Chapitre 7
Figures de l’auteur
p. 213-244
Texte intégral
Une notion à contextualiser
1À travers la question de l’individualisation et le cas de Gustave Leroy, c’est à un autre emploi de la notion d’auteur que l’on est confronté. Jusque-là, l’auteur était envisagé, au sens de Foucault, comme une fonction, comme un mode de classification et d’appréhension des textes, de manière à rendre plus cohérente la mise en lien de productions plus ou moins hétérogènes. Mais si, malgré les réserves émises par Foucault1, la notion d’auteur ne participe pas nécessairement d’une démarche historisante dans son emploi heuristique restreint (en « fonction-auteur », lorsqu’on utilise résolument l’auteur comme principe d’économie pour l’analyse), elle doit en revanche être contextualisée et contextualisable dès lors qu’elle permet d’interroger non plus les liens des textes entre eux, mais la mise en place d’une image de l’instance productrice du discours.
2C’est dans cette perspective par exemple que l’aborde José-Luis Diaz, lorsqu’il étudie l’évolution des représentations de l’auteur à travers les âges, et qu’il parle précisément d’« historiser la notion même »2. Il montre ainsi que l’acception du substantif se déplace d’une étymologie à l’autre, de l’idée originelle d’augmentation, c’est-à-dire d’ajout primordial, à la somme des productions humaines (du verbe latin augeo), à l’idée véhiculée par le terme d’auctor, d’où provient notamment la notion d’autorité. De l’une à l’autre, l’auteur « n’est [plus] celui qui engendre à nouveaux frais un monde, mais celui auquel toute une tradition immémoriale de respect, une longue chaîne d’allégeance a donné statut d’autorité »3. C’est dans les possibilités sociolinguistiques et culturelles ouvertes par ces deux acceptions fondamentales que la notion d’auteur, entre le xviiie et le xixe siècle, connaît des fortunes diverses, et qu’elle entre en concurrence avec d’autres notions qui la remplacent ou s’en distinguent. Ainsi, l’écrivain, le bel esprit et l’homme de lettres, au cours du xviiie siècle, prennent successivement la place de l’auteur, l’écrivain formant le référent par rapport auquel les deux autres s’inscrivent4. À l’âge romantique, le poète, le génie et l’artiste l’emportent :
Est désormais désigné comme auteur ou homme de lettres, au sens dévalué qu’a pris dès le début du siècle cette seconde expression, l’écrivain honni qui, pédestre exécutant là où il faudrait être un rêveur divin, se contente de remplir des fonctions auctoriales considérées comme ancillaires : la fonction technique (il sait bien écrire), la fonction objectale (il fait œuvre, il réalise artisanalement un objet littéraire, alors que le poète est un être céleste, qui se soucie bien peu de ses produits), la fonction professionnelle (c’est un ouvrier d’édition), la fonction communicative (il s’adresse à un public qu’il est censé atteindre, alors que le poète jette ses vers au vent d’automne).5
3Les termes employés pour désigner l’instance créatrice d’une œuvre artistique langagière connaissent donc une évolution significative dans la première moitié du xixe siècle, et les nouveaux substantifs qui s’imposent accompagnent un changement des représentations : l’instance auctoriale se définit moins par la production matérielle d’œuvres (ce que José-Luis Diaz évoque sous le nom de fonctions « ancillaires ») que par une forme de disposition quasi ontologique à la création littéraire (d’où l’opposition entre celui qui « fait œuvre » et celui qui « est un être céleste »). À l’époque romantique, l’auteur, l’écrivain et l’homme de lettres appartiendraient tous trois à une terminologie ancienne et ils prennent une place très basse dans la hiérarchie des producteurs de textes. Pourtant, ce changement de paradigme dans les désignations, propre sans doute à un certain type de production littéraire (que l’on pourrait appeler a posteriori « canonique » et qui bénéficie d’une légitimation critique et sociale importante), n’apparaît pas avec évidence pour la chanson : si la notion d’homme de lettres est totalement absente des textes de la IIe République6, on peut cependant y retrouver les termes d’auteur et d’écrivain, qui se répartissent selon des logiques différentes de celles présentées pour le champ analysé par José-Luis Diaz.
Écrivain et auteur
4Dans les chansons, auteur et écrivain ne sont absolument pas synonymes, et ils ne participent pas tous deux à la caractérisation dévalorisante de certaines pratiques de production littéraire.
5Écrivain est porteur d’une évaluation axiologique négative. Il n’apparaît que rarement dans le corpus (six fois), et presque toujours dans des contextes similaires : chez Delaire, le terme s’applique aux « lâches journalistes / Qui font métier d’insulteur » et qui sont à l’origine de toutes les discordes contemporaines (Némésis). Festeau, lui, écrit : « Que maudit soit tout écrivain cynique / Qui, chaque jour, transforme en un pamphlet / L’encre en poison et la plume en stylet ! » (La République en danger), et Leroy, par deux fois, associe les écrivains à « la croix d’honneur » (dans Le Bonheur du savetier et Les Faux Dieux), et en fait de simples chercheurs de récompenses. Seul l’emploi du mot chez Demanet (« Dans les grands mots où l’écrivain s’engage […] », voir ci-dessus) est ambivalent et peut ne pas être perçu comme négatif. L’écrivain désigne donc dans les chansons moins un « pédestre exécutant » qu’un exécutant opportuniste pouvant appartenir à l’élite reconnue par l’institution. Il est dévalorisé tant d’un point de vue esthétique que moral, et devient avant tout le producteur malhonnête qui peut être acheté ou manipulé.
6Le terme d’auteur, en revanche, n’est pas employé de la même manière. Il est beaucoup plus présent dans le corpus, et on le trouve aussi bien dans le paratexte que dans les textes des chansons. C’est ainsi que dans bien des cas, la mention d’auteur présente dans le paratexte fonctionne – d’un point de vue référentiel – de manière à la fois relationnelle et déictique7 : lorsqu’on lit « Chez l’auteur » avant la mention d’édition ou d’impression, on comprend le groupe nominal l’auteur en relation avec un autre référent (« texte »), qui ne peut s’interpréter que de manière déictique (le texte qui est imprimé sur ce même support). L’expression « chez l’auteur » pourrait donc être paraphrasée en « chez l’auteur de ce texte », la formulation paraphrastique rendant compte du caractère à la fois relationnel et déictique à travers, respectivement, le syntagme prépositionnel complément du nom et le démonstratif. Le fonctionnement référentiel du groupe nominal est le même lorsqu’on lit par exemple, en exergue, dans Les Sylphes du soir (Alexandre Guérin), à la fin d’une citation : « (l’Auteur) ». L’article défini désigne alors comme source de la citation l’auteur du texte qui suit.
7Certaines occurrences du substantif offrent un emploi purement relationnel et l’auteur est alors présenté comme corrélat d’une œuvre. C’est le cas, dans le paratexte, des nombreuses appositions caractérisantes du type « N (,) auteur de T » (où N équivaut à nom propre et T à titre), par exemple, sous le titre en tête de page : « La République immortelle / Par A. Diot / Auteur du Vote universel », ou sous la signature en bas de page : « A. Guilbert, / auteur du Chant des instituteurs et de l’Avis aux électeurs » (Le Dix de mars 1850, chant socialiste). Dans ces cas-là, le terme relationnel permet de lier la production d’une chanson à d’autres chansons censément plus familières pour l’allocutaire, de manière à situer l’auteur et à appuyer son autorité sur un texte déjà reconnu.
8Dans les textes des chansons, le fonctionnement linguistique relationnel est très proche (mis à part la présence du nom propre), mais la référence n’a pas le même enjeu. Lorsqu’on lit chez L. C. : « Ce baiser-là, dit la brune Thérèse, / “C’est à l’auteur du Dieu des bonnes gens ! […]” » (Visite de Béranger à la Closerie des Lilas), le groupe nominal ne vise plus à asseoir une autorité mais à désigner l’une des hypostases auctoriales qui ne serait qu’à l’état latent dans le nom propre Béranger (présent quelques vers plus haut) – « Ce baiser-là » étant destiné dans la phrase à une de ces hypostases, tandis que le référent du démonstratif « celui-ci » qui apparaît ensuite l’est à une autre (« la muse française / Qui célébra nos gloires dans ses chants »). L’emploi relationnel du terme auteur est visible également chez L. C. à propos de Rouget de Lisle, quand le titre de La Marseillaise et la mention « le chant » sont présents en contexte et guident l’interprétation du groupe nominal défini : « J’ai le premier chanté la Marseillaise ; / L’auteur est mort, mais le chant est resté !… » (Résurrection du père Duchêne)8.
9L’auteur est également le corrélat d’une œuvre publiée dans les emplois métonymiques, notamment chez Arnould et L. C. :
Quand il voit un colporteur,
De suite il l’appelle.
Il achète les auteurs,
Sans connaître les meilleurs,
(Le Philosophe de Bar-le-Duc)
Auteurs latins, auteurs d’Athène
Chez les bouquinistes s’en vont ;
On déjeune d’un Démosthène,
Et l’on soupe d’un Cicéron.
