Introduction
p. 7-17
Texte intégral
1Le terme sentiment ne figure pas dans l’index qui accompagne la première publication du Cours de linguistique générale par Charles Bally et Albert Sechehaye avec la collaboration d’Albert Riedlinger en 1916. Il ne se trouve pas non plus dans l’apparat critique de l’édition de Tullio De Mauro (Saussure 1972). Et effectivement, la notion de sentiment linguistique ne fait pas partie de ce qu’on pourrait appeler le « canon » historique des notions saussuriennes, telles que « synchronie », « diachronie », « signe », « signifiant », « signifié », « système », etc., notions par lesquelles on a signalé le caractère novateur de Saussure et qui ont aidé à fonder pour une bonne part la linguistique structurale de tradition francophone au xxe siècle.
2De fait, la notion de « sentiment de la langue », ou de « sentiment linguistique » (il faudra s’intéresser aux différences possibles qu’on peut faire entre ces deux formules), a longtemps fait l’objet de réserves ou de méfiances, et on peut le comprendre dans le cadre épistémologique d’une linguistique structurale avant tout préoccupée des formes. La plupart du temps, on l’associait à des perceptions non objectivables ou ne pouvant faire l’objet d’une investigation scientifique. Pourtant, elle revient aujourd’hui, à côté de notions telles que l’analogie (voir Monneret 2003), elle aussi très présente chez Saussure, l’intuition (voir Derkx 2015) ou le sens commun (voir Cislaru et Nyckees dir. 2019). Son opérativité semble en effet avoir été sous-estimée et, en dépit de son caractère apparemment « daté », mérite réexamen.
3D’ailleurs, une lecture attentive du Cours, même dans la version tronquée et montée qu’en ont donnée Bally et Sechehaye, révèle que le terme sentiment y apparaît à plusieurs reprises, notamment en association avec un certain nombre des termes clés qui, précisément, font partie de l’héritage saussurien validé par la critique. On trouve par exemple le syntagme sentiment de l’arbitraire du signe (Saussure 1967, p. 105) ou sentiment de l’identité (ibid., p. 151). Ce nombre d’attestations est significativement augmenté lorsqu’on consulte l’édition Engler / Harrassowitz (Saussure 1967) : Testenoire (2018, p. 18) relève dix-huit mentions de sentiment linguistique dans les notes de Riedlinger prises lors du premier cours (1907). Et, de fait, le terme sentiment du sujet parlant comporte une entrée dans le Lexique de la terminologie saussurienne publié par Engler en 1968.
4Dans les années soixante-dix et quatre-vingt, il était rare, malgré tout, qu’on attire l’attention sur cette notion dans la mesure où on privilégiait tout ce qui relevait de la structure et de l’immanence. L’importance que la notion de sujet parlant a prise chez Charles Bally, disciple de Saussure et coéditeur du Cours, est ordinairement renvoyée chez lui, sur la base des déclarations mêmes de l’auteur, à la spécificité d’un domaine auquel il envisageait de donner de nouveaux contours : la « stylistique » (voir Chiss 1985). Pourtant, la notion avait peut-être chez lui une opérativité plus grande, impliquant plus largement le rapport à la langue. Elle était d’abord méthodologique, au sens où, comme le rappelle Chiss, elle sert à écarter de la perspective le recours à l’histoire comme à l’analyse : « Tout ce qui n’est pas sentiment linguistique spontané est étranger à l’état de langage étudié et ne peut faire l’objet de notre recherche » (Bally 1951, p. 34). Même si son souci d’étudier les « faits d’expression […] au point de vue de leur contenu affectif » (ibid., p. 16) l’éloigne de Saussure, ce type de formulations, et la manière dont il définit l’état de langue, l’en rapprochent néanmoins.
