)
47Une langue commune « différente de la langue nationale », « largement employée », qui pourrait jouer un rôle important dans le renforcement de la (cause de la) « Communauté européenne » est pourtant jugée non démocratique, non pratique et non diplomatique et est ainsi exclue du débat.
48Néanmoins, toujours en 1952, au sein de l’Assemblée parlementaire, un projet de recommandation pour l’institution d’une communauté linguistique européenne par application d’un bilinguisme franco-anglais7 a été proposé par un groupe de parlementaires (doc. 19) indépendamment de l’élaboration de la convention. Aucune référence n’y est d’ailleurs faite. Pendant plus de deux ans, la question de l’application du bilinguisme franco-anglais – par la constitution d’une communauté (linguistique) européenne – a été examinée dans l’espace consultatif de l’Assemblée parlementaire et de ses sous-espaces spécialisés tels que la commission des affaires culturelles et scientifiques, la commission spéciale chargée de veiller aux intérêts des nations européennes non représentées au Conseil de l’Europe et la commission permanente de l’Assemblée parlementaire. Protéger la diversité des langues en Europe, mais en même temps et de manière plus urgente, améliorer la communication immédiate des Européens par l’encouragement d’un moyen de communication commun était l’enjeu du débat entre les membres de l’Assemblée parlementaire et de ses commissions. Il s’agit de valoriser la pluralité linguistique à l’aide d’une perspective d’héritage et de tradition à long terme, tout en délibérant sur le besoin immédiat de solutions de communication rapides, directes, efficaces et pratiques des Européens. La proposition de recommandation n’est jamais arrivée à l’ordre du jour de l’espace décisionnaire, le Comité des ministres. L’Assemblée parlementaire est la plus haute autorité qui a examiné la proposition de recommandation et en a débattu en 1953.
D’une vision au débat à l’Assemblée parlementaire
il était une fois un homme, qui au sortir de la seconde guerre mondiale, s’était pris à considérer comme un legs sacré la mémoire de ses camarades tombés dans les luttes de la Résistance et décida d’en perpétuer les idéaux.
Il rassembla quelques camarades de résistance qui se demandaient, comme lui, ce qu’ils pourraient faire pour « ne plus revoir ça », et ensemble ils créèrent, à Paris, à la date symbolique du 27 août 1951, date anniversaire de son évasion du camp de Compiègne le 27 août 1943, l’association Le monde bilingue, un monde où chacun parlerait sa langue et puis une autre, afin de créer, à la base, les conditions d’un monde où l’on s’entend.
Ils érigèrent ce grand dessein en forme de revendication fondamentale, toujours actuelle : le droit pour tout homme de parler à son semblable.8
49C’est la manière dont Giulio Dolchi, ancien président de l’association Le monde bilingue, résume l’histoire de Jean-Marie Bressand, ancien chef de réseau de la France combattante. Celui-ci, avec l’aide d’une camarade de résistance, Denise Poulain, ancienne assistante à l’Institut de géographie de Paris, a lancé l’association Le monde bilingue et a développé le cadre d’un projet linguistique. Son objectif principal était de maintenir la paix et l’unité dans le monde après les atrocités de la seconde guerre mondiale. Lors de la fondation de l’association, le projet de Bressand était d’une plus grande ampleur et consistait dans la généralisation de l’enseignement d’une langue de communication mondiale afin de faciliter la compréhension entre tous les peuples. Néanmoins,
[p]eu après, vu les délais qu’aurait inévitablement entraîné (sic) le choix de cette langue, et ne voulant pas apaiser sa conscience à si bon compte, il suggérait l’adoption d’un système moins rigoureux en théorie, mais peut-être plus équilibré : que les gens de langue française apprennent l’anglais, ceux de langue anglaise le français, et qu’on laisse aux autres pleine liberté de choix. (Chevallier et Borga 1986, p. 265)
50Le projet du bilinguisme franco-anglais en Europe a été présenté dans plusieurs espaces institutionnels, tout d’abord en France, ensuite au niveau international. À ces deux échelles, le projet a attiré l’attention politique et a été favorablement reçu. En 1952, la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale a adopté un rapport préconisant l’institution d’un bilinguisme franco-anglais. En 1953, André Cornu, secrétaire d’État à l’Éducation nationale et aux Beaux-arts, a présenté le rapport et son opinion favorable au projet devant le Conseil des ministres. Enfin, lors de la première conférence sur la Communauté atlantique, tenue à Oxford en septembre 1952, le bilinguisme franco-anglais a recueilli l’unanimité des quatorze nations représentées à l’OTAN (Lahire 1954).
51En mai 1952, le projet de bilinguisme a également été proposé pour discussion et adoption au niveau européen, à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, par Gérard Jaquet, à la fois vice-président de l’association Le monde bilingue, et membre de la délégation française de l’Assemblée parlementaire. Sa proposition de recommandation a été soutenue par vingt-quatre parlementaires dont les signatures figurent à la fin du texte proposé. L’observation seule des États dont ces parlementaires étaient issus, nous indique le soutien majoritaire des membres français apporté à cette initiative (vingt et une signatures).
52Pour mémoire, dans le contexte institutionnel du Conseil de l’Europe, l’activité principale de l’Assemblée parlementaire est de débattre des rapports qui lui sont transmis par ses commissions et d’adopter des résolutions, des recommandations et des opinions reposant sur des projets de textes préparés par les commissions. La commission ayant joué un rôle important dans les discussions sur l’établissement d’une communauté linguistique européenne basée sur le bilinguisme franco-anglais a été la commission des affaires culturelles et scientifiques. Cela implique que la question linguistique était – ou devait être considérée – comme une affaire culturelle.
53Le 11 mai 1953, un an après le début des discussions au sein de la commission, une large majorité a exprimé son accord sur le projet de recommandation proposé (révisé déjà pour la deuxième fois9). Le texte est déjà moins contraignant et le contenu considérablement simplifié. Avec treize voix pour, deux voix contre et deux abstentions, le texte a été adopté au niveau de la commission. Selon la procédure institutionnelle, un rapport a été préparé par le rapporteur chargé de la question, M. Hollis, du Royaume-Uni (doc. 179) et soumis pour discussion à l’Assemblée – dernière étape avant que la proposition puisse être étudiée par le Comité des ministres. Le rapport comportait le projet de texte sur lequel les parlementaires devaient voter et un exposé des motifs, préparé sous la responsabilité du rapporteur, qui présentait les raisons motivant la commission à proposer ce qui figure dans le texte à adopter. Un bref résumé des questions traitées et des solutions proposées se situe au début du document (AS/SNR [5] 32).
54Voici un extrait du rapport :
Rapport | doc. 179 | 10 septembre 1953
Institution d’une communauté linguistique européenne par application d’un bilinguisme franco-anglais
Commission des questions culturelles et scientifiques
Rapporteur : M. Christopher Hollis, Royaume-Uni
Projet de recommandation
L’Assemblée,
Considérant que, de tous les obstacles qui entravent les rapports entre les citoyens des différentes nations européennes, les barrières linguistiques viennent incontestablement au premier rang ;
Considérant qu’un langage commun permettrait d’établir entre les différents États membres une compréhension élémentaire, nécessaire à la formation de toute communauté humaine ;
Considérant que la Conférence pour l’organisation de la Communauté atlantique, réunie à Oxford du 9 au 13 septembre 1952, a adopté, à l’unanimité des 14 représentants des nations atlantiques, une motion recommandant l’emploi du français et de l’anglais pour résoudre le problème de la compréhension entre l’ancien et le nouveau monde ;
Estimant qu’un bilinguisme franco-anglais apparaît comme la seule solution permettant, à la fois de faciliter le dialogue entre la communauté continentale et les autres États membres et de l’étendre à l’ensemble des pays du Pacte atlantique et du monde libre,
Recommande au Comité des ministres d’inviter les États membres
a. à reconnaître le principe d’une langue auxiliaire commune – dite de communication populaire – qui sera, au choix, le français ou l’anglais, avec faculté d’adopter les deux ensemble, et dont l’enseignement essentiellement pratique ne devra, en aucun cas, porter préjudice à l’étude des autres langues vivantes et à une diversité qui fait la richesse culturelle de l’Europe ;
b. à s’assurer que cet accord de principe soit suivi, dès que possible, de mesures efficaces visant à ce que, dans les pays de langue française et de langue anglaise, et dans tous les autres pays membres du Conseil de l’Europe, le français ou l’anglais soit enseigné de telle manière que tout élève puisse acquérir la pratique courante de l’une de ces deux langues avant la fin de ses études scolaires.
55Dans le souci du rapprochement des États et du développement des rapports coopératifs entre les citoyens, les langues sont conçues comme des barrières et donc des obstacles à la compréhension et à la création d’une communauté. En même temps, la diversité des langues est vue comme une « richesse culturelle », qui entre dans une logique de patrimonialisation. Il s’agit donc de pouvoir se comprendre dans la diversité des langues pour former une communauté tout en préservant cette diversité. La solution proposée par le groupe de parlementaires est le bilinguisme franco-anglais comme moyen de communication commun qui permettrait l’institution d’une communauté (linguistique) européenne. La proposition de recommandation ne contient pas uniquement une proposition pour la diffusion de l’idée d’un moyen de communication commun en Europe en vue de la création d’une communauté. Elle présente aussi les modalités d’application de ce moyen de communication, des modalités à adopter pour l’enseignement des langues, terrain de gestion de la diversité linguistique en Europe.
56L’adoption par la commission a créé les conditions de possibilité du débat sur le bilinguisme anglo-français à l’Assemblée parlementaire, où se sont confrontés des positionnements individuels et collectifs, s’alignant tantôt sur des intérêts étatiques, tantôt sur des intérêts politiques, dans tous les cas, révélant des positionnements idéologiquement divergents.
Le bilinguisme en débat au Conseil de l’Europe
Le bilinguisme en tant qu’instrument de communication et d’institution d’une communauté
57Au moment du débat sur le bilinguisme franco-anglais à l’Assemblée parlementaire, quatorze États étaient membres du Conseil de l’Europe : la Belgique, le Danemark, la France, l’Irlande, l’Italie, le Luxembourg, les Pays-Bas, la Norvège, la Suède, le Royaume-Uni, la Grèce, la Turquie, l’Islande et la République fédérale d’Allemagne. Parmi les parlementaires présents (cinquante-cinq selon le vote final), onze sont intervenus dans le débat afin d’exprimer leur soutien ou leur opposition à l’adoption de la recommandation au niveau de l’Assemblée parlementaire.
