Chapitre 2
Les normes professionnelles à l’épreuve du public étudiant
p. 71-111
Texte intégral
1Dans les premières décennies du xxe siècle, les directeurs et les professeurs de l’École normale de Chicago s’interrogent régulièrement sur la qualité des étudiants qu’ils sont chargés de préparer pour les écoles publiques de la ville. Comparés à leurs homologues inscrits dans les universités publiques ou privées états-uniennes durant le premier tiers du xxe siècle, qui appartiennent principalement à l’élite blanche, masculine et protestante, les étudiants d’écoles normales apparaissent « peu conventionnels »1. Même si l’on observe des variations selon les régions et le contexte social, économique et politique, le pourcentage de femmes et de membres de minorités ethniques, raciales et religieuses y est majoritairement plus élevé. Les étudiantes représentent alors 50 à 90 % des inscrits des écoles normales d’État du pays ; des Amérindiens, des Africains-Américains et des immigrants, majoritairement européens, les fréquentent également en nombre « non négligeable ». Les centres de formation new-yorkais accueillent, quant à eux, un fort pourcentage d’étudiantes d’origine étrangère et juives dans les années 1920-19402. À Chicago, sur l’ensemble de la période étudiée, l’immense majorité des inscrits sont de jeunes femmes blanches, d’origine sociale et ethnique variée, près d’un tiers sont catholiques et quelques centaines sont africains-américains.
2La composition du corps étudiant de l’École normale de Chicago diffère non seulement de la norme dans l’enseignement supérieur, mais aussi du modèle de l’enseignant professionnel élaboré et diffusé par les directeurs. Selon l’héritage des conventions victoriennes, l’expertise, la prise de responsabilité, l’autonomie ou l’érudition sont, en effet, des prérogatives masculines. La présence des femmes dans l’enseignement renvoie aussi davantage à un essentialisme qui identifie ce métier à une vocation, et non à une profession. Les critères d’admission des étudiants dans ces centres de formation étant ensuite moins élevés que dans les universités, les futurs enseignants possèdent un niveau de connaissances qui peut être en décalage avec les attentes de leurs formateurs. Enfin, leur origine ethnique et leur appartenance religieuse s’accordent mal avec le projet progressiste de faire des écoles publiques des lieux de transmission d’une culture états-unienne infusée de valeurs protestantes3.
3Dans des rapports officiels ou des échanges plus informels, les directeurs et les professeurs de l’École laissent donc paraître la crainte que la réussite de la formation, et, avec elle, l’ambition d’élever le métier d’enseignant au rang de profession, ne soit compromise par le niveau intellectuel, l’âge, la religion ou le sexe de leurs étudiants. Ils notent à regret leur faible capacité d’apprentissage ; leur immaturité et leur comportement adolescent font régulièrement l’objet de commentaires critiques ; leur obédience catholique provoque des tensions avec certains membres du Conseil de l’éducation ; et la faible présence masculine mobilise ponctuellement les esprits. En commentant les défauts de leurs étudiants, les responsables de l’institution donnent à voir l’écart qui les sépare du modèle professionnel qu’ils cherchent à promouvoir.
4À cette même époque, il n’est pas rare de trouver dans les colonnes du journal publié par les étudiants de l’École normale de Chicago des remarques sur l’attitude imparfaite de leurs camarades ou sur les limites du programme de formation proposé, que les auteurs jugent regrettables dans le cadre de leur préparation professionnelle. Ils relèvent ainsi le manque de savoir-être et la passivité des futurs enseignants ou les rares occasions de se préparer à la prise de décision et à la gestion de groupe pendant leur formation. Si de tels articles montrent que leurs auteurs s’accordent avec les directeurs de l’institution sur l’immaturité des étudiants, ils suggèrent également l’existence de différences entre les ambitions de professionnalisation et les conditions de préparation au métier à l’École normale de Chicago.
5Ce chapitre propose d’examiner ces décalages entre théorie et pratique dans les initiatives progressistes de formation initiale des enseignants en s’intéressant au public cible des programmes offerts par l’École, les étudiants. À la suite d’historiennes comme Lynn D. Gordon ou Christine Woyshner, il analyse leur influence sur le fonctionnement et le discours institutionnels et évalue leur réception des normes et des prescriptions transmises par l’École normale4. Il confronte ainsi l’identification externe à laquelle ils sont soumis par l’institution à leur propre perception et représentation du métier5. L’inclusion d’un groupe d’acteurs jusqu’alors largement ignoré des études sur l’évolution du métier d’enseignant à la période progressiste confirme la complexité des modèles professionnels envisagés et met au jour les processus d’appropriation des discours sur la professionnalisation par les futurs enseignants.
6L’attention particulière portée à la composition sociologique du corps étudiant de l’École normale de Chicago permet en effet d’éclairer les stratégies mises en place par les représentants de l’institution, en lien avec l’administration scolaire centrale, pour remédier au décalage entre le modèle professionnel envisagé et les personnes physiques censées l’incarner. La première accepte la contrainte sociale et propose une adaptation du discours institutionnel au public visé, avec par conséquent une inflexion des normes professionnelles ; la seconde consiste, au contraire, à modifier la composition sociale du corps étudiant afin qu’il incarne plus fidèlement les caractéristiques de savoir, savoir-faire et savoir-être de l’enseignant idéal. Les directeurs tentent ainsi d’opérer un jeu de négociation à la fois sur la qualité des étudiants admis et sur le genre dans l’espoir de maintenir leur visée progressiste et de promouvoir leur modèle professionnel.
7La prise en compte des représentations, des réflexions et des témoignages des étudiants de l’École normale de Chicago, accessibles de façon discontinue des années 1910 aux années 1930, montre, quant à elle, à la fois une forme de reprise du discours institutionnel dans un but professionnel, mais aussi des difficultés à s’approprier le modèle proposé, suggérant que la construction de leur futur rôle d’enseignant passe par un mélange d’intégration et de résistance à l’identification imposée. De plus, les multiples expressions de cette culture étudiante rappellent que la transmission de normes ne s’effectue pas uniquement dans un mouvement descendant (top-down), mais aussi de manière transversale à partir de ce que l’historienne Paula Fass nomme des « pressions internes », exercées par certains étudiants dans le but de préserver un intérêt collectif tourné vers l’accès à un statut professionnel6.
8En mettant le modèle professionnel né de l’idéalisme progressivement teinté de pragmatisme des directeurs à l’épreuve du public étudiant, ce chapitre complète la palette des contraintes rencontrées par les directeurs de l’École normale de Chicago dans l’élaboration et la transmission d’une philosophie éducative et professionnelle et donne à voir la participation, plus ou moins active, des futurs enseignants au projet de professionnalisation de leur métier dans les premières décennies du xxe siècle.
Des étudiants hors norme
9Bien que dès son ouverture en 1896 l’École normale de Chicago soit un établissement mixte, les admis à l’examen d’entrée dans les premières décennies du xxe siècle sont en très grande majorité des femmes. En 1905-1906, 422 femmes et treize hommes sont inscrits aux différents programmes d’études proposés par l’institution. Huit ans plus tard, 578 des 592 étudiants répertoriés par le Conseil de l’éducation sont des femmes. Pendant et au lendemain de la Première Guerre mondiale, elles constituent toujours la quasi-totalité du corps étudiant de l’École. À partir du milieu des années 1920, le nombre d’hommes qui y suivent une formation augmente sensiblement : ils sont une cinquantaine en 1925-1926 et 173 selon un observateur en 1931-1932. Les femmes ne représentent cependant jamais moins de 85 % des étudiants7.
10Elles sont très largement présentes dans les programmes de formation en élémentaire, en maternelle et en arts ménagers, les hommes ne représentant que 3 % des étudiants de ces filières. Ils leur préfèrent d’autres cursus : entre juin 1912 et juin 1937, près de la moitié des admis choisissent d’intégrer la formation préparant à l’enseignement des travaux manuels, un tiers suit le programme accéléré pour diplômés d’université et près de 15 % sélectionnent la spécialisation en culture physique8. Au quotidien, les femmes côtoient donc peu le petit nombre d’hommes présents dans les différents cours.
11L’omniprésence féminine est reconnue et manifeste dans les représentations publiées dans les yearbooks et les journaux de l’École. Les portraits et les caricatures des futurs enseignants, qu’ils soient à leur bureau ou à la bibliothèque, symbolisant la vie culturelle ou sportive, sont immanquablement des femmes. Le faible pourcentage d’hommes donne lieu à des traits d’humour. Un jeune diplômé raconte comment, lors d’une assemblée plénière, il fut étonné d’entendre un conférencier commencer son discours par « mesdemoiselles, messieurs », tant il était habitué à entendre le directeur, William B. Owen, saluer les étudiants par le seul « mesdemoiselles ». Il faut attendre les années 1930 et le plus grand nombre d’hommes sur le campus pour que les représentations étudiantes traduisent le caractère mixte de l’institution en incluant des portraits des deux sexes9.
12À l’exception du groupe de diplômés d’université et d’enseignants qui reprennent des études à l’École, la plupart des étudiants entrent au centre de formation professionnelle directement après le lycée où ils passent l’examen d’entrée. La grande majorité a donc entre dix-huit et vingt et un ans dans les années 1910-1920, entre dix-neuf et vingt et un ans au début des années 1930. Ils diffèrent en cela peu des étudiants d’autres écoles normales aux États-Unis, dont l’âge médian est de dix-neuf ans dans les années 1910 et de vingt ans au début des années 193010.
13Ils ont, par ailleurs, des origines diverses. Le Conseil de l’éducation autorise tout élève d’un lycée de Chicago à passer l’examen d’entrée à l’École normale, qu’il soit public, privé ou religieux. Entre 1905 et 1913, 56 % des élèves admis à la formation ont été éduqués dans les lycées publics de la ville et 32 % dans les lycées catholiques, le parcours des autres étant plus variable. Entre 1924 et 1931, environ un tiers des diplômés seraient toujours issus de lycées catholiques, et majoritairement du lycée Mercy, au sud, et du lycée Saint Mary, à l’ouest, qui accueillent surtout la population d’origine irlandaise11. Ces établissements présentent couramment davantage de candidats à l’examen d’entrée de l’École que leurs homologues publics. En 1930, par exemple, 19,2 % de leurs lycéens prétendent à l’admission, quand ils ne sont que 4,7 % à se présenter dans les lycées publics12.
14Le choix de préparer des élèves à l’enseignement est présenté à Saint Mary comme le symbole du progressisme des sœurs qui dirigent l’établissement, puisqu’elles tentent ainsi de faire des jeunes filles les « égales des hommes » dans le monde du travail13. Il relève plus certainement d’une stratégie institutionnelle à un double niveau. Certains établissements, comme le lycée Saint James (renommé Mercy en 1926), remboursent les frais d’inscription en cas de réussite à l’examen d’entrée de l’École normale, ce qui permet à la fois d’attirer des élèves dont les familles pourraient être intéressées par cette économie non négligeable et d’orienter le parcours futur des lycéennes. Pour le diocèse, la préparation de catholiques d’origine irlandaise à l’enseignement public ne reflète pas non plus uniquement des traditions culturelles encourageant les femmes à subvenir à leurs propres besoins et à ceux de leur famille, mais participe de luttes de pouvoir religieuses tandis que le charismatique archevêque George Mundelein, nommé en 1916, cherche à étendre l’influence de la communauté qu’il représente14.
15Si l’importance et la fierté identitaire des étudiants catholiques d’origine irlandaise se lisent dans la popularité de la culture et de la langue celtiques dans les activités extrascolaires, elles ne justifient pas de renommer l’institution « Saint Normal », comme le suggère de façon humoristique un étudiant15. Lorsqu’il visite l’École normale en 1932, le professeur d’université George Strayer remarque en effet la grande diversité du corps étudiant. Parmi les quatre cents personnes qu’il interroge, 35 % sont nées de parents étrangers et 30 % parlent une langue étrangère chez elles. Les activités de plusieurs clubs et comités témoignent de la présence d’étudiants originaires non seulement d’Irlande, mais aussi de Pologne, d’Italie, d’Ukraine ou de Bohême, ou de confession juive16. L’hétérogénéité se lit également dans les milieux d’origine des étudiants interrogés, qui reflètent l’environnement urbain dans lequel ils vivent : 35 % ont des pères employés dans l’industrie, 25 % dans le commerce et 11 % indiquent qu’ils exercent une profession, ce qui diffère sensiblement du milieu agricole dont sont alors issus nombre d’étudiants d’écoles normales d’État dans le reste du pays17.
16Ils ont, en outre, reçu leur instruction secondaire dans divers lycées publics. Entre 1924 et 1931, plus de vingt établissements sont représentés à l’École normale. Le recrutement ne se limite pas aux écoles des quartiers aisés voisins d’Englewood ou de Hyde Park, mais inclut notamment le lycée Wendell Phillips accueillant une majorité d’élèves noirs, le lycée technique de filles Lucy Flower et trois lycées du nord et de l’ouest où sont inscrits de nombreux enfants d’immigrés européens. La gratuité des études et l’accès à une formation professionnelle garantissant un certificat d’enseignement attirent des lycéens qui n’ont pas obtenu de bourse d’études ou dont les familles ne peuvent financer des études universitaires onéreuses, une tendance qui, selon plusieurs témoins, se confirme durant la crise économique des années 193018.