5Dans les années quatre-vingt-dix, plusieurs articles décisifs de Marie-José Béguelin ont permis de maintenir l’attention sur ces problématiques, alors qu’on était dans une période passionnée par les questions de modèle. Un premier article (Reichler-Béguelin 1990) est revenu sur la manière de lier la « conscience du sujet parlant », telle qu’elle est présente dans le Cours, et le savoir du linguiste. Et c’est dans cette perspective d’interrogation sur ce qu’on pouvait faire du « spontané » dans le cadre d’une modélisation savante, que l’auteure en est venue à se pencher plus précisément sur le chapitre consacré dans le Cours à l’étymologie populaire (Reichler-Béguelin 1995).
6Les choses ont naturellement changé avec la découverte, en 1996, des manuscrits de l’orangerie de l’hôtel de Saussure. On a trouvé, dans cet ensemble de notes et de brouillons, une présence parfois plus explicite et plus visible du motif. De fait, les éditeurs des Écrits parus en 2002 ont ménagé dans leur index une entrée au terme sentiment qui compte dix attestations. Dans son Comprendre Saussure, Loïc Depecker (2009a) a ensuite également inscrit ce terme à son index, en prenant soin de le moduler en sentiment, sentiment de la langue, sentiment du sujet parlant, sentiment des sujets parlants. Cette dernière expression est présente dans les Écrits (Saussure 2002, p. 185), de même que sentiment de la langue (ibid., p. 184, 193, 195).
7Depuis une dizaine d’années, enfin, la notion ne cesse de recevoir davantage d’attention. Dans un article de 2008, Vincent Nyckees y voyait la véritable caractéristique de Saussure, et il se proposait de définir le sentiment linguistique dans son acception saussurienne comme « produit de l’analyse spontanée que la conscience (linguistique) opère sur les attestations enregistrées par la mémoire (linguistique) » (p. 15). On pourra ensuite citer, outre les nouveaux travaux de Béguelin qui prolongent ses réflexions initiales vers le terrain de la diachronie et de l’opposition diachronie / synchronie (Béguelin 2014 et 2017), les articles de Chichidimo (2009), Laplantine (2005), Courbon (2012), Fadda (2013a) et Testenoire (2018). Ce dernier montre l’importance de ce changement dans la manière de voir Saussure. Pour lui, ce primat aujourd’hui reconnu à la conscience des locuteurs « rentre en conflit direct avec la doxa d’il y a cinquante ans qui faisait de la linguistique saussurienne une linguistique de l’exclusion du sujet » (ibid., p. 16).
8Nombre de ces contributions s’intéressent au terme sentiment et à ses terminologisations possibles chez les linguistes, dont Saussure. Récemment, Emanuele Fadda a réuni un certain nombre de ses réflexions dans un ouvrage qui envisage la possibilité, allant au-delà de la linguistique même, d’une « anthropologie saussurienne » (2017b, p. 43). Pour Pierre-Yves Testenoire (2018, p. 15), « la critique [par Saussure] de l’approche psychologique va de pair avec une définition de la langue en synchronie par la conscience des sujets parlants ».
9Le corpus saussurien auquel on peut se référer a lui aussi considérablement évolué. Déjà, si l’on s’en tenait au Cours tel qu’édité par Bally et Sechechaye, et qui, aujourd’hui, n’est plus considéré, par la plupart des exégètes de Saussure, comme digne de figurer dans le corpus de ses écrits, on pouvait tout de même disposer d’un nombre significatifs de passages permettant de développer le questionnement. À côté des syntagmes sentiment de l’arbitraire du signe ou sentiment de l’identité, on trouvait également ceux de conscience linguistique (Saussure 1967, p. 136), et de conscience des sujets linguistiques (ibid., p. 117, 128, 189, 190, 256 ; Saussure 2002, p. 187), et dans les appendices du Cours, une importante réflexion sur l’opposition entre ce que Saussure appelle analyse subjective et analyse objective (Saussure 1967, p. 251-259). Mais c’est naturellement l’édition synoptique de Rudolf Engler qui a pu permettre d’avoir un accès plus fidèle à ce qu’ont pu être les cours dispensés et a ouvert les yeux sur un éventail de formulations passées jusqu’alors relativement inaperçues. L’ensemble de textes publiés sous le titre Écrits en 2002 a ensuite ajouté des occurrences frappantes sur ce qui précédait les cours tout en donnant davantage de visibilité à certains passages clés tels que celui-ci : « Rappelons que tout ce qui est dans le sentiment des sujets parlants est phénomène réel » (Saussure 2002, p. 185), qui a pu faire dire à Loïc Depecker, par exemple (2009a, p. 165), que c’est dans la notion de « sentiment de la langue » qu’on peut trouver la « clé » qui permet de comprendre le passage, chez Saussure, de l’idée de langue au système sémiologique.