58L’analyse de ce débat10 permet de mettre en évidence l’opérationnalisation des langues en tant qu’instrument de communication et de création d’une communauté européenne. Cette opérationnalisation est un processus indissociable de la construction du « commun » et de son articulation avec la volonté d’une coopération et d’un rapprochement des États dans le contexte de l’après-guerre. Il s’agit d’un rapprochement à la fois interétatique et interindividuel :
M. Jaquet (France). – […] N’est-il pas évident, Mesdames, Messieurs, que l’unification européenne ne deviendra solide et durable que dans la mesure où nos populations auront la possibilité de se comprendre plus facilement ?
Si nous voulons permettre à nos peuples de mesurer, non seulement ce qui les sépare encore – hélas –, mais aussi et surtout ce qui peut les rapprocher, il faut leur donner le moyen de se dire, sans intermédiaire ce qu’ils ont à se dire. Il faut faciliter les rapports directs d’homme à homme, les seuls qui soient véritablement féconds et ne plus faire de l’intelligence réciproque l’apanage d’un petit nombre de privilégiés. Alors naîtront vraiment la solidarité et la conscience européennes.
[…] La solution que nous proposons me semble être un moyen efficace pour consolider l’union de nos nations. En permettant à nos peuples de se comprendre chaque jour davantage, nous pourrons aller beaucoup plus rapidement dans la voie de l’unité européenne, ce qui est – n’est-il pas vrai ? – notre désir ardent à tous.
M. Loughman (Irlande) (Traduction) – Je considère ce problème en me plaçant du point de vue de l’homme de la rue. S’il est important pour ceux qui siègent dans des assemblées comme la nôtre, et qui ont pu peut-être faire des études poussées, de pouvoir s’entretenir de certains problèmes avec des personnes venant d’autres pays, j’estime qu’il est encore plus important que l’homme de la rue soit en mesure de le faire.
M. Van der Goes van Naters (Pays-Bas) – Elle [la proposition] rendra beaucoup plus faciles les contacts entre les Européens qui, ici ou ailleurs, se rencontrent en nombre toujours croissant. Il ne s’agit pas seulement de discours en public, mais surtout de ces contacts personnels beaucoup plus intimes, en petit comité, contacts qui permettront les vrais rapprochements et que toute la science des interprètes, malgré les capacités étonnantes dont ils font preuve et que nous admirons ici, ne peut pas remplacer.
59L’attention est portée sur les besoins linguistiques de l’individu européen ordinaire, vivant dans une société d’après-guerre en reconstruction, qui offre des possibilités de voyage et de travail à l’étranger et par conséquent des possibilités d’entrée en contact avec des inconnus avec lesquels toute communication doit être rendue facilement possible.
60Le point de départ de l’opérationnalisation des langues pour un rapprochement interétatique et interindividuel était l’identification des langues comme « barrières », une conception des langues que l’on a retrouvée dans le premier considérant du projet de recommandation. Différents intervenants dans le débat, partisans ou opposants à la recommandation, se sont alignés sur cette conception des langues en Europe comme « problème » et « obstacle » à la communication, à la compréhension et donc au rapprochement :
M. Edert (République fédérale d’Allemagne) (Traduction). – […] nous sommes tous d’accord avec la commission pour reconnaître que, de tous les obstacles qui s’opposent à l’établissement de relations plus étroites entre les nations européennes, la barrière des langues est la plus importante.
M. Loughman (Irlande) (Traduction). – Il n’est guère douteux que les difficultés linguistiques, en même temps qu’elles créent quantité de problèmes, constituent un très sérieux obstacle à des échanges entre peuples – échanges qui, – à mon sens, sont essentiels si l’on veut atteindre les objectifs du Mouvement européen. « La bonne volonté et la compréhension » entre les peuples des démocraties européennes constituent un objectif fondamental. À cet objectif, je ne puis concevoir d’obstacle plus grand que le problème linguistique tel qu’il se présente aujourd’hui.
M. von Friesen (Suède) (Traduction). – Partisan de cette idée [de l’institution du bilinguisme franco-anglais] dès la première heure, je considère qu’elle offre la solution la plus valable à un problème plutôt difficile.
61En même temps, sans cesser de s’appuyer sur la formulation faite dans le projet de recommandation, se dégage une identification de la « diversité » des langues comme faisant la « richesse culturelle de l’Europe » :
l’enseignement essentiellement pratique [du français et de l’anglais] ne devra, en aucun cas, porter préjudice à l’étude des autres langues vivantes et à une diversité qui fait la richesse culturelle de l’Europe. (Projet de recommandation, doc. 179)
62Cette conception de la diversité a également été reprise dans le débat à la fois par un opposant et deux partisans de l’idée d’institution du bilinguisme franco-anglais :
M. Edert (République fédérale d’Allemagne) (Traduction). – Je crois – et je suis heureux de dire que le rapport le fait également ressortir – que la diversité est essentielle à la richesse et au développement de la culture européenne. Peut-être a-t-il été nécessaire, pour former les États-Unis d’Amérique, de mettre au même régime tous les nouveaux arrivants venus de l’étranger en leur demandant d’apprendre l’anglais comme langue de la culture et des affaires. Je ne pense pas que les Nations unies d’Europe se constitueront de cette manière. La diversité de leurs cultures et de leurs langues est le fondement de leur richesse culturelle.
M. Hollis, (Royaume-Uni) (Traduction). – Les termes de la recommandation ne laissent pas le moindre doute sur l’intention de l’Assemblée de ne porter aucun préjudice à l’étude des autres langues dont la diversité est un élément fondamental de la richesse et du développement de la culture européenne. En renouvelant cette assurance, j’espère vivement que l’Assemblée s’estimera en mesure d’apporter son appui à cette recommandation.
M. Jaquet (France). – II n’est pas douteux, en effet, que la diversité des langues, qui fait de l’Europe une véritable mosaïque linguistique, est l’un des éléments essentiels de cette richesse culturelle qu’il faut à tout prix sauvegarder, si nous entendons ne rien perdre du rayonnement de notre civilisation.
63Les trois parlementaires proposent une vision des langues comme faisant partie de la richesse culturelle, de la « culture européenne », et comme des éléments à sauvegarder. La diversité des langues est ainsi présentée comme une donnée, comme un élément constitutif d’un « commun » préexistant qu’il faut sauvegarder. Il faut néanmoins réussir à communiquer dans cette diversité, pour se comprendre, coopérer et se rapprocher.
64Alors étant donné le problème, celui d’une diversité préexistante des langues qu’il faut conserver et dans laquelle il faut pouvoir communiquer, le bilinguisme a été présenté comme une « solution pratique » (von Friesen, Suède) et un « remède » (Jaquet, France), l’anglais et le français sont mis en avant en tant que « langues […] utiles » (Skadegaard, Danemark), et il est souligné que « [l]’idée essentielle qui est à l’origine de cette résolution, c’est l’idée d’efficacité » (Van Naters, Pays-Bas). Le bilinguisme est alors essentiellement conçu comme un instrument de communication et comme un moyen d’atteindre la compréhension et le rapprochement. Il est conçu comme un instrument de communication commun d’un ensemble de personnes et donc, comme un élément unificateur de personnes, comme la base et la condition pour l’institution d’une communauté (linguistique) européenne.
65Cette communauté européenne, en revanche, se limitait à l’Europe occidentale. En effet, les parlementaires concevaient la situation linguistique en Europe à l’époque comme une mosaïque de langues appartenant à des territoires précis, spatialement délimités et linguistiquement homogènes. Ces territoires étaient catégorisés comme des « pays de langue française », « pays de langue anglaise » ou « tous les autres pays » et leurs citoyens étaient supposés être monolingues. De plus, ces territoires s’étendaient à l’Est jusqu’au rideau de fer, au-delà duquel régnaient la langue russe et des politiques auxquelles le Conseil de l’Europe n’avait pas accès. La communauté linguistique européenne devait être réalisée sur le territoire de l’Europe occidentale, et sur l’axe nord-sud de l’Europe (occidentale) :
M. Skadegaard (Danemark) (Traduction). – L’anglais est prépondérant dans la plupart des pays du monde. C’est la langue du Nord de l’Europe. Dans cette région, il n’y a presque personne travaillant dans le domaine international qui ne sache parler anglais. D’autre part, le français domine dans la partie sud de l’Europe, en Italie, en Espagne, en Grèce, en Turquie et dans certaines parties de l’Europe occidentale. Je ne crois pas qu’il soit possible, pour ce qui est de nos débats européens, de trouver deux langues plus utiles que celles dont la commission recommande l’adoption.
[…] Je crois qu’il serait très difficile de choisir soit le français, soit l’anglais, étant donné les différences qui existent entre ces deux langues, dont l’une est romane et l’autre germanique. À mon sens, il serait plus pratique d’adopter les deux langues utilisées dans le Sud et dans le Nord de l’Europe.
M. Van der Goes van Naters (Pays-Bas). – De quoi s’agit-il ? D’une normalisation, d’une standardisation auxquelles doit être favorable tout vrai Européen qui veut obtenir des résultats pratiques. Cette normalisation part du fait qu’il y a des pays et des régions d’Europe où l’on parle plus facilement une langue germanique, tandis que dans d’autres une langue romane prévaut.
Or, et c’est le vrai sens de la proposition, on choisit une langue dans chacun des deux groupes et cela suffit évidemment. Dans l’un, on a pris l’anglais, la langue la plus répandue du monde. Dans l’autre, on a pris le français, langue qui a eu une influence profonde, non seulement dans l’Europe dite latine, mais même dans cette partie de l’Europe à laquelle j’appartiens.
66L’anglais et le français sont mentionnés comme représentatifs de l’Europe dans laquelle la communauté doit être instituée et en cela, le choix et la limitation à ces deux langues est « évident ». En outre, locus du débat, le Conseil de l’Europe se voit assigner le rôle de représentant de la communauté européenne, un représentant politique et aussi linguistique. Force est de constater que l’idée d’une communauté linguistique bilingue au niveau de l’Europe est une réplique du fonctionnement linguistique de l’institution, fondé sur l’usage officiel de l’anglais et du français. Mais les enjeux de l’institution d’une communauté dépassaient les intérêts linguistiques (et) interétatiques :
M. Jaquet (France). – Vous me permettrez de déborder pour un instant le cadre du Conseil de l’Europe, et d’émettre le souhait que ce bilinguisme franco-anglais puisse s’étendre non seulement à toutes les nations de l’Europe libre, mais également à l’ensemble des nations libres de l’ancien et du nouveau monde.
67Par l’institution d’une communauté (linguistique) européenne, il s’agissait également pour les États membres du Conseil de l’Europe de se positionner par rapport à la « communauté continentale » émergeante (la CECA) et à la Communauté atlantique, et aussi de « résoudre le problème de compréhension entre l’ancien et le nouveau monde » (doc. 179). Le positionnement de la communauté européenne – sur le terrain des langues – devait également se faire face à l’Union soviétique :
M. Jaquet (France). – Enfin, dernière objection : La proposition n’est pas parfaite – nous dit-on –, car nous demandons aux États qui ne sont ni de langue anglaise ni de langue française de choisir ou l’anglais ou le français alors qu’ils devraient adopter, pour permettre une compréhension totale, l’anglais et le français.
