Chapitre 1
Discours, institutions et pouvoir. Contribution à une sociolinguistique du plurilinguisme
p. 17-37
Texte intégral
Introduction
1Les questions de recherche formulées dans l’introduction de cet ouvrage s’inscrivent dans le domaine de la sociolinguistique. Cette dernière cherche effectivement à comprendre la complexité des pratiques linguistiques et discursives en tenant compte des conditions structurelles et idéologiques dans lesquelles ces pratiques émergent, se transforment et visent à atteindre un objectif, en l’occurrence, politique. Elle s’intéresse à l’articulation et à l’impact réciproque des processus sociaux et des pratiques linguistiques et discursives. La perspective adoptée dans cette étude est celle du discours en tant que pratique sociale 1) historiquement située dans des conditions idéologiques et institutionnelles spécifiques et 2) qui participe à la gestion des ressources dans la société, ainsi qu’à la construction des catégories sociales et au maintien des légitimités, stratifications et inégalités.
2Ce chapitre place notre objet de recherche dans une tradition d’études en sociolinguistique, anthropologie linguistique et sciences sociales qui se sont penchées sur les liens entre langues, institutions (internationales) et États-nations et sur les rapports de pouvoir qu’ils entretiennent. Notre approche prend appui sur le cadre conceptuel développé à partir de trois concepts théoriques : discours, idéologie, et keywords. Ces trois concepts théoriques sont le prisme à travers lequel nous abordons l’élaboration du discours sur les langues au Conseil de l’Europe. En lien avec l’ancrage de notre recherche et le cadre conceptuel choisi, et afin de saisir la complexité de l’objet de recherche, nous mettons en avant une démarche analytique qui combine une approche critique et généalogique.
Langues, pouvoir et (post)nationalisme
Langue et État
3L’étude de la construction du plurilinguisme s’appuie sur la conceptualisation de « langue » non comme une donnée naturelle, mais comme une construction idéologique (Anderson 1983, Bourdieu 2001). En effet, dans sa réflexion sur les nations et les langues, Michael Billig (1995) avance que les humains parlent depuis longtemps, mais que depuis l’avènement de l’État-nation, il ne suffit plus de parler : il faut parler une « langue ». L’idée de « langue » comme construction idéologique est également mise en avant par de nombreux auteurs, dont Susan Gal (2009). Dans cet article, Susan Gal considère que la « langue » a été inventée en Europe : elle est nommable, dénombrable, délimitée, distincte des autres « langues » et pensée comme étant aussi homogène que l’État-nation qu’elle représente. Susan Gal et Michael Billig se rejoignent dans la conclusion selon laquelle « langue » est un concept souvent pris pour acquis.
4En nous appuyant sur la considération de « langue » comme construction idéologique, nous nous attardons plus particulièrement sur deux dimensions de l’articulation entre langue et État, qui mettent ainsi en lumière leur rapport complexe : 1) la langue construite et perpétuée par un État et 2) la langue comme terrain de reproduction d’un État.
5Le concept de « langue » acquiert son sens le plus largement accepté dans le cadre idéologique de l’État-nation (Hobsbawm 1992, Klinkenberg 2001, Heller 2008). Il tire son origine de l’avènement du modèle d’État-nation européen dans lequel la langue est mobilisée comme instrument de la constitution d’un État-nation uni (Bauman et Briggs 2003). Ainsi, si la langue n’est pas une donnée naturelle qui préexiste à l’État, ce n’est pas la langue qui fait un État dans la même mesure que l’État fait – construit – une « langue ». Plus précisément, l’État construit la « langue officielle » de l’unité politique qu’il représente et impose cette langue à tous ses ressortissants comme la seule « langue légitime » (Bourdieu 2001). Le rassemblement de ressortissants s’accomplit sur la base de l’« imagination » des liens communautaires et d’appartenance, l’imagination étant comprise dans le sens à la fois de processus et de produit de construction de la réalité sociale (Anderson 1983). Ce groupe se forme ainsi comme une nation, une « communauté imaginée » pour la légitimation de laquelle la langue officielle joue un rôle central (ibid.).
6La « langue » est en outre le produit d’une standardisation étatique (Gal 2009, Kroskrity 2000, Bourdieu 2001), à savoir une gestion institutionnelle à laquelle participent des auteurs ayant autorité pour la fixer et la codifier. Comme telle, elle est maintenue sur le marché linguistique créé lors de la construction d’un État et au moyen des rapports de domination entre les classes sociales (Bourdieu 2001, p. 100-107). Notons que la langue légitime n’a pas elle-même le pouvoir d’assurer sa propre perpétuation dans le temps ou son extension dans l’espace. La « création continuée » de la langue légitime, à savoir l’affirmation de la permanence de sa valeur, est réalisée dans la concurrence pour le monopole de l’imposition du mode d’expression légitime (ibid., p. 88). C’est à l’aune de cette langue légitime que toutes les autres pratiques linguistiques sont mesurées et catégorisées dans le processus de leur (dé)légitimation. Cela est particulièrement valable pour les langues « minoritaires » dont la reconnaissance et la protection sont en lien étroit avec les intérêts de l’État en question (Duchêne 2008, Jaffe 2008). La conception que l’on se fait des langues est aussi en relation étroite avec la nomination des langues (Tabouret-Keller 1997, Boudreau 2012). La nomination des langues et des variétés de langues comporte en effet des enjeux idéologiques ; en fonction de ces derniers, elle accorde (ou non) de la visibilité et de la reconnaissance et participe ainsi à la production et à la reproduction des catégories sociales. La nomination d’une langue signifie la définition des relations sociales entre des groupes différents. L’association des langues nommées avec des populations et des territoires délimités par des frontières en fait des outils pour l’inclusion, l’exclusion et donc pour le contrôle des groupes et des individus (Bourdieu 2001, Heller 2007a, Canut et Duchêne 2011).
7Les espaces scolaires qui relèvent de l’autorité étatique jouent un rôle essentiel dans la reproduction de la langue légitime :
La place que le système d’enseignement accorde aux différentes langues (ou aux différents contenus culturels) n’est un enjeu si important que parce que cette institution a le monopole de la production massive des producteurs-consommateurs, donc de la reproduction du marché dont dépend la valeur sociale de la compétence linguistique, sa capacité de fonctionner comme capital linguistique. (Bourdieu 2001, p. 87)
8L’éducation est le terrain d’intervention de l’État en matière de langues et il est au service de l’État et de la reproduction de la légitimité linguistique. Dans les espaces scolaires, la langue devient un capital, une ressource à valeur symbolique considérable, et cette valeur est reproduite dans chaque enseignement de cette langue. Ainsi, les espaces scolaires disposant de l’autorité nécessaire pour exercer une action d’inculcation durable en matière de langue participent de la reproduction, de la naturalisation et de la légitimation des inégalités linguistiques et sociales (Bourdieu 2001, p. 59-131 ; Martín Rojo 2010).