17Robert Konen, diplômé en 1938, retient ainsi de ses années à l’École normale la sortie du microcosme catholique où il avait grandi et étudié, et se souvient avoir reçu « une leçon d’intégration » au contact non seulement des femmes et des étudiants protestants ou juifs, mais aussi des étudiants noirs de sa promotion19. Il ne semble, en effet, pas y avoir eu de politique systématique d’exclusion à l’institution. Alors même que des incidents agitent plusieurs universités de Chicago au tout début du xxe siècle, quelques jeunes Africaines-Américaines sont inscrites à l’École normale dès 1901 et au moins dix-sept sortent diplômées entre 1912 et 191920. Dans les années 1920, avec la hausse du nombre d’enfants noirs scolarisés dans le secondaire à la suite d’une vague migratoire du sud vers le nord du pays et du nombre d’admis à l’École normale, la présence d’étudiants noirs, des femmes pour la plupart, s’accentue jusqu’à refléter en moyenne celle de la population noire dans les lycées et l’ensemble de la ville à cette période21. L’École annonce qu’ils sont 286 à avoir obtenu leur diplôme entre janvier 1925 et janvier 1934, ce qui représenterait environ 5 % des étudiants. Ils composeraient ensuite un peu moins de 4 % des promotions de 1934 à 193622. Comme l’illustrent les photographies suivantes, ils sont disséminés dans les différentes classes et ne sont pas exclus des activités culturelles et sportives auxquelles participent les étudiants blancs, contrairement à ce qui se produit alors dans certaines universités états-uniennes23.
Illustration 1. Photographie d’une classe de l’École normale de Chicago, 1928.

Source : The Emblem, 1928.
Illustration 2. Photographie de l’équipe d’athlétisme masculine de l’École normale de Chicago, 1930.

Source : The Emblem, 1930.
18Les trois quarts de ces diplômés ont fréquenté les mêmes établissements secondaires publics que les autres admis, principalement dans les quartiers sud de Chicago qui, à l’exception du lycée Wendell Phillips, se trouvent dans des districts où la population noire est alors très minoritaire et où les résidents appartiennent à la classe moyenne24. Le quart restant a suivi des études supérieures, généralement à l’université Fisk, qui accueille l’élite noire du pays, ou à celle de Chicago. À une période où un infime pourcentage de jeunes Africains-Américains fréquentent l’université et où la population noire est stigmatisée pour son manque d’éducation et sa pauvreté, le niveau d’éducation de ces étudiants témoigne de leur statut social privilégié au sein de leur communauté25. Robert Konen constate rapidement l’excellence de nombreux camarades africains-américains qu’il ne peut égaler, ce qui vient contredire ses préjugés sur les capacités intellectuelles de ce groupe en général26.
19L’École normale accueille donc principalement des femmes jeunes, issues de milieux sociaux hétérogènes et qui, bien que majoritairement d’origine états-unienne et blanches, reflètent la diversité de la population de la ville durant le premier tiers du xxe siècle.
Entre adaptation et compensation : inflexion des normes et du public
20Cette composition sociologique spécifique du corps étudiant d’écoles normales comme celle de Chicago retient l’attention d’acteurs de l’éducation états-uniens qui s’inquiètent des capacités des futurs enseignants à acquérir les compétences attendues et des possibilités pour les écoles normales de les préparer adéquatement. L’enjeu est de taille, car la qualité des enseignants nouvellement recrutés doit permettre de contribuer à l’amélioration du prestige de la profession. À Chicago, l’âge et l’origine des étudiants entrant au centre de formation font l’objet de commentaires réguliers de la part d’universitaires, de l’administration scolaire centrale ou des directeurs et des professeurs de l’École normale.
21Leur jeunesse les préoccupe puisqu’ils y associent un manque de maturité, de connaissances et de confiance en soi qu’ils considèrent incompatibles avec les responsabilités transmises lors de la formation. Ella Flagg Young note, ou fait noter par les professeurs de l’École, des problèmes d’assimilation des cours de psychologie ou de passivité dans les cours de mathématiques. Les étudiants ont des réactions enfantines, sont incapables de penser par eux-mêmes, s’expriment parfois avec difficulté et, lors du stage pratique de fin d’études, manquent d’autonomie. Cette « immatur[ité] » est perçue comme un frein à l’assimilation du programme théorique et à son application dans la pratique professionnelle tout au long de la période étudiée27.
22La présence d’étudiants catholiques, qui reflète moins la tendance nationale que la situation des grandes villes états-uniennes accueillant une large population immigrée d’Irlande, d’Europe centrale ou du Sud, attire également l’attention du personnel administratif du système scolaire local28. Lors d’une enquête évaluatrice de l’École normale menée en 1930, plusieurs pages sont consacrées à une comparaison entre étudiants venus des écoles publiques et catholiques afin de jauger leurs qualités respectives. Alors que le Conseil de l’éducation tente de standardiser et de mieux contrôler les enseignements dans le système public, l’indépendance des lycées catholiques et l’absence de programmes et de méthodes d’enseignement uniformes supervisés par le diocèse laissent planer le doute sur la qualité de préparation dans ces établissements29. Cette réserve concernant la qualité des admis à l’École s’applique également, dans une certaine mesure, aux étudiants d’origine étrangère et parlant une langue étrangère. Le professeur d’université George Strayer émet en effet des doutes quant à leur maîtrise de l’anglais et craint qu’en l’absence de cours spécifique d’apprentissage de la langue ils ne puissent servir de modèles à leurs futurs élèves30.
23Parmi les stratégies envisagées à l’échelle nationale, comme à l’échelle locale, pour parfaire la qualité des futurs enseignants par le biais de leur formation initiale figurent alors une meilleure sélectivité des admis, une modification des programmes d’études ou une augmentation de l’âge minimum d’entrée dans la profession31. Il s’agit d’intervenir en amont et en aval de l’entrée à la formation afin de se rapprocher d’un modèle enseignant incluant qualités intellectuelles, pédagogiques et personnelles.
24Afin d’opérer un tri quantitatif et qualitatif des entrants à l’École normale, et donc d’influer sur la composition du corps étudiant, des modifications concernant l’admission des candidats sont envisagées. Le premier changement apparaît en janvier 1902, lorsque le Conseil de l’éducation substitue à l’admission sur dossier scolaire, jugée insatisfaisante du fait de programmes d’études secondaires variables, un examen d’entrée réservé aux lycéens de la ville. Suivant le système de notation sur cent états-unien, les candidats doivent obtenir une moyenne supérieure à 75 % et aucune note en dessous de 50 % à l’examen écrit, puis être reconnus aptes lors d’un test d’éducation physique. Les lycées publics sont automatiquement autorisés à présenter leurs élèves ; les établissements privés ou catholiques reçoivent la visite d’un inspecteur avant d’être approuvés. En 1911, le contenu de l’examen est modifié, sa difficulté est relevée et un examen oral est ajouté pour garantir le meilleur niveau de connaissances et d’anglais des étudiants admis. L’âge minimum requis pour composer passe alors de seize à dix-sept ans32. En adoptant ces changements, le Conseil accède au désir des directeurs d’uniformiser et d’améliorer le niveau des candidats reçus afin de se rapprocher de l’excellence intellectuelle et physique caractéristique de toute profession. L’examen oral sert, par ailleurs, à jauger la personnalité et la capacité de meneur des futurs enseignants. Le Conseil répond aussi aux cinq critères de sélection recommandés par l’Association nationale pour l’éducation dès 1895 : le futur enseignant doit être en bonne santé, posséder de larges connaissances et de bonnes capacités d’apprentissage, être dévoué à la profession et avoir une belle personnalité33.
25Les candidats incompétents, immatures ou faibles ne sont cependant pas les seules cibles d’un système de sélection qui, à l’aide d’un examen oral incluant des critères subjectifs comme la maîtrise de la langue et une apparence et un rang convenables, avantage les candidats issus de familles anglophones plus aisées et rend possibles différentes formes de discrimination. Quant à l’examen écrit, son élaboration à partir des programmes appliqués dans les lycées publics de la ville ne favorise pas les candidats des établissements catholiques au contenu d’enseignement moins standardisé. Il devient alors possible d’utiliser le mode d’admission pour contrôler et changer la composition ethnique et sociale du corps étudiant34.
26À plusieurs reprises, certains membres du Conseil de l’éducation, directeurs d’école ou surintendants des écoles de Chicago proposent des modifications supplémentaires du mode d’admission à l’École normale dans le but déclaré de garantir la venue des meilleurs élèves de chaque lycée de la ville. Ils envisagent tout d’abord de limiter les candidatures aux lycéens des établissements publics, puis évoquent l’instauration de quotas par lycées d’origine ou une sélection sur dossier35. Bien qu’elles entendent valoriser l’excellence, ces mesures renvoient également à l’inquiétude face à la forte proportion de candidats de lycées catholiques et participent d’une intention de rectifier la représentativité des établissements à l’École normale, donc de modifier la composition ethnique et sociale du corps étudiant. Comme le suggère le professeur d’université George Counts, il est probable que la majorité protestante de l’administration voie d’un mauvais œil l’influence grandissante des catholiques qui pénètrent le corps enseignant, animent le très actif syndicat des institutrices, deviennent membres du Conseil de l’éducation, et accèdent même à la surintendance des écoles, avec la nomination de William J. Bogan en 192636.
27Ces préoccupations concernant l’origine ethnique ou l’appartenance religieuse des étudiants rappellent aussi plus largement celles de la société états-unienne du premier quart du xxe siècle. La qualité des immigrants les plus récents est critiquée, la restriction de leur nombre est envisagée, puis adoptée, le patriotisme des immigrés naturalisés est remis en cause avec la Première Guerre mondiale et l’influence anarchiste et révolutionnaire est pointée du doigt lors de conflits ouvriers. L’école est alors présentée comme l’agent majeur de l’assimilation des nouveaux arrivants et les enseignants endossent le rôle de garants de la démocratie états-unienne en transmettant les valeurs fondatrices des États-Unis aux futurs citoyens. Le contexte politique encourage ainsi l’inclusion des dimensions ethniques, sociales et religieuses dans le portrait de l’enseignant modèle. Les « meilleurs » candidats à l’enseignement sont ceux qui démontrent des connaissances satisfaisantes à l’examen, mais aussi ceux qui sont nés aux États-Unis et imprégnés de l’héritage protestant37.
28La sélection en amont de l’entrée en formation acquiert de ce fait une dimension politique et provoque des tensions entre les membres du Conseil de l’éducation de Chicago et un des directeurs de l’École normale, William B. Owen. Ce dernier note, en 1915, que l’institution « est constamment critiquée parce qu’un très grand nombre de ses étudiants sont issus des écoles privées et catholiques ». Dans sa réponse à ces remarques, il contourne, tout d’abord, le problème de l’origine des admis en soulignant l’excellence acquise par tous les étudiants lors de leur passage à l’École. La qualité de la formation importerait davantage que le milieu culturel et social des candidats. Il choisit ensuite d’aborder la question des admis d’un point de vue purement « éducatif » en suggérant une meilleure collaboration des établissements publics avec l’École ainsi que l’amélioration des méthodes d’enseignement et l’inspection des lycées catholiques. La différence dans les valeurs transmises par les deux types d’établissements l’inquiète moins que le faible pourcentage de candidats venus de lycées publics38.
29Le directeur est sûrement conscient que, s’il veut pérenniser l’institution, il ne peut se passer des jeunes femmes éduquées par des congrégations catholiques puisqu’elles représentent environ un tiers des effectifs. D’autre part, il ne peut s’en remettre au faible nombre de candidats de lycées publics pour assurer un certain niveau, si ce n’est d’excellence, du moins de qualité. Sa défense du mode de sélection par examen ouvert à tous les lycéens intègre donc des contraintes que les propositions de modification de personnes externes à l’École omettent de prendre en compte. Elle s’inspire également d’un modèle de progressisme fondé sur le mérite et libéré d’influences politiques, opposé aux pratiques critiquées de certains membres du Conseil de l’éducation. Owen semble ainsi se satisfaire de l’imperfection des trois examens (écrit, oral et physique) et du tri intellectuel, moral et potentiellement ethnique et social qu’ils génèrent, afin d’offrir une garantie à la fois quantitative et qualitative à l’institution. Sa prise de position, mais aussi la présence de membres catholiques au Conseil de l’éducation, la mobilisation de l’opinion publique ou encore une intervention de l’archevêque ont, semble-t-il, empêché l’adoption de modifications majeures du mode d’admission à l’École normale à cette période39.
30Bien que la question de la présence d’étudiants noirs ne soit a contrario jamais soulevée dans les documents d’archives conservés, ils n’en sont pas moins tout aussi concernés par les examens d’entrée et leurs critères subjectifs de maîtrise de la langue, d’apparence convenable et de niveau de connaissances. L’invisibilité d’éventuels débats concernant leur participation aux programmes de formation n’exclut pas l’ajout d’une dimension raciale aux autres discriminations induites par le système d’admission. Comme a pu le démontrer l’historien Thomas Fallace, si les défenseurs de théories progressistes en éducation comme Francis W. Parker ou John Dewey ne discutent pas nécessairement ouvertement de la question raciale, ils n’en souscrivent pas moins à l’idée alors répandue de l’infériorité des peuples non blancs. À une période où la population noire de Chicago augmente considérablement, où les mesures discriminatoires, dans l’accès au logement par exemple, se multiplient et où les relations interraciales se tendent jusqu’à provoquer des émeutes, la formation et le recrutement d’enseignants noirs pour les écoles où sont petit à petit regroupés les enfants africains-américains revêtent aussi une dimension politique40.
31Si l’évocation répétée des lacunes et des faiblesses des étudiants de l’École normale motive les tentatives de sélection en amont de l’admission selon un idéal tantôt culturel, tantôt professionnel, elle vise également à faire évoluer la formation professionnelle dispensée à l’institution. En attendant d’accueillir les meilleurs lycéens, les directeurs proposent de faire des étudiants dont ils disposent les meilleurs enseignants possible. Or leur jeunesse et leur niveau scolaire nécessitent l’évolution de deux composantes indispensables à la réussite de ce projet, l’adaptation des programmes à leur public et l’allongement de la durée des études.