10Aujourd’hui, ce sont les éditions des versions prises en note par les élèves de Saussure des trois cours de linguistique générale dispensés entre 1907 et 1911 qui font l’objet de publications séparées (voir notamment Vincent 2010 et 2013). Les manuscrits déposés à la Bibliothèque de Genève sont petit à petit inventoriés, dépouillés, classés et publiés, de même que les lettres et toutes sortes de documents. Immense corpus, posant de grands problèmes philologiques, mais qui change la donne s’agissant de toute investigation terminologique, notionnelle ou théorique menée sur Saussure. La tâche est considérable, les désaccords entre chercheurs nombreux, et la prudence de mise. Sans doute, comme l’écrit Marie-José Béguelin (2005, p. 77), « le vrai Saussure [est-il] hors de portée », et nous ne nous faisons qu’en donner des lectures.
11On remet également à l’honneur les travaux du Saussure philologue, comparatiste, et spécialiste des langues anciennes. Si le texte du Mémoire de 1879 ne présente pas d’occurrence du terme sentiment (ni d’ailleurs de celui de conscience), bien qu’on trouve à un moment l’expression « la langue sent » (il s’agit d’une « relation » ; Saussure 1879, p. 164), Marie-José Béguelin (2005) a néanmoins montré qu’on y pressentait déjà l’itinéraire qui allait ensuite le conduire au cours de morphologie de 1909-1910 (encore inédit), en passant par le texte L’essence double, datant de 1891 et publié dans les Écrits (Saussure 2002). À partir d’une analyse de la morphologie, elle y trouve déjà visible une perspective synchronique, qui, se focalisant sur la diversité et la concurrence des formes, parvient implicitement à la postulation future de l’« état de langue ».
12Récemment, mettant à profit les derniers acquis nous permettant de mieux dater les textes, opération méthodologiquement indispensable si on veut faire une exégèse correcte de la pensée de Saussure, Testenoire (2018) a débrouillé ce qu’on pouvait dire de la coprésence, dans les textes relatifs aux trois cours, des termes sentiment de la langue, sentiment linguistique, conscience de la langue, et même inconscience (la forme nominale inconscient n’apparaissant pas dans le corpus saussurien ; voir Arrivé 2016). Il a montré que, semble-t-il, sentiment de la langue et sentiment linguistique apparaissent plutôt dans les deux premiers cours, et conscience de la langue dans le troisième. Il a également mis en avant une difficulté propre aux syntagmes sentiment de la langue et conscience de la langue, qui avait déjà fait l’objet de remarques (Chichidimo 2009), et qui est que les syntagmes peuvent être interprétés de deux manières : selon que la langue est perçue comme le sujet ou l’objet du sentiment ou de la conscience. De ce point de vue également, il note une évolution, les occurrences du troisième cours du syntagme les sujets parlants se trouvant toujours en position sujet. Il note enfin qu’on ne trouve pas, dans tout le corpus actuellement connu, de formulation permettant de définir clairement aucun des termes, ni de les distinguer les uns des autres. Dans certaines occurrences, relève-t-il, sentiment et conscience apparaissent interchangeables, une quasi-synonymie s’effectuant même, dans le premier cours, avec langue (Testenoire 2018, p. 21).