C’est là justement l’une des principales raisons d’être du bilinguisme franco-anglais, de préférence à une formule unitaire telle qu’elle existe de l’autre côté du rideau de fer.
L’expérience de plusieurs années d’études de consultations officielles, de sondages de l’opinion publique, nous a conduits à faire une synthèse des vœux exprimés, tout en tenant compte des situations particulières et des enseignements existants. Il en ressort que, pour certains pays, l’enseignement conjoint de l’anglais et du français n’offre pas de difficulté. C’est bien. D’autres, et ce serait le plus souhaitable pour ne pas surcharger les études tout en organisant l’enseignement des deux langues, laisseraient à leurs ressortissants la liberté du choix.
68En adoptant deux langues plutôt qu’une comme moyen de communication commun, il s’agit de marquer une distinction par rapport aux pratiques et politiques de l’autre côté du rideau de fer et d’associer l’idée du bilinguisme avec l’idée de liberté (de choix) et de démocratie, ainsi que d’éviter un « impérialisme » :
M. Jaquet (France). – […] je crois qu’il n’est pas bon de ne choisir qu’une seule langue de communication populaire, car nous donnerions trop l’impression de laisser triompher un certain impérialisme.
69La menace de l’impérialisme ne vient pas uniquement de l’Est. La volonté affichée d’éviter un impérialisme traduit également un souci d’éviter un impérialisme de la langue anglaise en Europe. En effet, la toute première version de la recommandation indique que « l’anglais a acquis en Europe depuis la dernière guerre une situation de fait privilégiée » (doc. 19, 1952).
70La place centrale que l’anglais commence à occuper dans l’enseignement des langues dans les États en Europe occidentale a aussi été évoquée pendant le débat :
M. Jaquet (France). – Permettez-moi de prendre l’exemple français : depuis la Libération, nous assistons, dans l’enseignement secondaire français, à un véritable raz de marée de l’anglais au détriment de l’enseignement des autres langues, allemand et italien par exemple.
M. Heyman (Belgique). – Je ne crois pas me tromper quand je dis que, même en Belgique, il y a, pour connaître l’anglais, une ruée beaucoup plus grande que du temps de notre jeunesse. On apprenait alors toujours le français et seulement le français et, dans une certaine partie de l’Est du pays, l’allemand, parce que les populations avaient avec l’Allemagne des contacts économiques et commerciaux. Mais, depuis un certain temps, on apprend l’anglais. Est-ce que je me trompe quand je constate qu’il en est de même en Hollande ? Écoutez donc ici les membres de la délégation néerlandaise : ils parlent très bien l’anglais.
71Ainsi, la rédaction de la proposition de recommandation, ainsi que sa signature initiale par une majorité de parlementaires français, peuvent également être interprétées comme une tentative de contrôler l’expansion de l’anglais en Europe, tout en reconnaissant son importance, et ainsi de prévenir la domination linguistique, politique et idéologique des États-Unis. En même temps, cela peut également être interprété comme un moyen de maintien de l’hégémonie du français. L’institution d’une communauté crée ainsi le terrain de régulation officielle de ces deux langues, de leur coexistence et de leur copratique.
72En résumé, les partisans de la proposition de recommandation visaient la création d’une communauté européenne, au sens d’un ensemble d’Européens de l’Ouest, qui aurait comme moyen de communication commun l’anglais et/ou le français. L’idée d’une langue commune pour un même territoire qui est en même temps le berceau de la culture européenne (héritage commun composé des héritages étatiques distincts) renvoie à la conceptualisation de la langue comme entité homogène associée à un territoire homogène (Woolard 1998, Bauman et Briggs 2003). Dans ce cas précis, il s’agit de l’institution d’une communauté à un niveau « européen », le territoire concerné est celui de l’Europe de l’Ouest. En suivant cette logique, la composante unificatrice nécessaire pouvait être le bilinguisme franco-anglais comme moyen de communication commun. La communauté européenne pourrait être réalisée par une compréhension directe d’une langue commune établie par une standardisation institutionnelle. La régulation et la gestion de la situation linguistique en Europe, via la normalisation et l’universalisation de l’usage à la fois de l’anglais et du français, peut être approchée comme une tentative d’implémentation d’une politique linguistique européenne, cette dernière étant comprise comme un cas dans lequel les autorités essaient, par tous les moyens, de modeler le profil sociolinguistique pour leur société et de réduire la complexité sociolinguistique à un chiffre maniable (« workable », Blommaert 1996, p. 210).
Les limites de la solution du bilinguisme en Europe
73La création de la communauté (linguistique) européenne telle qu’elle a été conçue par les partisans de la recommandation n’a pas été favorablement accueillie par les opposants à l’idée du bilinguisme franco-anglais.
74En l’occurrence, le représentant de la République fédérale d’Allemagne, M. Edert, s’exprimant « au nom de [s]es collègues allemands de tous les partis », a particulièrement insisté sur la considération des intérêts linguistiques des futurs membres du Conseil de l’Europe, provenant de l’Europe centrale et orientale, où l’allemand a été enseigné avant d’être remplacé par le russe :
M. Edert (République fédérale d’Allemagne) (Traduction). – Je crains que la commission n’ait envisagé le problème que d’un seul point de vue, le point de vue occidental. Mais il y a aussi une Europe orientale qui finira bien, espérons-le, par être réunie à l’Ouest. Dans l’Est, à partir de l’Elbe, en Allemagne orientale, en Hongrie, en Yougoslavie et dans tous les pays qui appartenaient, autrefois, à la couronne d’Autriche, c’est l’allemand qui était le plus employé, alors que le russe y est aujourd’hui la langue prédominante. Je viens d’apprendre que la Yougoslavie vient d’introduire l’enseignement de l’allemand dans les écoles. Je viens également d’apprendre que la Roumanie a ouvert 542 nouvelles écoles dans lesquelles l’allemand est enseigné. Dans toute l’Allemagne orientale, depuis sept ans les enfants apprennent le russe, et je crois qu’ils continueront à l’apprendre, du moins dans toutes les régions limitrophes de la Russie, même lorsque l’Allemagne orientale et l’Allemagne occidentale seront réunies.
Nous avons au Conseil de l’Europe une commission spéciale qui est chargée de veiller aux intérêts des nations non représentées au Conseil. N’est-il pas à craindre que les pays de l’Europe orientale voient dans cette recommandation unilatérale – pour parler en termes diplomatiques – une survivance de l’impérialisme occidental se manifestant dans le domaine linguistique ? Ne risque-t-elle pas même de les empêcher de se joindre à nous ? Il est certain qu’elle ferait alors plus de mal que de bien.
75Il est difficile de savoir si son intervention est une stratégie destinée à retarder la prise de décision sur le bilinguisme anglo-français, sachant qu’il y était opposé. M. Edert était peut-être fermement convaincu de l’unification de toute l’Europe géographique, sans qu’elle soit limitée à l’Occident, tenant compte aussi du fait que cette unification pouvait être en faveur du rétablissement de l’importance de la langue allemande. De plus, son intervention est l’expression collective d’une opposition au bilinguisme, faite « au nom de [s]es collègues allemands de tous les partis »11. Par cette opposition, il rejette l’idée du bilinguisme franco-anglais, alors que l’étude de toutes les langues étrangères reste acceptable, notamment en vue d’une unification future de l’Europe de l’Ouest et de l’Est :
M. Edert (République fédérale d’Allemagne) (Traduction). – Croyez-moi, ce n’est pas par manque de bonne volonté que je parle ainsi ; nous envisageons ce problème, non pas du point de vue national, mais du point de vue européen, c’est-à-dire, en tenant compte de l’Europe orientale. Si le Conseil de l’Europe nous demandait d’encourager l’étude de toutes les langues étrangères, mes collègues allemands seraient les premiers à répondre à son appel ; mais, en ce qui concerne ce problème du bilinguisme, mes collègues et moi estimons que le moment n’est pas encore venu de lui apporter une solution définitive, et que ce problème d’une complexité et d’une difficulté extrêmes ne saurait être réglé avant de faire l’objet d’une nouvelle étude. Nous regrettons qu’il nous soit impossible de nous rallier au projet de recommandation dans sa forme actuelle.
76Le même parlementaire pointe vers les inégalités de départ dans l’acquisition de l’anglais ou du français pour des personnes n’ayant aucune de ces deux langues comme langue maternelle :
M. Edert (République fédérale d’Allemagne) (Traduction). – […] les difficultés surgissent dès que ce principe est étendu aux pays qui ne figurent pas parmi les « heureux élus » – qui ne peuvent se vanter d’avoir l’anglais ou le français comme langue nationale. Si un Italien, par exemple, a acquis de l’une des deux langues, disons le français, une connaissance suffisante pour lui permettre de commander un dîner, et si le garçon norvégien a, par malheur, choisi l’autre moitié du bilinguisme, ils ne se comprendront absolument pas, et tous leurs efforts auront été dépensés en pure perte.
M. Wendelaar (Pays-Bas). – Si l’on ne prescrivait qu’une seule langue comme seconde langue il serait peut-être possible de dire quelque chose dans cette langue, mais, si l’on a le choix entre deux, des difficultés, auxquelles M. Edert a fait allusion, se présenteront. Si un Italien et un Norvégien, par exemple, se rencontrent, l’un ayant appris l’anglais comme seconde langue et l’autre le français, ils ne se comprendront quand même pas.
77Il ressort de ces interventions que l’adoption du bilinguisme franco-anglais créerait des conditions pour une revalorisation de l’anglais et du français, ce qui conduirait à la différenciation des langues dans leur utilité, institutionnellement mesurée en termes de « qualités » et d’« importance » (doc. 19, 1952). Compte tenu du fait que ce type de différenciation linguistique joue un rôle majeur dans la constitution des inégalités sociales et dans le modelage de la réalité sociale (Philips 2004), le discours sur le bilinguisme franco-anglais, ayant comme objectif l’égalité des langues et des individus, aurait l’effet contraire. Il poserait en effet les bases de nouvelles inégalités sociales, accordant à l’anglais et au français le statut de langues légitimes pour la communication quotidienne et octroyant des privilèges à leurs locuteurs. Le bilinguisme anglo-français se révèle ainsi une source potentielle de hiérarchisation linguistique et sociale et s’oppose alors à la logique d’un rapprochement sur la base de ce que les personnes ont en commun.