32Lorsqu’il demande l’octroi d’une troisième année de formation en 1901, le directeur Arnold Tompkins invoque le décalage entre les connaissances possédées par les entrants et celles requises pour un enseignement de qualité, les vingt heures consacrées à la géographie, par exemple, se révélant dérisoires face à des étudiants qui ne l’ont pas étudiée depuis la sixième. Quelques années plus tard, Owen insiste aussi sur l’impossibilité de proposer un « produit fini » à la fin des deux années d’études. Le passage à un diplôme sur trois ans permettrait un étalement des contenus, un approfondissement des connaissances, mais aussi une plus grande maturation des esprits41.
33Alors que leur stratégie, qui cherche à pallier la jeunesse et le manque de connaissances des étudiants tout en développant l’institution, peine à convaincre un Conseil de l’éducation préoccupé par des impératifs budgétaires, les directeurs de l’École normale essaient, dans le même temps, de développer la formation accélérée pour diplômés d’université. Owen suggère officiellement de les accueillir afin de compléter leur formation universitaire jugée lacunaire sur le plan pédagogique. Mais leur venue permet aussi d’enrichir le corps étudiant d’un public plus expérimenté et plus âgé, que les directeurs jugent de ce fait plus à même d’intégrer et d’incarner les normes professionnelles transmises par l’institution. En associant savoir, maturité et qualité, les directeurs s’appuient sur des critères traditionnellement associés au prestige professionnel à cette période42. L’intégration des diplômés d’université à l’École normale, comme les modifications du mode d’admission et des programmes d’études, participe d’un désir de corriger la jeunesse, l’origine et le savoir du corps étudiant, qui apparaissent comme des obstacles à la visée progressiste des réformateurs.
34Une dernière caractéristique dans la composition sociologique des étudiants de l’École normale de Chicago conduit les directeurs à développer des stratégies de compensation et d’adaptation pour pallier le décalage entre le modèle professionnel envisagé et les personnes physiques censées l’incarner. En effet, le public féminin vient contrarier le critère de masculinité favorisant, avec la connaissance, la maturité et la personnalité, l’acquisition d’un statut professionnel, comme le rappelle une analyse sociologique parue en 193243. Or la rhétorique employée par les pédagogues états-uniens, les représentations de la profession ou les données statistiques prouvent que la présence des femmes dans les écoles normales et dans l’enseignement n’est alors pas considérée comme un phénomène transitoire ou aisément réversible, mais qu’il s’agit plutôt d’un état de fait dont il faut s’accommoder et, si possible, tirer profit. Si l’École normale de Chicago souhaite maintenir son objectif professionnel, il est donc dans l’intérêt des directeurs de présenter les femmes comme des êtres capables d’accumuler des connaissances, de développer une expertise pédagogique, d’acquérir les qualités personnelles nécessaires et de prendre des responsabilités dans la profession et dans la société.
35L’atmosphère modernisatrice du premier tiers du xxe siècle leur est en cela favorable, puisque la place et l’image de la femme sont alors en pleine mutation. Les mouvements féministes et syndicaux se battent pour améliorer les conditions de vie et de travail des femmes en demandant, parmi d’autres revendications, le droit de vote, l’accès à la contraception ou l’égalité des salaires. Des associations de femmes réclament des réformes citoyennes pour lutter contre la corruption, le vice, la délinquance ou la consommation d’alcool. Dans le même temps, les repères des jeunes filles vivant en milieu urbain sont modifiés par leur expérience lycéenne, qui développe l’ambition, la compétition avec les garçons et la prise de décision personnelle, et prépare à des études supérieures plutôt qu’à la réintégration de la sphère familiale. Ces changements favorisent petit à petit l’émergence d’une génération de « nouvelles femmes », éduquées, qui s’émancipent de la sphère familiale et brouillent les repères de genre, remettant ainsi en question les normes sociétales héritées du xixe siècle44.
36Dans le monde de l’éducation, les femmes accèdent à des postes à responsabilités administratives. Elles occupent environ 10 % des postes de surintendant des écoles aux États-Unis et, bien que leur représentation décline de 61,7 % en 1905 à 55 % en 1928, elles demeurent majoritaires à la tête des écoles élémentaires du pays45. Le système scolaire de Chicago est lui aussi dirigé par une femme, Ella Flagg Young, de 1909 à 1915, et environ la moitié des écoles élémentaires de la ville sont sous la responsabilité d’une directrice dans les années 1900-1930.
37Les directeurs de l’École normale de Chicago ont ainsi à disposition des modèles de femmes en position de direction dans l’enseignement et accueillent des jeunes filles éduquées dans des lycées souvent mixtes situés en milieu urbain. Ils tirent profit de ce contexte pour cultiver chez leurs étudiantes des qualités alors jugées masculines. En futures guides de leurs élèves, de la profession et de la société, elles participent à la gestion de l’institution au sein du conseil étudiant, dirigent le journal et les clubs, soutiennent des actions féministes et débattent de questions politiques. En étudiantes avides de connaissance, mais aussi résistantes physiquement, elles fréquentent les clubs littéraires, culturels ou sportifs de l’institution. En tant que stagiaires dans les écoles-modèles, elles donnent à voir leur expertise pédagogique et intellectuelle aux parents d’élèves, aux directeurs d’établissement et aux inspecteurs du système scolaire. L’École normale de Chicago constitue ainsi un espace dans l’enseignement supérieur où les jeunes femmes sont amenées à se définir comme des êtres raisonnés, professionnels et responsables46.
38Il serait pourtant excessif de la considérer comme une institution « révolutionnaire »47. À l’image d’une époque où les valeurs victoriennes conservatrices demeurent malgré la progression de mouvements novateurs ou radicaux, elle conserve une ambivalence, commune à certaines universités pour femmes, en oscillant entre tradition et modernité48. Lorsqu’ils forment les étudiantes à participer à la vie locale, à éduquer les citoyens de demain et à servir de guides à leurs élèves, les directeurs convoquent un modèle de femme hérité du code de la domesticité victorien49. Les étudiantes s’associent à des actions caritatives, lèvent des fonds et participent à l’effort de guerre en lien avec la Croix-Rouge. La protection de l’enfance, alors une bataille majeure d’associations féminines, devient une préoccupation nécessaire puisqu’elles doivent garantir le bon développement de l’enfant dans un environnement scolaire sain. William B. Owen défend cet engagement social traditionnel qui sied mieux, selon lui, aux diplômées qu’un activisme politique radical50. De même, lorsqu’ils évoquent le rôle de l’enseignante auprès de ses élèves, les directeurs de l’École normale s’appuient sur une comparaison avec la fonction traditionnelle de la mère dans la sphère familiale, toutes deux étant responsables du progrès de la civilisation états-unienne. Enfin, l’insistance sur l’importance du contrôle de soi lors de la formation enseignante est une référence directe aux standards féminins victoriens, l’autodiscipline et le passage à un nouveau moi responsable et mesuré faisant partie de la formation d’une jeune fille modèle au cours du xixe siècle51.
39Le choix de transmettre des valeurs associées aux classes supérieures doit contribuer à élever la future enseignante à un rang respectable et attester sa moralité. Celle-ci remplit une fonction de service pour la société en adéquation avec le rôle alors attribué aux femmes de l’élite, ce qui permet de légitimer sa présence dans le monde du travail alors qu’à peine un quart des femmes ont un emploi rémunéré entre 1900 et 193052. Le discours institutionnel repose donc sur un modèle féminin ambivalent, tourné vers le passé et respectueux des traditions, possiblement rassurant pour le Conseil de l’éducation et la population, auquel s’ajoute une opportunité d’émancipation, de progression intellectuelle, professionnelle et sociale, et de prise de responsabilités pour les étudiantes.
40Tout en essayant de s’adapter à la contrainte d’un public féminin, les directeurs de l’École normale de Chicago tentent, à plusieurs reprises, de mettre en valeur les hommes et de favoriser leur recrutement53. Bien qu’elle n’y fasse pas directement référence, cette démarche rappelle la stratégie compensatoire défendue par de nombreux réformateurs états-uniens du monde de l’éducation dans les premières décennies du xxe siècle, qui préconisent l’augmentation du nombre d’hommes dans l’enseignement pour repousser ce qu’ils considèrent être une « menace » féminine. La surexposition aux caractéristiques maternelles attribuées aux enseignantes développerait chez les jeunes garçons un caractère « émotionnel, illogique et passif » et provoquerait un dégoût pour les études à l’origine de la moindre fréquentation masculine dans les lycées. La présence d’enseignants doit, au contraire, permettre de mieux appréhender le caractère spécifique des garçons et leur offrir un modèle auquel ils puissent s’identifier, en particulier à l’adolescence, alors présentée comme une période délicate de leur développement54.
41Ce type de discours s’inscrit dans un projet de civilisation plus global diffusé aux États-Unis à cette période, qui valorise la masculinité et la virilité afin de prévenir ce que certains courants politiques et scientifiques présentent comme le déclin du peuple états-unien. Il apparaît aussi comme une réaction face à une autorité masculine jugée affaiblie par les évolutions sociétales55. Appliqué à l’éducation, il permet de justifier le recrutement d’hommes à des postes de professeur de lycée, de directeur d’école ou de surintendant, considérés comme supérieurs dans l’organisation hiérarchisée des systèmes scolaires états-uniens, et assure une meilleure adéquation entre le modèle professionnel envisagé et les personnes censées l’incarner56.
42Les hommes présents dans les programmes de formation de l’École normale de Chicago bénéficient d’un traitement distinct de celui des femmes, visant à leur donner une position plus centrale dans le quotidien de l’institution et à encourager leur camaraderie et leur participation à la vie étudiante. Dans les premières années, ce sont leurs contributions sportives qui sont mises en exergue dans diverses publications. La création de la première équipe masculine de basket-ball en 1912 est saluée dans le yearbook par une double page illustrée d’une photographie prise en studio qui célèbre leurs corps athlétiques, et leurs résultats sportifs paraissent dès décembre 1912 dans le journal hebdomadaire de l’École57. Cette sorte d’exposition permet aux étudiants, d’une part, de contribuer au prestige de l’École normale par la circulation de leurs exploits sportifs et, d’autre part, de démontrer la masculinité des futurs enseignants par la manifestation de caractères virils sur le terrain et dans les illustrations.
43À partir des années 1920, avec l’appui du directeur William B. Owen, ils créent des associations exclusivement masculines défendant les intérêts et l’image des hommes au sein de l’institution et de la profession. Ils possèdent leur propre club inspiré du modèle des prestigieuses fraternités, leur propre conseil étudiant présidé par le directeur et destiné à replacer au centre des débats de l’institution les préoccupations masculines, un « quartier général » séparé des femmes, et un orchestre et une chorale distincts58. Ce sont donc ici les hommes, et non les femmes, qui forment leurs propres clubs et groupes sociaux, à leur initiative ou sur les conseils de leurs professeurs et directeurs. Ce phénomène de séparation contraste avec l’expérience de vie sociale mixte constatée dans d’autres écoles normales d’État du pays, ainsi qu’avec celle des étudiantes d’universités mixtes états-uniennes habituellement contraintes de rester dans des sphères sociales distinctes de la majorité masculine. Le cloisonnement de certaines activités et le développement d’« une forme de pouvoir », d’un « esprit de communauté » et de « compétences » qui en découle, ne s’appliquent pas uniquement aux jeunes femmes qui fréquentent l’enseignement supérieur, mais aussi, dans le cas de l’École normale de Chicago, aux étudiants masculins59.
44Les initiatives de valorisation et d’encouragement de leurs activités participent également d’une volonté d’attirer les hommes à l’École normale. Lors des campagnes de recrutement dans les établissements de la ville, ce sont bien les performances sportives et les opportunités intellectuelles de l’École qui sont mises en avant dans l’espoir que les lycéens y voient un symbole de prestige et se reconnaissent dans ce projet d’étude. La présence d’une fraternité traduit aussi le désir de donner à l’École normale une image universitaire élitiste et attrayante. Pourtant, l’identification des hommes à la profession reste faible. Comme le suggère une anecdote publiée par les étudiants en 1929, la présence masculine relèverait toujours du hasard ou du choix par défaut, malgré les divers efforts de promotion et de compensation :
Le premier homme vint à Normale par curiosité, comme Adam entra dans le jardin d’Éden. Ayant eu vent de cela, le second vint pour suivre sa fiancée (étudiante en arts ménagers). Le troisième et le quatrième y entrèrent après avoir fait un pari. Et le cinquième les rejoignit pour former une équipe de basket-ball.60
Adhésion des étudiants au discours institutionnel
45Quelle que soit la raison de leur présence, une fois admis, ces étudiants, comme leurs homologues féminines, suivent pendant une à trois années un programme de formation durant lequel ils sont sensibilisés au modèle professionnel proposé par l’École normale. Comme le suggère le sociologue Erving Goffman, les normes « sont efficaces […] parce que ceux auxquels elles s’appliquent croient en leur justesse et en viennent à se concevoir en fonction de ce que la conformité leur permet d’être »61. Dans le cas de ces futurs enseignants, l’appropriation des différentes obligations morales transmises par l’institution doit leur conférer un statut professionnel, synonyme de prestige, de supériorité sociale et de gratification dans la culture états-unienne62.
46Cette promesse d’un bénéfice personnel trouve un écho particulier chez les femmes, dont les opportunités d’accès aux professions sont limitées au début du xxe siècle. En 1920, 11,9 % des femmes blanches états-uniennes exerçant un emploi rémunéré sont catégorisées comme « professionnelles » ; parmi elles, 75 % sont enseignantes ou infirmières, 5 % sont médecins. De manière similaire, l’enseignement fait figure d’exception dans l’accession des Africaines-Américaines aux professions. Parmi celles qui exercent un emploi rémunéré en 1920, 2,5 % seulement sont répertoriées dans cette catégorie et 74,6 % d’entre elles sont enseignantes63. En s’imposant un comportement adéquat et en acquérant de nouvelles connaissances et compétences, les étudiantes de l’École normale de Chicago peuvent assurer leur réussite à la formation et ainsi prétendre à un statut professionnel peu fréquent pour les femmes à cette période.