13Il est clair qu’un ensemble de termes dessine chez Saussure une préoccupation, une problématique, voire peut-être un programme. Cette préoccupation, nous choisissons de l’emblématiser ici par le syntagme sentiment linguistique, auquel on peut sans doute essayer de donner un sens précis. À ce terme, on peut aussi conférer la mission temporaire de réunir un ensemble de conceptions présentes également dans des propositions comportant un certain nombre de termes proches, comme celles qui utilisent les termes conscience, sens ou sujet et leurs variantes.
14L’ouvrage qu’on va lire, issu de travaux présentés lors d’un atelier thématique organisé dans le cadre du colloque international « Le Cours de linguistique générale 1916-2016 » qui s’est tenu à Genève en janvier 2017, auxquels ont été adjointes deux contributions, a donc deux objectifs principaux.
15Le premier est d’essayer d’explorer plus en profondeur cette notion chez Saussure, de la situer, de l’historiciser, d’en préciser les contours, la valeur, à partir de ce qu’on peut dire du cadre de pensée de son époque et de ce qu’on sait des cours, essentiellement, dans leurs versions publiées et manuscrites, même si d’autres textes peuvent également être explorés.
16Une question essentielle qui se pose de ce point de vue est de savoir à quel niveau on peut estimer que la notion a été conceptualisée par Saussure, si elle s’offre plutôt dans une saisie « ordinaire », qui suit le sens habituel donné aux mots, ou plutôt dans une saisie « réglée », terminologisée, conceptualisée, quitte à ce que le sens habituel des mots soit tant soit peu laissé de côté. Si la question se pose pour tous les concepts linguistiques, et plus généralement scientifiques, formulés en langue naturelle, elle concerne peut-être plus spécifiquement le terme sentiment de la langue, qui peut donner l’impression de se saisir assez facilement, ou de faire sens en dehors d’une définition trop élaborée. Quel(s) sens précis pourrait-on donner en linguistique à sentiment ? L’expression sentiment de la langue n’est-elle pas de nature à laisser croire que quelque chose, dans la langue, peut faire l’objet d’une perception vague, non rationalisée, laissée à la libre interprétation et à la fausse assurance que donnent des impressions de surface ? Est-il réellement possible de faire un concept précis d’un sentiment de la langue aussi évanescent ? Pour répondre à cette question, il est nécessaire de mener l’enquête sur les usages du terme sentiment, et des divers syntagmes sentiment de la langue, sentiment linguistique, etc., avant les premières contributions de Saussure à la linguistique.
17Le terme sentiment apparaît en effet comme un « terme à la mode » du xixe siècle, émergeant graduellement dans la seconde moitié du xviiie siècle pour envahir le champ des représentations du monde, et servant de terme matrice à toutes sortes de syntagmes comparables comme sentiment de la beauté, sentiment de l’art, sentiment de la musique… Saussure s’est-il appuyé sur la popularité de ce type de formulations en langue commune ? A-t-il prêté une attention particulière à l’usage plus spécifique qu’ont pu faire de l’expression sentiment de la langue des auteurs comme Nodier (1834) ou Littré (1863), qu’il a sans doute lus ? Quels liens dessine-t-il dans la configuration lexicale sentiment / sens / sensibilité, d’origine latine, qui connaît d’importantes inflexions et variations entre le xviiie et le xixe siècle, et que les langues (par exemple l’anglais) réaménagent souvent différemment ? Enfin, quelle est la part de l’influence qu’a pu exercer sur lui la sollicitation de l’expression Sprachgefühl chez Hermann Paul (1975 [1880]) – un terme qui, à la différence, peut-être, de sentiment de la langue, a été fortement repris et développé par la suite, notamment en contexte anglo-saxon.