(Étudiant et lorette)
10Dans ces deux exemples, le substantif ne désigne pas des auteurs, mais bien des volumes contenant une ou plusieurs œuvres qui portent un nom d’auteur, et c’est d’ailleurs dans ce mouvement tropique que s’inscrivent les phrases « On déjeune d’un Démosthène, / Et l’on soupe d’un Cicéron ». L’étudiant dépourvu de revenus met ses ouvrages en vente pour s’acheter des repas : les vers cités opèrent un double déplacement sémantique et font des noms d’auteurs la métonymie de leur œuvre avant de faire de l’œuvre une matière comestible grâce aux verbes métaphoriques.
11Les références les plus nombreuses à l’auteur ne se trouvent pas dans les constructions prépositionnelles, ni dans les désignations métonymiques, mais dans les désignations directes et absolues : l’auteur n’est plus alors le corrélat d’une œuvre, c’est le nom donné à celui qui exerce une activité d’écriture. Ainsi, chez Demanet, à propos de Loynel : « C’est un auteur qui, marchant droit au but / […] devint presque un maître à son début » (Les Héros de la chanson), chez Devieu : « Je mets le bonnet de Voltaire / Sur la tête de nos auteurs » (Les Bonnets de toutes les couleurs), chez Mulot : « Veuillez auteurs nous donner en échange [des sujets politiques] / Ce qui pourrait adoucir les méchants » (Chant d’ouverture du Cercle lyrique de l’Union Saint-Ange), ou chez Noël : « Je m’efforcerai comme auteur / De rendre sa pensée fidèle » (L’Industrie). L’auteur, contrairement à l’écrivain, est une désignation neutre, qui s’applique à tous ceux qui ont une production écrite, même si le contexte chansonnier fait qu’il renvoie plus souvent à des producteurs de chansons. Il est souvent également employé en vocatif, notamment chez Leroy9, et chez ce dernier auteur, on trouve un exemple d’emploi valorisant du mot : « Instruisez-vous, fouillez dans la science, / Et dans vos rangs trouvez-nous des auteurs » (Les Enfans du pauvre). L’injonction faite par le canteur à ses destinataires fait des individus « auteurs » l’objet d’une recherche, et la production de textes est ainsi présentée comme une activité importante et positive10.
12Quoi qu’il en soit, la notion d’auteur est en concurrence dans le corpus avec d’autres notions qui se situent sur l’échelle axiologique à l’opposé de celle d’écrivain. Il y a celles de génie et de poète, que mentionnait José-Luis Diaz, mais il y a aussi et surtout celle, spécifique au genre, de chansonnier.
Poète et chansonnier
13Le substantif génie est fréquent dans les chansons, mais il désigne rarement un individu. Il est surtout employé dans sa signification abstraite, de manière non comptable, comme chez Dalès : « Aux intrigants du jour ne vends pas ton génie » (Un lingot d’or à la place du cœur) ou chez Guingand : « Hors son génie / L’homme n’est plus qu’un sot » (La Grande Revue). Le génie est alors une faculté supérieure attribuée à quelqu’un, mais ce peut être également une faculté non attribuée, comme dans cet autre exemple de Guingand : « Vois-tu là-bas cette modeste enceinte / Où le génie exhale sa clarté » (Mon conseil, chant dédié à Lamartine). Dépourvu de possessif et de complément du nom qui le rattache à un individu, le terme désigne probablement une puissance intellectuelle supérieure, qui peut se manifester à travers diverses instances. Lorsque génie désigne un individu, il peut faire référence à un être surnaturel, souvent allégorique (par exemple dans Es-tu femme ou Dieu de Demanet ou dans Le Rêve du prisonnier de Delaire), ou à un être humain doté d’un nom, et c’est alors qu’il s’inscrit dans le paradigme de l’auctorialité. Dans ce dernier cas il n’est cependant pas toujours attribué à un producteur de textes ou d’œuvres d’art, et il renvoie à tous types d’individus contemporains ou non considérés comme des grands hommes : Jésus (Alais, Jésus républicain), Michelet (L. C., Hommage à M. Michelet et aux étudiants de Paris ou l’Éteignoir ministériel), Lachambeaudie (Pister, Hommage à Pierre Lachambeaudie), Petin11 (Rabineau, À M. Petin. La Navigation aérienne) et Champion12 (Valladier, Le Petit Manteau bleu). Génie ne connaît donc pas dans les chansons d’usage particulièrement déterminé par le rapport à l’auctorialité.
14En revanche, poète et chansonnier sont les termes les plus employés pour désigner les producteurs littéraires, et notamment pour caractériser le je de l’auteur-chansonnier. Poète et chansonnier s’inscrivent dans le paradigme de l’auteur : ils en forment des sous-catégories spécifiques (génériques) et valorisées, mais leur emploi ne semble pas tout à fait parallèle ni homogène. En effet, si, pour désigner l’auteur, poète est plus présent que chansonnier dans le corpus, il est moins bien réparti chez les auteurs. Les vingt occurrences de poète se retrouvent chez seulement six auteurs (six chez Valladier, six chez L. C., trois chez Dalès, deux chez Leroy et Guérin et une seule chez Guigue), alors que les quatorze occurrences de chansonnier(s)13 sont réparties chez neuf auteurs différents. Les référents de ces deux termes sont interchangeables : la plupart des individus identifiables d’après le contexte comme étant le référent de l’une des deux désignations ne sont connus que pour leurs œuvres destinées à être chantées, et la différence n’est suggérée que dans Le Cuisinier, de Leroy.
15Dans cette chanson, construite sur une liste de types (le modiste, le journaliste, le soldat, l’avare, l’avocat…) auxquels sont associés des mets à la portée symbolique, on lit aux strophes 4 et 13 : « À ce poète à la mine blafarde / Servez de suite une HUÎTRE, un ESCARGOT » et « Un chansonnier vient de se mettre à table, / Un VERRE D’EAU, de plus, un CURE-DENTS »14. Les deux instances sont présentées séparément, et elles renvoient à des types différents : tandis que le poète se distingue par un niveau de vie élevé (visible dans la mention de l’huître, mets onéreux et raffiné) et par le mal-être dont il fait preuve (la « mine blafarde »), le chansonnier fait partie des classes peu aisées (le verre d’eau et le cure-dents laissant entendre de manière détournée la privation de boisson alcoolisée et de nourriture, due au manque d’argent). Cependant le recours aux types dans la chanson de Leroy ne permet pas de savoir à coup sûr si l’opposition se joue entre poète et chansonnier ou entre ce poète à la mine blafarde et un chansonnier, et l’aspect ludique de la chanson ainsi que son caractère de liste entraînent par précaution à minimiser la motivation des spécificités mentionnées.
16Il faut donc chercher ailleurs les potentielles différences entre les deux désignations concurrentes. Le substantif poète est employé exclusivement chez L. C. pour désigner Béranger et Rouget de Lisle15. Chez Guérin et Guigue, le contexte ne permet pas de spécifier la référence et la seule information disponible sur l’individu désigné est sa qualité de poète. En revanche, chez Dalès, Leroy (sauf dans Le Cuisinier) et surtout Valladier, le terme de poète présente un traitement clairement compatible avec celui de chansonnier. Dans les œuvres de ces trois auteurs, poète peut désigner le je, alors même que le contexte ne permet pas de discriminer écriture destinée au chant et écriture restreinte à l’imprimé (l’évocation du luth ou du chant qui accompagne la référence au poète ne suffisant pas à la spécification générique)16. À plusieurs endroits même, le terme désigne le je du canteur :
Dans ma mansarde, asile du poète,
J’ai, pour rimer de bien faibles couplets,
Chanté vingt fois Bacchus et ma Lisette […].
(Dalès, Peuple que j’aime)
Mon père un jour m’a dit : Pauvre poëte,
Viens avec moi, tu seras riche aussi […].
(Leroy, L’Ouvrier)
Moi, je ne suis qu’un infime poète ;
Oh ! restez debout, montagnards !
(Valladier, La Montagne)
L’Autan, passant sur ma tête,
Avec un visage humain
Me dit : Ta France, ô Poëte,
Ressuscitera demain.
(Valladier, Le Retour)
17Dès le premier vers de Dalès, on remarque que le je est assimilé au « poète » par une apposition (les deux groupes nominaux juxtaposés, « ma mansarde » et « l’asile du poète » permettant une identification en chiasme des référents), et que ce même je-poète a produit non des strophes mais « de bien faibles couplets » dont les objets (« Bacchus » et « Lisette ») sont traditionnellement ceux des chansons à boire et des chansons d’amour (Lisette était associée à l’époque dans les représentations collectives aux chansons de Béranger)17. Celui qui se désigne comme « poète » est donc en fait un producteur de couplets, un chansonnier, et les deux termes sont interchangeables. Il en va de même chez Leroy et Valladier, et la compatibilité de la caractérisation en termes poétiques ou chansonniers est particulièrement visible dans le titre même des courts recueils de Valladier : Chants politiques et poëmes lyriques, où les « poèmes lyriques » désignent des textes en vers (« poèmes ») destinés à être chantés (« lyriques »). De fait, même chez Dupont dont la Muse populaire éditée en 1851 a pour sous-titre Chants et poésies, et dont on pourrait croire par conséquent qu’il établit une distinction entre les deux, la séparation n’apparaît pas encore clairement pendant la IIe République, puisqu’une note de Le Chant des nations précise : « La musique de ce chant sera publiée dans le recueil des chants de M. Dupont », et que le premier volume du recueil en question s’intitule en 1851 non pas « Chants et poésies », mais Chants et chansons de Pierre Dupont (poésie et musique). Le texte en vers est donc pour les auteurs ou bien une chanson ou bien un poème, en dépit de sa destination et de manière relativement indifférente, comme le montrent explicitement l’Ode à mes confrères de Romain Valladier et L’Enfant déshérité d’Alexandre Pister.