47Nombre de leurs productions textuelles ou illustrées traduisent une prise de conscience de l’intérêt de répondre favorablement au modèle professionnel proposé par l’institution. Elles mettent généralement en scène l’élévation d’une jeune femme ou du groupe grâce à son adhésion aux normes, et ce malgré les obstacles rencontrés. Elles passent du statut d’êtres « perplexes », « effrayés » et « bas » aux opinions « contradictoires » à celui d’individus « dignes », « sages » et « supérieurs » et se métamorphosent tour à tour d’enfant en adulte, de chenille en papillon ou d’officier en vétéran après avoir surmonté les difficultés de la distraction, de l’excès de travail ou de l’échec aux examens. Encore des « agnelles » manquant de finesse à leur arrivée à l’École, elles acquièrent un langage plus raffiné, font preuve d’esprit de corps et intègrent leur rôle de modèle durant leurs années de formation. Les diplômées sont présentées dans des lieux d’apprentissage, entourées d’ouvrages ou affublées de leur robe et de leur toque de fin d’études, gages de leur érudition et de leur compétence professionnelle64. En se représentant, après quelques semestres, comme des individus ayant acquis savoir, savoir-faire et savoir-être et capables de diriger leurs futurs élèves et de guider leurs camarades qui les reconnaissent comme des modèles, les auteurs indiquent qu’elles ont progressivement absorbé le discours institutionnel et « assimil[é] [leurs] responsabilités et les outils nécessaires pour s’en acquitter de façon compétente »65.
48L’acquisition de qualités individuelles et d’une « expertise masculine », selon les termes de l’historienne Lynn D. Gordon, n’est pas incompatible avec l’expression d’une certaine féminité66. Dans les portraits illustrés, la future enseignante porte des vêtements aux matières nobles et des accessoires chics, telles les femmes des classes supérieures, et garde son sang-froid et sa dignité en toute circonstance. En insistant sur son élégance et son raffinement, les étudiantes convoquent le modèle traditionnel proposé par les directeurs, où le savoir-être repose partiellement sur des qualités féminines héritées de l’époque victorienne67. Les signes extérieurs de richesse indiquent, par ailleurs, qu’elles ont intégré les promesses d’ascension sociale suggérées par le discours institutionnel.
49Cette féminité est néanmoins soumise à une redéfinition contribuant à moderniser l’image de l’enseignante. Loin des clichés de la vieille fille en chignon et à lunettes qu’elles réservent à leurs professeures, les étudiantes se représentent sous des traits jeunes et dans des tenues et des coiffures qui évoluent avec la mode. Au style romantique et tout en longueur des années 1900-1910 succèdent les cheveux courts et crantés et les robes taille basse arrivant aux genoux. Dans les années 1930, les mises en scène cessent d’exalter les qualités traditionnelles de la femme pour adopter un style minimaliste moderne dont le graphisme, inspiré des formes épurées et géométriques de l’Art déco, est résolument masculin. Les étudiantes n’hésitent alors pas à se comparer à un « homme d’affaires prospère », avec qui elles partagent une belle garde-robe, un sentiment de satisfaction et de liberté, ainsi qu’un engagement professionnel68. Elles participent ainsi, grâce à l’illusion du dessin, à la production d’une image modernisée de l’enseignant, mais aussi de la femme, qui fait écho au discours des directeurs et des professeurs de l’École normale. En montrant leur adhésion aux normes professionnelles et en jouant avec les conventions de genre, elles contribuent aux efforts de légitimation de l’accès des femmes et des enseignants à un statut professionnel.
50Dans la plupart des illustrations publiées dans les yearbooks, l’École normale sert de toile de fond à la transformation intellectuelle, professionnelle et personnelle des futurs enseignants, féminins comme masculins. Dès les années 1910, le campus et ses différents bâtiments sont mis en scène dans des représentations symboliques ou des séries photographiques qui semblent vouloir témoigner de la majesté, de la grandeur et du pouvoir du lieu. En juxtaposant leur évolution positive et divers endroits de l’École normale, les étudiants suggèrent la capacité de l’institution à les conduire vers la maturité, le raffinement, la responsabilité et le professionnalisme. Ils s’approprient et mettent en valeur des lieux qu’ils lient au pouvoir et à une promesse de bénéfice personnel et signalent leur intégration au centre, et de ce fait leur loyauté envers l’institution.
51Derrière ces illustrations affleure donc un mécanisme de cause à effet qui n’est pas sans rappeler celui constaté par des sociologues états-uniens contemporains au sein, notamment, d’associations d’anciens étudiants : l’image de prestige associée à l’École normale accentue le sentiment d’appartenance des étudiants, qui se manifeste à son tour dans un discours positif de valorisation des lieux et des professeurs, ce qui transmet une image gratifiante de l’institution et contribue en retour à son prestige69. Tout en indiquant une adhésion à des normes professionnelles qui leur sont favorables, les futurs enseignants assurent la promotion de l’École normale.
52Ce double discours est perceptible dans différents symboles traditionnels des institutions universitaires, que les étudiants s’approprient ou produisent. Dès le début des années 1910, tout d’abord, ils créent l’emblème de l’École, composé du bâtiment principal du centre de formation et d’un pin, auxquels ils associent le terme favori de Francis W. Parker, « responsabilité », exprimant ainsi leur loyauté envers l’institution et son héritage intellectuel et indiquant leur acceptation de leur devoir professionnel. Ils donnent également à voir la philosophie progressiste de l’institution à un public élargi par l’intégration de ce logo dans diverses publications, puis par sa gravure dans le sol du hall d’entrée du bâtiment principal en 1932.
53À ce symbole pictural s’ajoutent plusieurs symboles textuels illustrant le sentiment d’appartenance à l’École normale. La fin de la formation est l’occasion pour les étudiants de prêter allégeance à l’École et à ses idéaux et de rendre hommage à ses professeurs. Les serments louent le rôle des différents membres de l’institution dans l’acquisition de compétences professionnelles et la transmission de responsabilités et contiennent la promesse de respecter les valeurs transmises. Les notions de « service », « citoyenneté », « loyauté », « persévérance » ou « développement personnel » sont reprises dans les codes d’honneur et les constitutions des classes, et les futurs enseignants s’engagent à « incarner ces idéaux afin qu’aujourd’hui comme demain, [ils puissent] vivre pleinement et servir plus efficacement » le système scolaire70. L’allégeance passe aussi par la composition de poèmes et de chansons dédiés à l’Alma Mater, généralement écrits pour la cérémonie de remise des diplômes et dont le rôle est de rappeler les difficultés passées, les progrès accomplis et les responsabilités à venir.
54À cheval entre le passé et le futur, les textes créés par les promotions remplissent deux fonctions : ils sont une composante du rite de passage des diplômés du statut d’étudiant à celui d’enseignant et servent de serment informel dans lequel les diplômés s’engagent à soutenir et à faire vivre l’esprit et les valeurs de l’École normale71. À l’heure où les « enfants » s’apprêtent à être privés de la « caresse maternelle », ils rappellent les liens qui les attachent à elle : les souvenirs, l’esprit de service au monde, l’expérience de responsabilités, le soutien des professeurs et l’acquisition de connaissances et d’idéaux72. Le discours étudiant traduit ainsi leur obligation morale envers une institution qui leur permet d’acquérir pouvoir, connaissance et statut. Durant leurs années d’études, ils contractent une dette qui les amène à promettre fidélité à l’École, à ses professeurs et aux valeurs transmises.
55Le public récepteur de ces productions dépasse néanmoins le strict cadre du campus. Les chansons et les poèmes, récités devant un parterre d’invités lors de la cérémonie de remise des diplômes, donnent à voir des adultes prêts à remplir la mission qui va leur être confiée et louent l’utilité de la formation dans la pratique professionnelle quotidienne et la poursuite de carrière. À ces promotions symboliques s’ajoutent d’autres formes de mise en valeur lorsque les futurs enseignants présentent les atouts de l’École à des visiteurs, des lycéens ou des membres d’associations locales. En vantant les mérites de la formation professionnelle, les étudiants transmettent une image positive de l’institution à même de provoquer le soutien de la population et du Conseil de l’éducation de Chicago.
56Une fois diplômés, les étudiants ont l’occasion d’exprimer leur loyauté envers l’institution en adhérant à l’association des anciens étudiants. De telles organisations reposent sur le principe que les diplômés expriment leur gratitude et leur respect envers l’institution par des démarches qui permettent de valoriser et d’améliorer sa qualité. Leur rôle est donc tout autant sentimental que professionnel et publicitaire73. Celle de l’École normale de Chicago tente de maintenir un lien entre les diplômés et les étudiants en publiant dans le journal de l’École et dans les yearbooks des nouvelles des anciens étudiants, qui transmettent généralement une impression positive de leur situation et de leur évolution, et en organisant des rendez-vous mondains exclusifs où les diplômés de l’École apparaissent comme d’heureux privilégiés. Ce faisant, elle contribue à la promotion du métier d’enseignant, perpétue l’image de grandeur associée à l’institution et encourage les adhésions. Un ancien étudiant résume ainsi le rôle de l’association : « préserver les souvenirs et les traditions, créer un sentiment de solidarité et par-dessus tout unir les forces des anciens étudiants […] pour soutenir leur ancienne école »74.
57Les étudiants se font ainsi les alliés des directeurs et contribuent au rayonnement de l’idéologie progressiste que ces derniers défendent et à l’ancrage de l’École normale dans le système scolaire de la ville. L’expression de leur loyauté et leur identification à la fonction de professionnel laissent supposer qu’ils adhèrent à l’objectif qualitatif des directeurs et les références constantes à leur Alma Mater indiquent leur conscience d’appartenir à la « sphère spécifique » que représente le microcosme de l’École75. Pourtant, les textes et dessins produits suggèrent également que l’intégration du discours institutionnel se heurte à de nombreux obstacles. Ce n’est qu’en fin de formation (au mieux) que les futurs enseignants possèdent les qualités nécessaires à leur mission et proclament leur fidélité à l’École normale. Les difficultés à se conformer aux responsabilités professionnelles et à maintenir un esprit de corps suggèrent ainsi l’existence d’un décalage, qui s’amenuiserait au cours des semestres, entre l’objectif du discours institutionnel et son intégration par les étudiants.
Décalages entre le discours représentatif et la pratique
58Dans un poème intitulé « Comment bien recevoir nos visiteurs » (« How to Entertain Visitors »), une étudiante distille ses conseils pour faire découvrir les grandeurs et les gloires de l’École normale. Au fur et à mesure de la déambulation dans les couloirs des bâtiments, elle évoque la lassitude de son rôle de guide et préconise finalement de fausser compagnie à ses hôtes sans même prendre le temps de les saluer. Pleine de bonnes intentions au départ, elle se trouve découragée par la longueur et la pénibilité de sa tâche, si bien qu’elle l’abandonne avant de l’avoir achevée76. Publiée en 1921, cette saynète humoristique dépeint une jeune femme qui peine à assumer ses responsabilités, moins par résistance que par inconséquence et immaturité. Bien qu’elle ait conscience de l’importance de donner une image positive de son institution à la société, elle préfère se soustraire à son devoir et pratiquer ce que nous pourrions nommer l’art de l’esquive, en référence à l’expression anglaise to dodge responsibilities. De plus, alors qu’elle semble adopter un comportement adulte et responsable dans un premier temps, elle retombe dans une attitude adolescente et déraisonnable en faisant passer son intérêt, ou désintérêt, personnel passager avant l’ambition collective.
59Cette difficulté à faire preuve de responsabilité et de maturité est également moquée dans les traditionnels « dix commandements » des institutions universitaires, qui jouent ici sur le supposé manque de raffinement et de mesure des étudiantes :
Commandement VII. Tu n’entretiendras pas de pensées frivoles tant que tu seras entre ces murs, tu ne seras ni vaniteuse ni désinvolte, tu ne t’assiéras pas sur les tables, ne laisseras pas tomber de miettes dans le hall ou ne feras pas de blagues en cours.
Commandement VIII. Tu ne sécheras pas les cours, car même si cela te paraît simple et naturel, tes professeurs sont impitoyables et ils te briseront le crâne s’ils t’attrapent.77
60Les injonctions à « ne pas faire » renvoient avec humour aux travers des étudiantes peut-être relevés par leurs professeurs et tournent en ridicule des règles jugées contraignantes, leur permettant ainsi de revendiquer le droit de s’en affranchir78.
61S’il est ici présenté de manière amusante et fictive, le décalage entre l’idéal professionnel d’un adulte responsable prôné par les directeurs de l’École normale et la pratique du jeune corps étudiant n’en est pas moins visible dans la vie quotidienne de l’institution. Les bavardages en conférence, à la bibliothèque et dans les couloirs, les tricheries lors de contrôles, le retard, l’absentéisme ou le manque de propreté et le bruit dans les couloirs et les zones communes, signalés dans les colonnes du journal de l’École comme des manquements à leur futur rôle de modèle, rappellent ainsi davantage l’atmosphère lycéenne indisciplinée qu’universitaire79. Mary Frances Swan, diplômée en 1910, est, par exemple, systématiquement en retard et n’hésite pas à ne pas se rendre en cours si ses devoirs ne sont pas faits ou si elle s’ennuie et, comme d’autres, montre peu d’intérêt pour les assemblées plénières, où une certaine « langueur » domine80.