9La construction d’une langue par l’État induit simultanément la création d’un terrain pour sa propre reproduction, notamment par le biais de la pratique de la langue légitime par des locuteurs légitimes, par la nation. La reproduction de l’État-nation implique la mobilisation d’un nationalisme (Billig 1995). Il ne s’agit pas exclusivement de « nationalisme » au sens de mouvement qui lutte pour la création des États-nations ou pour des revendications liées aux positionnements politiques de l’extrême droite, à savoir un nationalisme ouvertement exprimé (souvent avec acharnement) et que l’on attribue toujours aux Autres. Il s’agit d’un ensemble d’idées de ce qu’est la nation, d’un « bon sens » sur l’(État)nation ; ce « bon sens » est le terrain sur lequel un nationalisme quotidien, « banal » (ibid., p. 10) prend forme. Ce dernier est omniprésent et pourtant imperceptible en raison du « bon sens » profondément enraciné chez les citoyens, entre autres via l’école, et qui rend difficile la remise en question de certaines idées préconçues. L’acceptation de l’idée de « langue légitime » fait également partie de ce « bon sens » concernant les (États-)nations de même que l’établissement de la langue légitime comme une donnée naturelle, prise pour acquise. Cela crée les conditions d’exercice du pouvoir symbolique, ce « pouvoir invisible », défini
comme [le] pouvoir de constituer le donné par l’énonciation, de faire voir et faire croire, de confirmer ou de transformer la vision du monde, et par là l’action sur le monde est donc le monde, pouvoir quasi magique qui permet d’obtenir l’équivalent de ce qui est obtenu par la force (physique ou économique), grâce à l’effet spécifique de mobilisation, ne s’exerce que s’il est reconnu, c’est-à-dire méconnu comme arbitraire. (Bourdieu 2001, p. 210, en italique dans l’original)
10Ce type de pouvoir trouve sa réalisation dans la relation entre ceux qui le pratiquent et ceux qui le subissent, dans le cadre d’une croyance partagée et perpétuée :
[le pouvoir symbolique] se définit dans et par une relation déterminée entre ceux qui exercent le pouvoir et ceux qui le subissent, c’est-à-dire dans la structure même du champ où se produit et se reproduit la croyance. (ibid., en italique dans l’original)
11La production et la reproduction de la « croyance » dans l’ordre établi comme naturel (« orthodoxie », p. 209) sont donc essentielles pour le maintien de l’État et de la langue de l’État. Dans le contexte d’une croyance partagée et perpétuée, le nationalisme (banal) opère. Ainsi, la signalisation, et en même temps le rappel, de l’unité et de l’appartenance nationales au travers des symboles et des idées constituent une forme de pouvoir symbolique. Le nationalisme (banal) trouve également son expression dans les différents discours et pratiques – formes d’exercice du pouvoir symbolique – qui visent la régulation de l’usage des langues légitimes, notamment de la (des) langue(s) officielle(s) dans l’espace public (école, administration, travail, etc.) [Hobsbawm 1992]. Le pouvoir symbolique est donc un type de pouvoir qui contribue constamment à la reproduction de l’État. Il légitime son pouvoir et son statut en tant qu’organe de décision et d’action suprême dans sa relation avec la masse populaire sur laquelle l’État gouverne. L’exercice du pouvoir symbolique devient alors une technique de gouvernementalité (Foucault 1994b), à savoir des pratiques de surveillance et de contrôle des personnes, des ressources et des comportements mis en œuvre par l’institution de pouvoir qu’est l’État.
Langues et « postnationalisme »
12Le lien langue-État est à l’origine des idéologies des États-nations qui soutiennent la quête d’une homogénéité territoriale, politique, culturelle et linguistique. Ainsi, depuis le xviie siècle, le monolinguisme est établi comme le modèle linguistique national, associant aux frontières étatiques une mise en frontières linguistiques qui vise à consolider le sentiment d’appartenance à l’État grâce à une langue commune (Bauman et Briggs 2003, Canut et Duchêne 2011). Parallèlement à ces processus, le bilinguisme est considéré comme n’entrant pas dans le cadre idéologique de l’État-nation. Jusqu’au début du xxe siècle, le bilinguisme a été majoritairement conçu comme nocif (Tabouret-Keller 2011).
13La valorisation du plurilinguisme s’inscrit dans la configuration sociopolitique la plus récente, celle de la nouvelle économie globalisée (Heller 2008, Canut et Duchêne 2011). Il ne s’agit pourtant pas d’un changement de paradigme épistémologique, mais de la manifestation d’un changement de gouvernance et de la coopération accrue des États avec des formes de macro-gouvernance financiarisée (ibid.). En effet, depuis quelques décennies (voire depuis la fin de la seconde guerre mondiale), nous assistons à la création et à la diffusion d’une sphère politique et économique internationale. Différents processus et diverses pratiques y ont pour objectif de remettre en cause les fondements de l’architecture idéologique des États-nations (Pujolar 2007, Heller 2008, 2011). La création de cette sphère est ainsi en lien avec un ensemble de processus postnationaux transcendant l’espace public national, tels l’internationalisation de l’économie, les différentes formes de mobilité, la libéralisation comme paradigme politico-économique spécifique et l’avancement des technologies de l’information et de la communication (Pujolar 2007). Le postnationalisme se caractérise donc par une remise en question et par une redéfinition du rôle et des discours des États-nations dans les conditions de la nouvelle économie globalisée. Au sein de cette dernière, la diversité, tout comme l’égalité, la mobilité et le changement, sont considérés comme des éléments typiques, cruciaux et constitutifs des formes émergentes d’organisation sociale (Heller 2011). En même temps, compte tenu de la construction des langues comme uniformes et associées à des populations et à des territoires, « toute forme de variation, de multiplicité ou d’ambiguïté linguistique, culturelle ou sociale […] deviennent des problèmes à décrire afin de les normaliser, les éliminer ou, au mieux, les gérer » (Heller 2007b, p. 41). Ainsi la pluralité linguistique est reconnue comme relevant de la normalité, mais devient un objet de débat notamment en ce qui concerne sa gestion.
14Le contexte de la nouvelle économie, axée entre autres sur les services de l’information et de la communication, entraîne la reconfiguration des valeurs attribuées aux ressources linguistiques (Heller et Boutet 2006, Dubois et al. 2006). Les langues deviennent des capitaux (Bourdieu 2001) symboliques, mais également économiques. Cette valeur ajoutée des langues se fait le moteur de secteurs économiques comme le tourisme, le marketing, la publicité, la traduction, et des espaces de travail, tels que les centres d’appel (Cameron 2000, Heller 2010, Pietikäinen et Kelly-Holmes 2011, Duchêne 2009, 2011). Dans ce contexte, la « diversité », dans une conception néo-libérale, devient également un capital, en possession d’un employé et utilisable sur son lieu de travail (Urciuoli 2015). En même temps, le savoir linguistique en tant que valeur ajoutée, source de profit, n’est pas déconnecté des marqueurs linguistiques d’une identité, source de fierté nationale, qui contribue à sa valeur ajoutée (Duchêne et Heller 2012).