18À partir de l’étude de cet arrière-plan, de fait, la recherche menée sur les termes fait apparaître des différences fondamentales de perspectives, qui permettent sans doute de caractériser l’originalité de la position de Saussure et sa manière de sortir, à son époque, non seulement de l’écueil de la psychologie, mais aussi de celui d’une vision téléologique de l’histoire des langues. De ce point de vue, on s’accorde aujourd’hui à penser qu’une des inflexions décisives données par Saussure à ce qui peut être investi derrière les termes sentiment de la langue, ou sentiment linguistique (que l’on peut envisager de distinguer), est de rendre opératoire la notion de synchronie. C’est pourquoi il est nécessaire de déplier tous les enjeux qui peuvent être ceux de la notion de sentiment linguistique à l’intérieur du monde conceptuel de Saussure, de manière à évaluer comment sa théorisation a fait sens à l’époque, et peut faire sens aujourd’hui. L’objectif est en effet de montrer que Ferdinand de Saussure, plus connu pour d’autres concepts, apparaît comme un penseur majeur d’une notion de sentiment linguistique qui peut être sans doute réinvestie avec de nouveaux infléchissements.
19Le second objectif de cet ouvrage est en effet d’inviter à réévaluer l’opérativité de la notion de sentiment linguistique aujourd’hui, et à en révéler les potentialités dans une perspective contemporaine. Ainsi, il s’agira de ne pas rester dans la stricte perspective d’une exégèse saussurienne, mais d’essayer de discriminer, dans ce que Saussure nous a laissé sur le sentiment linguistique, ce qui peut aujourd’hui stimuler de nouvelles recherches, dans une perspective plus large. L’enjeu est de lire différemment Saussure, dont le nom continue d’être associé à un changement de paradigme majeur dans la discipline, en montrant qu’on peut trouver chez lui matière à de nouvelles inspirations théoriques et méthodologiques, qui supposent peut-être elles aussi, et de nouveau, une forme de mutation épistémologique.
20Si l’appel à un « sentiment de la langue » ou à un « sentiment linguistique » a pu susciter il n’y a pas si longtemps encore des réserves et des méfiances, il n’en est plus de même aujourd’hui. On en veut pour preuve l’importance nouvelle qui est accordée aujourd’hui au sujet parlant, que ce soit en linguistique cognitive, en sociolinguistique, dans les études de « linguistique populaire » (folk linguistics, Laienlinguistik), ou dans les nouveaux croisements qu’on observe avec l’anthropologie du langage. Sans doute ces perspectives sont-elles parfois bien éloignées de l’héritage saussurien. Mais elles révèlent qu’une interrogation nouvelle a émergé, ces dernières décennies, sur ce qui se passe réellement dans la conscience (ou l’inconscience) du sujet, que ce soit dans la manipulation qu’il effectue lui-même des formes ou autour des formes qu’il reçoit d’autrui. Les expériences de linguistique perceptive, longtemps décriées, connaissent un nouvel engouement. L’introspection langagière est pratiquée à divers échelons, et avec des motivations très diverses, orientées parfois vers l’évaluation de la « compétence », qui permettent aussi d’explorer des terrains moins balisés, tels que le repérage de ce qui n’est ni correct ni fautif, mais seulement sujet à une négociation. On peut aussi évoquer le souci, présent aujourd’hui chez beaucoup de linguistes et de sémanticiens, de mieux articuler la dimension sociale, intersubjective, anthropologique de la compétence linguistique et sa dimension cognitive.
21Dans cette perspective, il est important de revenir à Saussure, mais sans doute pas à Saussure seul. Si on se fixe comme objectif de circonscrire les caractéristiques propres et la valeur singulière que prend, chez le linguiste, la notion de « sentiment » linguistique, et de mesurer si les termes sentiment de l’unité du signe, sentiment de la langue ou sentiment des sujets parlants, par exemple, sont l’expression d’une conception unifiée, il paraît en effet utile de mener aussi une comparaison avec la façon dont la notion se trouve abordée chez des linguistes contemporains que l’auteur des cours de linguistique générale connaissait (notamment William Dwight Whitney, Hermann Paul, Michel Bréal, Arsène Darmesteter et Antoine Meillet). Le propos de cet ouvrage est de réévaluer cette notion en partant de ses positions, mais en explorant aussi des théorisations voisines, voire de nouvelles propositions, dans une démarche qui n’est pas « puriste », mais reste ouverte au nécessaire mouvement de la pensée. C’est ce qui a motivé notre choix d’aller au-delà de Saussure, comme chez un des linguistes les plus « mentalistes » de la tradition francophone, Gustave Guillaume. Si les contributions qu’on lira ici prennent comme point de départ le champ de l’histoire des idées linguistiques, elles ne se contentent pas de mener des enquêtes purement historiques, relevant de l’exégèse : elles s’efforcent souvent de présenter également quelles peuvent être les résonances contemporaines de la notion.