78Enfin, les modalités de mise en place de cet instrument de communication et de la communauté linguistique européenne ne faisaient pas l’unanimité chez les opposants à l’idée du bilinguisme franco-anglais. L’opposition a notamment été formulée autour de l’idée de l’apprentissage d’une langue étrangère à l’école primaire. On retrouve dans le débat la persistance des conceptions de l’apprentissage des langues comme une difficulté et une surcharge pour les élèves :
M. Edert (République fédérale d’Allemagne) (Traduction). – […] nous ne sommes pas certains – et c’est là où nous nous écartons sensiblement de la majorité de la commission – comme l’a déjà signalé M. Hollis, qu’une langue quelconque, que ce soit le français, l’anglais, l’allemand ou le russe, puisse devenir une langue auxiliaire commune de communication populaire si elle est enseignée dans les écoles primaires ; chacune de ces langues vivantes est, en effet, trop difficile à apprendre. Dans aucun pays, la grande masse de la population ne sera à même d’apprendre une deuxième langue qu’elle puisse utiliser, dans la vie courante.
M. Wendelaar (Pays-Bas). – Je ne crois pas qu’il soit possible d’apprendre à la majorité des élèves fréquentant les écoles primaires, ou bien le français ou bien l’anglais. Il est des écoles où l’on a déjà assez de mal à leur apprendre à bien parler le hollandais ! Si je disais qu’il en est autrement, ce ne serait pas la vérité.
[…]
Aux Pays-Bas, l’enseignement donné dans les écoles primaires s’étale sur six années. Ces écoles sont fréquentées par les enfants âgés de six ans à douze, treize ou quatorze ans. J’estime qu’ils sont encore trop jeunes pour bien apprendre une langue étrangère.
M. Heyman (Belgique). – […] Alors, pédagogiquement, psychologiquement, la première chose à réaliser est de faire apprendre à fond aux élèves de l’enseignement primaire leur langue maternelle. On ne peut songer à leur enseigner une seconde langue que lorsque leur connaissance de la langue maternelle sera assez avancée.
79Le débat est donc le terrain reproduisant des croyances quant aux capacités cognitives des enfants, plus particulièrement quant à leurs capacités – limitées – à apprendre des langues étrangères.
80En même temps, différents parlementaires remettent en question l’autorité du Conseil de l’Europe en la matière et soulignent (notamment le rapporteur) le manque d’expertise du Conseil de l’Europe dans le domaine de l’éducation :
M. Hollis (Royaume-Uni) (Traduction). – Nous [certains membres de la commission des affaires culturelles et scientifiques] considérions que ce n’était pas notre affaire, au Conseil de l’Europe, de nous prononcer dans un sens ou dans l’autre sur cette question purement technique des modalités à adopter pour l’enseignement des langues et du stade auquel il devrait intervenir. À notre avis, les experts en matière d’enseignement pourraient fort bien estimer que, s’il nous appartenait de préconiser des mesures propres à favoriser d’une façon générale la concorde internationale, rien ne nous autoriserait à tenter de leur imposer, de quelque façon que ce fût, la méthode à suivre pour dispenser cet enseignement.
M. Heyman (Belgique). – […] je me permets de suggérer qu’on entende tout de même des hommes d’enseignement […]
M. Hollis (Royaume-Uni) (Traduction). – Nous ne sommes pas des pédagogues et nous nous rendrions ridicules en essayant de dire aux pédagogues à quel stade précis des études l’enseignement des langues doit commencer. J’estime que ce serait une erreur de déclarer qu’un tel enseignement doit nécessairement avoir lieu au stade primaire ou au stade secondaire. Nous n’avons pas négligé cet aspect du problème ; c’est à dessein que nous l’avons laissé dans le vague, car nous avons estimé que c’était aux autorités compétentes en matière d’éducation, plutôt qu’au Conseil de l’Europe, qu’il appartenait de régler cette question.
81Le débat met ainsi en évidence les limites de la compétence du Conseil de l’Europe dans le domaine de l’éducation, tout comme le besoin d’une consultation des experts afin de reconcevoir en termes de communication l’enseignement traditionnel des langues, ce dernier étant dans cette période majoritairement un moyen d’accéder à une culture au sens large et ce, à partir du niveau secondaire :
M. Jaquet (France). – En France, comme dans la plupart des pays européens, c’est l’école secondaire qui dispense l’enseignement des langues vivantes. Or, à l’heure actuelle, on ne sait plus s’il s’agit, conformément au rôle de l’enseignement secondaire, de former l’esprit des élèves en les initiant, à travers une langue étrangère, à une littérature, à une culture et à une mentalité différente des leurs ou, tout simplement, de leur apprendre à se servir de la langue qui leur est enseignée. Tiraillé entre ces deux conceptions, il faut reconnaître que notre enseignement est souvent un échec. Cette équivoque, qui joue sur la façon dont les langues sont enseignées, pèse plus lourdement encore sur le choix fait par les élèves, choix qui s’exerce surtout en fonction de l’utilité de la langue choisie, et notre jeunesse européenne a tout naturellement, dans ces conditions, tendance à se tourner vers l’anglais seul.
Le remède est à notre portée. Si nous acceptons d’organiser, notamment dans nos classes élémentaires, l’enseignement vivant, essentiellement pratique, d’une langue étrangère qui, en France, serait l’anglais, nous débarrassons l’élève qui aborde l’enseignement secondaire de cette servitude imposée par des considérations matérielles et nous lui donnons la possibilité de choisir en toute liberté dans l’éventail des langues européennes. C’est ici que l’allemand et l’italien notamment retrouvent toute leur chance.
82Avec cette remarque, le parlementaire français touche à une problématique importante, celle des objectifs de l’enseignement des langues étrangères caractéristiques de la période, et pointe la nécessité de réviser ces objectifs ainsi que les programmes d’enseignement. Néanmoins, dans le cadre du débat sur le bilinguisme, la légitimité de l’Assemblée parlementaire pour prendre des mesures dans le domaine de l’enseignement a été contestée notamment par les opposants à la proposition de recommandation. Ceux-ci souhaitaient que ces questions soient examinées par des « hommes d’enseignement », dont le savoir autoriserait des actions précises, telles que l’introduction d’une langue étrangère à l’école primaire, l’apprentissage pratique d’une langue, et la généralisation de l’étude des langues. Le fait de soulever ces questions reste d’une importance essentielle notamment pour la suite du travail du Conseil de l’Europe dans le domaine des langues et nous élargirons cette réflexion dans la conclusion de ce chapitre.
Les impasses du débat et les orientations pour l’avenir
83Dans le cadre du débat prédominait la conception d’une langue liée à un territoire, à une identité et à une culture. Dans ce sens, l’acceptation de cette langue a été vue comme l’acceptation de l’ensemble des éléments interconnectés au détriment de ceux que l’on possède déjà. Cela peut constituer la raison pour laquelle les propositions qui visaient à ne choisir qu’une seule langue auxiliaire n’ont pas été acceptées. Aucun compromis n’a pu être atteint sur le choix de la langue vivante unique qui devait servir de moyen de communication internationale en Europe. Des propositions ont été faites pour l’anglais, le français, l’allemand (en raison de son importance en Europe centrale et orientale [Wendelaar, Pays-Bas] et même pour le néerlandais [Schmal, Pays-Bas]). Prévenir le favoritisme et l’impérialisme linguistique signifie prévenir le favoritisme et l’impérialisme politique et idéologique de l’État auquel cette langue est associée et par conséquent, prévenir la redistribution du pouvoir. L’espéranto s’est, quant à lui, retrouvé exclu de toute considération : la proposition de son emploi n’a pas fait l’unanimité chez les opposants au bilinguisme franco-anglais en raison de son caractère artificiel et de son vocabulaire limité, des multiples possibilités de prononciation et de l’absence de toute littérature authentique émanant d’un peuple ainsi que de sa tradition et de son ancrage spatio-temporel.
84Dans la même lignée, l’opposition au bilinguisme franco-anglais, et donc la négation de son utilité et de son efficacité pratique, a été désignée à deux reprises comme une expression des aspirations nationales par certains partisans du bilinguisme franco-anglais :
M. von Friesen (Suède) (Traduction). – En tant que représentant d’un petit pays qui a sa propre langue, assez peu répandue, mais dont nous sommes fiers et dont nous espérons qu’elle vivra et prospérera dans l’avenir, je fais appel à tous les pays autres que les pays de langue anglaise et française pour qu’ils acceptent l’idée du bilinguisme et qu’ils ne s’y opposent pas par faux orgueil national.
[…] Les mesures préconisées dans le projet de recommandation sont à la fois simples et pratiques. Je ne vois pas quelles objections pourraient leur être opposées, à part celles qui émanent du nationalisme le plus extrême.
M. Loughman (Irlande) (Traduction). – Chacun de nous souhaite naturellement voir choisie la langue de son pays. […] Je prie instamment nos collègues de ne pas voter contre le projet de recommandation pour des motifs purement nationalistes. Aucune alternative valable ne nous a été présentée et le moment est assurément venu de nous mettre à l’œuvre.
85Ces interventions partent du principe qu’il y a des oppositions fondées sur la fierté nationale. L’exemple le plus évident est celui du membre de la délégation néerlandaise :
M. Wendelaar (Pays-Bas). – Je ne vois pas très bien pourquoi il serait nécessaire de donner à choisir les deux langues – française et anglaise. Peut-être serait-il plus facile de ne faire apprendre qu’une seule langue en second.
M. Schmal (Pays-Bas). – Le néerlandais !
M. Wendelaar (Pays-Bas). – Je peux complimenter mon compatriote M. Schmal de ce qu’il vient de dire, mais ce n’est pas sérieux. […]
86Dans la section précédente, nous avons évoqué également la possibilité selon laquelle l’opposition allemande à la proposition pourrait être une manière de protéger l’usage, notamment futur, de la langue allemande en Europe. L’éventualité qu’il y ait des oppositions au nom de la fierté nationale, qu’elles soient fondées ou non, reste, dans ce contexte historique, une thématique particulièrement sensible. Elles font donc l’objet d’une accusation sévère dans un espace institutionnel international qui a justement été créé pour faire travailler ensemble des représentants étatiques afin de trouver des solutions pour une plus grande unité entre leurs pays. En même temps, il faut garder à l’esprit que l’attitude protectionniste envers des langues nationales que pourraient laisser sous-entendre les extraits précédents est légitimée par le rôle des langues dans la construction des États-nations, qui, après la seconde guerre mondiale, étaient en reconstruction. Joan Pujolar (2007) rappelle que les langues ont toujours joué un rôle central dans la construction des identités nationales modernes suivant le paradigme une langue – une culture – une nation. De plus, les États-nations ont toujours senti le besoin de créer et de protéger une communauté linguistique nationale comme une base sociale et d’assurer que les langues nationales occupent effectivement l’espace public. Un déclin dans l’usage d’une langue nationale en faveur de la langue nationale d’un autre pays peut être vu comme une mise en danger de l’identité nationale et de la nation. Néanmoins, dans une autre perspective, l’existence et la promotion des langues nationales conditionnent l’existence de la pluralité linguistique en Europe comme un tout.