62Swan semble également prendre peu d’initiatives et de responsabilités dans la vie extrascolaire de l’École. Elle écrit une fois en dix mois pour le journal étudiant et ne fréquente qu’un seul club, celui d’art dramatique, durant sa formation. Une telle attitude n’apparaît pas comme un cas isolé. Une étude menée à l’échelle nationale en 1929 estime que plus de 50 % des inscrits aux activités extrascolaires de teachers colleges participent de manière passive et que 25 % y trouvent peu de satisfaction81. À Chicago, sur un échantillon d’hommes et de femmes blancs passés par l’institution entre 1912 et 1937, plus de 65 % et 80 % respectivement déclarent participer à la vie extrascolaire de l’institution et pratiquent en moyenne près de quatre activités durant leurs années de formation, indiquant qu’ils se conforment à l’exigence de culture intellectuelle et physique. Néanmoins, environ 70 % de leurs activités n’impliquent pas, a priori, de prise de responsabilités formelles. Ils sont de simples membres de clubs auxquels ils contribuent plus ou moins régulièrement et dont ils n’ont pas la charge. La tendance s’accentue pour le groupe africain-américain : 78 % sont engagés dans la vie sociale, culturelle ou intellectuelle de l’École, mais dans 94 % des cas il s’agit d’une simple adhésion à une organisation82. Face à cette implication en demi-teinte, un étudiant n’hésite pas à comparer l’École à un « cimetière d’initiatives [et] d’inspirations » et à proclamer son ennui en l’absence d’idées et d’éléments moteurs83.
63Parmi les signes de ce manque d’engagement figurent l’instabilité ou le caractère éphémère des clubs et du journal de l’École, organe principal du discours étudiant où sont rapportés les réussites personnelles et collectives, le contexte éducatif local et national et la vie de l’institution, et où s’expriment les différentes classes et promotions. Seuls deux clubs, de théâtre et de chant, parviennent à se maintenir de 1905 à 1937 et le journal, créé en 1910, est publié de façon discontinue et sous différentes formes durant le quart de siècle suivant, au gré des dons et des propositions d’articles de chaque classe ou département d’études. Hebdomadaire de 1910 à 1916, il disparaît au profit d’un bulletin quotidien pendant la guerre, avant d’être publié à nouveau entre 1923 et 1933. Pour stimuler l’intérêt des étudiants, son contenu évolue : alors que ses responsables souhaitent en faire, à sa création, une preuve de l’érudition et du professionnalisme des futurs enseignants, le journal devient, dans les années 1920-1930, une gazette au format plus séduisant, qui s’apparente à celui adopté dans les lycées à la même période84.
64À un comportement immature et à une passivité chronique s’ajoute une difficulté à incarner le rôle d’enseignant et à appliquer les connaissances théoriques lors du stage pratique. La prise de responsabilités qui va de pair avec l’entrée en classe est source de multiples angoisses chez les étudiants, car elle est l’occasion pour l’institution de tester leurs qualités pédagogiques, humaines et intellectuelles85. Lorsqu’ils évoquent ce passage obligatoire, les futurs stagiaires s’inquiètent de leur manque d’autorité ou de connaissances et de leur incapacité à se conformer aux attentes de leurs tuteurs, qui seraient synonymes d’échec à la formation. Cette absence de confiance en soi est exagérément présentée dans des illustrations et de courts textes mettant en scène de jeunes femmes « fiévreuses » et « frissonnantes », à la démarche chancelante au moment de donner une première leçon qu’elles jugent a posteriori catastrophique, ou les représentant comme des clowns sur une scène face à un groupe d’enfants mal intentionnés86.
65L’association de la classe à un environnement hostile et la peur du débutant précèdent la confrontation de la théorie enseignée à l’École normale à la réalité des écoles publiques de la ville. À l’occasion du stage, les étudiants découvrent des situations d’enseignement parfois éloignées du modèle prôné par les directeurs, où le matériel adéquat manque, les élèves ont du mal à s’exprimer en anglais et les classes sont chargées. La plupart des témoignages de stagiaires publiés dans le journal étudiant entre 1926 et 1930 font état de problèmes de comportement et de conditions de vie précaires d’enfants nés de parents étrangers ou africains-américains. Les étudiants réclament alors des changements dans le programme d’études afin d’aborder la psychologie de l’enfant en amont et non en aval du stage, et des sessions de dialogue entre stagiaires et professeurs sont organisées afin de corriger l’inexpérience des premiers et de répondre aux problèmes de discipline auxquels ils sont confrontés dans leurs classes. Alors que les théories progressistes s’intéressent au bon développement de l’enfant en tant qu’individu, les stagiaires se concentrent sur la gestion du groupe. Le décalage entre leur formation et la pratique affaiblit, dans un premier temps, l’exercice de leur autorité et les contraint à adapter leur comportement et leurs leçons87.
66Les caractéristiques personnelles des étudiants de l’École normale de Chicago ne sont donc pas les seuls obstacles à l’appropriation du modèle de l’enseignant responsable. Ils font face à des contraintes structurelles et à des choix institutionnels non seulement au sein des écoles de la ville lors de leur stage pratique, mais aussi dans leur centre de formation pendant toute la durée de leur programme d’études. En effet, l’organisation de l’École, semblable à celle d’autres institutions scolaires et universitaires à cette période, et certaines stratégies de développement de ses directeurs ne favorisent pas la prise d’initiatives et l’exercice de responsabilités par l’ensemble des étudiants.
67L’accès à des fonctions représentatives ou décisionnelles dans la vie extrascolaire varie ainsi selon la promotion d’appartenance, le sexe ou l’origine. Les étudiants en dernière année d’études, nommés les seniors en référence à leur âge plus avancé et à leur ancienneté dans l’institution, jouissent d’une position privilégiée dans les établissements d’enseignement supérieur états-uniens. À Chicago, comme ailleurs dans le pays, il est ainsi fréquent qu’ils soient rédacteurs en chef du journal, directeurs d’une équipe sportive ou secrétaires d’une association culturelle, et que l’admission à certains clubs, tels que ceux d’art dramatique et de chant, leur soit réservée. Leurs prérogatives relèguent donc souvent les étudiants des promotions inférieures à un statut de simple membre de club, qui ne facilite pas le développement d’une participation active à la vie extrascolaire de l’École88.
68De même, la proportion d’activités incluant une prise de responsabilités est plus élevée chez les hommes (30,5 %) que chez les femmes (23 %), et elle décroît largement pour le groupe africain-américain (5,5 %)89. L’existence de clubs culturels et sportifs exclusivement masculins et de programmes d’études accueillant une majorité d’hommes, ainsi que les efforts de mise en valeur de la présence masculine par les directeurs de l’École normale permettent la nomination ou l’élection d’hommes aux fonctions prestigieuses de rédacteur en chef du journal, capitaine des équipes sportives, délégué de classe ou président de promotion. Ce n’est pas le cas des Africains-Américains dont le statut minoritaire dans l’ensemble des activités et des classes et l’absence de club spécifique ne favorisent pas leur accès à de telles responsabilités. De plus, bien que Chicago ne soit pas ségréguée de jure, il est indéniable qu’au début du xxe siècle les citoyens noirs occupant des positions de représentation ou de direction dans des groupes interraciaux ne constituent pas la norme. Selon un rapport publié en 1922, il est peu probable que ces étudiants fassent l’expérience d’un quelconque pouvoir de direction dans un établissement majoritairement blanc90.
69Si la structure et le contexte institutionnels influencent l’acquisition de compétences professionnelles par certains groupes au sein de l’École, ils contrarient également l’unité du corps étudiant. Les distinctions entre les différentes promotions, l’ouverture de plusieurs programmes d’études et la multiplication du nombre de classes créent, en effet, des cloisonnements et de multiples cercles d’appartenance peu propices au maintien d’un esprit de corps. Avec le développement de l’institution, les étudiants en viennent à identifier leurs pairs selon la classification établie par la direction, mentionnant uniquement le département, l’année et la classe auxquels ils appartiennent. Dans les années 1920, les seniors du programme de travaux manuels deviennent les « M.T.6 » (manual training semestre 6), les admis sur diplôme universitaire les « U.T.5 » (university transfer semestre 5) ou les nouveaux arrivants les « 180 » (semestre 1 classe 80). Ces références, qui sont inscrites au bas des photographies individuelles ou collectives, constituent, avec les chansons de fin d’études et les constitutions de classe, des signes identitaires forts pendant les années de formation à l’École normale. La fierté, et parfois les privilèges, qui dérivent de ces appartenances développent néanmoins des formes de marginalisation ou de concurrence. Las de se voir refuser l’accès à certains clubs avant leur dernière année d’études, les juniors créent ainsi leur propre troupe de théâtre en 1912, puis leurs propres chorale et club de danse quelques années plus tard. Lors de collectes d’argent pour le budget de la vie sociale de l’institution ou pour des œuvres de charité, les comptes sont tenus par sections et les groupes des mauvais payeurs sont stigmatisés, ce qui provoque une sorte de surenchère et pousse à une comparaison entre groupes plutôt qu’à une évaluation globale des progrès accomplis91.
70Le statut particulier accordé aux diplômés d’université ne facilite pas, quant à lui, leur intégration à un groupe dont ils soulignent la jeunesse et à une institution dont le fonctionnement diffère de leur expérience universitaire. Loraine Powers, issue de la promotion de 1916, les voit comme des individus « hybrides », qui « n’appartiennent pas au milieu dans lequel ils vivent, car ni eux ni la région qu’ils contaminent par leur présence ne se satisfont vraiment de leur positionnement »92. Jusqu’aux années 1930, l’absence de mise en valeur de leur présence, de leur participation à des activités extrascolaires et de leurs contributions à l’École dans les yearbooks suggère un manque d’intérêt de la part soit des diplômés qui ne se sentent pas suffisamment membres de l’École pour s’y impliquer ou pour fournir les informations nécessaires, soit des responsables de l’ouvrage, et à travers eux du corps étudiant, qui n’ont pas fait de leur inclusion une priorité. Leur intégration à la vie sociale de l’École s’améliore néanmoins à l’aube de la Grande Dépression du fait du nombre croissant de diplômés admis, puis de l’allongement de leur programme de formation à deux ans. Ces derniers mettent alors davantage en avant leurs contributions aux clubs de géographie et de théâtre, à la chorale, aux actions caritatives ainsi que leur participation aux activités sportives93.
71Face aux difficultés des futurs enseignants de Chicago à s’approprier les responsabilités professionnelles ambitieuses théorisées par l’École normale et à maintenir une unité d’ensemble, des étudiants en dernière année, donc en position d’autorité implicite, tentent par le biais du journal de l’École qu’ils dirigent de modeler le comportement de leurs camarades, de transmettre une responsabilité citoyenne et de développer leur curiosité intellectuelle et une « solidarité d’intérêts », les guidant ainsi dans l’apprentissage de leur future fonction et l’intégration des normes et des valeurs chères à l’institution94.
72Dans les éditoriaux hebdomadaires ainsi que dans certains articles, ils promeuvent, tout d’abord, un savoir-être inspiré du discours institutionnel, où dominent responsabilité, dignité et courtoisie. Ils rappellent régulièrement à leurs camarades leur rôle de modèle pour leurs élèves et recommandent la ponctualité, une élocution correcte, une tenue décente et simple et la bienséance à la cafétéria, à la bibliothèque, dans les couloirs et pendant les assemblées hebdomadaires. En mars 1910, une étudiante signale ainsi qu’« en tant qu’enseignantes, nous nous devons de bien paraître » et de rester naturelles. Ces articles, au ton décidément moralisateur, visent à amener les jeunes femmes à se défaire de leur comportement adolescent et lycéen pour mieux incarner l’adulte féminine raffinée, confiante, mesurée et responsable95.
73Afin de prévenir ensuite une éventuelle négligence de leur devoir de citoyen, les étudiants en dernière année publient des éditoriaux sous la forme d’appels au réveil et d’injonctions invitant leurs camarades à s’impliquer dans la vie politique de la ville et de la nation. En 1914, lors de l’obtention du droit de vote féminin partiel en Illinois, ils pressent les étudiantes de participer à une campagne de mobilisation électorale, de motiver leur mère et leurs sœurs à s’inscrire sur les listes, et de se rendre elles-mêmes aux urnes pour augmenter le pouvoir des enseignants. Les efforts pour développer une conscience politique collective chez l’ensemble des étudiants, hommes comme femmes, prennent aussi la forme de votes fictifs organisés au sein de l’École pour les élections présidentielles ou municipales, puis, au début des années 1930, d’appels au soutien de l’institution avec la mise en place de groupes de pression lorsque l’École normale est menacée de fermeture96.
74Tandis que des articles tentent d’encourager les initiatives citoyennes du corps étudiant, la multitude de chroniques consacrées au stage pratique, publiées dans les années 1920 notamment, cible le développement de son savoir-faire. La sérénité des stagiaires interviewés à leur retour, qui tranche avec la confusion provoquée par l’anticipation du passage devant la classe, leur ton résolument optimiste et leur insistance sur la coopération et la bienveillance des enseignants-tuteurs apparaissent comme des réponses aux appréhensions formulées par leurs camarades. Ils permettent de dédramatiser le moment du stage et de convaincre le corps étudiant de sa capacité à incarner les responsabilités professionnelles97.
75Enfin, les étudiants en dernière année qui gèrent le journal insèrent des rubriques dédiées aux informations générales et à la culture pour éveiller la curiosité intellectuelle et orienter les loisirs de leurs camarades. Tout au long de la période, se succèdent des comptes rendus de conférences professionnelles et des recommandations d’expositions, de lectures, de conférences, d’activités physiques ou de programmes d’études complémentaires. En 1914, la publication d’une série d’articles sur le thème « Comment utiliser son temps libre » (« How I Use my Leisure ») participe d’une volonté de combattre l’oisiveté et de convaincre les étudiants de l’importance du développement personnel, qu’il soit intellectuel, culturel ou physique. La rubrique « Ce qui se passe en ville » (« Here about Town »), qui apparaît en 1930, entend, quant à elle, favoriser leur implication dans la vie des différents quartiers98. À l’abondance de conseils concernant le temps passé en dehors de l’École s’ajoutent des appels à la participation aux activités extrascolaires organisées au sein de l’institution. En présentant les contributions au journal ou la participation aux différents clubs comme des composantes essentielles de la formation des futurs enseignants, les étudiants signalent que leur éducation ne se limite pas aux cours théoriques et pratiques99. Le journal leur sert ainsi de support à un discours normalisateur, qui fait écho à celui des directeurs en soutenant l’image de l’enseignant sain de corps et d’esprit et conscient de son statut d’éternel étudiant.