22De ce dernier point de vue, l’éventail peut être large, et déboucher sur une véritable hétérogénéité. Parfois, le terme sentiment a pu être employé de façon fugace, comme dans ces quelques phrases d’Émile Benveniste, qui, au sujet d’une question très particulière, l’insoluble problème des relations entre l’esprit et le monde, écrivait :
Poser [cette] relation comme arbitraire est pour le linguiste une manière de se défendre contre cette question et aussi contre la solution que le sujet parlant y apporte instinctivement. […] À vrai dire le point de vue du sujet et celui du linguiste sont si différents à cet égard que l’affirmation du linguiste quant à l’arbitraire des désignations ne réfute pas le sentiment contraire du sujet parlant. (Benveniste 1966, t. I, p. 52)
23Certains linguistes chez qui on aurait pu attendre une mobilisation du terme, comme Eugenio Coseriu, connu pour l’importance qu’il a donnée à la créativité dans le langage, n’en ont apparemment pas fait usage, ou en tout cas pas massivement, et sans conceptualisation. Parfois, l’exploitation qui est faite du terme sentiment linguistique rejoint l’analyse des discours spontanés sur les faits linguistiques, notamment lexicaux, et sur les faits discursifs (Achard-Bayle et Lecolle éd. 2009, Lecolle 2015). De fait, une question essentielle qu’on est amené à se poser si l’on repart de la position saussurienne est celle de savoir dans quelle mesure le sentiment linguistique peut faire l’objet d’une explicitation. Saussure n’aurait-il donné du sentiment linguistique qu’une lecture restreinte ? Est-il légitime d’en faire quelque chose de radicalement autre ?
24Si l’on reste dans une perspective saussurienne, on pourra s’interroger sur le lien qui unit la mobilisation du sentiment linguistique à la synchronie. N’est-il pas possible d’exploiter la notion du point de vue de la diachronie ? C’est ce que nous avions suggéré pour notre part (Siouffi 2012). De son côté, Béguelin (2014) estime qu’en donnant la priorité à l’analyse subjective, la position de Saussure préfigure la notion contemporaine de réanalyse, tout en constituant une critique anticipée de celle de grammaticalisation.
25Au total, il n’est pas douteux que la filiation saussurienne autour du « sentiment linguistique » soit plus incertaine, dispersée et fragile que celle qu’on observe autour d’autres concepts. C’est la raison pour laquelle il convient d’en tracer de manière aussi ferme que possible les linéaments, afin de reconstruire une pensée contemporaine de ce concept.
26La première contribution (Gilles Siouffi) tente de retracer quel pouvait être le sens des expressions sentiment linguistique et sentiment de la langue au moment où Saussure s’en est emparé. Il apparaît en effet que les syntagmes n’étaient pas attestés depuis une date très ancienne, et il n’est pas sûr qu’on n’en ait pas continué à privilégier dans un premier temps une saisie assez « ordinaire », non spécialisée. L’article examine notamment l’usage qui est fait de l’expression sentiment de la langue chez Émile Littré dont Saussure connaissait certainement l’Histoire de la langue française (1863), ouvrage de vulgarisation largement diffusé. Un parcours parallèle est fait du terme allemand Sprachgefühl, tel qu’on le trouve notamment chez Hermann Paul, source avérée mais peu explicitée de Saussure. Enfin, il s’efforce de poser en quoi le questionnement de Saussure a renouvelé l’usage de l’expression, en la déplaçant notamment vers l’analyse synchronique. L’article se conclut sur le caractère « à part » du concept de sentiment linguistique chez Saussure, par rapport aux autres de ses concepts clés, et sur une évaluation des diverses directions ouvertes par la réflexion saussurienne sur ce sujet.