18La chanson qui ouvre les Chants politiques et poëmes lyriques est l’art poétique de Valladier : les « confrères » sont les auteurs de vers, de quelque obédience qu’ils soient. Le titre place d’emblée l’œuvre entre la poésie et la chanson (dans l’acception contemporaine de ces termes), puisque l’ode, depuis le xvie siècle, avec les développements de Sébillet dans son Art poétique françois de 1548, la réponse de Du Bellay en 1549 dans La Deffense et illustration de la langue françoise et les Odes de Ronsard, est revendiquée par la poésie destinée à être chantée comme par la poésie destinée uniquement à la lecture. La chanson évoque en effet les deux traditions et les hiérarchise, faisant du chansonnier le « vrai poète » – le « vrai poète / À chansonnette », la rime soulignant l’appariement des deux substantifs, s’oppose ainsi au « poète à plume » nommé à la sixième strophe :
Poète à plume, écris donc sans délire ;
Barde sans luth, brode un docte sermon :
Je tiens pour sot un vers qui se fait lire.
Je veux chanter, mais chanter tout de bon.
19Que le texte ait pour vocation d’être chanté ou lu, celui qui en porte la responsabilité auctoriale est donc appelé « poète ». Bien que Valladier, avec la modalisation évaluative portée par l’adjectif vrai, donne à lire une hiérarchisation entre les pratiques, toutes deux participent d’un même exercice poétique qui peut au besoin être spécifié par une expansion caractérisante (poète « à chansonnette » ou poète « à plume »).
20Il en va de même chez Pister : dans L’Enfant déshérité, le canteur (qui coïncide avec l’auteur-chansonnier) dit dans la première strophe que prenant pour modèles les « grands auteurs » (v. 3), sa muse « a cousu des chansons » (v. 7) et qu’il a « fait des vers » (v. 8). La dernière strophe présente alors une double adresse à ses chansons et à la poésie :
Partez, chansons, et quittez ma pensée,
Envolez-vous, parfums délicieux ;
Partez, mon âme, avant d’être froissée ;
Ah ! sans regrets remontez dans les cieux.
Fille du ciel, ô blonde poésie !
Reprends, reprends, ton céleste flambeau […].
21Les injonctions aux chansons (« partez », « quittez ») et celle faite à la poésie (« reprends ») montrent que les deux termes sont intimement liés dans la conception du chansonnier. Les chansons sont représentées comme la manifestation de la poésie, mais à nouveau, elles lui sont intimement liées. Dès lors, pour les chansonniers de la IIe République, poète et chansonnier sont deux noms qui ne s’excluent pas l’un l’autre, mais qui sont substituables, le substantif poète étant en quelque sorte légèrement plus haut dans la chaîne sémantique que celui de chansonnier (parce qu’il est moins spécifique) mais fonctionnant moins comme son hypéronyme que comme un parasynonyme18.
22Dès lors, le régime de représentation de l’auteur n’est pas le même dans la chanson de 1848 que dans la poésie romantique, comme permet de le rappeler José-Luis Diaz :
[On trouve] conjointement sur le marché intellectuel d’une même époque des prêt-à-être poète lyrique et des prêt-à-être vaudevilliste ou chansonnier qui, pour être contemporains, n’en sont pas moins fort antipathiques. Et qui obéissent à des rythmes historiques différents. Pas de romantisation possible du fabuliste (Viennet !) ni du chansonnier (Béranger).19
23La distinction établie par les romantiques entre poète (lyrique) et chansonnier n’est pas valable pour les auteurs de chanson, qui tentent probablement par cet égalitarisme désignatif même de revaloriser leur pratique et de la rehausser dans la hiérarchie des valeurs littéraires établie à l’époque20.
Scénographies auctoriales
Le « moi, Chansonnier »
24La représentation de l’auteur dans le corpus ne se limite pas à sa désignation. Si l’on a vu que cette dernière passait souvent par une mise en relation avec le je, c’est la construction d’une image de l’auteur autour de ce « moi, Chansonnier » (Festeau, L’Obéissance passive) que l’on peut alors analyser, de manière à pouvoir réintégrer la scène d’énonciation et l’analyse par auteur à l’étude de la scénographie auctoriale : les chansonniers construisent, on l’a vu, une scène d’énonciation qui leur permet de s’adresser à un allocutaire peuple omniprésent, et ils se définissent comme poète, chansonnier ou encore barde, mais ils construisent également dans leurs textes une figure d’eux-mêmes en tant qu’ils peuvent s’adresser au peuple. Ils se désignent comme les « chansonniers populaires » ou les « bardes du prolétaire » (Durand, La Fée), mais à l’intérieur de cette énonciation générique, chacun se définit singulièrement de manière plus ou moins claire.
25La scène d’énonciation collective (les chansonniers populaires s’adressent au peuple, comme le montre de manière archétypale la première chanson de La Voix du peuple, ou les Républicaines de 1849) n’empêche pas l’émergence de discours auctoriaux individualisés, et à l’intérieur de ces constructions auctoriales on trouve également des représentations de l’auteur et de son énonciation qui viennent valider le discours individualisé et la scène d’énonciation dans laquelle il s’inscrit.
26Pour l’analyse du discours, c’est dans la scénographie qu’est validée la scène d’énonciation propre à une œuvre. La scénographie est le cadre dans lequel se joue l’énonciation (énonciateur, allocutaire, espace et temps) à l’intérieur du discours lui-même :
La scénographie apparaît ainsi à la fois comme ce dont vient le discours et ce qu’engendre le discours ; elle légitime un énoncé qui, en retour, doit la légitimer, doit établir que cette scénographie dont vient la parole est précisément la scénographie requise pour énoncer comme il convient.
La scénographie n’est donc pas un « procédé », le cadre contingent d’un « message » que l’on pourrait « faire passer » de diverses manières, elle ne fait qu’un avec l’œuvre qu’elle soutient et qui la soutient.21
27La scénographie est donc le discours tel qu’il se met en scène lui-même en tant qu’il se reconnaît comme efficient. Si certains types d’énoncés, comme les performatifs, nécessitent des conditions externes spécifiques pour devenir effectifs, la scénographie serait en quelque sorte l’ensemble des conditions que le discours se donne à lui-même pour fonder son effectivité. Ainsi, comme l’explique John L. Austin22, les énoncés performatifs doivent être autorisés de l’extérieur (notamment par l’institution) pour accomplir l’acte de langage qu’ils supposent : quelqu’un qui n’est pas investi des pouvoirs de la République ou de la religion ne pourra pas prononcer avec succès la phrase « je vous déclare unis par les liens du mariage ». De la même manière, les différentes composantes de la scénographie rendent possibles l’énonciation et sa valeur (quelle que soit la valeur : signifiance, effectivité, rendement esthétique ou même conjonction de ces différents traits), mais, contrairement aux conditions externes des performatifs, elles le font à l’intérieur même du discours. Cette notion de scénographie, pensée comme émanant du discours seul, est donc à distinguer de celle que propose José-Luis Diaz dans L’écrivain imaginaire. Scénographies auctoriales à l’âge romantique (2007), dans la mesure où son approche ne se limite pas à l’analyse du discours, mais intègre d’autres composantes, et notamment la question du champ sociologique. Il le précise d’ailleurs dans un entretien avec Dominique Maingueneau et Ruth Amossy, où il explique que « la scénographie telle qu[’il] la définit n’est pas d’abord affaire de discours »23 : José-Luis Diaz pose la question des scénographies tant au niveau du texte qu’au niveau de la biographie des auteurs et de la scène littéraire globale, tandis que l’on tâchera ici de n’observer que les caractéristiques textuelles de la représentation des auteurs dans leur discours.
*
28La scénographie des différentes œuvres du corpus a pour élément primordial la représentation de l’auteur en chansonnier populaire et les œuvres singulières sont tendues entre cette scénographie collective et la construction de cadres d’énonciation qui contribuent à légitimer leur prise de parole tout en l’individualisant à l’intérieur de ce schéma général.
29L’un des problèmes que posent les chansons pour l’analyse de la scénographie est la disparité qu’elles offrent. En effet, au niveau de l’œuvre intégrante (niveau qui coïncide avec celui de l’auteur), la scénographie peut connaître un grand nombre de réajustements d’une chanson à l’autre. Ainsi, les chansons satiriques telles que celles de L. C. sur les Vésuviennes ne peuvent être réintégrées à la scénographie générale de l’œuvre intégrante qu’au prix d’une distinction entre le canteur et l’auteur-chansonnier, et cette distinction s’effectue justement à partir d’une scénographie préexistante – en un mot, dans ces cas problématiques où, par exemple, une chanson est portée par un canteur inassimilable à l’auteur, le processus d’interprétation scénographique est circulaire et c’est à partir d’une scénographie présupposée de l’œuvre intégrante que l’on peut analyser la scénographie de l’œuvre intégrée.