76S’il apparaît qu’une composante de leur discours consiste à exercer un contrôle social sur leurs camarades pour s’assurer de leur bon comportement, il s’agit également de créer une obligation morale à la fois envers l’institution et envers les pairs, afin que les futurs enseignants se montrent à la hauteur de l’ambition collective et se rassemblent derrière les valeurs véhiculées par les directeurs et les professeurs. Le traditionnel accueil des nouveaux arrivants par les étudiants en dernière année à chaque rentrée en assemblée plénière constitue une première occasion d’affirmer l’unité du groupe. Le message est volontairement rassembleur : « nous avons des intérêts communs. […] La plus grande camaraderie est nécessaire si nous voulons accomplir notre parcours avec succès »100. Telle une roue qui ne peut tourner sans la coordination de toutes ses parties, l’institution ne peut exister sans la contribution de chaque promotion, des professeurs et de la direction. Le discours d’accueil agit ainsi comme le stimulateur précoce d’un sentiment d’appartenance chez les nouveaux admis101.
77Il cherche également à faciliter l’intégration au groupe en présentant les différentes associations sportives, artistiques et intellectuelles et en appelant inlassablement à la participation de tous. Les activités extrascolaires apparaissent, en effet, comme un moyen privilégié d’accentuer l’esprit d’équipe et la solidarité et de favoriser l’application de valeurs démocratiques. Les équipes sportives défendent les couleurs de l’institution et intensifient le sentiment d’appartenance chez les spectateurs venus encourager leurs joueurs en identifiant l’adversaire comme un rival à vaincre. Le journal de l’École, le yearbook et les clubs s’inscrivent aussi dans cette démarche unificatrice : les colonnes du premier sont alimentées par chaque département d’études, le second réunit en un volume annuel les différents membres de l’École et leurs contributions, et la survie de tous dépend des dons et de la participation individuels. Les encouragements contenus dans le discours d’accueil dépassent néanmoins le simple désir de camaraderie et de cohésion puisque la réussite des associations culturelles et sportives constitue par ailleurs une gratification pour l’institution, contribue à son rayonnement et met, par conséquent, en valeur la profession qu’ils se préparent à rejoindre102.
78Les étudiants en dernière année participent ensuite à la formation d’une identité collective par la création et le maintien de ce que le sociologue états-unien Burton Clark nomme une « saga » institutionnelle, c’est-à-dire une « compréhension commune de performances uniques au sein d’un groupe formellement établi », qui s’exprime à Chicago par la rédaction et la publication de quelques paragraphes sur l’histoire de l’institution, sa grandeur et ses prouesses. À huit reprises entre 1910 et 1930, les étudiants retracent étape par étape l’évolution de l’École normale depuis la classe « modeste » intégrée au lycée de Chicago en 1856 jusqu’à l’« institution respectée » de 1930, faisant de la croissance et du progrès les caractéristiques centrales de l’École. La rhétorique employée est volontairement hyperbolique : les auteurs relèvent la « splendeur » des bâtiments et du lieu, l’« excellence » des professeurs et la « grandeur » de son passé, et prédisent un futur « radieux » et « prospère ». Ils insistent sur la contribution et l’héritage de Francis W. Parker et rendent hommage aux idéaux de chaque directeur, source d’« honneur » pour les étudiants. En rappelant que « de ce passé a émergé [leur] college actuel », les étudiants soulignent le caractère singulier et prestigieux de leur Alma Mater, partagent une histoire commune et permettent l’identification du groupe à l’École normale et, par conséquent, son unité103.
79L’histoire de l’École, le discours d’accueil ou les chansons et les poèmes de fin d’études deviennent enfin des rituels transmis par les nouveaux diplômés avant leur départ dans un « testament » (class will) humoristique dont les récipiendaires sont les promotions suivantes à qui incombe alors la responsabilité de maintenir les traditions, de favoriser la coopération et d’incarner le rôle de modèle104. La reprise de ces symboles institutionnels d’année en année témoigne d’une relative intégration collective des avantages liés au maintien d’un esprit de corps, d’autant que les contributions à l’unité du groupe ne tardent pas à se diversifier. Alors qu’à l’origine seuls les étudiants en dernière année invitent les nouveaux admis à une fête d’accueil, très rapidement, ces derniers s’approprient la tradition et organisent des soirées en l’honneur de leurs aînés. De même, les contributions d’étudiants en première, puis deuxième année au yearbook, initialement réservé aux diplômés, entraînent un élargissement de l’ouvrage à tout le corps étudiant.
80Les nombreuses initiatives des étudiants en dernière année pour encourager leurs camarades à intégrer les normes professionnelles défendues par l’institution ne signifient pas nécessairement leur soumission et leur obéissance aux volontés des responsables de l’École. Leur position de relais entre la direction et les étudiants représente davantage une continuité dans leur appropriation du rôle de professionnel capable de mener un groupe vers le progrès et leur défense d’intérêts personnels et collectifs qui s’avèrent être semblables à ceux de l’École. Grâce à l’amélioration de la qualité du corps étudiant, les deux groupes cherchent, en effet, à acquérir prestige et pouvoir sur le plan professionnel et institutionnel. Puisque la réussite à la formation, puis l’accès au bénéfice personnel promis par les théories des directeurs reposent sur une collaboration générale, les étudiants reprennent le discours institutionnel au sein de leur groupe pour gommer les individualités et accentuer la cohésion105.
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81Malgré les diverses recommandations ou actions des directeurs de l’École normale, de membres du Conseil de l’éducation ou d’autres acteurs de l’enseignement, la composition sociologique du public étudiant varie peu dans les premières décennies du xxe siècle. La féminité, la jeunesse et les origines multiples des futurs enseignants entraînent une nécessaire redéfinition du modèle professionnel tel qu’il est alors envisagé traditionnellement par la population et conceptualisé par les chercheurs qui investissent le nouveau champ des sciences sociales. Dans les représentations et discours produits à l’École normale de Chicago, ce sont très majoritairement les femmes qui apparaissent détentrices du savoir et des compétences entrant dans la définition de l’enseignant professionnel. En se concentrant sur les étudiants d’institutions en charge de la formation initiale, les efforts de professionnalisation menés à cette période revêtent, dans une certaine mesure, une dimension émancipatrice et progressiste qui vient nuancer les constats de certains historiens de l’éducation ou du travail qui ont relevé le caractère défavorable de certaines réformes, en termes de prise de responsabilités, d’autonomie ou d’évolution de carrière, pour les enseignantes déjà en exercice106.
82L’analyse des productions étudiantes de l’École normale de Chicago témoigne néanmoins d’un écart entre les ambitions des réformateurs progressistes et la réception du modèle professionnel destiné aux futurs enseignants. L’organisation de l’institution, l’appartenance à différentes sphères sociales, l’immaturité ou la passivité des étudiants constituent ainsi des obstacles à leur adhésion aux normes transmises par les directeurs et les professeurs. Ils sont également confrontés à un discours institutionnel qui, s’il cherche à s’adapter à son public, s’avère parfois contradictoire et idéaliste : le désir d’unité contraste avec une organisation cloisonnée, l’expérience de prise de responsabilités n’est pas accessible à tous et, selon les périodes et les programmes, les étudiants disposent de peu de temps pour intégrer les savoirs nécessaires. Par le biais de publications ou de traditions institutionnelles, certains étudiants tentent cependant d’encourager l’intégration d’un modèle favorable puisque symbole d’une promesse d’accès à un statut auquel les femmes, les Africains-Américains ou les enseignants de manière plus générale ont alors peu accès. Ils contribuent ainsi, au cours de leurs années de formation, au projet progressiste de professionnalisation du métier auquel ils se préparent.
83En dépit des difficultés, lorsqu’ils quittent l’institution, les étudiants se définissent comme de « dignes futurs enseignants » et se représentent comme des guides pour leurs élèves et leurs collègues, maîtres des méthodes pédagogiques modernes et capables d’endosser des responsabilités107. Leur enthousiasme est néanmoins tempéré par leurs directeurs qui, s’ils confirment avoir fait de leur mieux pour donner au Conseil de l’éducation des recrues formées pour leur future fonction, rappellent fréquemment que la professionnalisation doit se poursuivre au-delà de la formation initiale et de la sphère préprofessionnelle. Leur attention, ainsi que celle de l’administration scolaire centrale et des réformateurs, se tournent donc aussi vers les écoles publiques de la ville dans un désir d’améliorer la qualité des enseignants en exercice.
Notes de bas de page
1 Au début du xxe siècle, seuls 5 % des jeunes gens blancs et 0,3 % des jeunes Africains-Américains fréquentent l’université. En 1910, les hommes composent près de 60 % des étudiants dans les universités états-uniennes, dont 42 % n’admettent pas les femmes. James D. Anderson, The Education of Blacks in the South, 1860-1935, Chapel Hill, NC, The University of North Carolina Press, 1988, p. 245 ; Lynn D. Gordon, Women and Higher Education in the Progressive Era, New Haven, CT, Yale University Press, 1990, p. 2 et 6. Le terme « peu conventionnel » traduit ici l’expression nontraditional students employée par les historiens de l’enseignement supérieur états-uniens, telle Christine A. Ogren pour décrire les étudiants des sept écoles normales d’État de son étude. Voir Christine A. Ogren, « Rethinking the “nontraditional” student from a historical perspective: state normal schools in the late nineteenth and early twentieth centuries », The Journal of Higher Education 74:6, novembre-décembre 2003, p. 640-664.
2 Ruth J. Markowitz, My Daughter, the Teacher: Jewish Teachers in the New York City Schools, New Brunswick, NJ, Rutgers University Press, 1993, p. 18-21 ; C. A. Ogren, « Rethinking the “nontraditional” student from a historical perspective », art. cité, p. 643-645. Bien que le nombre de femmes et d’étudiants d’origines sociales et ethniques diverses augmente dans les universités états-uniennes dans les années 1920, la majorité des inscrits « demeure principalement blanche et protestante » et de milieu aisé. Voir Barbara M. Solomon, In the Company of Educated Women: A History of Women and Higher Education in the United States, New Haven, CT, Yale University Press, 1985, p. 141-146.
3 Barbara J. Harris, Beyond her Sphere: Women and the Professions in American History, Westport, CT, Greenwood Press, 1978, p. 3-60 ; David B. Tyack et Elizabeth Hansot, Managers of Virtue: Public School Leadership in America, 1820-1980, New York, Basic Books, 1982, p. 115-116 ; Katherina K. Grunfeld, Purpose and Ambiguity: The Feminine World of Hunter College, thèse, Teachers College, Columbia University, 1991, p. 13 ; Nancy Hoffman, Woman’s “True” Profession: Voices from the History of Teaching [1981], Cambridge, Harvard Education Press, 2003, p. 9-10 et 36-37 ; Douglas J. Slawson, The Department of Education Battle, 1918-1932: Public Schools, Catholic Schools, and the Social Order, Notre Dame, IN, University of Notre Dame Press, 2005, p. 77.
4 L. D. Gordon, Women and Higher Education, ouvr. cité, p. 2 ; Christine Woyshner, « The education of women for wifehood: coverture, community, and consumerism in the separate spheres », History of Education Quarterly 43:3, automne 2003, p. 424.
5 Sur la défense, en sciences sociales, d’une approche mettant en regard le discours institutionnel et son appropriation par le public visé, voir, par exemple, Rogers Brubaker, « Au-delà de l’“identité” », Actes de la recherche en sciences sociales, no 139, 2001, p. 66-85 ; Martina Avanza et Gilles Laferté, « Dépasser “la construction des identités” ? Identification, image sociale et appartenance », Genèses, no 61, 2005, p. 134-152.
6 Paula Fass, The Damned and the Beautiful: American Youth in the 1920’s, New York, Oxford University Press, 1977, p. 125-130.
7 Fifty-Second ARBE, Chicago, 1906, p. 69 ; Fifty-Sixth ARBE, Chicago, 1910, p. 123 ; Sixtieth ARBE, Chicago, 1914, p. 423 ; The Emblem, 1925 ; George D. Strayer éd., Report of the Survey of the Schools of Chicago, Illinois, vol. 2, New York, Teachers College, Columbia University, 1932, p. 171.
8 Compilation de l’auteure à partir de The Emblem, 1912-1913, 1915-1916, 1918-1928, 1930-1932.
9 Voir, par exemple, The Emblem, 1916, p. 151 ; 1936, p. 15, 31, 41 et 57 ; 1937, p. 33 et 41. Le trait d’humour sur la présence masculine est publié dans The Nor-male Litter XI:9, 13 mai 1929.
10 Sixtieth ARBE, ouvr. cité, p. 433 ; Sixty-Sixth ARBE, Chicago, 1922, p. 114 ; G. D. Strayer éd., Report of the Survey of the Schools of Chicago, vol. 2, ouvr. cité, p. 271 ; Lotus D. Coffman, The Social Composition of the Teaching Population, New York, Teachers College, Columbia University, 1911, p. 20 ; United States Office of Education, National Survey of the Education of Teachers, vol. 2, Washington, D.C., Government Printing Office, 1933, p. 124. Christine Ogren note qu’il n’est pas rare de trouver dans les écoles normales d’État des étudiants d’un âge plus avancé que ceux inscrits à l’université. À Chicago, leur proportion reste faible et il s’agit surtout de diplômés d’université et d’anciens enseignants à la recherche d’une formation. Voir C. A. Ogren, « Rethinking the “nontraditional” student from a historical perspective », art. cité, p. 645.