87Après le vote à l’Assemblée parlementaire (trente et une voix contre vingt et une et quatre abstentions), la proposition de recommandation a été renvoyée à la commission des affaires culturelles et scientifiques. Deux autres projets de recommandation, sur la formation d’une communauté linguistique européenne par le développement, dans chaque État membre, de la connaissance d’une seconde langue (« dite de communication populaire internationale », quatrième version AS/CS [5] 18, AS/CS [6] 3) ont été proposés par M. Jacquet, mais n’ont pas été acceptés. Les membres de la commission n’ont pas réussi à trouver un consensus sur la (les) langue(s) à adopter comme langue(s) auxiliaire(s), sur la fonction précise de cette (ces) langue(s) et sur la possibilité d’introduire un apprentissage des langues étrangères dès l’école primaire. De plus, le président de la commission a indiqué qu’
[e]n dehors des difficultés de caractère technique, la situation politique de l’époque était considérée comme un facteur important qui rendait infiniment délicate la conclusion d’un accord intereuropéen satisfaisant au sujet d’une communauté linguistique. (AS/CS [6] PV 5)
88Après un dernier échange et un vote, la commission a finalement décidé de retirer le projet de recommandation et de charger le président de la commission de faire la démarche nécessaire auprès de l’Assemblée afin de demander la suppression de la question de l’ordre du jour de cette dernière.
89La proposition de recommandation pour l’institution d’un bilinguisme franco-anglais et le débat qu’elle a suscité restent néanmoins symptomatiques de l’importance accordée par les États européens, et cela assez tôt dans la construction européenne d’après 1949, à la régulation et à la gestion de la situation linguistique en Europe. Cela a révélé l’existence de difficultés de communication dans la diversité des langues en Europe, ce qui, même si cela n’était pas un phénomène nouveau, a été idéologiquement perçu comme une menace pour la paix. Cette perception a justifié le besoin d’une politique linguistique internationale, aussi acceptable et gérable au niveau national que possible, ouvrant ainsi la voie aux discussions du projet de bilinguisme. En outre, le débat à l’Assemblée parlementaire et notamment l’échec de l’adoption de la proposition de recommandation ont fourni un argument solide contre l’idée même d’une langue internationale de communication en Europe. Cela a permis de poser les bases pour la construction et la légitimation de la prédilection historique du Conseil de l’Europe pour la promotion de la pluralité des langues notamment via l’enseignement des langues vivantes. Néanmoins, en attendant les années soixante et que les premiers travaux institutionnels et experts soient entrepris dans ce domaine (voir le chap. 4), une autre initiative a pris forme à l’Assemblée parlementaire un an plus tard, celle sur « l’enseignement de la langue internationale espéranto ».
La langue-outil : débat sur l’enseignement de la langue internationale « espéranto »
90Le débat sur l’espéranto au Conseil de l’Europe a également lieu à une époque pendant laquelle circulaient des discours de réconciliation, de paix et de coopération et la sphère politique connaissait une internationalisation sans précédent12.
91Le 18 octobre 1955, une proposition de recommandation sur l’enseignement de la langue internationale « espéranto » a été présentée au sein de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe par M. Jones (Royaume-Uni), Mme Rehling (Allemagne) et plusieurs de leurs collègues (doc. 433) :
L’Assemblée,
Considérant
1) que les difficultés linguistiques entravent la compréhension mutuelle entre les peuples européens, ainsi que le développement d’une solidarité européenne ;
2) que la langue internationale « espéranto », en raison de sa facilité et de sa neutralité politique, serait peut-être une solution acceptable pour atténuer en Europe l’obstacle des langues,
Recommande au Comité des ministres l’organisation, à titre expérimental, de l’enseignement officiel de la langue internationale « espéranto » dans une classe volontaire (élèves de 11 à 14 ans) d’une école dans chacun des États membres suivants : France, Allemagne, Grande-Bretagne, Italie, Pays-Bas. Après une année d’études, les élèves seraient réunis à Strasbourg. La commission des questions culturelles et scientifiques présentera à l’Assemblée consultative un rapport sur les résultats obtenus.
92À la séance de l’Assemblée du 25 octobre, la proposition était renvoyée pour étude à la commission des questions (anciennement « affaires ») culturelles et scientifiques de l’Assemblée parlementaire. La question de l’espéranto a été évoquée au sein de cette commission à deux reprises, en 1955 et en 1956, puis en 1959 et en 1960. Le projet de recommandation n’a pas été adopté à la commission, et n’a donc été examiné ni par l’Assemblée parlementaire ni par le Comité des ministres. L’échec de son adoption révèle un désaccord et conditionne les développements discursifs futurs. L’analyse du débat met néanmoins en lumière les intérêts politiques sous-tendant la construction linguistique de l’Europe et met en avant la manière dont les langues deviennent des objets de contestation et d’instrumentalisation.
L’espéranto et les tentatives de sa reconnaissance institutionnelle
93Ludwik Zamenhof (1859-1917) est à l’origine de l’initiative de la construction de cette langue internationale dont la création est à situer dans l’histoire des langues construites. Selon Pierre Janton (1973), les idéaux qui l’ont guidé dans la création de cette langue ont été modelés par son expérience dans sa ville natale, Bialystok, un territoire alors objet de controverses de l’Empire russe. La population était composée de Russes, de Polonais, d’Allemands et de Juifs entretenant des rapports conflictuels que Zamenhof attribuait à la pratique de différentes langues. Même si la création de cette langue internationale est présentée comme indépendante de toute idéologie, elle est en réalité créatrice et porteuse d’une idéologie qui lui est spécifique. Elle trouve ses racines dans les idéaux ayant poussé Zamenhof à produire cette langue : la vision d’une humanité réconciliée et égalitaire et notamment la volonté de retrouver l’humanité derrière toutes les nationalités exprimées dans les différentes langues et qui engendraient des hostilités. En quelque sorte, il s’est lui aussi approprié l’idéologie de la langue originelle, celle qui réunissait tous les hommes avant la construction de la tour de Babel. Zamenhof a également été guidé par sa détermination de démocratiser la culture et la communication, et donc le savoir. La langue internationale était pensée dans une logique d’usage massif grâce à son acquisition rapide, à l’inverse des langues nationales dont l’étude, déjà longue et coûteuse, est réservée à cette époque aux élites (Janton 1973).
94La première brochure de « Langue internationale » a été publiée en 1887 et contenait, entre autres, les règles grammaticales fondamentales de l’espéranto. Par la suite, l’initiative a connu une expansion considérable qui coïncidait avec une période de tentatives d’institutionnalisation marquée par des succès et des tensions (Foster 1982, Garvía 2015). Le débat qui a eu lieu au Conseil de l’Europe s’inscrit dans la suite des tentatives menées pour la reconnaissance de l’espéranto comme langue auxiliaire internationale de la part de l’Association mondiale d’espéranto (UEA) tout d’abord, à la suite de la première guerre mondiale, en 1920, au sein de la Société des Nations. Cette tentative fut sans succès, notamment en raison de l’opposition de la France. Une nouvelle occasion pour la reconnaissance de l’espéranto par une institution internationale qui aurait légitimé son enseignement et son usage s’est présentée à la fin de la seconde guerre mondiale. La Société des Nations a été remplacée par l’ONU en 1945 et la période de l’après-guerre a créé les conditions du renouveau des initiatives pour la diffusion de l’espéranto. Un Rapport sur la pétition internationale en faveur de l’espéranto a été élaboré par le secrétariat de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO). Ce rapport, s’appuyant sur les résultats de l’enquête auprès de ses États membres au sujet de l’enseignement de l’espéranto, a été discuté par la Conférence générale en 1954. À cette occasion, cette dernière a pris note de l’intérêt que portaient certains États à l’enseignement de l’espéranto et a autorisé le directeur général à suivre les expériences concernant l’utilisation de l’espéranto pour l’éducation, la science et la culture et à collaborer à cette fin avec l’UEA dans les domaines intéressant les deux organisations13.
95En s’appuyant notamment sur l’obtention d’une certaine reconnaissance par l’UNESCO, la proposition de recommandation sur l’enseignement de l’espéranto a été soumise pour étude à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Plus précisément, la proposition de recommandation a été produite lors d’un échange de vues, probablement en 1955, entre des représentants de l’UEA et plusieurs membres de l’Assemblée parlementaire. Cet échange a été organisé à l’invitation et sous la présidence de M. Guy Mollet, président de l’Assemblée parlementaire de l’époque, « favorablement disposé » à l’égard des efforts déployés pour la résolution du problème de compréhension sur le continent (AS/CS [8] 2, 23). M. Mollet était également l’un des signataires de la proposition du bilinguisme franco-anglais. Cela pourrait expliquer son positionnement favorable à l’égard du choix institutionnel d’une langue de communication internationale.
L’espéranto en débat au Conseil de l’Europe
96L’examen de la question de l’enseignement de l’espéranto en Europe s’inscrit dans les débats institutionnels sur la communication dans la multiplicité des langues parlées dans les États de l’Europe (à l’époque quinze États de l’Europe occidentale faisaient partie du Conseil de l’Europe, l’Autriche a rejoint ce dernier en avril 1956), une communication réussie étant essentielle pour le développement de la coopération interétatique et le maintien de la paix. L’échec de la proposition sur le bilinguisme franco-anglais14 a pu faire apparaître l’espéranto, du fait de son artificialité, comme une solution qui dépassait l’identification d’une langue commune à un État. Il était proposé comme une alternative en termes de facilité d’apprentissage – et ce, dès l’école primaire, de préservation de la paix sur le continent en reconstruction et de possibilité de choix de langue pour la communication internationale.
97Le débat du rapport sur l’enseignement de l’espéranto a eu lieu au sein de la commission des questions culturelles et scientifiques de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe qui s’est étendu sur deux séances, le 19 et le 21 avril 1956. Le rapport a été élaboré par Mme Luise Rehling, parlementaire allemande, et exposé oralement au début de la première séance. Ce document a fourni la base et la direction de la discussion au sein de la commission.