15Parallèlement à l’émergence d’une sphère économique globalisée, une scène politique internationale voit le jour. Sa genèse est marquée par la fondation de différentes instances politiques internationales. Ces espaces multilatéraux acquièrent une visibilité depuis les années quatre-vingt-dix : leur structure internationale leur confère davantage de légitimité dans le contexte international (Muehlmann et Duchêne 2007, Heller 2007a, Canut et Duchêne 2011). En revanche, le caractère multilatéral de ces espaces pose la question des stratégies conçues pour la poursuite des intérêts étatiques et pour l’obtention et/ou le maintien du pouvoir étatique. Dans la mise en œuvre de ces stratégies, les langues et les idéologies linguistiques sont également mobilisées. En effet, certaines institutions internationales se mettent à produire des discours et des instruments en faveur de la reconnaissance et de la gestion de la pluralité linguistique. Y émergent des questions (et des tensions) sur la gestion du « plurilinguisme ». Un exemple emblématique de cette gestion est la standardisation, dans le sens de gestion institutionnelle, de la « diversité linguistique » et du « multilinguisme » par et dans les institutions de l’Union européenne (Gal 2012, Moore 2011, 2015, Krzyżanowski et Wodak 2011, 2013, Wodak et Krzyżanowski 2011, Romaine 2013). Cela implique une prise de décision sur ce qu’est le plurilinguisme, comment il doit être géré et évalué et sur les répercussions pour les groupes sociaux visés, ignorés ou autrement affectés par de telles prises de position et de décision (Pujolar 2007).
Le Conseil de l’Europe et le « plurilinguisme »
16L’ensemble des études considérées jusqu’à présent a mis en avant la conception de la « langue » comme un élément construit et perpétué par un État grâce auquel cet État se reproduit. Ces processus s’appuient sur une croyance partagée et maintenue dans un cadre de nationalisme (banal) et favorisant l’exercice d’un pouvoir symbolique. La nouvelle phase de développement économique et politique de la société a impliqué la prise en compte et la reconnaissance d’autres formes d’organisation sociale ainsi que des pratiques linguistiques, raison pour laquelle ces questions ont fait l’objet de débats et de régulations dans des espaces internationaux. À la lumière de ces considérations, le Conseil de l’Europe en tant qu’institution internationale représente le terrain par excellence pour l’analyse du plurilinguisme comme 1) construction idéologique à l’image de « langue (officielle / légitime) », 2) terrain de reproduction du (post)nationalisme, et 3) moyen d’exercice de pouvoir symbolique et de gouvernementalité.
17Le Conseil de l’Europe est une institution caractéristique de la sphère politique européenne. Il est composé au moment de la rédaction de cet ouvrage de quarante-sept États européens. Les initiatives ayant donné lieu à sa création ont vu le jour dans l’après-guerre, qui marque le début de « l’histoire de la construction européenne » (Wassenberg 2012, p. 14). Le Conseil de l’Europe est toutefois une institution méconnue au-delà de l’étude du discours sur les langues. Birte Wassenberg (2012) remarque que le Conseil de l’Europe reste le parent pauvre des historiens et est souvent le grand absent des différentes études au profit de l’histoire communautaire de la « petite Europe ». Cette relégation dans l’ombre des institutions de l’Union européenne (UE) fait perdurer la confusion quant au rôle du Conseil de l’Europe et à sa place parmi ce qui est communément désigné par « institutions européennes ». Malgré la collaboration étroite du Conseil de l’Europe avec les institutions de l’UE dans de nombreux domaines, il est parfois difficile d’en fixer les limites. Il semblerait aussi que les institutions de l’UE attirent l’intérêt pour la recherche. Ce serait, d’une part, en raison de leur visibilité, d’une plus grande circulation de ses discours et de l’accessibilité des documents qu’elle produit. Cela pourrait, d’autre part, être dû au fait que l’UE, par son caractère supranational et sa légitimité politique – dont le Conseil de l’Europe en tant qu’institution intergouvernementale ne dispose que très secondairement – est bien plus souvent choisie comme terrain d’étude et de recherche. Dans la mesure où le Conseil de l’Europe, contrairement à l’UE, n’a aucun pouvoir décisionnel, une réflexion est nécessaire pour comprendre pourquoi le discours du Conseil de l’Europe, ainsi que le Conseil de l’Europe en tant que producteur de discours, ont cette place d’autorité.
18Le Conseil de l’Europe est un terrain pertinent à étudier en raison de sa production de discours et de savoir de grande envergure dans le domaine de l’enseignement-apprentissage des langues. Cette production a commencé assez tôt, ce qui a permis au Conseil de l’Europe d’acquérir le statut de légitimateur dans ce champ. La spécificité de ce terrain réside aussi dans le fait qu’il s’agit d’une institution qui rassemble la quasi-totalité des États européens. L’étude diachronique de la construction du discours permet de prendre en compte les répercussions de l’adhésion progressive des États et du degré de transformation des relations interétatiques de pouvoir sur la construction du discours sur les langues et sur le plurilinguisme. La participation étatique à l’institution détermine également la participation et la légitimation expertes sollicitées par l’institution pour un examen plus approfondi des questions spécifiques, dont des questions linguistiques. L’étude menée dans cet ouvrage permet ainsi un retour aux fondements discursifs, un examen de l’évolution du discours et une mise en lumière des processus et des enjeux caractéristiques de la construction du discours dans des conditions institutionnelles, socio-économiques et géopolitiques changeantes dans un contexte « européen ». À ce stade, il convient de noter que le nom « Europe » est compris comme un terme polysémique et polyréférentiel renvoyant aux multiples formes institutionnelles et géopolitiques que l’Europe a prises et continue de prendre. Ainsi, la conception de l’Europe dépend de la perspective dans laquelle elle est considérée. Ce terme désigne par conséquent des images de l’Europe, résultant des discours qui visent à la construire (Gal 2009, Wodak et Weiss 2005, Stråth 2010). L’« Europe » est donc à comprendre dans son dynamisme, sa complexité et sa pluralité. Le Conseil de l’Europe est de ce fait un espace de production d’une image spécifique de l’Europe, en lien étroit avec les conditions et les enjeux de son émergence, son objectif statutaire et sa structuration.