11 Sixtieth ARBE, ouvr. cité, p. 198 ; Compilation de l’auteure à partir de The Emblem, 1924-1928, 1930-1931. Le système scolaire catholique de Chicago est alors le plus important du pays, accueillant 27,9 % des élèves scolarisés en 1930. Les lycéens de ces écoles sont donc légèrement surreprésentés à l’École normale. James W. Sanders, The Education of an Urban Minority: Catholics in Chicago, 1833-1965, New York, Oxford University Press, 1977, p. 100.
12 Chicago Normal College Survey, 1930, p. 261, CNCR, Boîte 7.
13 « Address given by Reverend Claude J. Pernin, S.J., on the occasion of the silver jubilee of St Mary’s, 1925 », Saint Mary’s High School and Center for Learning Records, Série 1, Boîte 1, Dossier 157, Special Collections and University Archives, University of Illinois at Chicago.
14 Stephanie N. Robinson, History of Immigrant Female Students in Chicago Public Schools, 1900-1950, New York, Peter Lang, 2004, p. 5. Sa thèse diffère de celle de l’historienne Janet Nolan pour qui les Irlandaises travaillent par nécessité économique et tradition et se tournent vers l’enseignement par choix. Voir Janet A. Nolan, Servants of the Poor: Teachers and Mobility in Ireland and Irish America, Notre Dame, IN, University of Notre Dame Press, 2004.
15 Entretien avec Robert Konen, 3 août 2010, Chicago.
16 G. D. Strayer éd., Report of the Survey of the Schools of Chicago, vol. 2, ouvr. cité, p. 273 ; The Normalite XVIII:9, 9 janvier 1933, p. 1 ; XIX:3, 6 mars 1933, p. 1 ; XIX:8, 22 mai 1933, p. 3 ; XIX:9, 2 juin 1933, p. 3. Sur les variations de l’origine ethnique des étudiants d’écoles normales à l’échelle nationale à cette période, voir M’Ledge Moffett, The Social Background and Activities of Teachers College Students, New York, Teachers College, Columbia University (Contributions to Education no 375), 1929, p. 21 ; Christine A. Ogren, The American State Normal School: “An Instrument of Great Good”, New York, Palgrave Macmillan, 2005, p. 67.
17 G. D. Strayer éd., Report of the Survey of the Schools of Chicago, vol. 2, ouvr. cité, p. 273 ; United States Office of Education, National Survey of the Education of Teachers, vol. 2, ouvr. cité, p. 136 ; C. A. Ogren, The American State Normal School, ouvr. cité, p. 69.
18 Compilation de l’auteure à partir de The Emblem, 1924-1928, 1930-1931 ; Correspondance avec Sharon Orawiec, 8 et 22 juin 2009 ; Entretien de Helen Walker-Hill avec Irene Britton Smith, publié dans Women of Note Quarterly 15:1, février 1997, p. 5, Irene Britton Smith Papers, Boîte Scrapbook Files, Poetry and Composition Exercises, Center for Black Music Research, Columbia College Chicago ; Entretien avec Robert Konen.
19 Entretien avec Robert Konen. Konen a fait ses études secondaires au lycée St Rita de Chicago, en compagnie de garçons catholiques comme lui. Il choisit de poursuivre ses études à l’École normale, car cela lui garantit un emploi à une période de crise économique profonde aux États-Unis. Il en sort diplômé en 1938 et entame, après la Seconde Guerre mondiale, une longue carrière d’instituteur, de professeur, puis de proviseur dans les écoles publiques de Chicago.
20 L’identification des étudiants noirs de l’École normale est délicate et ne peut s’effectuer que par croisement de plusieurs sources : les annuaires publiés par la communauté noire de Chicago en 1917 et 1927 qui, aussi incomplets ou approximatifs soient-ils puisqu’ils fonctionnent comme des recensements officieux, contiennent un récapitulatif des enseignants noirs de la ville ; les listes d’étudiants dans les yearbooks de l’École ; et celles des enseignants dans les annuaires du Conseil de l’éducation. Voir United States Office of Education, Report of the Commissioner of Education, Washington, D.C., Government Printing Office, 1903-1907 ; Black’s Blue Book, Chicago, F. S. Black, 1917, p. 67 ; The Negro in Chicago, 1779-1927, vol. 1, 1927 Intercollegian Wonder Book, Chicago, The Washington Intercollegiate Club of Chicago, 1927.
21 Entre 1910 et 1930, le pourcentage d’enfants noirs scolarisés dans les écoles publiques de Chicago passe de 1,2 % à 5,4 % et celui de la population noire à Chicago de 2 % à 6,9 %. Voir Michael W. Homel, Down from Equality: Black Chicagoans and the Public Schools, 1920-41, Urbana, IL, University of Illinois Press, 1984, p. 29 ; St Clair Drake et Horace R. Cayton, Black Metropolis: A Study of Negro Life in a Northern City [1945], Chicago, The University of Chicago Press, 1993, p. 8. Pour une histoire de la migration noire à l’intérieur des États-Unis, voir James R. Grossman, Land of Hope: Chicago Black Southerners and the Great Migration, Chicago, The University of Chicago Press, 1989 ; Joe W. Trotter, Jr. éd., The Great Migration in Historical Perspective: New Dimensions of Race, Class, and Gender, Bloomington, IN, Indiana University Press, 1991 ; Nicholas Lemann, The Promised Land: The Great Migration and How it Changed America, New York, Vintage, 1992.
22 Harold F. Gosnell, Negro Politicians: The Rise of Negro Politics in Chicago, Chicago, The University of Chicago Press, 1967, p. 280 et p. 282-283. Pour un récapitulatif du nombre total d’étudiants à l’École normale par année, voir le graphique 1 du chapitre 1.
23 Sur les discriminations envers les étudiants noirs sur les campus universitaires à cette période, voir, par exemple, Paula Giddings, In Search of Sisterhood: Delta Sigma Theta and the Challenge of the Black Sorority Movement [1988], New York, Amistad, 2006, p. 75-77, 81-82 et 111-112.
24 Ils sont, par exemple, 28 % à venir des trois lycées proches de l’École normale et 7,8 % de Hyde Park ; 17,1 % ont fréquenté le lycée Wendell Phillips. Compilation de l’auteure à partir de The Emblem, 1927.
25 Un rapport de 1922 avance que 74 % des enfants scolarisés dans les écoles primaires majoritairement noires ont un niveau de connaissances insuffisant. Voir The Chicago Commission on Race Relations, The Negro in Chicago, Chicago, The University of Chicago Press, 1922, p. 257. Sur l’accès des jeunes Africains-Américains à l’université, voir la note 1 du chapitre 2. Sur les hiérarchies sociales et l’importance accordée à l’éducation au sein de la communauté noire américaine à cette période, voir, par exemple, Willard B. Gatewood, Aristocrats of Color: The Black Elite, 1880-1920 [1990], Fayetteville, AR, University of Arkansas Press, 2000, p. 256-279.
26 Entretien avec Robert Konen.
27 Voir EB VII:1, octobre 1912, p. 7 ; Fifty-Fourth ARBE, Chicago, 1908, p. 225 ; Fifty-Fifth ARBE, Chicago, 1909, p. 106 ; Sixtieth ARBE, ouvr. cité, p. 200-208 ; Chicago Normal College Survey, source citée, p. 74 et 81.
28 Au cours d’une étude menée auprès de quinze teachers colleges en 1929, 85,7 % des étudiants se déclarent protestants, 7,6 % catholiques et 3,5 % juifs. Voir M. Moffett, The Social Background and Activities of Teachers College Students, ouvr. cité, p. 32.
29 Chicago Normal College Survey, source citée, p. 261-263 ; J. W. Sanders, The Education of an Urban Minority, ouvr. cité, p. 161-179 ; Ann Marie Ryan, « Negotiating assimilation: Chicago Catholic high schools’ pursuit of accreditation in the early twentieth century », History of Education Quarterly 46:3, automne 2006, p. 348-381.
30 G. D. Strayer éd., Report of the Survey of the Schools of Chicago, vol. 2, ouvr. cité, p. 273.
31 Voir, par exemple, CSJ I:8, avril 1919, p. 4-7 ; NEA, Proceedings, Washington, D.C., National Education Association, 1895 et suivantes. Sur le passage de lois imposant un âge minimum d’entrée dans la profession, voir United States Office of Education, National Survey of the Education of Teachers, vol. 2, ouvr. cité, p. 17.
32 Forty-Eighth ARBE, Chicago, 1902, p. 60 ; Fifty-Seventh ARBE, Chicago, 1911, p. 131 ; « Announcement of the Chicago Normal School », 1905-1906, p. 14, CNSR, Boîte 2.
33 Fifty-Fifth ARBE, ouvr. cité, p. 106 ; NEA, Report of the Committee of Fifteen, Boston, The New England Publishing Company, 1895, p. 106.
34 Pour une analyse du caractère discriminatoire des processus de sélection des enseignants à New York au cours du xxe siècle, voir Christina Collins, Ethnically Qualified: Race, Merit, and the Selection of Urban Teachers, 1920-1980, New York, Teachers College, Columbia University, 2011.
35 Sixtieth ARBE, ouvr. cité, p. 150 et 213 ; Chicago Normal College Survey, source citée, p. 239.
36 L’historien James Sanders identifie les années 1920 comme le moment où l’influence catholique sur la politique s’est durablement installée à Chicago. La présence d’un grand nombre d’enseignants catholiques dans les écoles publiques représente un enjeu considérable qui provoque une bataille de chiffres. Alors que l’archevêque Mundelein n’hésite pas à annoncer que 70 % des enseignants sont catholiques, George Counts, qui enseigne alors à l’université de Chicago, estime qu’ils sont plutôt 41 %. Dans ce contexte, la sélection des étudiants qui entrent à l’École normale prend un caractère politique. Voir J. W. Sanders, The Education of an Urban Minority, ouvr. cité, p. 130-131 ; G. S. Counts, School and Society in Chicago, ouvr. cité, p. 237.
37 Voir, par exemple, David B. Tyack, The One Best System: A History of American Urban Education, Cambridge, Harvard University Press, 1974, p. 230-256 ; Hans P. Vought, The Bully Pulpit and the Melting Pot: American Presidents and the Immigrant, 1897-1933, Macon, GA, Mercer University Press, 2004.
38 Sixty-First ARBE, Chicago, 1915, p. 54.
39 J. A. Nolan, Servants of the Poor, ouvr. cité, p. 93.
40 Thomas D. Fallace, Race and the Origins of Progressive Education, 1880-1929, New York, Teachers College Press, 2015, p. 6-7 et 36-38. Sur les relations interraciales à Chicago à cette période, voir les ouvrages classiques suivants : Allan H. Spear, Black Chicago: The Making of a Negro Ghetto, 1890-1920, Chicago, The University of Chicago Press, 1967 ; William M. Tuttle Jr., Race Riot: Chicago in the Red Summer of 1919, New York, Atheneum, 1974.
41 Forty-Seventh ARBE, Chicago, 1901, p. 97 ; Sixty-First ARBE, ouvr. cité, p. 57.
42 Willard Waller, The Sociology of Teaching [1932], New York, John Wiley and Sons, 1992, p. 191 et 212-238.
43 Ibid.
44 Karen J. Blair, The Clubwoman as Feminist: True Womanhood Redefined, 1868-1914, New York, Holmes and Meier Publishers, 1980 ; Caroll Smith-Rosenberg, Disorderly Conduct: Visions of Gender in Victorian America, New York, Oxford University Press, 1986, p. 245-296 ; Eleanor Flexner et Ellen Fitzpatrick, Century of Struggle: The Woman’s Rights Movement in the United States [1959], Cambridge, Belknap Press, 1996 ; Jane H. Hunter, How Young Ladies Became Girls: The Victorian Origins of American Girlhood, New Haven, CT, Yale University Press, 2002, p. 222-260.
45 Margaret Gribskov, « Feminism and the woman school administrator », Women and Educational Leadership, S. K. Biklen et M. B. Brannigan éd., Lexington, MA, Lexington Books, 1980, p. 87 ; Jackie M. Blount, Destined to Rule the Schools: Women and the Superintendency, 1873-1995, Albany, NY, State University of New York Press, 1998, p. 1-2 ; Kathleen M. Brown, « History, development and promise of the principalship », The Sage Handbook of Educational Leadership, F. W. English éd., Thousand Oaks, CA, Sage Publications, 2005, p. 119. La présence de femmes à la tête de systèmes ou d’établissements scolaires diminue après la Seconde Guerre mondiale.
46 Pour une réflexion sur les écoles normales comme lieu de développement d’une forme de féminisme aux États-Unis, voir Anne F. Scott, « The ever widening circle: the diffusion of feminist values from the Troy Female Seminary, 1822-1872 », History of Education Quarterly 19:1, printemps 1979, p. 3-25 ; Christine A. Ogren, « “A large measure of self-control and personal power”: women students at state normal schools during the late-nineteenth and early-twentieth centuries », Women’s Studies Quarterly 28:3-4, automne-hiver 2000, p. 211-232.
47 C. A. Ogren, The American State Normal School, ouvr. cité, p. 4.
48 B. J. Harris, Beyond her Sphere, ouvr. cité, p. 118 ; A. F. Scott, « The ever widening circle », art. cité, p. 4 ; L. D. Gordon, Women and Higher Education, ouvr. cité, p. 122‑161. Pour une analyse de cette ambivalence dans une école normale d’État voisine, voir Barbara S. Havira, « Coeducation and gender differentiation in teacher training: Western State Normal School, 1904-1929 », Michigan Historical Review 21:1, printemps 1995, p. 49-82.