Ancrage historique et idéologique de l’initiative
98Au début de la première partie du débat, le rapporteur, Mme Rehling, a exposé à la commission son rapport sur l’enseignement de l’espéranto. Les signataires de la proposition de recommandation partaient de l’idée que les difficultés linguistiques entravaient la compréhension internationale et le développement de la solidarité européenne et considéraient que l’espéranto, en raison de sa facilité et de sa neutralité politique, pourrait contribuer à lever cet obstacle. Dans le projet de rapport, l’enseignement de l’espéranto était continuellement présenté comme une tentative (un projet à titre expérimental, emploi des verbes au conditionnel) et lié à un discours de rapprochement (cette langue permettrait l’intercompréhension, la solidarité, l’unité). En revanche, l’absence de toute langue commune de communication était dépeinte de façon fataliste laissant entendre qu’une véritable union ne pouvait alors se faire ni dans la multiplicité et ni dans la diversité des langues en Europe. Cela ne pouvait qu’occasionner bien au contraire des « problèmes », « difficultés », « obstacles », « malentendus », « retards », etc.
99Dans l’introduction du rapport, l’échec de la proposition d’institution d’une communauté linguistique européenne par l’application d’un bilinguisme franco-anglais est rappelé. Il est présenté comme la dernière initiative institutionnelle menée pour résoudre le problème des différences de langue. L’étude de la question de l’espéranto au sein de l’ONU y est également évoquée, tout comme la difficulté que créent l’absence de langue de travail et l’absence de compromis sur le choix de cette dernière dans des espaces multilatéraux y est soulignée. Par la suite, sont abordés l’historique de la création et de la diffusion de l’espéranto et l’appui que la langue a reçu, notamment dans le cadre de l’établissement de l’UEA. Cette présentation historique est faite à travers le prisme du succès de l’espéranto, de son expansion dans divers espaces éducatifs européens et du soutien apporté par différentes personnalités et institutions. Est ensuite développée la partie sur les aspects linguistiques de l’espéranto (vocabulaire, grammaire…), sur les cours qui ont déjà été donnés, les conférences en espéranto qui ont été organisées et sur le nombre de publications existantes en espéranto, toujours dans une logique de mise en évidence de l’existence et du dynamisme de son usage. Avant de conclure, le rapporteur rappelle les efforts déjà faits à la Société des Nations et à l’ONU pour introduire l’espéranto comme langue universelle. La conclusion du rapport rappelle les discussions sur le bilinguisme au cours desquelles l’espéranto avait été également proposé comme moyen de résoudre le problème de compréhension en Europe. Enfin, en se référant à l’échange de vues qui a fait naître la proposition de recommandation, est réitéré le positionnement selon lequel l’Europe ne parviendrait pas à réaliser son unité en recourant à des traités, mais bien plutôt en établissant des contacts personnels entre citoyens des divers pays et ce, de manière directe et rapide au moyen de l’espéranto. La conclusion aborde également la question de l’artificialité de la langue souvent utilisée comme un contre-argument pour le choix de l’espéranto, comme cela avait déjà été le cas dans le débat sur le bilinguisme franco-anglais. Sans nier ce fait, la parlementaire oriente son discours sur la manière dont l’usage d’une langue artificiellement créée relève de la normalité, comme l’usage de toute autre invention humaine. L’usage de l’espéranto est mis donc au même rang que l’usage des autres inventions humaines ayant fait avancer la société, et ayant été utilisées en tant qu’outils destinés à répondre à un besoin précis ; donc pour atteindre un objectif précis. Cet objectif précis est, dans le cas de l’espéranto, la coopération et l’union des États et des citoyens. L’artificialité devient ainsi un argument pour la promotion de l’espéranto, mais elle sert également de terrain sur lequel les partisans des langues « vivantes » avaient formulé leur opposition.
L’artificialité comme alternative et la politisation des langues
100Lors du débat dans la commission en avril 1956, entre quinze et dix-neuf parlementaires étaient présents. Neuf parlementaires ont pris la parole au cours des deux séances.
101Un membre de la délégation italienne y a contribué par écrit faisant apparaître la construction des arguments pour et contre l’introduction de l’enseignement de l’espéranto autour des réflexions sur le rôle des langues dans la coopération interétatique. Pour ce faire, il s’appuie sur la conceptualisation de l’espéranto comme instrument de communication. L’importance du rôle que jouent les langues dans la coopération internationale n’a jamais été remise en question, notamment en ce qui concerne la communication et la compréhension entre les peuples de langue maternelle différente. Néanmoins, le désaccord est apparu sur les langues qui, d’une part, seraient légitimes ou non à jouer ce rôle sur le continent, et, d’autre part, et dans un deuxième temps, qui seraient acceptables à la fois par les États et par le Conseil de l’Europe. Cela a eu pour conséquence un certain déplacement dans le débat sur l’espéranto vers des réflexions plus générales sur la pertinence de l’adoption d’une langue artificielle face à la possibilité d’apprentissage et d’usage de l’une des nombreuses langues vivantes déjà parlées en Europe.
102Le premier argument avancé dans la proposition de recommandation encourageant l’espéranto comme solution de communication en Europe est sa « facilité ». Cela renvoie à la rapidité avec laquelle tout apprenant européen est censé pouvoir apprendre l’espéranto grâce d’une part, à sa grammaire qui repose sur une régularité, et donc sur l’absence d’exceptions, et, d’autre part, au vocabulaire qui puise dans différentes langues européennes (Janton 1973). Cette « facilité » permettrait aux élèves de France, d’Allemagne, de Grande-Bretagne, d’Italie et des Pays-Bas, d’être réunis à Strasbourg « après une année d’études ».
103L’argument de la facilité est également avancé pendant le débat à la commission :
Mlle Olsson est favorable à la recommandation. Elle fait remarquer à nouveau combien l’espéranto est facile à apprendre et invite tous les membres, de la commission à tenter cette expérience, ce qui leur permettrait à la prochaine réunion déjà, de s’entretenir en espéranto.
M. Erler croit que le véritable intérêt de l’espéranto est qu’il peut être enseigné à l’école primaire. Ceux qui jusqu’à présent n’avaient aucune chance d’apprendre des langues pourraient au moins se familiariser avec l’espéranto, ce qui les mettrait en mesure d’établir des contacts avec l’étranger. (AS/CS [8] PV 3)
104La facilité de l’espéranto permettrait également son apprentissage à l’école primaire. Nous l’avons vu dans la section précédente, l’enseignement-apprentissage des langues dans les écoles primaires des États membres du Conseil de l’Europe n’a pas été largement introduit, souvent même pas encouragé en raison des craintes d’une surcharge cognitive des enfants. C’était un argument d’opposition à la proposition du bilinguisme franco-anglais qui ne s’appliquait plus au cas de l’espéranto.
105La proposition du bilinguisme franco-anglais a également mis en évidence le fait que le choix d’une langue de communication internationale parmi la multiplicité des langues en Europe est à la fois possible, en raison du nombre de langues, et impossible, car le choix relève de l’ordre du politique. La proposition sur l’enseignement et l’usage de l’espéranto émerge alors comme une alternative au choix, à savoir une alternative non politique en raison de l’absence de lien avec un État ou un ensemble politique. Elle permettrait donc le dépassement des intérêts politiques dans le choix d’une langue de communication internationale. Politiquement neutre, cette langue serait aussi anhistorique :
Je leur accorde volontiers que l’espéranto est une langue artificielle et qu’il n’a pas une histoire littéraire puisqu’il n’y a pas un peuple qui le parle, mais il ne s’agit pas ici de rechercher l’arbre généalogique d’une langue, il s’agit de résoudre le problème de la multiplicité des langues.
[…] l’espéranto n’en est pas moins une noble tentative de résoudre le problème ancien de la Babel des langues en même temps qu’une méthode géniale et populaire d’intercompréhension entre les peuples. (M. Spallici, AS/CS [8] 7)
106Le caractère anhistorique renforce d’une part l’idée de sa neutralité et de son détachement politiques, et d’autre part, promeut la fonction des langues comme outils de communication permettant la résolution du « problème » de la pluralité des langues et du manque de compréhension entre les peuples, manque qui pourrait remettre en question la réalisation du projet politique européen.
107En même temps le débat met au jour les idées selon lesquelles les langues « vivantes », dans leur pluralité, sont liées au territoire, à la culture et aux traditions européens :
Les langues vivantes représentent une tradition, leur parenté en Europe nous rappelle des souvenirs communs.
En voulant introduire une langue artificielle à leur détriment, on risque de se tourner contre la notion de culture propre à l’Europe.
Apprendre les langues vivantes est le meilleur moyen de se rapprocher des peuples voisins. Pour les aimer il faut commencer par aimer leur littérature. Le meilleur service que nous puissions rendre à la cause européenne est de recommander à nos peuples d’apprendre une ou deux langues européennes. (M. Le Bail, AS/CS [8] PV 2)
Dans son explication de vote, [M. Van Remoortel] ne veut traiter que de l’aspect européen de la question. D’une part, il s’agit de rapprocher les grandes masses de la population, d’autre part il faut faciliter la rencontre des élites. L’espéranto paraît n’être une solution dans aucun cas. Si d’une part, la connaissance même rudimentaire de la langue d’un peuple voisin constituait un moyen de se rapprocher de celui-ci, de mieux le comprendre, il apparaît d’autre part que pour les conférences internationales, il vaudrait infiniment mieux entretenir un corps de traducteurs bien formés plutôt que d’imposer aux participants l’obligation de s’exprimer dans une langue artificielle quelle qu’elle soit. (AS/CS [8] PV 2)
108Les langues vivantes, la tradition qu’elles représentent ainsi que les « souvenirs communs » qu’ils évoquent, sont mis en avant par les deux parlementaires comme un élément unificateur des peuples européens et de l’Europe en construction. Leur lien avec la tradition et la culture européennes communes, et leur inscription dans un héritage authentique commun et de longue date font des langues vivantes une partie constitutive de l’héritage commun des États européens. La mise en avant des langues dans une perspective essentialisante est également faite en opposition à l’artificialité de l’espéranto. Si le caractère « vivant » d’une langue témoignait d’une origine, d’une généalogie, d’une évolution et d’un lien intrinsèque avec un peuple et un territoire, l’absence de ces traits historiques, traditionnels et culturels exclut l’espéranto et sa littérature de la culture et de la tradition européennes. Est également exclue la possibilité d’un lien entre l’Europe et une langue artificielle, l’introduction de cette dernière pouvant mener au « [risque] de se tourner contre la notion de culture propre à l’Europe ». Ainsi, l’artificialité de la langue, le manque de racines historiques, de souvenirs communs, et d’évolution naturelle font perdre à l’espéranto la légitimité d’apprentissage et d’usage face aux langues vivantes européennes.