30Dès lors, pour étudier la scénographie auctoriale et donc pour remonter au niveau de l’auteur et de l’œuvre intégrante, il convient de chercher d’une part les éléments qui concernent assurément l’auteur (par exemple les éléments du paratexte qui s’y rapportent) et d’autre part les textes qui permettent de supposer une coïncidence entre le je (nécessairement énonciateur) et l’auteur.
31La coïncidence entre les deux instances énonciatrices est cependant difficile à évaluer, et il est probablement impossible qu’elle soit abordée avec une totale acuité, notamment dans les cas les moins marqués. Chez Constant Arnould, par exemple, le je est très présent, mais sa coïncidence avec l’auteur-chansonnier pose problème. Dans Quand je te vois, chanson amoureuse, le je s’adresse à « Lise », et aucun indice ne permet de dire si le je est assimilable à l’auteur ou si c’est un canteur hypostatique inassimilable. Dans L’Amoureux de Simonette, le phénomène est comparable, mais le je du canteur est introduit dans le titre de la chanson par une expression référentielle non déictique qui permet d’envisager plus clairement la dissociation entre le je de l’amoureux en question et le je de l’auteur qui désigne (via le titre) cet individu amoureux. Dans Mon grand-père, le je du canteur est celui d’un jeune homme qui s’adresse à son aïeul, et il n’y a pas de continuité évidente entre ce je et celui de l’auteur-chansonnier. La séparation de l’un et de l’autre semble d’autant plus probable que le je du canteur est intégré à un dispositif chansonnier qui reprend point pour point celui d’une chanson de Béranger (Ma grand-mère) en ne changeant que le genre de l’aïeul. La chanson intitulée Le Prisonnier politique offre une représentation du moi qui ne peut être assimilée à l’auteur, dans la mesure où le je meurt dans le dernier couplet. Le je est alors un vieillard emprisonné, et si ce dernier peut être une des hypostases de l’auteur, la scénographie de l’œuvre intégrée n’est pas celle de l’œuvre intégrante, cette figure du vieillard emprisonné étant un hapax dans les chansons d’Arnould. En revanche, dans Ma pipe, le je se représente comme canteur et donc comme source de l’énonciation chantée (« je la chante pour vous », v. 4) : aucun indice ne contrevenant à l’identification entre ce je et l’instance productrice de la chanson, il est possible alors de faire coïncider le canteur avec l’énonciateur-chansonnier.
32Ces rapides observations sur les chansons de Constant Arnould permettent de noter plusieurs types d’obstacles qui peuvent contrevenir à l’assimilation des instances énonciatrices de deuxième et troisième niveau. Pour parer à ces éventuelles contre-indications et discriminer aussi clairement que possible les cas non marqués et les cas marqués de non-coïncidence entre je du canteur et je de l’auteur-chansonnier, on retiendra trois critères24 :
331. Le degré de compatibilité entre les attributs du je et les attributs de l’auteur (ainsi, chez Constant Arnould, dans La Prostituée le je du canteur qui est celui d’une « jeune fille éplorée » semble incompatible avec le je de l’auteur-chansonnier désigné par la signature).
342. La présence d’indices de dissociation énonciative ou stylistique qui peuvent entraîner une mise à distance du discours du je canteur par l’instance auctoriale. Par exemple, dans L’Espoir d’un niais, ou le Neveu d’un grand homme, d’Apollinaire Catala, le je du canteur tient des propos dont le caractère absurde infléchit l’interprétation vers une attribution ironique du discours au « niais » du titre (qui n’est autre que Louis-Napoléon Bonaparte). Ainsi, les vers 3-4 (« Moi pour ma part, j’aime mieux l’ignorance, / Un imbécile est fort bien de mon goût ») poussent d’emblée l’auditeur-lecteur à supposer une dissociation radicale entre le je du canteur et celui de l’auteur-chansonnier. D’autre part, Vive la folie ! d’Arnould introduit, comme beaucoup d’autres chansons dans le corpus, une probable dissociation énonciative par une singularité stylistique : l’usage des apostrophes pour supprimer des e graphiques marque une pratique hétérogène à celle des autres chansons de l’auteur, et dès lors le discours du je tend à être interprété comme celui d’un canteur distinct de l’auteur, ce dernier ne pratiquant généralement pas l’apostrophe métrique (voir chapitre 9, section « L’e optionnel dans les chansons »). Le rapprochement entre Vive la folie ! et Le 24 février 1848 est, de ce point de vue, instructif, puisque cette dernière chanson est la seule de l’auteur dans laquelle apparaissent également des apostrophes métriques, et que celles-ci sont rapportées explicitement à plusieurs énonciateurs distincts de l’auteur-chansonnier : « un chiffonnier » (str. 1), « un promeneur » (str. 2), « un gamin » (str. 3), « un titi aux Tuileries » (str. 4).
353. On pourra également considérer comme un indice important mais non nécessaire de la coïncidence canteur/auteur la représentation explicite du je comme énonciateur-auteur à l’intérieur du texte. On en a vu un exemple potentiel avec Ma pipe, mais Volez, mes chants en est un plus frappant. Dans la dernière strophe, on lit en effet :
Si loin de vous, amis de mon enfance,
Je succombais sous les coups des puissants ;
Pour me venger, prêchez l’indépendance,
À nos neveux apprenez bien mes chants […].
36Le groupe nominal possessif déictique mes chants, déjà présent dans le titre, et répété à chaque occurrence du refrain, entraîne une présentation de l’énonciateur comme auteur de chansons et donne à lire la production de chansons par le je dans une chanson dont l’énonciateur est un je chansonnier.
Scénographies de Leroy, Arnould et Voitelain
37C’est dans la chanson À l’Assemblée nationale. Les Députés de 1848, chanson majeure qui a connu plusieurs rééditions pendant la première année de la République (notamment en feuillet séparé et à l’ouverture du premier numéro de Le Républicain lyrique – on retrouve par ailleurs des traces du texte au Mans la même année), qu’apparaît le plus clairement la scénographie auctoriale de Gustave Leroy. Au début de la chanson, l’auteur-chansonnier met en scène sa prise de parole :
Petit acteur, je redescends en scène,
Toujours drapé dans mon manteau de gueux.
Je ne suis rien… qu’un simple Diogène,
Mais, toujours prêt, fort, convaincu, fougueux ;
N’exigeant rien, nulle forfanterie
N’a mesuré la terre pour mes pas.
Le peuple est tout, c’est pourquoi je vous crie :
Députés, ne l’oubliez pas.
38La première strophe du texte représente ainsi le je en tant qu’énonciateur individualisé et conscient de sa singularité. Dès le premier vers, les deux substantifs métaphoriques conduisent à une interprétation scénique complexe. Le terme de scène est, en contexte, interprétable comme une désignation métaphorique de l’espace de prise de parole : la scène, associée avant tout à la pratique théâtrale, peut également renvoyer aux circonstances de la performance (scène concrète à partir de laquelle le membre de la goguette proférait sa chanson devant l’assistance).
39En revanche, le syntagme nominal petit acteur, apposé au je, n’offre pas d’interprétation du même type : le terme d’acteur ne peut pas désigner dans son acception courante le chanteur ni le chansonnier. Si le je est acteur, ce n’est donc pas de la pièce que serait sa chanson, ni de la pièce que constituerait la profération de sa chanson en goguette. C’est donc ailleurs qu’il faut chercher le sens de l’isotopie théâtrale : l’« acteur » et la « scène » désignent non pas seulement des éléments d’un spectacle, mais à travers la métaphore cliché du « théâtre du monde », la scène sociale et politique, ce que confirme l’adresse retardée jusqu’au vers-refrain aux « députés » (v. 8). Le présent du verbe conjugué (« redescends ») amène à voir dans le prédicat verbal une désignation métaphorique de la prise de parole, et le je qui entre en scène donne donc son énonciation comme un acte qu’il pose dans le monde, et partant dans l’histoire, de manière itérative (comme l’indiquent le préfixe du verbe et l’adverbe toujours).
40L’adjectif qualificatif petit introduit dans le texte un autre trait de la représentation du je, à savoir la revendication d’humilité, qui se construit avec les termes « petit », « gueux », « simple » et les morphèmes négatifs « ne », « rien », « n’ » et « nulle » qui récusent chaque fois une recherche de distinction (« exigeant », « forfanterie », v. 5). L’humilité est mobilisée sur deux plans dans la strophe : l’humilité qu’on pourrait appeler ontologique, qui fait de l’individu une quantité négligeable dans l’ordre du monde, et l’humilité sociale, qui attribue au je des marques de pauvreté. L’humilité ontologique est visible d’une part dans l’adjectif qui ouvre la strophe (petit), dont la position, ajoutée à l’absence de détermination due à l’apposition, marque l’importance, et d’autre part dans la phrase scindée du vers 3 : « Je ne suis rien… qu’un simple Diogène ». Dans ce vers, les points de suspension (présents dans les quatre versions disponibles de la chanson) marquent une pause à la césure, et cette marque typographique était probablement accompagnée lors de la profération d’une prolongation de la note sur laquelle était chanté le pronom indéfini rien. La bipartition laisse par là même entendre la négation absolue (« je ne suis rien ») avant l’ajout de la restriction.