49 B. J. Harris, Beyond her Sphere, ouvr. cité, p. 32-34 ; Kathleen D. McCarthy, Noblesse Oblige: Charity and Cultural Philanthropy in Chicago, 1849-1929, Chicago, The University of Chicago Press, 1982, p. 3-50.
50 « Grads should go out prepared to be, “not militant suffragettes, but militant social reformers” » (CNSW I:7, 21 février 1910, p. 3).
51 EB VI:2, décembre 1911, p. 95-102 ; Nancy F. Cott, The Bonds of Womanhood, New Haven, CT, Yale University Press, 1977, p. 47 et 85 ; B. M. Solomon, In the Company of Educated Women, ouvr. cité, p. 101-102 ; J. H. Hunter, How Young Ladies Became Girls, ouvr. cité, p. 93-129.
52 Alice Kessler-Harris, Out to Work: A History of Wage-Earning Women in the United States, New York, Oxford University Press, 1982, p. 258. Sur l’usage de la vocation féminine comme stratégie féministe dès le xixe siècle, voir Paula Baker, « The domestication of politics: women and American political society, 1780-1920 », The American Historical Review 89:3, juin 1984, p. 631 ; N. Hoffman, Woman’s “True” Profession, ouvr. cité, p. 9-10 et 36-37.
53 Sur la présence de stratégies similaires dans une école normale d’État voisine, voir B. S. Havira, « Coeducation and gender differentiation in teacher training », art. cité, p. 62-65 et 70-71.
54 Leonard P. Ayres, « What educators think about the need for employing men teachers in our public schools », The Journal of Educational Psychology 2:2, février 1911, p. 89-93 ; F. E. Chadwick, cité dans The American Journal of Sociology 20:1, juillet 1914, p. 137 ; Gail Bederman, Manliness and Civilization: A Cultural History of Gender and Race in the United States, 1880-1917, Chicago, The University of Chicago Press, 1995, p. 101-113. Entre 1910 et 1920, 61 % des diplômés de lycée aux États-Unis sont des filles. Voir David B. Tyack et Elizabeth Hansot, Learning Together: A History of Coeducation in American Public Schools, New York, Russell Sage Foundation, 1992, p. 164.
55 G. Bederman, Manliness and Civilization, ouvr. cité, p. 12. Voir également Thomas G. Dyer, Theodore Roosevelt and the Idea of Race, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1980 ; H. P. Vought, The Bully Pulpit and the Melting Pot, ouvr. cité.
56 Jackie M. Blount, « Manliness and the gendered construction of school administration in the USA », The International Journal of Leadership in Education 2:2, 1999, p. 60-62.
57 The Emblem, 1913, p. 102-103.
58 « In such a school as Normal, where the population is overwhelmingly feminine, the few men in the institution certainly need an organization such as the Men’s Council to look after their welfare and to protect their interests » (The Emblem, 1930, p. 132). Pour une histoire des fraternités d’étudiants blancs aux États-Unis, voir Nicholas L. Syrett, The Company He Keeps: A History of White College Fraternities, Chapel Hill, NC, The University of North Carolina Press, 2009.
59 « [S]eparatism [...] gave coed women a power base, drew them together to form a community [...], helped them to develop leadership skills » (L. D. Gordon, Women and Higher Education, ouvr. cité, p. 41). Voir également Christine A. Ogren, « Where coeds were coeducated: normal schools in Wisconsin, 1870-1920 », History of Education Quarterly 35:1, printemps 1995, p. 1-26.
60 « The first man came to Normal out of curiosity, like Adam entering the Garden of Eden. Hearing of this the second came to keep track of his sweetheart (an H.A.). The third and fourth chumps entered at each other’s dares. And the fifth came so that a basketball team could be formed » (The Nor-male Litter XI:9, 13 mai 1929, p. 1).
61 Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, vol. 2, Les relations en public, Paris, Minuit, 1973, p. 103.
62 Roger Soder, « The rhetoric of teacher professionalization », The Moral Dimensions of Teaching, J. I. Goodlad, R. Soder et K. A. Sirotnik éd., San Francisco, Jossey-Bass Publishers, 1990, p. 44.
63 B. J. Harris, Beyond Her Sphere, ouvr. cité, p. 103 ; United States Bureau of the Census, Fourteenth Census of the United States, vol. 4, Washington, D.C., Government Printing Office, 1922, p. 340-341 et p. 357. À titre de comparaison, 48 % des femmes blanches exerçant un emploi sont alors domestiques ou ouvrières, 89 % de leurs homologues noires sont domestiques ou employées agricoles et 10,8 % des hommes catégorisés comme « professionnels » sont enseignants.
64 Voir, par exemple, CNSW II:24, 20 mars 1911, p. 1 ; The Emblem, 1913, p. 107 ; 1916, p. 2, 4, 27 et 28 ; 1919, p. 73 ; 1920, p. 13 ; 1925, p. 161.
65 « [College] is a place where initiates may go to learn their responsibilities and the tools needed to perform competently » (Virginia W. Briscoe, Bryn Mawr College Traditions: Women’s Rituals as Expressive Behavior, thèse, University of Pennsylvania, 1981, p. 4).
66 L. D. Gordon, Women and Higher Education, ouvr. cité, p. 31.
67 J. H. Hunter, How Young Ladies Became Girls, ouvr. cité, p. 294-302.
68 « The new teacher, like the successful business man, is a well-dressed, happy, and uninhibited person sincerely interested in his chosen profession » (The Normalite IX:8, 16 avril 1928, p. 2).
69 Fred Mael et Blake S. Ashforth, « Alumni and their Alma Mater: a partial test of the reformulated model of organizational identification », The Journal of Organizational Behavior 13:2, mars 1992, p. 103-123.
70 « These ideals we shall endeavor to realize that both now and in the coming years, we may live more richly and serve more efficiently » (The Seniorian, 1932).
71 V. W. Briscoe, Bryn Mawr College Traditions, thèse citée, p. 3-5 ; L. D. Gordon, Women and Higher Education, ouvr. cité, p. 36.
72 Voir, par exemple, The Emblem, 1916, p. 80 ; 1918, p. 140 ; 1920, p. 108-109 ; 1924, p. 19.
73 Pour une histoire du développement des associations d’anciens étudiants au début du xxe siècle, voir Charles H. Webb, « The alumni movement: a history of success », Excellence in Advancement: Applications for Higher Education and Nonprofit Organizations, W. W. Tromble éd., Gaithersburg, MD, Aspen Publishers, 1998, p. 213-228.
74 « To keep alive the old memories, to preserve the traditions, to establish a feeling of solidarity, and above all to knit closely together all the strength of the Alumni [...] for the support of the old school » (The Emblem, 1912, p. 12). La constitution de l’association indique une visée similaire. Voir The Emblem, 1916, p. 18.
75 V. W. Briscoe, Bryn Mawr College traditions, thèse citée, p. 12.
76 The Emblem, 1921, p. 78.
77 « VII. Thou shalt not entertain frivolous thoughts while in this building, nor shalt thou be vain, or flippant, neither shalt thou sit on tables, nor drop crumbs in the hall, or crack jokes in thy class. VIII. Thou shalt not ditch thy classes, for tho’ it seemeth easy and natural, thy teachers are relentless, and thou wilt get thy head broken for thy pains if thou art caught » (The Emblem, 1911).
78 Voir P. Fass, The Damned and the Beautiful, ouvr. cité, p. 133.
79 Voir, entre autres, CNSW I:13, 4 avril 1910, p. 2 ; I:23, 20 juin 1910, p. 2 ; II:28, 17 avril 1911, p. 3 ; V:9, 3 novembre 1913, p. 2 ; VI:23, 8 mars 1915, p. 3 ; The Normalite XIII:7, 7 avril 1930, p. 1.
80 Journaux intimes de 1909 et 1910, Mary Frances Swan Papers, Chicago History Museum ; CNSW VI:21, 23 février 1915, p. 3.
81 M. Moffett, The Social Background and Activities of Teachers College Students, ouvr. cité, p. 70.
82 Compilation de l’auteure à partir de The Emblem, 1913, 1915-1916, 1918-1928, 1930-1932, 1934, 1936.
83 « [The school is a] cemetery of ideas, initiatives, inspiration and personality » (The Normalite XII:5, 21 octobre 1929, p. 1).
84 Pour une analyse de l’émergence et de l’évolution des journaux lycéens à Chicago, voir Thomas W. Gutowski, « Student initiative and the origins of the high school extracurriculum: Chicago, 1880-1915 », History of Education Quarterly 28:1, printemps 1988, p. 60-61.
85 Parmi ces qualités figurent la personnalité, la gestion de classe, la qualité de l’anglais, la méthode et la compassion. Voir The Normalite XII:4, 14 octobre 1929, p. 1.
86 The Emblem, 1918, p. 141 ; The Normalite X:4, 15 octobre 1928, p. 1.
87 The Normalite V:7, 26 mars 1926, p. 3 ; V:9, 9 avril 1926, p. 3 ; V:10, 16 avril 1926, p. 3 ; V:14, 28 mai 1926, p. 3 ; XIV:5, 14 octobre 1930, p. 1 ; XIV:12, 18 décembre 1930, p. 1 ; XV:6, 16 mars 1931, p. 1 ; XVII:5, 13 mars 1932, p. 1.
88 M. Moffett, The Social Background and Activities of Teachers College Students, ouvr. cité, p. 71 ; L. D. Gordon, Women and Higher Education, ouvr. cité, p. 36. Sur l’existence d’une organisation hiérarchique similaire au sein du corps étudiant dans les lycées de Chicago, voir T. W. Gutowski, « Student initiative and the origins of the high school extracurriculum », art. cité, p. 71.
89 Compilation de l’auteure à partir de The Emblem, 1913, 1915-1916, 1918-1928, 1930-1932, 1934, 1936.
90 The Chicago Commission on Race Relations, The Negro in Chicago, ouvr. cité, p. 252-256.
91 CNSW I:14, 11 avril 1910, p. 2 ; IV:11, 18 novembre 1912, p. 2 ; The Emblem, 1915, p. 110 ; 1924 ; 1931, p. 181 ; 1937, p. 34-39 ; The Normalite V:8, 1er avril 1926, p. 1.
92 « He belongs not where he is, because neither he nor the region he contaminates by his presence is quite satisfied with his location » (The Emblem, 1916, p. 144-145). Voir également The Normalite IX:2, 2 mars 1928, p. 5. Cette description rappelle celle que le sociologue Robert E. Park fait de « l’homme marginal » une décennie plus tard. Robert E. Park, « Human migration and the marginal man », The American Journal of Sociology 33:6, mai 1928, p. 881-893.
93 Voir, par exemple, The Emblem, 1928, p. 29 et 32 ; 1931, p. 180 ; 1936, p. 39.
94 P. Fass, The Damned and the Beautiful, ouvr. cité, p. 121-221 ; Georg Simmel, Sociologie : étude sur les formes de socialisation [1908], Paris, Presses universitaires de France, 1999, p. 444.
95 CNSW I:10, 14 mars 1910, p. 2 ; J. H. Hunter, How Young Ladies Became Girls, ouvr. cité, p. 250. Dans son étude de Hunter College, qui forme les futures enseignantes new-yorkaises, l’historienne Ruth Jacknow Markowitz identifie les professeures et les conseillères des élèves comme sources de transmission du savoir-être durant les années de formation sans relever le rôle joué par les étudiantes elles-mêmes. Voir R. J. Markowitz, My Daughter, the Teacher, ouvr. cité, p. 33-37.
96 Voir, par exemple, CNSW IV:8, 28 octobre 1912, p. 2 ; IV:10, 11 novembre 1912, p. 1-2 ; V:22, 16 février 1914, p. 3 ; The Normalite XV:7, 23 mars 1931, p. 1 ; XVIII:7, 5 décembre 1932, p. 2 ; XIX:6, 10 avril 1933, p. 2 ; XIX:10, 7 juin 1933, p. 2.
97 Voir, parmi d’autres, The Normalite V:2, 19 février 1926, p. 3 ; V:3, 26 février 1926, p. 3 ; V:5, 12 mars 1926, p. 3 ; V:8, 1er avril 1926, p. 3.
98 CNSW, février-mars 1914 ; The Normalite, octobre-novembre 1930.
99 C. A. Ogren, The American State Normal School, ouvr. cité, p. 142.
100 CNSW III:1, 11 septembre 1911, p. 1.
101 CNSW II:8, 31 octobre 1910, p. 3 ; The Normalite V:2, 19 février 1926, p. 2. Sur le caractère traditionnel de cet accueil des nouveaux admis dans l’enseignement supérieur par leurs aînés, voir L. D. Gordon, Women and Higher Education, ouvr. cité, p. 36.
102 F. Mael et B. S. Ashforth, « Alumni and their Alma Mater », art. cité, p. 116-118 ; Burton R. Clark, « Belief and loyalty in college organizations », The Journal of Higher Education 42:6, juin 1971, p. 499-515.
103 The Emblem, 1910, 1913, 1915, 1922, 1925, 1926, 1929, 1930.
104 Pour une analyse détaillée des rituels qui ponctuent la formation universitaire des étudiants états-uniens et de leur signification, voir, notamment, V. W. Briscoe, Bryn Mawr College Traditions, thèse citée.
105 P. Fass, The Damned and the Beautiful, p. 125-126 et 220-221.
106 Voir, par exemple, Cherry W. Collins, Schoolmen, Schoolma’ams and School Boards: The Struggle for Power in Urban School Systems in the Progressive Era, thèse, Harvard University, 1976 ; J. M. Blount, Destined to Rule the Schools, ouvr. cité ; Kate Rousmaniere, « Go to the principal’s office: toward a social history of the school principal in North America », History of Education Quarterly 47:1, février 2007, p. 15-19.
107 The Normalite XVII:10, 2 mai 1932, p. 2.
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