27C’est à l’objectif de cerner aussi précisément que possible les contours du concept de sentiment linguistique tel que Saussure l’a compris que se consacre en premier lieu la contribution de Vincent Nyckees. La tâche n’est pas facile puisqu’on ne trouve nulle part chez Saussure de définition au sens strict de ce concept. Il n’en est pas moins central, selon l’auteur, dans son projet d’une linguistique synchronique, au point d’autoriser l’équivalence relative observée dans les écrits du théoricien entre langue, sentiment linguistique et sujet parlant. La langue telle que l’entend Saussure est en effet totalement immanente au sentiment linguistique des locuteurs et par là même, indirectement, à leurs usages effectifs. Nyckees insiste sur le caractère quasi objectif et contraint du sentiment linguistique saussurien, perception de rapports largement mécanique et inconsciente. Dans la dernière partie de sa contribution, il expose les différents points sur lesquels il a été amené à s’écarter de Saussure sur la question du sentiment linguistique (place de la variation diastratique dans la théorisation, conception de l’acquisition, perception du sens figuré, vision de l’histoire sémantique) et il plaide pour que la théorie linguistique prenne toute la mesure de l’intense activité de pensée (et du degré élevé d’expertise) que doivent selon lui mobiliser les sujets parlants pour comprendre véritablement leur langue et en faire des usages appropriés.
28C’est de cette même difficulté à relier la notion de sentiment linguistique à une approche convaincante des phénomènes linguistiques tels qu’ils s’offrent à nous dans l’empirie que Bruno Courbon repart dans une contribution qui, elle aussi, tente de situer une position contemporaine possible par rapport à l’héritage de Saussure sur ce point. La question liminaire est de savoir s’il est vraiment possible de conceptualiser la notion de sentiment linguistique, à partir des « demi-termes », pour ainsi dire, que nous a laissés le linguiste genevois. Pour Courbon, qui procède à des comparaisons avec les pensées contemporaines de Bréal et de Whitney, notamment, il faut accepter de rentrer dans la dimension du sujet et de la subjectivité. Cela peut se faire entre autres par l’interrogation de la figure du « sujet linguiste ». Cela pourrait conduire à la position d’un « être-en-langue » qui permettrait d’intégrer la dimension sociale. Pour Courbon, cependant, il serait peut-être vain d’essayer de dépasser les paradoxes contenus dans le statut intermédiaire de la notion de sentiment linguistique : bien plutôt, la nature a priori non conceptuelle de ce point d’accès fondamental pour tout « regard » sur la langue ouvre la porte à une question fondamentale sur ce qu’on peut appeler dès lors linguistique, question consubstantielle de la démarche saussurienne.
29La contribution suivante, d’Emanuele Fadda, qui a consacré un ouvrage de synthèse à la question (2017b), part d’un point de vue qui est moins strictement linguistique que philosophique et anthropologique. Si les commentateurs se sont en effet la plupart du temps attachés à dégager les implications de la notion de sentiment linguistique chez Saussure au plan cognitif, Fadda explore ici un autre plan, le plan normatif cette fois-ci. En repartant des conférences inaugurales de son enseignement genevois (1891), l’auteur revient sur un arrière-plan de la pensée de la langue laissé par lui-même souvent dans l’ombre : son ancrage dans l’histoire à titre de fait social. Et c’est ici que, pour Fadda, la disposition qui régit le rapport du sujet parlant face à la langue, qui rentre dans le domaine spécifiquement humain et historique, ne peut pas être décrit sans une référence à la volonté. L’examen du rôle de la volonté dans la linguistique saussurienne conduit alors à donner une plus grande place au côté normatif et même moral du sentiment linguistique.