19Producteur et légitimateur du plurilinguisme, le Conseil de l’Europe est le locus de sa construction. La reconnaissance de la pluralité linguistique par le Conseil de l’Europe relève donc d’un travail institutionnel, politique et idéologique. Le plurilinguisme n’est pas un atout en soi, mais il est construit ainsi dans les espaces discursifs du Conseil de l’Europe, de la même manière que, des décennies auparavant, le bilinguisme avait été dépeint comme nocif dans différents espaces éducatifs, scientifiques et politiques (Tabouret-Keller 2011). Dans cette logique, si le plurilinguisme est vu comme un avantage et un privilège, ce n’est pas lié à sa nature, mais aux circonstances historiques, politiques et sociales dans lesquelles l’attribution des valeurs spécifiques à ce terme a été réalisée. Cela implique dès lors un questionnement des idéologies qui se trouvent derrière la notion de plurilinguisme et de la manière dont le discours sur le plurilinguisme soutient une certaine idéologie qu’il s’agit de situer sociohistoriquement, dans les conditions de production qui lui sont spécifiques, et dans un réseau plus large de relations de pouvoir. Le contexte spatio-temporel est celui d’un continent d’après-guerre et en transformation où l’on vise l’ouverture et donc la coopération au-delà des frontières politiques et économiques. Cela reste néanmoins un continent où la tradition d’une langue, d’un État et d’un peuple est profondément ancrée. Ainsi se pose la question de l’articulation des idéologies étatiques, dont font partie les idéologies langagières, avec les idéologies sur la construction européenne que le Conseil de l’Europe imagine sous la forme d’« une union plus étroite entre ses membres » (statut du Conseil de l’Europe, 1949 ; voir chap. 2). Dans une perspective historiographique, cette articulation doit être examinée dans le cadre de la (ré)organisation des rapports de pouvoir due à l’adhésion progressive des États, et donc en lien avec l’augmentation du terrain d’influence géopolitique du Conseil de l’Europe. Ainsi, il s’agit de s’interroger sur la manière dont se construisent sur le terrain discursif du plurilinguisme, d’une part les idéologies des États-nations en tant qu’entités indépendantes, et, d’autre part, les idéologies du Conseil de l’Europe en tant qu’institution internationale fonctionnant sur la base d’une certaine interdépendance étatique.
Approche sociolinguistique des institutions internationales
20Depuis les années quatre-vingt, différents travaux ont contribué à l’étude du plurilinguisme en situation sociale (Duchêne 2010). Cet ouvrage apporte une contribution à la sociolinguistique du plurilinguisme au moyen d’une approche sociolinguistique des institutions internationales dans une perspective discursive. Pour cela, nous puisons dans les cadres théoriques de la sociolinguistique, l’analyse du discours et l’anthropologie institutionnelle. Dans les pages qui suivent, il ne s’agit pas de dresser une liste exhaustive des travaux menés dans l’ensemble des disciplines, mais de nous limiter à quelques axes de recherche qui gravitent autour des questions de l’articulation entre langue, discours et société ainsi qu’entre discours, institution et pouvoir.
21Le point de départ de notre raisonnement théorique s’appuie sur la conception des langues en tant que pratiques sociales structurantes de l’ordre et des espaces sociaux (Heller 2002, Boutet et Heller 2007). Cette conceptualisation s’applique également aux pratiques communicatives et puise dans les travaux de l’ethnographie de la communication (voir par exemple les travaux de Dell Hymes [1972] et de John Gumperz [1968, 1972, 1974]) qui prennent en compte l’existence, mais aussi la variabilité des normes et des attentes sociales et historiques gouvernant une situation de communication. Ce type de conception du rôle des langues et de la communication accorde ainsi un nouveau rôle aux locuteurs, celui d’acteurs sociaux investis dans la construction de la réalité sociale.
22L’approche sociale des langues n’implique pas uniquement une description et une analyse des pratiques langagières spécifiques à des moments historiques et socialement situés. Elle cherche à relier ces pratiques à une description, à une interprétation et à une explication qui tiennent compte des dynamiques sociales à plus grande échelle, tant dans l’espace social que dans l’espace temporel (Heller 2002). Cette démarche vise la compréhension du fonctionnement des institutions sociales, la construction des catégories (et des différences) sociales, et la production ou la reproduction des rapports de pouvoir et d’inégalités sociales sur le terrain des langues. La description, la compréhension et l’explication de ces rapports de différences et d’inégalités sociales qui modèlent la société participent d’une approche sociolinguistique et critique (Heller 2011). Une sociolinguistique critique est « une sociolinguistique capable de révéler quels intérêts sous-tendent les actions, les représentations, et les discours, et qui bénéficie de l’évolution des processus sociaux » (Heller 2002, p. 10). Cela rejoint la perspective bourdieusienne selon laquelle la langue est à la fois un instrument de pouvoir, de manipulation et de domination et un objet d’instrumentalisation idéologique (Bourdieu 2001).
23La perspective discursive adoptée pour approcher les institutions internationales est celle qui comprend le discours comme une pratique (Foucault 1969, nous reviendrons en détail sur le concept de discours dans la section consacrée au cadre conceptuel) dont la langue est une partie constitutive (Cameron et Panović 2014), mais aussi un produit. Le discours devient ainsi également structurant de l’ordre et des espaces sociaux. La construction du discours est sociohistoriquement et idéologiquement située, négociée et légitimée. Elle est par ailleurs guidée par des intérêts individuels ou collectifs. De ces processus résulte un discours diffusé et consommé certes, mais qui ne doit pas être pris pour acquis. Il doit être compris dans ses conditions de production et dans les conditions politico-économiques changeantes (Heller 2010, Saint-Georges 2012, Duchêne et Del Percio 2014). Enfin, le discours sur les langues, par son intrication avec des phénomènes et des processus sociaux, devient un terrain sur lequel d’autres préoccupations sociopolitiques trouvent leur expression (Blommaert 1996, 1999, Cameron 1995, Duchêne et Heller 2007).
24Du point de vue diachronique, le discours sur les langues n’est pas un simple phénomène accompagnant un développement historique, mais il en représente un élément constitutif participant à la création de la réalité et des dynamiques historiques (Huck 2005). Le fait de penser les discours depuis la perspective de leur place dans l’histoire permet de décrire comment ils émergent et se transforment dans le temps, selon différentes tendances idéologiques et structurelles (Duchêne 2008, 2009). Cela implique la prise en compte de l’antériorité discursive et son influence pour la continuité de la construction, même en termes de rupture.
25Les institutions1 sont des espaces de production et de diffusion du discours. Si l’on tient compte du fait que le discours participe de la création de la réalité et des dynamiques historiques et donc de la structuration de l’ordre et des espaces sociaux, les institutions, en tant que producteurs et diffuseurs de discours, jouent également un rôle considérable dans la structuration de l’ordre et des espaces sociaux (Duchêne 2008, Del Percio 2014). Cela est en lien avec le pouvoir qu’on leur attribue (Bourdieu 2001) et donc avec l’autorité et la légitimité qui les caractérisent de fait. Dans cette ligne de réflexion, Irène Bellier (1997) soutient le positionnement selon lequel une institution n’existe, ne décide, et ne dispose que par la parole et les pratiques de ceux qui la composent et lui appartiennent. Pourtant, il n’y a pas de pouvoir propre au discours ; le pouvoir vient d’une institution et de ses membres investis de la légitimité de produire le discours (Bourdieu 2001). Le pouvoir de l’institution prend donc sa forme et sa puissance dans la complicité entre ceux qui l’exercent et ceux qui le subissent et par conséquent, entre ceux qui produisent et ceux qui consomment le discours.