41Le je se présente donc comme un individu absolument négligeable, ce dont sa pauvreté est un autre signe : à la caractérisation antéposée « petit acteur » s’adjoint la construction détachée postposée « toujours drapé dans mon manteau de gueux ». Le substantif gueux, marqué par son archaïsme, sa dimension péjorative25 et l’emploi qu’en a fait Béranger26 dénote une indigence revendiquée, et l’on retrouve ce trait avec la figure de Diogène qui apparaît à la rime au vers 3. Le nom du philosophe cynique permet d’introduire un nouveau trait de la scénographie leroyenne, la figure de Diogène alliant pauvreté, sagesse et discours libéré des contraintes imposées par le pouvoir et la propriété. À partir de cette antonomase en fonction attributive (N est un Npr), qui dénote la proximité du je avec le modèle diogénique27, l’isotopie de l’humilité est liée à celle de la droiture politique qui se construit à la fin du premier quatrain avec la succession des quatre adjectifs qualificatifs (« prêt, fort, convaincu, fougueux »), et les vers 5-6 : « N’exigeant rien, nulle forfanterie / N’a mesuré la terre pour mes pas ». L’omniprésence de la négation dans ces deux vers marque l’éloignement du je de toute revendication personnelle : la fin de la strophe, avec l’injonction faite aux députés, semble contrevenir à la négation d’exigence du vers 5, mais la présence du je au vers suivant éclaire le sens de cette affirmation, et l’interprétation de « N’exigeant rien » suppose alors l’ellipse d’un circonstant, « pour moi ».
42Celui qui prend la parole dans le texte de la chanson nie la recherche de la gloire à travers cette même prise de parole, et la mise en coïncidence de l’importance du peuple et de l’énonciation à la première personne dans le vers 7 au moyen de la formule causative (présentatif + adverbe) explicite les enjeux de cette scénographie : le je, quoique simple ontologiquement et socialement, est tendu d’un point de vue politique entre l’absence de revendication pour soi (« N’exigeant rien ») et la nécessité de revendiquer pour « le peuple ». Sa simplicité constitutive légitime sa prise de parole et donc son action (« acteur ») sur la scène historique à travers la comparaison synecdochique avec Diogène qui présente cette action comme désintéressée.
Image 7. Gustave Leroy, À l’Assemblée nationale.Les Députés de 1848, Paris, Durand, 1848, BnF Ye 7185 (227).

43Constant Arnould, lui, constitue avant tout sa scénographie auctoriale dans Ma poésie. Les premiers vers de la chanson donnent une évocation du je :
J’ai vingt ans, pas d’ambition,
Et la misère est ma richesse ;
J’aime bien notre nation,
Mais je méprise la noblesse.
Du malheur je subis la loi,
De pitié mon âme est saisie ;
Je pleure et c’est assez pour moi,
Pleurer, c’est de la poésie.
44On peut observer, par comparaison avec Leroy, la représentation d’un individu sensible chez Arnould. Tout d’abord, la chanson semble désigner un individu extrachansonnier, avec la mention de l’âge, qui fait du je un être jeune dont l’histoire ne se confond pas avec l’énonciation chansonnière (chez Leroy le « petit acteur » n’avait pas de caractéristiques clairement attribuables à un être vivant physiquement, l’itération de la descente en scène qui contenait la mention d’un passé n’ayant pour référent que l’énonciation elle-même). Le terme d’ambition se distingue également de l’« exigence » de Leroy : l’ambition s’inscrit dans un paradigme non seulement personnel, mais biographique, et si l’absence d’exigence renvoie au désintéressement circonstancié, l’absence d’ambition renvoie à une caractéristique existentielle profonde qui définit l’individu en lui-même.
45Le je est ainsi présenté non seulement en tant qu’il énonce, mais en tant qu’il est le siège d’une expérience et de sentiments. C’est ainsi que plusieurs chansons semblent donner des indices biographiques, par exemple Volez, mes chants, qui parle d’une « ville natale » différente de Paris, avant d’évoquer le souvenir heureux d’une enfance éloignée de la capitale (« ces jours sans orages / Où tout petit je parcourais les champs ») où sont mentionnés des « parents ». Deux chansons nomment également la ville de Bar-le-Duc (Ma pipe et Le Philosophe de Bar-le-Duc) et permettent de supposer une appartenance passée du je à cette ville de province. C’est la qualité de jeune homme provincial qui conditionne en partie l’énonciation chansonnière chez Arnould, le je étant présenté comme un témoin du monde contemporain dont l’histoire coïncide avec son éducation : le témoignage est présent dans Volez, mes chants, avec le passage de « je me souviens » (v. 15) et « je me revois » (v. 17) à « j’ai vu » qui est repris en anaphore à sept reprises (v. 22, 23, 25, 26, 27, 29, 31).
46Ma poésie permet en outre de voir que l’appréciation du je sur certains objets d’ordre général est toujours liée à sa sensibilité, comme le montre la première strophe avec les évaluations affectives et l’expression de sentiments (« j’aime la nation », v. 3 ; « je méprise la noblesse », v. 4 ; « malheur », v. 5 ; « pitié », v. 6 ; « je pleure », v. 7, etc.), mais aussi le refrain, qui lie chaque fois le moi à la valorisation finale « c’est de la poésie ».
47La scénographie d’Arnould est donc une scénographie informée par l’intime où le je se donne comme un individu poussé par ses expériences biographiques à ressentir et exprimer la dureté du monde contemporain et de la vie citadine. Cette énonciation de l’intime est observable également dans l’adresse aux destinataires de plusieurs chansons, ceux-ci étant désignés comme « amis » : « mes amis » dans Le Philosophe de Bar-le-Duc (v. 1), et surtout « amis de mon enfance » dans Volez, mes chants (v. 55), où les chansons de l’auteur-chansonnier doivent être apprises par ces amis à leurs « neveux » (v. 58), et donc à un public choisi également pour sa dimension intime28.
*
48La scénographie de Louis Voitelain, contrairement à celle d’Arnould, n’est pas celle de la jeunesse et des souvenirs d’enfance heureux : le chansonnier est représenté dans À Raspail comme malade, et la chanson Ma grand-mère évoque une enfance faite de pauvreté et d’amertume. Le texte adressé à Raspail constitue l’image d’un je pauvre qui s’adresse au savant et à l’homme politique pour lui demander de le soigner29. Le premier vocatif du texte, « Ami du pauvre », lorsqu’il est mis en lien avec la fin de la strophe qui forme le refrain de la chanson (« Fais un effort ! et rends-moi la santé »), permet de voir que le je se range parmi les pauvres dont le destinataire est l’ami, ce que vient confirmer la cinquième strophe, dans laquelle il oppose les « oppresseurs avides » au nous inclusif désignant son destinataire et lui-même :
Tu les verrais, nos oppresseurs avides
À ta couronne ajouter des fleurons ;
Si tu pouvais déraciner les rides
Par la débauche empreinte sur leurs fronts.
Eux te bénir ? Non, dans la haute sphère,
L’ingratitude a le droit de cité ;
Des pauvres seuls pleuraient sur le Calvaire.
Fais un effort ! et rends-moi la santé.
(À Raspail)
49Le canteur et son destinataire sont représentés au septième vers de la strophe à travers une évocation de la mort du Christ : ceux qui bénissent Raspail appartiennent à la catégorie des « pauvres », catégorie qui seule a su reconnaître le Christ en croix au sommet du « Calvaire ». Par ailleurs, dès la première strophe, le je caractérise sa production par la mention de sa « muse » (v. 4) et il la désigne comme « prolétaire ».
50Comme Leroy et Arnould, Voitelain adopte donc une scénographie auctoriale dont l’un des traits majeurs est la pauvreté, mais à la différence de Leroy et Arnould, la pauvreté de Voitelain est liée à la souffrance, qui apparaît au vers 14 : « Mais la souffrance a miné ma gaîté ». Celle-ci est double dans la chanson, causée aussi bien par la maladie que par l’exclusion à laquelle est confronté le je et qu’instancie l’hôpital de Bicêtre (v. 9). Le canteur met en scène, au discours direct, le jugement prononcé à son encontre par un médecin (« Un Esculape », v. 9). La conclusion est retardée jusqu’au vers 12, où elle intervient dans le premier hémistiche, suivie de points de suspension qui l’isolent du reste du vers (« Vous êtes fou… »), avant d’être niée par le canteur au début de la strophe suivante (« Non, ma raison ne s’est pas émoussée », v. 15).
51Le je, outre sa maladie, est mis au ban de la société par un arrêt médical qui relève plus du jugement que du diagnostic, ce qui explique entre autres le vers 6 : « J’en reviendrai malgré la Faculté ». En revenir désigne ici le rétablissement, comme en attestent Bescherelle et Littré30, et le vers porte ainsi une affirmation paradoxale, « la Faculté » désignant par métonymie les médecins qui, contrairement à Raspail, voient leur exercice protégé par l’institution. L’association du je à la figure de Raspail, à travers le refus des distinctions31 (« Je hais toujours ces fripons qu’on décore »), mais aussi avec la diffusion de textes concernant les moyens préservatifs et curatifs contre le choléra placés dans le paratexte de la chanson, entraîne l’adoption d’une situation de non-conformisme en accord avec celle que connaît le médecin.