30C’est à cette même notion de conscience que s’intéresse Loïc Depecker lequel, au travers de son expertise dans le domaine des manuscrits de Saussure, se propose de repartir de ce matériau, le Cours n’étant pas de la main du maître, pour reprendre la question, indiquée par Saussure, de savoir comment aborder ces fameux « degrés » dans la volonté consciente ou inconsciente. Y a-t-il des « actes » derrière les faits linguistiques ? Cela reste une interrogation fondamentale, que suscite notamment l’inscription des langues dans l’histoire. Depecker rejoint Fadda dans la mise en évidence du rôle de la volonté dans les premières conférences de 1891. Il faut alors aborder plus précisément la relation que Saussure envisage entre le signe et l’idée, ce qui conduit à reprendre le projet de sémiologie, sémiologie envisagée dans son aspect « réel », « concret ». La notion de sentiment de la langue apparaîtra alors comme un développement compréhensible de la façon dont Saussure considère la conscience. L’article déplie ensuite un certain nombre d’articulations subséquentes avec des concepts saussuriens comme celui de valeur. Il se termine par une ouverture vers la dimension inconsciente de cette activité de classement non réflexive et non créatrice que Saussure voit opérationnelle dans l’acte de parole. De la sorte, selon Depecker, au fil de ses analyses sur l’implication de la volonté et de la conscience dans la langue, Saussure s’est avancé jusqu’aux portes de l’inconscient, sur le seuil desquelles il est néanmoins resté, intrigué par les associations et les fabrications analogiques qu’il observait chez le sujet.
31Pour terminer, on lira une contribution qui confronte la réflexion saussurienne à celle d’un penseur ayant clairement affirmé sa filiation avec Saussure : Gustave Guillaume, même si sa conception du système diffère radicalement. À propos des deux linguistes, on a pu parler de perspective cognitive, voire mentaliste. Mais à notre connaissance, une confrontation des positions de l’un et de l’autre n’avait jamais été tentée. C’est le propos de Philippe Monneret de la conduire ici, à partir notamment d’un ensemble d’occurrences du terme sentiment constitué automatiquement à partir de la base de données « Gustave Guillaume », complétée par d’autres textes. De l’examen de ce corpus, Monneret tire la possibilité d’une distinction entre des occurrences où la mobilisation d’un sens assez saussurien est possible, et d’autres occurrences qui s’en éloignent assez nettement, ne serait-ce que par la postulation faite par Guillaume que le sentiment linguistique, nourri des faits de discours, peut « se tromper ». À partir de 1948, Guillaume mettra ainsi plus fortement l’accent sur l’idée que ce ne sont pas les faits de discours, c’est-à-dire les manifestations du sentiment linguistique, qui permettent d’accéder à la réalité des faits de langue. Ce qui amène Monneret à distinguer au final entre sentiment linguistique et sentiment de la langue, ce dernier étant le résultat d’une mécanique intuitionnelle spécialement développée par le linguiste.
32Le sentiment de la langue peut-il être objet de connaissance ? C’est un peu la question qui émerge de cette dernière confrontation entre Saussure et Guillaume, et l’une des questions fondamentales qui traversent, tout bien pesé, la réflexion autour de la transformation éventuelle de la notion saussurienne de sentiment linguistique en concept. Mais est-il utile de parvenir au stade du concept, précisément ? N’est-ce pas au contraire la dimension intermédiaire du sentiment linguistique comme constitutif d’un « être dans la langue » et d’un « être dans le langage » qui est au contraire le plus à même d’en révéler les potentialités ? Au travers de cet ensemble d’analyses et de points de vue, on espère que toute l’importance que revêt la notion de sentiment linguistique chez Saussure sera mieux apparue. Si l’objectif premier, par un examen serré des sources, imprimées et manuscrites, comme par une investigation de l’amont et de l’aval, est de parvenir à mieux cerner les contours et la fonction qu’on peut donner à cette notion dans l’économie de la pensée saussurienne, l’objectif second est bel et bien d’ouvrir la voie à de nouvelles recherches susceptibles de donner d’autres contours à cette réalité apparemment si accessible à l’intuition, mais également si évanescente et si polyvalente qu’est le sentiment linguistique.
Auteur
Sorbonne Université, laboratoire STIH, E.A. 4509
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