26Certaines institutions internationales sont également productrices d’un discours sur les langues, sur leur enseignement-apprentissage et leur usage. Leur discours prend la forme d’une « planification linguistique » au sens de Blommaert (1996, p. 207), à savoir un modelage du profil sociolinguistique de la société, par les autorités et par tout type de moyens. Le discours institutionnel vise donc le développement d’une politique en matière de langues. À noter que politique ne veut pas nécessairement dire législation et peut s’exprimer par d’autres voies, explicites ou implicites, à travers le mécanisme des institutions scolaires, par exemple (Klinkenberg 2001). Dans ce sens, « politique » s’approche de ce que Martín Rojo (2015) nomme les « technologies de pouvoir », à savoir, des moyens, processus et institutions qui modèlent le comportement linguistique des individus, le pouvoir n’étant pas compris comme concentré dans l’appareil étatique et exercé du sommet à la base, mais comme distribué à travers le corps social (Foucault 1994d). Le pouvoir désigne « une situation stratégique complexe dans une société donnée et il n’y a pas de pouvoir qui s’exerce sans une série de visées et d’objectifs » (Foucault 2004, p. 616-617).
27Des acteurs individuels et/ou un collectif d’acteurs participent à la construction d’une politique dans un contexte de rapports de pouvoir et de mise en avant des idéologies et d’intérêts spécifiques (Duchêne 2008, Del Percio 2014) qui deviennent constitutifs des prises de décision. Les idéologies n’émergent donc pas ex nihilo, mais sont reproduites par ces acteurs sociaux qui puisent dans des agendas politico-idéologiques précis afin de mettre en avant leur vision, et donc une division (Bourdieu 2001) de la société, et de réussir à rassembler la majorité. Les acteurs ont alors un rôle à jouer afin d’atteindre un objectif.
28Les idéologies sont également reproduites par une variété de pratiques institutionnelles incluant les débats. Un débat doit être appréhendé à la fois comme un événement unique et comme un événement qui se déploie dans le temps (Blommaert 1999). Un débat est donc le locus de la définition et/ou de la redéfinition des idéologies. L’émergence d’un débat présuppose l’existence des idéologies et le débat accorde souvent de nouvelles priorités et des directions à des idéologies déjà existantes (ibid.). Compte tenu de la présence des acteurs, avec leurs intérêts et leurs idéologies, le débat peut alors être considéré comme une situation d’interaction et vu comme une représentation théâtrale (Goffman 1959). Au cours de celle-ci les acteurs s’expriment et cherchent à produire une impression afin de se positionner les uns par rapport aux autres et de triompher dans l’interaction. L’établissement de rapports de force, de l’inclusion ou de l’exclusion est constitutif de cette interaction. Enfin, un débat ne peut être compris autrement que dans sa globalité : dans un espace institutionnel notamment, il n’est jamais un événement isolé, mais il fait partie d’un tout entretenu par des liens interdiscursifs (Bakhtine 1970, Gal 2006, Duchêne 2008).
29Ainsi, cette section permet de situer notre travail dans un cadre ontologique, selon lequel, pour résumer, les idéologies sont discursivement construites, modelées par des mécanismes de production institutionnelle et (re)produites selon les intérêts individuels et/ou collectifs mis en avant par différents représentants étatiques et/ou institutionnels. Le discours, par conséquent, est orienté et est constituant d’une image de la société correspondant aux intérêts et aux enjeux de ceux qui ont contribué à sa construction. Par l’exercice du pouvoir, qui implique une participation de ceux qui le subissent, le discours concourt à la structuration des espaces sociaux, aux catégorisations et aux stratifications.
30L’objectif de la recherche sociolinguistique est, d’une part, de contribuer à la théorie sociale et, d’autre part, de permettre une analyse critique de faits, de processus et d’événements clés pour l’évolution actuelle des sociétés (Heller 2002). Cet ouvrage cherche à comprendre les intérêts sous-jacents à la construction discursive des langues et du plurilinguisme, comment ces derniers sont institutionnellement et politiquement utilisés, pour faire avancer quels intérêts, et dans quelle mesure ils participent à la construction d’une catégorisation sociale régulée et régulatrice de l’accès à des ressources symboliques et/ou matérielles. Notre intérêt porte notamment sur les changements et les (dis)continuités lors de la construction du discours institutionnel sur les langues et sur le plurilinguisme, dans des conditions idéologiques, politiques et institutionnelles, sociohistoriquement situées. Pour ce faire, l’accent est mis sur les acteurs (étatiques, experts, institutionnels…) et sur les relations de pouvoir qu’ils entretiennent, ainsi que sur leur impact sur la construction et la légitimation du plurilinguisme compris comme l’un des discours qui orientent et légitiment l’action du Conseil de l’Europe dans l’imagination d’une Europe unie. De cette façon, ce travail est une contribution à l’analyse, à la compréhension et à l’explication du rôle du plurilinguisme dans les déterminations des espaces sociaux.
Cadre conceptuel : discours, idéologies et keywords
31Trois concepts théoriques principaux donnent un cadre à ce travail : les concepts de discours, d’idéologie et de keywords. Ils sont le prisme à travers lequel nous chercherons à comprendre les enjeux de construction du discours sur les langues au Conseil de l’Europe.
Discours
32« Discours » est un terme commun à plusieurs disciplines qui connaît une variété d’approches et de définitions (Martín Rojo 2009). Deborah Cameron et Ivan Panović (2014, p. 3) regroupent ces définitions en trois ensembles :
- Discours comme unité linguistique supérieure à la phrase (« Discourse is language “above the sentence” ») ;
- Discours comme langage effectivement utilisé (« Discourse is language “in use” ») ;
- Discours comme une forme de pratique sociale dans laquelle le langage / les langues jouent un rôle central (« Discourse is a form of social practice in which language plays a central role »).
33La dernière conception du discours est celle que nous adopterons dans ce travail. Celle-ci souligne l’intérêt de l’étude du discours non essentiellement pour ses aspects linguistiques, mais plutôt pour ce qu’il peut nous indiquer des phénomènes sociaux qu’il contribue à modeler (Blommaert 2005). Cette conception du discours s’articule ainsi avec les méthodes et objectifs de la sociolinguistique critique que nous revendiquons et nous permet d’approcher les institutions internationales en tant que champ d’application de la sociolinguistique critique.