52La maladie et l’exclusion se trouvent également au cœur de la chanson Adieux au village où le canteur, envoyé à la campagne pour se soigner, doit faire face à l’impossibilité de communiquer avec ceux qui l’entourent :
En vain, ici, j’accorderais ma lyre
Pour activer la chute des méchants,
À mes refrains nul n’oserait souscrire,
Pas un écho ne redirait mes chants.
53Contrairement à Constant Arnould, la campagne est pour Voitelain un lieu d’incompréhension, de dureté (v. 20) et d’ingratitude (v. 29), ce qui, comme le rappelle Philippe Darriulat, est absolument singulier pour l’époque32. Le refrain de la chanson, « Village, adieu, je retourne à Paris », place le je face à l’entité « village » qu’il rejette, tout en affirmant une appartenance radicalement parisienne. La topographie chansonnière de Voitelain, incluse dans sa scénographie, en fait donc un être isolé et rejeté par les institutions et les communautés qui devraient l’accueillir en raison de sa souffrance et de sa pauvreté. C’est en tant qu’il est pauvre, malade et rejeté que l’auteur prend la parole à travers ses chansons, et qu’il peut énoncer la souffrance du prolétaire, souffrance programmée dès sa naissance (comme le montre Ma grand-mère), et qui conditionne l’authenticité et la singularité de sa voix :
Ah ! si jadis Virgile, en son délire,
Fêta les champs dans ses vers pleins de feu,
C’est que l’ennui ne glaçait point sa lyre ;
C’est qu’il chantait sous un ciel toujours bleu.
Mais moi, pauvret, devant l’âtre qui brille,
Je rêve, hélas ! à des foyers chéris.
L’air est plus doux où l’âme est en famille,
Village, adieu ! je retourne à Paris.
(Adieux au village, v. 1-8)
54Le terme de délire, qui ouvre au début de la chanson la rime cliché avec le mot lyre, permet de mettre en lien l’idée d’inspiration poétique et la maladie du je énonciateur : en contexte, la double acception du mot33 laisse entrevoir dès le premier vers la différence entre la poétique de l’auteur antique et celle de Voitelain. Le « délire » bucolique de Virgile est en effet conditionné par un rapport au monde agréable (« l’ennui ne glaçait point sa lyre »), rendu possible par des éléments favorables (« sous un ciel toujours bleu »). En revanche, le délire de l’auteur-chansonnier qui s’en distingue, marqué dans le système binaire de la strophe par l’opposition « Virgile » / « Mais moi » au premier vers de chacun des deux quatrains, est conditionné par une situation déplorable qu’exprime le substantif apposé « pauvret » placé après le pronom tonique disloqué dans le premier hémistiche du vers 5. Ce qui accable le je n’est pas une banale question météorologique, mais l’éloignement dû à la maladie (« On m’avait dit : ta santé chancelante / Dans un air pur bientôt va refleurir. / Je n’en crois rien : l’arbuste qu’on transplante, / Au moindre choc doit s’attendre à périr », str. 2), et dès lors son inspiration est tributaire de son état de santé. L’énonciation de l’auteur (qui coïncide ici avec le canteur) est rendue singulière par son malheur et son isolement. Voitelain ne peut « chanter » comme Virgile parce que sa situation le détermine à adopter une énonciation différente : la scénographie auctoriale de Voitelain, qui est celle de la misère et de l’exclusion, est interdépendante de la dimension amère, élégiaque et vindicative de ses textes34.
55On voit ainsi comment, à travers leur scénographie, les différents auteurs produisent les conditions d’énonciation qui leur permettent de porter un discours singulier. En définissant chaque fois à travers leur prise de parole même un cadre qui accroît leur individualisation dans le discours, les chansonniers peuvent parvenir à la singularisation à l’intérieur du champ discursif et socioculturel dans lequel ils s’inscrivent. Arnould, Leroy et Voitelain construisent une figure qui leur est propre et qui permet à leur voix d’émerger, tout en demeurant intimement liés à la représentation globale des chansonniers populaires du milieu du xixe siècle. La scénographie est par conséquent le lieu d’une double inscription que permet de questionner la notion de scénario auctorial proposée par José-Luis Diaz.
Scénarios auctoriaux
56La scénographie auctoriale, même lorsqu’elle est uniquement analysée dans le discours, peut être informée par ce que José-Luis Diaz propose d’appeler des « scénarios » préexistants35. Le critique parle également à ce propos des prêt-à-être, tout en expliquant que la notion doit être réservée à des attitudes qui ont un degré de généralité très élevé, comme celles du poète mourant de Lamartine ou du poète-prophète de Hugo36. Dans le champ littéraire, certains auteurs dominants sont ainsi en mesure d’imposer une scénographie, ou du moins un faisceau de traits scénographiques, à laquelle peuvent se référer plus ou moins consciemment les auteurs moins institués qui leur sont contemporains.
57Les auteurs qui dominent, pour la chanson populaire, de manière comparable à Lamartine ou Hugo, sont rares : les attitudes au degré de généralité très élevé ne peuvent donc venir, si l’on tient à identifier une scénographie originelle, que de Béranger ou, dans une moindre mesure, de Debraux. Or il y a au moins un point sur lequel les scénographies de l’un et de l’autre se rejoignent : la figure de l’auteur emprisonné pour ses chansons.
58Ce scénario est probablement le plus important et le plus disponible qui soit pendant la IIe République, et Touchard37 montre d’ailleurs à quel point l’incarcération de Béranger a joué dans l’établissement de sa gloire. La Tourterelle de Béranger, de L. C., a pour cadre l’incarcération du poète national, et lui fait dire, dans le refrain, à l’oiseau qui s’est posé sur sa fenêtre : « Mange mon pain, le pain du prisonnier ». L’illustration qui accompagne le texte s’intitule « Béranger en prison » et le montre, au premier plan, assis à côté d’une table où se trouvent un volume et un encrier contenant deux plumes, qui repose sur un tas de feuilles près de son coude. De face, Béranger tient dans la main droite une plume, et dans la gauche quelques feuilles sur lesquelles sont écrites des chansons. À l’arrière-plan, de la gauche vers la droite, le mur de la prison s’efface au niveau du corps du chansonnier pour laisser place, entourés de nuages, à un ange inspirateur ainsi qu’à trois angelots qui portent une marotte38, une lyre, et une couronne de fleurs. Cette image permet de voir l’importance du scénario carcéral dans la représentation de Béranger pendant la IIe République39.
59Dans le corpus, dès le paratexte, certaines chansons offrent une représentation de leur auteur en chansonnier emprisonné, notamment celles de Victor Basière et Charles Gille. Le premier ajoute à la fin de Une larme au courage une mention de lieu et de date : « Sainte Pélagie, 1832 », alors même que cette chanson est insérée dans un recueil intitulé Chansons nationales, publié en 1849. Charles Gille, lui, ajoute à deux chansons des informations du même type : À mon ami G… L…, « Sainte-Pélagie, 9 juin 1847 », et Les Arbres de Bories ou les Quatre Sergents de La Rochelle, « Sainte-Pélagie, 13 juillet ». Dans les deux cas, la mention placée après le texte de la chanson produit une scénographie auctoriale qui situe l’auteur dans le scénario du chansonnier condamné à la détention à cause de ses productions, ce qu’accentue le nom de la prison elle-même puisque Béranger a effectué son premier séjour en prison (1821-1822) à Sainte-Pélagie, et que Debraux lui a succédé l’année d’après40. La chanson À mon ami G… L… explicite d’ailleurs le lien entre l’exercice chansonnier et l’incarcération :
D’affreux abus, de poignantes misères,
De chansonner m’imposaient le devoir :
D’un doigt railleur, indiquant les ulcères,
J’ai sur vos maux éclairé le pouvoir :
Il m’a puni de mon effervescence. (str. 2)
60C’est parce qu’il a fait son « devoir » de chansonnier que le canteur se trouve contraint d’écrire depuis la prison. Gustave Leroy s’inscrit également dans ce scénario auctorial avec ses chansons présentées comme écrites à la prison des Madelonnettes en 1849-1850, après la condamnation due à Le Bal et la guillotine41. Dans Le Prisonnier, il écrit ainsi que « la vérité fit trembler [s]es bourreaux », et s’adresse à ceux qui « parfois [l’ont] fait chansonnier » : l’auteur qui, à l’instar de ses grands modèles, veut écrire les chansons du peuple, doit pour cela être fidèle à la vérité et ne pas craindre la répression.
61Adrien Delaire se situe dans une perspective légèrement différente lorsqu’il signe ses chansons depuis différents forts parisiens et qu’il se désigne lui-même comme « ex-détenu de juin 1848 », puisque sa détention est attribuée alors moins au contenu politique de ses chansons qu’à sa participation aux journées insurrectionnelles.
62Le scénario bérangérien et debralien est néanmoins mobilisé par chacun de ces quatre chansonniers, tout en étant infléchi par la datation ou le contenu des chansons vers une signification résolument politique (la date de la chanson de Basière, 1832, renvoie à l’insurrection républicaine de juin 1832) : le chansonnier est représenté dans cette topographie carcérale comme un auteur ayant des convictions politiques auxquelles son courage lui permet d’être fidèle.