109En outre, le débat sur l’espéranto confirme ce que le débat sur l’introduction du bilinguisme franco-anglais a montré, que le choix d’une langue vivante pour une communication internationale n’est pas envisageable non plus :
Le président [M. Ingebretsen] croit qu’il sera difficile de résoudre le problème engendré par la construction de la tour de Babel par l’introduction d’une langue universelle artificielle. Il serait en faveur de la diffusion plus importante d’une langue déjà largement répandue : l’anglais. Il regrette que ceci ne soit pas possible pour des raisons politiques. À ce propos, il cite le cas de son propre pays, la Norvège, où plus d’un million de personnes, c’est-à-dire un tiers de la population, savent l’anglais alors que 1’espéranto n’est utilisé que par quelques milliers de personnes. (AS/CS [8] PV 2)
110Le choix d’une langue, artificielle ou vivante, et notamment l’anglais, pour une communication internationale n’est donc pas envisageable pour une Europe en reconstruction politique et économique dans l’après-guerre coïncidant avec le début de la guerre froide.
111Le positionnement sur la scène politique internationale du Conseil de l’Europe, entité parmi d’autres dans le réseau des institutions internationales, est également géré sur le terrain des langues. Ainsi il est important pour le Conseil de l’Europe d’affirmer la singularité de sa mission et de ses politiques afin de maintenir sa légitimité dans les rapports de pouvoir interinstitutionnels. Le débat sur l’espéranto et notamment l’opposition à son enseignement et à son usage permet aussi de réaffirmer la place et l’orientation politique du Conseil de l’Europe, principalement face à l’ONU. En effet, trois parlementaires opposants à l’introduction de l’enseignement de l’espéranto ont évoqué le refus de l’usage de l’espéranto par la majorité des États membres à l’UNESCO, ce qui a, comme nous l’avons vu, créé les conditions pour l’élaboration d’un rapport, mais pas pour une prise de décision d’action spécifique :
M. Nicolson déclare qu’il votera contre la recommandation. Aux arguments avancés par ceux qui ont parlé hier contre le projet, il ne veut ajouter que l’expression de son étonnement sur la manœuvre habile des promoteurs de l’espéranto qui, après s’être vus [sic] refuser par l’UNESCO, essaient maintenant de se faire appuyer par le Conseil de l’Europe. Leur permettre l’expérience d’enseignement dont il est question les mènerait infailliblement à prétendre que le Conseil de l’Europe milite en leur faveur. (AS/CS [8] PV 3)
M. Jeger rend hommage au travail de Mlle Rechling avec les conclusions duquel il se trouve cependant en complet désaccord. II rappelle que l’espéranto essaie depuis 60 ans, sans succès d’ailleurs, de se faire accepter : rien ne pourrait mieux montrer la force de l’opposition. […] Il rappelle aussi que sur les cinq pays dans lesquels on veut procéder à l’expérience, quatre se sont déjà, dans leurs réponses à l’UNESCO, prononcés contre. M. Jeger votera contre la recommandation. (AS/CS [8] PV 3)
M. Van Remoortel se prononce contre la recommandation tout en regrettant de ne pas être à même de se rallier au point de vue de Mme Rehling. […] M. Van Remoortel termine son intervention en résumant les réponses négatives données à 1’UNESCO par les délégations nationales des pays membres du Conseil de l’Europe au sujet de l’espéranto. (AS/CS [8] PV 2)
112Les résultats majoritairement négatifs de l’enquête menée par l’UNESCO auprès de ses États membres pour l’élaboration du rapport figuraient parmi les arguments des parlementaires pour justifier leur vote contre la proposition de recommandation. Il s’agissait d’éviter de donner l’image d’un Conseil de l’Europe, contrairement à l’UNESCO qui venait de refuser la proposition, militant en faveur de l’espéranto. Le soutien par une organisation externe, en l’occurrence l’UEA, qui souhaite faire passer ses idées par le biais du Conseil de l’Europe, a également été perçu négativement par les parlementaires, dans la mesure où la recommandation n’était pas un produit fabriqué exclusivement au Conseil de l’Europe. L’acceptabilité politique de l’espéranto comme langue internationale par le Conseil de l’Europe a donc été doublement conditionnée, d’une part, par l’opposition des parlementaires, et, d’autre part, par le refus antérieur de l’UNESCO, avec laquelle le Conseil de l’Europe cherchait depuis ses débuts une collaboration et une coexistence dans le paysage institutionnel international, et non pas une concurrence ou un conflit.
Absence de débat à l’Assemblée parlementaire
113La proposition de recommandation sur l’enseignement de l’espéranto n’est jamais arrivée en débat à l’Assemblée parlementaire. À la fin de la discussion, la commission a procédé au vote sur le projet de recommandation. Les voix étaient également réparties : sept voix pour et sept voix contre. Il a été décidé que la question resterait en suspens jusqu’à la prochaine réunion de la commission (septembre 1956). Lors de cette réunion, après un débat général15, un nouveau vote inopérant a été obtenu : six voix pour et six voix contre. Il a été décidé de demander au bureau de l’Assemblée parlementaire de rayer la question de l’espéranto de l’ordre du jour, étant donné qu’à deux reprises il s’est avéré impossible d’obtenir au sein de la commission une majorité en faveur du projet de recommandation.
114Néanmoins, à la suite d’une pression pour un réexamen de la question par les promoteurs de l’espéranto dans les années postérieures, elle a été de nouveau posée au sein du Conseil de l’Europe, mais sans donner lieu à un débat, ni à l’Assemblée ni dans la commission culturelle.
115La note du secrétariat général adressée à la commission des questions culturelles et scientifiques, devenue commission culturelle, fait état de la question en juin 1959 :
4. Depuis lors [depuis 1956], des lettres de la part des promoteurs de l’espéranto ne cessent d’affluer au Conseil de l’Europe, adressées tantôt au président de la commission culturelle, tantôt au président de l’Assemblée, etc. La dernière en date, typique quant au ton de cette correspondance unilatérale, figure en annexe IV.16
5. Toutefois le président de l’Assemblée consultative, a consenti, en avril 1959, à communiquer à la commission culturelle, par lettre du 26 avril, le dossier qui lui fut remis par le Dr Stein, maire de Mayence et président du comité des maires et conseils municipaux pour l’enquête sur l’espéranto, sollicitant un nouvel examen de la question, à la lumière des résultats de ladite enquête (annexe V).
[…]
8. Il appartient désormais à la commission culturelle de décider si elle juge opportun la reprise de l’étude de cette question au sein du Consul de l’Europe. (AS/Cult [11] 17)
116La commission, à sa réunion du 22 janvier 1960, a dans un premier temps décidé de donner audition au représentant de l’UEA. N’ayant pas le temps pour cette audition, elle a par la suite invité le représentant à lui communiquer par écrit ses nouvelles suggestions relatives à l’enseignement de l’espéranto en Europe. Le texte transmis au secrétariat contenait les documents suivants :
1. Note relative à la création d’une sous-commission de la commission culturelle chargée de l’examen du problème linguistique en Europe ;
2. Liste des personnalités que l’UEA a désignées pour participer aux travaux de la sous-commission préconisée ;
3. Proposition de directive tendant à la création de cette sous-commission.
117Le 28 avril 1960, il a été décidé de remettre l’examen de cette question à une date ultérieure. Selon nos recherches effectuées dans les archives du Conseil de l’Europe, la question n’a jamais été rediscutée. Cela marque la fin des débats sur la promotion d’un moyen commun unique de communication internationale, c’est-à-dire intra-européenne. Par conséquent, cela ouvre la voie au discours et à la politique du plurilinguisme et à la construction de l’Europe sur l’idée de pluralité.
Conclusion
118Ce chapitre a mis en lumière l’émergence des débats sur les langues au Conseil de l’Europe. Trois événements discursifs inscrits dans une périodicité commune ont été analysés, permettant des réflexions et des conclusions sur le (choix de) positionnement du Conseil de l’Europe sur les langues dès les premières années de son existence. Plus particulièrement, ont été identifiées les idéologies mobilisées dans les premiers débats institutionnels sur la gestion de la multiplicité des langues en Europe, en vue d’une amélioration de la coopération interétatique. Cela nous a invitée à identifier les conséquences à la fois immédiates et plus tardives de la direction que ces débats ont prise sur la construction du discours du Conseil de l’Europe sur le plurilinguisme.
119L’examen de l’élaboration de la convention permet de mettre en évidence les enjeux linguistiques préoccupant le Conseil de l’Europe dans les premières années de sa fondation et qui s’articulent autour de la question de la coopération entre les États européens : 1) comment penser le « commun » et 2) comment préserver le « commun » (identifié par les keywords « culture européenne » et « patrimoine culturel commun ») dont les langues – dans leur pluralité – sont caractéristiques. C’est la patrimonialisation des langues, par leur inscription dans le patrimoine culturel commun, qui a permis une assignation d’un rôle à jouer dans la coopération et le rapprochement entre les États européens. L’analyse des entextualisations des articles 1 et 2 montre que la vision patrimoniale des langues constitue un prisme central et définitoire de ce qu’est la culture européenne. L’analyse, notamment de la transformation de l’article 2, permet d’identifier la reproduction idéologique de la caractérisation d’un État par une langue et donc de l’équation langue – État. En même temps, les premiers pas vers la considération de la multiplicité linguistique au sein d’un État ont été faits par la pluralisation de « langue » et l’attribution implicite d’un sens élargi à « étude », ce qui a permis la justification rétrospective des différentes actions entreprises dans le domaine des langues et de leur enseignement et apprentissage. En effet, la proposition d’élargir le sens de « étude » en recourant à un sous-entendu a permis non seulement un compromis interétatique immédiat, mais également la préservation de la généralité du texte et une marge d’interprétation de son contenu. Ces trois éléments discursifs (la pluralisation de « langue », l’attribution d’un sens « implicite » à l’étude et la marge laissée pour une réinterprétation du texte) ont considérablement contribué à la ré-entextualisation postérieure de la convention, allant jusqu’à l’aligner sur les idéologies de la diversité linguistique et du plurilinguisme. L’article 2 deviendra notamment la base constitutive des futurs travaux et objectifs dans le domaine des langues. Les textes actuels y accordent toujours une place importante dans leurs préambules, tenant ainsi compte, d’une part du lien établi entre langue(s) et patrimoine culturel commun et, d’autre part, du pouvoir de ce traité international qui fonde l’autorité du Conseil de l’Europe dans le domaine en question.
120Les propositions de recommandations non adoptées par l’Assemblée parlementaire et non fixées à l’ordre du jour du Comité des ministres ont également contribué à l’établissement de la Convention culturelle européenne comme référence en matière des langues à l’aune de la proposition de recommandation pour l’institution d’une communauté linguistique européenne par application d’un bilinguisme franco-anglais et de la proposition pour l’enseignement de l’espéranto.