34Pour une approche du discours dans une perspective constructiviste, nous emprunterons la conception de discours à Michel Foucault (1969). La contribution de ce dernier apporte deux ruptures fondamentales avec les conceptions traditionnelles des discours : le discours n’est pas le reflet de la réalité et il n’est pas le reflet de l’esprit (Martín Rojo et Gabilondo Pujol 2002). Selon lui, il faut s’astreindre
à ne pas – à ne plus – traiter les discours comme des ensembles de signes (d’éléments signifiants renvoyant à des contenus ou à des représentations), mais comme des pratiques qui forment systématiquement les objets dont ils parlent. (Foucault 1969, p. 66-67)
35Le discours est donc à comprendre comme une pratique constitutive de la (dé)construction des réalités et à analyser dans une perspective processuelle (nous reviendrons sur la démarche analytique dans la section suivante). Le discours est une pratique déterminée par les conditions de production, et agit de manière structurante, en fournissant les conditions de possibilité pour d’autres discours / actions (Duchêne 2008). C’est aussi un espace d’émergence, de cristallisation et de matérialisation des positionnements des acteurs et des institutions (Smith 2005, Duchêne 2008) et, par conséquent, de la coconstruction des luttes idéologiques. En résumé, le discours n’est pas uniquement annonciateur de changements ou de persistances idéologiques, mais il est leur instrument. C’est effectivement par le discours que se construit au sein du Conseil de l’Europe une politique du plurilinguisme, et c’est par le discours que le Conseil incite à une action dans ce domaine. L’action du Conseil de l’Europe est donc essentiellement de nature discursive et sert à légitimer non seulement sa mise en œuvre, mais aussi des conceptions idéologiques.
36Cette approche du discours ainsi que trois autres concepts nous permettront de mieux saisir toute sa complexité : événement discursif, espace discursif et trajectoire. Ces concepts sont notamment utilisés pour saisir les différents éléments contextuels en termes de temporalité, de spatialité et de rapports de pouvoir qui influencent la construction du discours et ses enjeux.
37Événement discursif est à comprendre dans sa dimension processuelle (ibid.), permettant d’extraire et de désigner une étape précise, historiquement située, de la construction du discours dans le cadre du déroulement des débats sur les langues. Chaque cycle de construction ainsi délimité recouvre un certain nombre de débats sur un sujet précis, s’étend sur une période bien définie dont témoigne un ensemble de données textuelles, une sorte d’instantanés textuels permettant de rendre compte de l’événement dans sa totalité. L’événement discursif se réfère à la fois au processus et au produit final, mais aussi à ce qu’il introduit comme nouvel événement discursif. Les événements discursifs institutionnels sont particulièrement caractérisés par la formation d’une lignée d’événements dans laquelle chaque événement discursif a sa propre place et assure ainsi une continuité discursive grâce aux liens interdiscursifs (Gal 2007) avec les autres éléments. Le choix des événements discursifs analysés dans cet ouvrage est exposé dans le chapitre 2.
38Espace discursif renvoie d’une part aux différents espaces institutionnels composant le Conseil de l’Europe (voir chap. 2), des espaces effectifs de production, de performance et de consommation du discours (Heller 2008) :
- chaque espace se distingue par des possibilités et des contraintes de production discursive qui lui sont propres et qui sont déterminées par le règlement statutaire, puis selon le règlement propre à chaque espace discursif ;
- leur fonctionnement interne contribue au fonctionnement global de l’institution, à sa structuration et au mode de production discursive ;
- chaque espace discursif participe à l’élaboration d’au moins un événement discursif.
39Il s’agit de sites interconnectés, certains étant plus visibles et observables que d’autres (Heller 2011). En outre, l’espace discursif est un espace discursif symbolique (Duchêne 2008) qui dépasse les frontières exclusives des espaces physiques concernés et qui conduit au façonnement d’un univers de sens discursif, en l’occurrence sur le plurilinguisme.
40Les espaces et les événements discursifs entretiennent des liens d’interdépendance. Les événements discursifs sont modelés par les mécanismes de production discursive propres à chaque espace discursif. Les événements discursifs permettent également la création des nouveaux espaces et de nouvelles possibilités et contraintes de production discursive. Les espaces et les événements sont inclus dans une historicité : les espaces discursifs émergent historiquement à des moments précis de l’histoire de l’institution, et sont les loci de production des événements discursifs, selon les possibilités et les contraintes de production discursive dont ils sont dotés.
41Enfin, le concept de trajectoire désigne un mode de transfert d’éléments du discours (Blommaert 2005) à travers les espaces et les événements. Il permet de considérer les espaces et les événements discursifs à tous les degrés de leur connectivité et de leur continuité (Heller 2008, 2011). Il permet aussi de saisir l’intersection des événements et des espaces et de déterminer toutes les étapes clés de la construction du discours. Le concept s’applique au niveau du discours, mais aussi au niveau des textes et des idéologies. La considération de la trajectoire est importante, car c’est un aspect caractéristique du processus de communication institutionnelle (Blommaert 2005). De plus, c’est un concept qui permet d’approcher les diverses formes de pouvoir qui s’exercent sur la production du discours, car la considération de la trajectoire implique l’étude de la manière dont le discours est mis en texte (« entextualization », Silverstein et Urban 1996, voir la dernière section de ce chapitre) dans différents espaces, dotés de différents pouvoirs décisionnaires (ibid.). À ce titre, notre analyse même, conçue comme une entextualisation, est une étape de la trajectoire des textes, des idéologies et des discours (Blommaert 2005).
Idéologie
42Par « idéologie », on entend « les croyances que l’on a par rapport à un phénomène, des croyances sur sa nature, ses origines, son fonctionnement, sa raison d’être, ses caractéristiques, son importance, et ainsi de suite » (Heller 2002, p. 28). Comme cela a été précisé précédemment, les idéologies n’émergent pas ex nihilo. Considérées comme des pratiques discursives (Foucault 1969), elles sont à comprendre comme des ensembles d’idées discursivement construits et discursivement maintenus par différents acteurs légitimes. Ainsi, nous considérons les idéologies langagières comme un système d’idées, un ensemble (pré)construit de croyances sur les rôles, les statuts et les valeurs des langues. Les idéologies langagières sont biaisées et non neutres et dépassent des questions purement linguistiques (Gal 1989, Irvine 1989, Gal et Irvine 1995, Irvine et Gal 2000, Woolard et Schieffelin 1994, Woolard 1998).
43Dans un contexte de rapports de pouvoir, certaines de ces idées sont promues et rendues « naturelles » tandis que d’autres sont ignorées ou exclues (Eagleton 1991). Cela crée les conditions de différenciation, laquelle étant comprise comme un processus à la fois inhérent et résultant de la (re)production des idéologies (Gal et Irvine 1995). Dans le cas des idéologies langagières, il s’agit d’un processus de construction des visions partielles des mondes sociolinguistiques, c’est-à-dire un processus par lequel certaines idées sur les langues sont mises en valeur et activement promues et d’autres sont dénigrées et activement exclues (ibid., Gal 2012, Woolard 1998). Les représentations de la différence qui ressortent des pratiques linguistiques et métalinguistiques sont reconnues ou méconnues à travers trois processus sémiotiques : l’iconisation, la récursivité fractale et l’effacement (Gal et Irvine 1995). L’iconisation renvoie au processus idéologique par lequel des formes et des pratiques linguistiques spécifiques deviennent représentatives d’un groupe social et sont considérées comme relevant de son essence. L’effacement se produit lorsque d’autres formes et pratiques linguistiques sont occultées par celles qui sont devenues iconiques et donc « naturelles ». L’effacement se rapporte aussi aux locuteurs, et donc aux acteurs sociaux. Enfin, cette différenciation peut être projetée sur un autre niveau de relation, dans d’autres espaces sociaux (ce que Gal et Irvine 1995 désignent par le terme « récursivité fractale »). Malgré le « côté conservateur », notamment de l’iconisation, il s’agit d’insister sur le dynamisme de ces processus et d’étudier comment, dans des conditions spécifiques structurées par des dimensions idéologiques, politiques et institutionnelles, des idéologies linguistiques circulent dans une société, devenant soit hégémoniques, soit contestées ou modifiées (Jaffe 2008, p. 518).