63Un autre trait majeur de la scénographie chansonnière est le dénuement, et l’on a vu avec les scénographies de Leroy, Arnould et Voitelain à quel point il était présent dans les textes. C’est ainsi que la misère-richesse d’Arnould et sa chanson Ma chambre renvoient probablement au scénario de l’auteur qui loin de tout confort matériel s’enorgueillit de sa pauvreté. On trouve ce trait dans l’œuvre de Béranger, avec Le Grenier (« Dans un grenier, qu’on est bien à vingt ans »), ou avec Le Dieu des bonnes gens qui présente dès le premier vers le je comme « pauvre et content », mais c’est surtout avec Émile Debraux qu’il devient un véritable scénario, notamment avec la chanson intitulée Le Chansonnier42 : il est probable que ce soit à partir de cette chanson et de détails biographiques assez répandus à l’époque que Béranger ait composé la « chanson-prospectus » qui se trouve en tête des Chansons complètes de Debraux publiées à partir de 1835. Dans cette chanson, où l’on apprend que « Debraux, dix ans, régna sur la goguette », ce dernier est appelé « le pauvre Émile », et Béranger oppose la « muse folâtre » du chansonnier à la pauvreté de sa vie qu’il situe elle aussi « au grenier ». Ce scénario, élaboré par Debraux et relayé par Béranger, a acquis pour les chansonniers de la IIe République un degré de généralité très élevé, et nombre de chansons placent leur auteur dans sa continuité, comme Dalès le fait très clairement dans sa chanson Riche et pauvre :
Pauvre et sans nom jeté sur cette terre,
Triste jouet d’un sort capricieux,
Sur mon berceau la main de la misère
S’appesantit lorsque j’ouvris les yeux :
Mais, pour charmer les ennuis de la vie,
Dieu me dota d’une douce gaîté,
Usant de tout avec philosophie
Je suis heureux malgré ma pauvreté.
64Le texte s’ouvre sur l’adjectif « pauvre » et se ferme sur le substantif qui en est dérivé, « pauvreté ». Si le premier mot du texte donne un élément de description qui caractérise le je, le groupe nominal « ma pauvreté », seul élément du vers-refrain qui ne varie jamais dans la chanson, tend à faire de cet état un élément définitoire de la spécificité du je. Le passage de l’adjectif au groupe nominal possessif établit la pauvreté non plus comme une qualification accidentelle, mais comme un élément acquis de la présentation du chansonnier. La dernière rime de la strophe fait rimer « gaîté » avec « pauvreté », et la chanson s’inscrit pleinement dans le paradigme debralien, l’épithète « heureux » étant en outre placé à la césure, comme dans le vers-refrain de Le Chansonnier. La chanson de Dalès reprend ainsi la tension entre dénuement et gaîté de caractère, avant de poser dans les strophes suivantes la revendication de pauvreté comme condition de la valeur morale du chansonnier, en opposant la « philosophie » du pauvre à la froideur du riche.
65L’exemple de Dalès, associé à ceux qui précèdent, montre à quel point les scénarios préexistants informent la scénographie et le discours des chansonniers. Mais avec la question du scénario, c’est le problème du singulier et du collectif qui se fait jour, car la scénographie héritée est un point de transition du singulier au collectif, et du collectif au singulier. En effet le scénario auctorial, bien qu’imposé par un auteur de premier ordre, devient un scénario dans la mesure où, même s’il reste lié à cette première autorité, il devient un recours possible pour d’autres auteurs, et par conséquent, un cliché.
66Dès lors, le chansonnier qui mobilise un scénario auctorial s’inscrit dans le champ de la production chansonnière en conformité avec au moins un autre auteur, de manière à donner à sa propre scénographie plus de poids dans les représentations du public – et ce faisant, il tend à réduire sa singularité. Mais dans le même temps, l’usage d’un scénario hissé au rang de représentation collective permet au chansonnier de singulariser sa voix par le choix même de ce scénario qui le définit : tous les chansonniers ne mobilisent pas la topographie carcérale ni même la figure de l’auteur pauvre, et l’intégration de ces éléments à l’intérieur d’une scénographie complexe permet à leur œuvre de se singulariser. Si les œuvres des chansonniers sont le lieu d’une individualisation en langage qui passe également par une scénographie auctoriale propre, elles sont néanmoins évidemment dépendantes de représentations et de pratiques collectives dans lesquelles elles s’inscrivent. Mais la dimension à la fois singulière et collective est, plus que pour d’autres types de productions, un élément constituant du genre même de la chanson et de son fonctionnement sémiotique pendant la première moitié du xixe siècle. C’est cette situation complexe des chansons sur l’échelle de la singularité – entre réemploi de formes partagées et production de canons renouvelés – qu’il faut maintenant examiner, en commençant par la question du timbre et de l’expression versifiée.
Notes de bas de page
1 « Mais en fait, ce qui dans l’individu est désigné comme auteur (ou ce qui fait d’un individu un auteur) n’est que la projection, dans des termes plus ou moins psychologisants, du traitement qu’on fait subir aux textes, des rapprochements qu’on opère, des traits qu’on établit comme pertinents, des continuités qu’on admet, ou des exclusions qu’on pratique. Toutes ces opérations varient selon les époques et les types de discours. On ne construit pas un “auteur philosophique” comme un “poète” ; et on ne construit pas l’auteur d’une œuvre romanesque au xviiie siècle comme de nos jours. Pourtant on peut retrouver à travers le temps un certain invariant dans les règles de construction de l’auteur » (Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », art. cité, p. 809).
2 José-Luis Diaz, « La notion d’“auteur” (1750-1850) », Une histoire de la « fonction-auteur » est-elle possible ? N. Jacques-Lefèvre éd., Saint-Étienne, Publications de l’université de Saint-Étienne, 2001, p. 169-190.
3 Ibid., p. 170.
4 « Le premier mouvement, le plus général, correspond à l’émergence du champ littéraire et fait accéder l’écrivain au premier rang de dignité parmi les hommes de Lettres », explique ainsi Alain Viala (Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Minuit, 1985, p. 280), et José-Luis Diaz ajoute : « Par une rupture déterminée avec l’esprit de sociabilité des premières Lumières, la promotion de l’“homme de lettres” se fait contre le modèle du “bel esprit” et de l’“honnête homme” dans lequel l’“écrivain” s’est trouvé nativement impliqué » (« La notion d’“auteur” (1750-1850) », art. cité, p. 175).
5 Ibid., p. 186-187.
6 La notion même de lettres au sens de belles-lettres n’apparaît qu’une fois, chez Adrien Delaire, à propos de François Ier, « dit Père des Lettres ».
7 À propos des noms relationnels dont fait partie le substantif auteur, Georges Kleiber explique que ce sont « des noms qui, sémantiquement (ou intrinsèquement) déjà, impliquent une relation » (L’anaphore associative, Paris, Presses universitaires de France, 2001, p. 350). Dans la terminologie proposée par Catherine Kerbrat-Orecchioni, un terme relationnel « possède un sens en lui-même et un référent autonome, mais qui ne peut être déterminé que par rapport à [un autre référent] » (L’énonciation de la subjectivité dans le langage, ouvr. cité, 1980, p. 37 et suiv.).
8 Le groupe nominal l’auteur est également en emploi relationnel dans les vers où il a le sens de « cause ou origine de » (+ GN) : « l’auteur de vos jours » chez Durand, ou au pluriel et sans l’article défini : « auteurs de mes tourments » chez Robequin.
9 Voir L’Ouvrier, Je ne veux plus chanter, Les Vainqueurs et les vaincus et Les Chants de l’avenir.
10 Il semble que dans le corpus le terme d’auteur ne soit lié qu’à des productions écrites. Si l’on trouve par exemple des syntagmes comme « Musique par l’auteur des paroles » (Festeau, Le Réveil du peuple en 1848), on ne trouve en revanche jamais « Paroles par l’auteur de la musique » : le terme ne s’appliquerait donc pas aux arts dépourvus de texte, ce qui tend à coïncider avec l’emploi le plus commun du terme de nos jours.
11 Ernest Petin était l’inventeur d’un système de navigation aérienne. Il exposait et expliquait ses travaux publiquement au Palais-National en 1850, et a lancé la même année une souscription nationale pour financer la réalisation de cette invention (voir notamment la présentation du système par Théophile Gautier, parue dans La Presse du 4 juillet 1850 : BnF VP 2250). Plusieurs chansonniers de la IIe République se sont enthousiasmés pour son travail (voir Madame Godichon au premier voyage du navire aérien de M. Petin de Demanet, À M. Petin. La Navigation aérienne de Rabineau, et Navigation aérienne de M. Petin : appel national – BnF Fol WZ 998 (1850).
12 Edme Champion, surnommé « l’Homme au petit manteau bleu » ou « le Petit Manteau bleu » (d’où le titre de la chanson de Valladier) était un philanthrope parisien (voir Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel, ouvr. cité, t. 1, p. 902).
13 La forme féminine chansonnière semble réservée à l’emploi adjectival.
14 Les capitales se trouvent dans le texte original.
15 Les syntagmes « un poëte » (Rouget de l’Isle [sic] et la Marseillaise), « le poë/ète » (Le Peuple et les prétendants, Pétition des chiens de Paris, La Tourterelle de Béranger et les infidélités de Lisette) et « notre grand poète » (Visite de Béranger à la Closerie des Lilas) faisant référence à Béranger, « poëte de la gloire » en apposition (Rouget de l’Isle et la Marseillaise) désigne Rouget de Lisle.