121L’étude de la proposition de recommandation pour l’institution d’une communauté linguistique européenne par application d’un bilinguisme franco-anglais est le premier témoignage explicite de l’importance que les États européens ont accordée à la régulation et à la gestion de la diversité des langues en Europe, dans le cadre de logiques visant la création d’une entité européenne après la guerre. Ce dernier a été utilisé comme un argument justifiant le besoin d’une politique linguistique supranationale fondée sur l’idée d’un moyen de communication commun à l’ensemble des individus, qui, unis par cet élément commun, formeraient une communauté (linguistique) européenne (Sokolovska 2014). Dans cet objectif, le bilinguisme a été conçu dans une logique opérationnalisante, en tant qu’instrument de communication et d’institution d’une communauté, tout en permettant la sauvegarde de la diversité des langues, cette dernière étant conçue dans une logique patrimonialisante, en tant que richesse culturelle. Pour les partisans du bilinguisme franco-anglais, il s’agissait principalement de l’institution d’une communauté européenne regroupant l’Europe de l’Ouest, et qui se positionnerait par rapport aux autres communautés politiques et économiques. Tout en cherchant à éviter un impérialisme linguistique et politique à travers la proposition à la fois de l’anglais et du français comme moyen de communication commun, la proposition du bilinguisme franco-anglais laissait supposer un moyen de gérer l’impérialisme grandissant de l’anglais et de maintenir l’impérialisme existant du français. Les opposants du bilinguisme franco-anglais rejetaient l’idée de formation d’une communauté (linguistiquement) restreinte ; ils mettaient en avant les conditions d’inégalités pour les locuteurs non francophones et non anglophones et se réunissaient derrière le désaccord sur les modalités d’application du bilinguisme, à savoir la nécessité de commencer l’apprentissage d’une langue étrangère au niveau de l’école primaire. Cela a créé le terrain d’une problématisation de l’expertise du Conseil de l’Europe en matière d’éducation et a ouvert la voie pour un investissement dans le domaine.
122La proposition pour l’enseignement de l’espéranto a créé un nouveau terrain de débat sur la place des langues dans le rapprochement des États et des individus, notamment après l’échec de l’adoption de la proposition du bilinguisme franco-anglais. Il s’agissait donc de trouver un autre type de compromis au « problème » linguistique en Europe : une langue-outil commune, dont la création a été guidée par des idées de réconciliation, de paix et d’égalité et qui serait donc en quelque sorte faite sur mesure pour répondre au besoin de communication et au resserrement des liens entre individus en Europe après la guerre.
123La facilité de l’espéranto, ainsi que sa neutralité politique, puisant dans son artificialité, lui ont permis de se présenter comme une alternative au choix car déjà, le choix de langues vivantes ou d’une langue vivante comme moyen de communication internationale s’était avéré impossible, car profondément politique. L’artificialité a néanmoins nourri elle aussi les arguments des opposants, qui, puisant dans la différence entre les langues « vivantes » et les langues « artificielles », différence construite sur le lien essentialisant entre langue – peuple – État – culture, dénonçaient le possible lien entre une langue artificielle et l’Europe. L’opposition à l’espéranto a simultanément renforcé le discours sur l’enseignement et l’usage des langues vivantes, à l’époque synonyme de langues officielles / nationales.
124Ce chapitre réunit trois événements discursifs produits dans différents espaces du Conseil de l’Europe durant la même période. Cela nous a permis une approche complémentaire de la compréhension des enjeux institutionnels dans l’élaboration des solutions pour la question des langues en Europe. Le Comité des ministres et son comité d’experts travaillaient dans un cadre institutionnel bien délimité alors que l’Assemblée parlementaire était le lieu de consultations parlementaires. Leur (non-)collaboration lors de la production des événements discursifs est significative d’une part de la (non-)synchronisation des mécanismes institutionnels, mais d’autre part aussi, de l’importance politique accordée à un sujet de débat : celui-ci n’arrivera jamais pour étude au Comité des ministres s’il n’est pas validé par l’Assemblée parlementaire. L’avis de cette dernière est également pris en compte par le Comité des ministres pour l’élaboration de ses textes.
125L’analyse de ces trois événements discursifs montre les premiers pas institutionnels en direction d’une conception institutionnelle des langues et leur rôle dans la coopération interétatique nécessaire à la construction de l’Europe. Les propositions pour le bilinguisme franco-anglais et pour l’espéranto sont notamment des événements discursifs pionniers dans l’émergence de la conception institutionnelle des langues, notamment en ce qui concerne les rôles, fonctions et valeurs qui leur sont accordées. Alors que la conception des langues dans la Convention culturelle européenne était encore majoritairement celle des instruments d’accès à un ensemble de connaissances et d’un véhicule de culture, de tradition et d’identité, les propositions pour un outil de communication internationale tendaient à accorder aux langues une dimension utilitaire et pratique immédiate. Mais la négociation institutionnelle des valeurs des langues dans l’objectif de construire une réalité linguistique multifonctionnelle qui écarterait le besoin d’une langue de communication officielle n’en était qu’à ses débuts. La négociation a été marquée par des tensions entre l’aspect traditionnel et utilitaire de l’usage d’une langue ; par des tensions de temporalité (solutions linguistiques à long terme ou à court terme) ; des tensions de spatialité aussi, car l’Europe n’était pas encore au complet au Conseil de l’Europe ; et enfin, des tensions quant aux capacités et priorités des élèves dans l’enseignement-apprentissage des langues.
126En effet, la démocratisation et la généralisation de l’enseignement et de l’apprentissage des langues que visaient les propositions de bilinguisme franco-anglais et de l’espéranto étaient précurseurs en quelque sorte de la conception de l’enseignement des langues qui suivra. Cette conception connaîtra un abandon progressif de son exclusivité à une élite et à une période spécifique de la vie, et donc une expansion à toutes les classes et à plusieurs étapes de la vie des individus, jeunes et adultes. La marge d’interprétation laissée aux termes de la Convention culturelle européenne et en même temps son pouvoir d’action a constitué la base pour le développement du discours. Le débat sur le bilinguisme franco-anglais a également pointé la nécessité de la convocation des « hommes d’enseignement », qui, par leur savoir et leur expertise dans l’enseignement-apprentissage des langues, pourraient répondre aux questions spécifiques dans ce domaine. Le chapitre suivant montrera que le changement de conception a finalement eu lieu au sein du Conseil de l’Europe à partir des années soixante, et ce, dans des espaces discursifs du Conseil de l’Europe créés pour et composés par des experts, qui par leur savoir et leur expertise, légitimeront le changement.
Notes de bas de page
1 Congrès de l’Europe, résolutions, La Haye, mai 1948. Mouvement international de coordination des mouvements pour l’unité européenne, Paris et Londres, 1948. En ligne : [https://www.cvce.eu/obj/resolution_culturelle_du_congres_europeen_de_la_haye_7_10_mai_1948-fr-f9f90696-a4b2-43fd-9e85-86dee9fb57a5.html].
2 Le traité de Bruxelles (ou le pacte de Bruxelles) est un accord, sous la forme de série d’accords bilatéraux, entre cinq États signataires (la France, le Royaume-Uni, la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg), leur permettant d’harmoniser leur politique extérieure et d’organiser leur coopération dans les domaines économique, social, culturel et militaire (Bitsch 2001).
3 Volonté de participation plus active exprimée également lors de la séance tenue le jeudi 23 septembre 1954 (AS/CS [6] PV 10).
4 Formulation plus large que « autres États membres », car l’adhésion à la convention a également été ouverte aux États non membres (STE n° 018).
5 « Chaque partie contractante prendra les mesures appropriées pour sauvegarder et encourager le développement de sa contribution nationale au patrimoine culturel commun de l’Europe » (nous traduisons).
6 Original en anglais : « The Secretariat translators agree with M. Bizos that it is most difficult to find a suitable rendering in French of the word “appreciation”. It will be recalled that the Irish delegation had at one time agreed to withdraw the word; but the Chairman later on in the proceedings remarked – inaccurately – that the French has succeed in finding a translation and the text was then left as it is. Some variants renderings in French are suggested below. If, however, they do not seem good to M. Bizos, it is suggested that he Irish delegation again be asked to withdraw the word : 1. “encourager ses nationaux à se familiariser avec les langues, l’histoire et la civilisation…etc.” ; 2. “encourager ses nationaux à mieux connaître et à mieux apprécier (comprendre) les langues etc.” ; 3. “encourager chez ses nationaux l’étude et le goût des langues etc.” » (Draft cultural Convention, Observations of the Secretariat-General, EXP/Cult (53) 19 Appendix D).
7 Des éléments de cette section ont été publiés dans Language Policy, 16/4, 2017, p. 461-480 (voir Sokolovska 2017b).
8 Giulio Dolchi pour le Le peuple valdôtain, 17 avril 1997. Cité dans Eloy (2004, p. 27).
9 Première version : doc. 19 (mai 1952). Ensuite, doc. 92 (septembre 1952) et AS/CS (4) 20 (avril 1953).
10 Les citations qui suivent sont tirées du débat (AS/SNR [5] 32, 24 septembre 1953).
11 Les deux votes, également au sein de la commission, qui se sont opposés à l’adoption du texte étaient ceux des membres de la délégation de la RFA.
12 Des éléments de cette section ont été publiés dans Les nouveaux cahiers d’allemand, 4, 2017, p. 369-380 (voir Sokolovska 2017b).
13 Actes de la Conférence générale, huitième session, 1954, p. 38-39. En ligne : [http://unesdoc.unesco.org/images/0011/001145/114586F.pdf].
14 Pour rappel, certains parlementaires étaient favorables à l’idée de l’introduction de l’espéranto à la place du bilinguisme franco-anglais en Europe. Ces parlementaires figurent parmi les signataires de la proposition de recommandation sur l’enseignement de l’espéranto. Même dans des débats postérieurs sur la gestion de la diversité linguistique en Europe (voir chap. 5), l’espéranto a encore été évoqué comme une possibilité de solution.
15 Le procès-verbal ne donne de détails ni sur le vote ni sur le débat, à part le fait qu’il ait qualifié ce dernier de « contradictoire » (AS/CS [88] PV 4).
16 L’attitude de la commission qui ne veut pas examiner la question de l’enseignement de l’espéranto est considérée comme « sabotage de l’œuvre de la construction européenne », il faut « dissoudre le Conseil de l’Europe par ce qu’il est le fossoyeur de notre continent. […] Le président de la commission culturelle devrait être destitué, vu son manque d’intérêt pour notre jeunesse européenne ! Le président est, à mes yeux, un criminel du fait qu’il empêche l’entente des peuples européens ». […] « C’est une honte pour le Conseil de l’Europe, s’il traite nos délégués avec si peu de respect. Après trois années, la question n’a pas encore été traitée ».
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