44La construction et le maintien des croyances prennent leur forme et leur sens dans un système de pouvoir, consistant en appareils politiques ou économiques, qui naturalise et/ou conteste ces croyances, qui établit une orthodoxie et qui par conséquent produit et soutient une « vérité ». Cette « vérité » induit à son tour des effets de pouvoir qui la reconduisent et elle permet la mise en place d’un « régime de vérité », au sens de Michel Foucault :
Chaque société a son régime de vérité, sa politique générale de la vérité : c’est-à-dire les types de discours qu’elle accueille et fait fonctionner comme vrais ; les mécanismes et les instances qui permettent de distinguer les énoncés vrais ou faux, la manière dont on sanctionne les uns et les autres ; les techniques et les procédures qui sont valorisées pour l’obtention de la vérité ; le statut de ceux qui ont la charge de dire ce qui fonctionne comme vrai. (1994a, p. 112)
45Un système de pouvoir, par le pouvoir de produire, de soutenir et de reproduire la vérité, est doté de l’autorité et de la légitimité de décider de ce qui est vrai ou faux, de ce qui est bien ou non, et d’exporter cela sous la forme d’un savoir légitime, dans un cadre discursif également légitime qui oriente la diffusion et la consommation de ce savoir. En effet
le pouvoir produit du savoir (et pas simplement en le favorisant parce qu’il le sert ou en l’appliquant parce qu’il est utile) ; […] pouvoir et savoir s’impliquent directement l’un l’autre ; […] il n’y a pas de relation de pouvoir sans constitution corrélative d’un champ de savoir, ni de savoir qui ne suppose et ne constitue en même temps des relations de pouvoir. (Foucault 1975, p. 32)
46Le Conseil de l’Europe est dans la société actuelle l’un des appareils politiques doté d’une légitimité de produire du discours et du savoir sur les langues et ainsi de participer au maintien d’un régime de vérité qui structure les espaces sociaux et qui perpétue des idéologies. La mise en place et le maintien d’un régime de vérité sont alors une pratique de gouvernementalité.
Keywords
47Un dernier concept nous permettra de faire le lien entre le discours et les idéologies : keyword (Williams 1983). Le keyword est un mot ou un syntagme dont le sens est à comprendre dans les conditions de son usage, mais aussi en lien avec la transformation des conditions politico-économiques et avec d’autres keywords. La reconstruction de sa trajectoire est un moyen de donner sens aux intérêts situés dans des relations de pouvoir et dans des conditions politico-économiques changeantes. Le keyword permet alors de tracer les espaces et les événements discursifs dans lesquels un intérêt commun se dégage.
48Le keyword au sens de Raymond Williams (1983) rejoint la définition de « formule » d’Alice Krieg-Planque (2012) ou encore de « strategically deployable shifter » de Bonnie Urciuoli (2003, 2010), à savoir une notion qui permet de décrire le fonctionnement et les enjeux des expressions employées par des acteurs sociaux à un moment et dans un espace donnés. Les termes cristallisent des enjeux politiques et sociaux, ces derniers étant construits par les termes mêmes. Ces termes sont des entrées lexicales stabilisées, intégrées dans des énoncés, mais aussi génératrices d’autres énoncés. Elles contribuent à la structuration du sens commun. Ce sont donc des notions répandues, mais, en même temps, complexes et problématiques. Elles sont constamment prises dans des mouvements de réappropriation, indiquent des prises de position et contribuent à des effets de légitimation et de disqualification.
49Selon Shaylih Muehlmann (2007), la focalisation sur un keyword fournit une vitrine du fonctionnement d’un discours plus général. Les keywords permettent donc d’appréhender le discours à travers les différentes formes de figement que les acteurs sociaux modèlent et font circuler. Ils permettent aussi de saisir la façon dont les acteurs organisent, au moyen des keywords et des discours, les rapports de pouvoir et d’opinions. Les keywords sont donc un élément organisateur du discours, constitutif et porteur des idéologies. Ainsi, le keyword n’est pas uniquement un élément du langage, mais indique aussi ce qui est contesté dans son usage, dans sa forme, et à quelles autres pratiques langagières il est relié (Heller et McElhinny 2017, p. 4-6).
50Cette étude sera organisée autour de trois keywords principaux – langue, diversité linguistique et plurilinguisme – émergeant à différents moments de l’histoire institutionnelle. L’objectif n’est pas de proposer des définitions de ces keywords, mais de comprendre ce que ces termes recouvrent, n’incluent pas explicitement ou excluent dans le discours du Conseil de l’Europe. Nous montrerons aussi comment les acteurs institutionnels s’approprient ces keywords. Il s’agira de repérer dans le discours les moments de leur émergence, d’en comprendre la présence ou l’absence, ainsi que leur lien avec d’autres keywords pour les saisir dans toute leur complexité historiquement et idéologiquement située. Ainsi, nous interrogerons les acceptions largement répandues et nous mettrons en lumière les variations et les contestations qui les sous-tendent.