16 Voir par exemple : « Elle embellit mes rêves de poète / Par son regard que mon luth a chanté » (Dalès, Riche et pauvre), « Ô poète ! ton luth perdrait son harmonie / Si Plutus y plaçait quelques cordes d’argent » (Dalès, Un lingot d’or à la place du cœur).
17 Voir Jean Touchard, La gloire de Béranger, ouvr. cité, et La Tourterelle de Béranger et les infidélités de Lisette, de L. C.
18 Un troisième terme s’ajoute à ce couple primordial, avec le substantif barde, qui offre à peu près le même fonctionnement désignationnel. Il y a neuf occurrences de barde(s) dans le corpus, dont plusieurs renvoient au je du canteur/auteur (voir particulièrement Dalès, La Lyre du peuple, et Rabineau, Ne désespérons de rien).
19 José-Luis Diaz, L’écrivain imaginaire. Scénographies auctoriales à l’époque romantique, Paris, H. Champion, 2007, p. 65.
20 Ce mouvement de réévaluation de la chanson par rapport à la poésie se fait jour autour de la reconnaissance de Béranger comme « poète national » (voir Edgar Pich, « La poésie française en 1850. Structures et événements », Lendemains. Zeitschrift für Frankreichforschung, vol. 7, no 28, 1982, p. 14-22, et Jean Touchard, La gloire de Béranger, ouvr. cité), ce dont on trouve un écho évident chez L. C.
21 Dominique Maingueneau, Le discours littéraire, ouvr. cité, p. 193.
22 John L. Austin, How to Do Things with Words, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1962.
23 José-Luis Diaz, Ruth Amossy et Dominique Maingueneau, « Autour des “scénographies auctoriales” : entretien avec José-Luis Diaz auteur de L’écrivain imaginaire (2007) », Ethos discursif et image d’auteur, M. Bokobza Kahan et R. Amossy éd., no 3 d’Argumentation et analyse du discours, 2009, p. 3. En ligne : [http://aad.revues.org/665].
24 Ces analyses ne se prétendent évidemment ni infaillibles ni exhaustives : elles se situent dans une tentative d’unification des représentations du je de l’auteur-chansonnier, mais il est bien entendu qu’il peut exister plusieurs représentations du moi concurrentes et incompatibles entre elles.
25 « Par extens. et en mauvaise part : coquin, fripon. Ne vous fiez pas à cet homme-là, c’est un gueux » (Louis-Nicolas Bescherelle, Dictionnaire national, ouvr. cité, t. 2, p. 82), « Le mot gueux présente la pauvreté comme quelque chose de sale et de vil » (Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel, ouvr. cité, t. 8, p. 1607).
26 Dans Les Gueux : « Les gueux, les gueux / Sont des gens heureux / Ils s’aiment entre eux, / Vivent les gueux ».
27 « Le nom propre en antonomase précédé d’un déterminant indéfini exprime […], plutôt que l’appartenance du sujet à une classe, la proximité du sujet avec un type, un modèle » (Sarah Leroy, De l’identification à la catégorisation. L’antonomase du nom propre en français, Louvain, Peeters, 2004, p. 114).
28 La destination intime des chansons d’Arnould est relayée par les multiples dédicaces présentes dans le paratexte, qui destinent le texte à un ami : « À mon ami Babin » dans Ma pipe, « À mon ami B… » dans Le Prisonnier politique, « À mon ami André Martin » dans Le Philosophe de Bar-le-Duc et « À mon ami Louis Champion » dans Ma chambre.
29 François-Vincent Raspail, qui donnait des consultations gratuites et tentait à travers diverses publications de répandre aussi largement que possible ses idées sur la médecine, avait été condamné en 1846 pour sa pratique médicale jugée illégale, avant d’être arrêté et condamné après la manifestation du 15 mai 1848.
30 D’après Bescherelle, revenir peut signifier « se rétablir, se remettre » (Dictionnaire national, ouvr. cité, t. 2, p. 1189), et Littré cite « en revenir » au sens de « revenir d’une maladie, guérir d’une maladie ».
31 Raspail avait refusé de recevoir la Légion d’honneur et plusieurs autres distinctions, et s’en était expliqué au moment de son procès pour exercice illégal de la médecine.
32 « L’Adieu au village est une des premières chansons d’un parisien manifestant son mépris des populations rurales présentées comme arriérées et profondément réactionnaires » (Philippe Darriulat, La muse du peuple, ouvr. cité, p. 698).
33 Le délire renvoie avant tout à un trouble mental, mais il désigne aussi depuis le Phèdre de Platon l’inspiration poétique : « [Dans le Phèdre,] Socrate fait un véritable éloge de la folie (mania) en distinguant quatre sortes de délire (244b-245c) : le délire mantique, l’art de la divination, ou mantikè, qui est, à la lettre près, la manikè, l’art de la folie ; le délire télestique, qui est le don de prophétie obtenu par les rites de purification (katharmôn) et d’initiation (teletôn) ; le délire poétique, grâce auquel les Muses conduisent l’homme aux portes de la poésie (epi poietikas thuras) ; et le délire érotique que, pour leur plus grand bonheur, l’amant et l’aimé reçoivent des dieux » (Jean-François Mattéi, « L’inspiration de la poésie et de la philosophie chez Platon », L’antique notion d’inspiration, J. Assaël éd., no 4 de Noesis, 2000, p. 92 – italiques dans l’original). Les dictionnaires du xixe siècle permettent de voir que la notion de délire poétique était répandue (Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel, ouvr. cité, t. 6, p. 358 ; Louis-Nicolas Bescherelle, Dictionnaire national, ouvr. cité, t. 1, p. 918).
34 On peut noter que cette scénographie était déjà présente chez Voitelain dès 1836, puisque Le Vieux Prolétaire, composé cette année-là d’après le petit recueil des Chansons politiques de Voitelain publiées en 1881, a pour canteur un vieillard pauvre et malade qui demande à aller en prison parce qu’il a été refusé à Bicêtre.
35 José-Luis Diaz, L’écrivain imaginaire, ouvr. cité, p. 49-104.
36 Ibid., p. 80.
37 Jean Touchard, La gloire de Béranger, ouvr. cité, t. 1, p. 382 et suiv.
38 La marotte est l’attribut symbolique de Momus et des fous (voir Momus conspirateur, de Festeau).
39 Voir aussi la première strophe de Ma chambre d’Arnould – « Voyez ce front que couronnent des fleurs, / C’est Béranger, c’est le Dieu de la France ; / Ami du Peuple, il chanta sa souffrance, / Ses grands combats, sa force et ses malheurs ; / Grand ennemi des rois et de leur race, / À coups de plume il en fit la moisson. / Depuis qu’il chante, il gravit le Parnasse, / Les rois, les grands, les fers et la prison / N’ont pu ternir l’éclat de sa chanson » – et La Vile Multitude, du même.
40 Voir Albert Cim, Le chansonnier Émile Debraux, ouvr. cité, p. 300, et le Voyage à Sainte-Pélagie en mars 1823 de Debraux.
41 « La destruction de cet écrit, ou plutôt de cette chanson, a été ordonnée, comme contenant des excitations à la haine et au mépris du gouvernement de la République, par arrêt de la Cour d’Assises de la Seine, en date du 11 août 1849, condamnant en outre l’auteur, Gustave-Jean-Ernest Leroy, à six mois de prison et 500 francs d’amende. Les imprimeurs ont été acquittés » (Le Moniteur du 7 décembre 1849). « De 1850 à 1852, cette chanson a encore été visée par quatre autres arrêts des Cours d’Assise du Pas-de-Calais, de Seine-et-Marne, de la Marne et du Jura, prononçant des condamnations pour divers délits commis par la parole ou par la voie de presse » (Fernand Drujon, Catalogue, ouvr. cité, p. 44-45).
42 Voir notamment la première strophe de cette chanson : « Hier au soir, un vieil ami d’enfance / Me demanda : Mon cher comment fais-tu / Pour soutenir ta débile existence / Sans un emploi qui te vaille un écu ? / Oui, j’en conviens, pour manger et pour boire / De temps en temps je n’ai pas un denier. / Et cependant, mon cher tu peux m’en croire, / Rien n’est heureux comme un vrai chansonnier » (Émile Debraux, Chansons complètes de P. Émile Debraux, Paris, imprimerie de P. Baudoin, 1836, p. 102-104).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Rêver d’Orient, connaître l’Orient
Visions de l’Orient dans l’art et la littérature britanniques
Isabelle Gadoin et Marie-Élise Palmier-Chatelain (dir.)
2008
Littératures francophones
Parodies, pastiches, réécritures
Lise Gauvin, Cécile Van den Avenne, Véronique Corinus et al. (dir.)
2013
Investigations: The Expanded Field of Writing in the Works of Robert Morris
Katia Schneller et Noura Wedell (dir.)
2015
Corps/texte. Pour une théorie de la lecture empathique
Cooper, Danielewski, Frey, Palahniuk
Pierre-Louis Patoine
2015
Traduire-écrire
Cultures, poétiques, anthropologie
Arnaud Bernadet et Philippe Payen de la Garanderie (dir.)
2014
Les nouvelles écritures biographiques
La biographie d'écrivain dans ses reformulations contemporaines
Robert Dion et Frédéric Regard (dir.)
2013