Démarche analytique : critique et généalogique
51Pour l’analyse du discours tel que nous venons de le définir, nous nous appuyons sur les travaux de Michel Foucault, car il propose un renouveau dans ce domaine. En effet, pour lui, l’analyse du discours doit être centrée sur la singularité et l’exclusivité de l’événement dans les « conditions de son existence » et dans ses corrélations aux autres événements :
L’analyse de la pensée est toujours allégorique par rapport au discours qu’elle utilise. Sa question est infailliblement : qu’est-ce qui se disait donc dans ce qui était dit ? L’analyse du champ discursif est orientée tout autrement ; il s’agit de saisir l’énoncé dans l’étroitesse et la singularité de son événement ; de déterminer les conditions de son existence, d’en fixer au plus juste les limites, d’établir ses corrélations aux autres énoncés qui peuvent lui être liés, de montrer quelles autres formes d’énonciation il exclut. On ne cherche point, au-dessous de ce qui est manifeste, le bavardage à demi-silencieux d’un autre discours ; on doit montrer pourquoi il ne pouvait être autre qu’il n’était, en quoi il est exclusif de tout autre, comment il prend, au milieu des autres et par rapport à eux, une place que nul autre ne pourrait occuper. La question propre à une telle analyse, on pourrait la formuler ainsi : quelle est donc cette singulière existence, qui vient au jour dans ce qui se dit, – et nulle part ailleurs ? (1969, p. 40)
52Le discours est donc à analyser dans une perspective processuelle et dans sa « singulière existence », à savoir, dans les conditions de production qui lui sont propres et qui font que le discours prend une forme spécifique et non une autre. Par conséquent, l’analyse du discours dans ce travail ne s’intéresse pas seulement aux propriétés linguistiques des textes. Elle examine, notamment, l’articulation de ces dernières avec les contraintes et les possibilités institutionnelles qui s’exercent sur la production discursive, elle-même située dans un cadre sociohistorique et politique spécifique. Penser les discours dans leurs conditions de production signifie les penser dans leur « histoire naturelle » de production (Silverstein et Urban 1996, p. 1-17). L’« histoire naturelle » du discours prend forme en fonction de la manière dont le discours originel est extrait de son contexte original et originel. Celui-ci est par la suite simultanément entextualisé, c’est-à-dire mis en texte et co(n)textualisé résultant dans un nouveau discours. Celui-ci est associé à un nouveau co(n)texte et accompagné d’un métadiscours spécifique qui fournit une sorte de « lecture préférée » de ce nouveau discours (ibid., Gal 2003, Blommaert 2005, p. 47). Les processus d’entextualisation et de co(n)textualisation institutionnelles du discours (Silverstein et Urban 1996) marquent le passage du discours d’un espace discursif à un autre, la mise en texte du discours dans l’espace en question étant la preuve matérielle de ce passage. La forme et le contenu de la mise en texte du discours sont ainsi porteurs des caractéristiques de l’espace discursif en question. Ainsi, en plus de caractériser la circulation institutionnelle du discours, les processus d’entextualisation et de co(n)textualisation mettent en lumière l’architecture institutionnelle des espaces discursifs et les rapports de pouvoir et de contrôle qui dynamisent la circulation du discours entre ces derniers, ainsi que les répercussions de ces rapports sur la trajectoire de ce qui deviendra un événement discursif.
53La connectivité et la continuité des « anciens » et des « nouveaux » discours peuvent être saisies avec le terme d’interdiscursivité (Gal 2007) qui désigne la circulation des discours et la manière dont ils se coconstruisent par les liens qu’ils entretiennent. Le terme renvoie d’une part à la réplication (partielle) des éléments discursifs et textuels et d’autre part, à la connexion entre différents espaces discursifs (symboliques). L’analyse de l’interdiscursivité permet d’examiner non seulement le lien entre le discours original et le discours reproduit, mais également le lien entre celui qui produit et celui qui reproduit le discours.
54L’entextualisation et la co(n)textualisation ainsi que l’interdiscursivité nous permettent ainsi de regarder au-delà des événements communicatifs et discursifs spécifiques. Nous pourrons les situer dans un cadre discursif et historique plus large, afin de comprendre comment certains discours ont acquis des effets sociaux, culturels et politiques puissants (Blommaert 2005). Notre choix s’est porté sur une analyse généalogique, car elle propose de comprendre
comment les discours se sont formés, au travers, en dépit ou avec l’appui de ces systèmes de contraintes, quelle a été la norme spécifique de chacune, et quelles ont été leurs conditions d’apparition, de croissance, de variation. (Foucault 1971, p. 62)
55L’approche historiographique du discours institutionnel que nous adoptons permet la reconstruction des conditions et des processus d’émergence, de circulation et de transformation (ou non) du discours au sein d’un espace institutionnel (ibid., Blommaert 2005, Duchêne 2008) ; comment et pourquoi des idées sur les langues deviennent importantes, contestées, transmises, puissantes, modifiées, marginalisées et effacées d’une manière pas toujours linéaire (Heller et McElhinny 2017). La perspective diachronique rend possible l’identification des (dis)continuités dans la production discursive et la saisie des processus idéologiques dans leur dynamisme. Pour cela, l’analyse généalogique requiert une perspective ethnographique sur les véritables acteurs historiques, leurs intérêts, leurs alliances, leurs pratiques, leur provenance et leur relation avec le discours qu’ils produisent, le discours étant une ressource symbolique cruciale sur laquelle les acteurs projettent leurs intérêts et autour de laquelle ils construisent des alliances, sur laquelle et à travers laquelle ils exercent du pouvoir (Blommaert 1999).
56L’approche généalogique est, pour Michel Foucault, étroitement liée à l’approche critique qui
consiste à voir sur quels types d’évidences, de familiarités, de modes de pensée acquis et non réfléchis reposent les pratiques que l’on accepte, […] montrer que les choses ne sont pas aussi évidentes qu’on croit, faire en sorte que ce qu’on accepte comme allant de soi n’aille plus de soi. (1994c, p. 180)
57L’approche critique consiste à interroger les intérêts sous-jacents à la construction du discours, les raisons pour lesquelles le discours prend une forme spécifique (et singulière) et les besoins auxquels sa construction répond. L’analyse généalogique et critique du discours permet non seulement une simple description des idéologies, mais aussi une compréhension de leur construction, de leur évolution, et de leur (re)production historiquement situées ; la quête permet de fournir une meilleure compréhension des processus idéologiques, en spécifiant les processus politiques et sociaux dans lesquels ils se sont formés et articulés (Blommaert 1996). Cela permet également de comprendre les processus discursifs par lesquels les idéologies sont légitimées, quelle « vérité » est produite par le Conseil de l’Europe, quel savoir est construit et diffusé et dans quel discours, dans le cadre de quelles relations de pouvoir et avec quels enjeux.
58Pour résumer, en reprenant le travail de Deborah Cameron et Ivan Panović (2014), nous proposons dans ce travail une analyse du discours qui combine les dimensions langagière, discursive et sociale. Cette analyse permet de s’intéresser au discours ainsi qu’à sa capacité à nous éclairer dans la compréhension d’autres processus sociaux qu’il détermine. Le discours n’est pas une simple mise en mots, mais une conception forgée à la base de choix et de calculs qui cible un public spécifique, dans un contexte spécifique. L’analyse ne porte pas strictement sur ce qui est écrit, mais aussi sur la manière dont c’est écrit, par qui, quand, dans quel objectif et ce que cela nous indique sur d’autres phénomènes sociaux. Pour parvenir à cette fin, nous avons étudié une quantité importante de textes à l’aide de méthodes de travail qualitatives. Il y aura donc une interaction constante entre l’analyse linguistique et l’analyse métalinguistique des textes. Des choix seront faits dans l’ensemble des textes disponibles et nous réfléchirons également d’un point de vue critique sur la manière dont ces choix ont été opérés et ce que cela implique tant pour la recherche que pour le savoir généré dans le cadre de ce travail. Ces actes de réflexivité font également partie du paradigme de la recherche qualitative (Mason 2002). Nous discuterons la matérialité textuelle de l’institution et le rôle constitutif des textes dans le chapitre suivant.
Notes de bas de page
1 Pour une réflexion plus détaillée sur l’institution à la fois en tant qu’organisme, champ politique, ensemble de rapports sociaux, construction textuelle et terrain de recherche, voir le chap. 2.
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