Chapitre 4
Chanson, auteur, œuvre
p. 141-170
Texte intégral
Le recours à l’instance auctoriale
1La scène d’énonciation permet d’observer les conditions de participation de la chanson républicaine aux représentations contemporaines du populaire. Les chansonniers populaires forment un groupe dans la mesure où ils privilégient un objet commun, et qu’ils se représentent comme liés constitutivement à cet objet commun. Mais dès l’analyse de ce fonctionnement global de la chanson de la IIe République, on observe des différences, et l’on remarque que le traitement de l’objet peuple n’est pas homogène : un chansonnier sur trente et un (Damaris-Florentin Noël) ne fait pas de mention explicite du peuple, et un autre n’emploie l’adjectif populaire que dans le sous-titre d’une de ses chansons (Gustave Devieu). Ces premières marques de non-convergence des chansons, dans un corpus constitué en vertu de son homogénéité biblio-historique, entraînent un questionnement sur les regroupements internes que l’on peut y opérer. Comment appréhender le fait chansonnier ? Faut-il se limiter à voir dans les chansons l’expression globale d’une population donnée à un moment donné ? La question qui se pose est celle de l’appréhension du corpus, et de la manière la plus adéquate de l’aborder, ce qui engage autant les moyens (la méthode) que les fins (les observations que l’on veut faire à partir des chansons).
2La plupart des chercheurs, généralement historiens, qui s’intéressent à la question, choisissent de traiter les chansons d’un point de vue chronologique ou chronothématique1 ; c’est là limiter l’approche des chansons à leur caractère transitif, car cela revient à considérer que leur intérêt réside dans les sujets qu’elles abordent, ceux-ci ayant tendance à être mis en coïncidence avec ceux de l’histoire événementielle. Le discours des chansons est ainsi pris comme expression d’un ensemble d’idées déterminées par leur contexte socio-historique, et il est mis en rapport avec ces déterminations multiples, matérielles et événementielles.
3Une partie de la spécificité des pratiques discursives chansonnières est ainsi généralement reléguée au second plan : sont laissées de côté les multiples voies, propres au domaine chansonnier, de production d’un sens, voies qui ne sont pas déterminées uniquement par le rapport aux événements politiques, mais sont négligées aussi la construction d’infra-discours (notamment auctoriaux) et les formes que ceux-ci prennent à l’intérieur d’un discours global. Les différents textes sont mobilisés comme des représentants d’un discours chansonnier qu’on présuppose homogène, sans étudier les formes de cette homogénéité et les possibles lieux d’achoppement de cette conception, sans expliciter surtout les raisons de cette approche globalisante. Pour tenter d’envisager les logiques discursives qui sous-tendent ces structures globales, on peut procéder par rapprochements et comparaisons : on pourra ainsi tenter d’étudier les différences et les similitudes qui existent entre les unités constitutives de l’ensemble donné.
4Les unités constitutives du discours chansonnier, celles qui s’imposent dès le premier abord à la conscience comme lieux de cohérence et de cohésion, sont évidemment les chansons : celles-ci se présentent individuellement (matériellement et graphiquement) comme ayant une cohérence au moins de principe, qui conduit à interpréter les différents éléments de la chanson comme des faisceaux convergeant vers une signification synthétique. En dessous du niveau de la chanson individuelle, les éléments discrets (mots, phrases, vers, groupes, etc.) sont subordonnés interprétativement à certains éléments du niveau supérieur (par exemple, le thème de la chanson, sa date de parution, son support, etc.).
5Reste à savoir s’il est possible de regrouper, pour l’analyse, les unités chansons en unités de niveau supérieur. On peut alors, à l’instar de ce qu’avait proposé Pierre Brochon2, recourir pour le classement à l’instance auctoriale.
6Ce classement, étant un choix analytique, entraîne un certain nombre de conséquences, et notamment celle de réduire la dépendance d’un texte à sa circonstance de production en le rattachant à une instance de production.
7Avant de poser la question de l’individualisation (chapitre 6), celle des figures de l’auteur et des scénographies auctoriales (chapitre 7), c’est à partir des interrogations de Michel Foucault sur la fonction auteur, et des prolongements que leur donne Antoine Compagnon dans Le démon de la théorie3 que l’intérêt de l’approche par auteurs dans l’analyse du discours chansonnier peut être expliquée.
8Dans « Qu’est-ce qu’un auteur ? », Foucault explique que « la notion d’auteur constitue le moment fort de l’individuation dans l’histoire des idées » (p. 792). L’auteur devient ainsi le repère le plus manifeste dans la perception que l’on peut avoir des discours à travers l’histoire. L’existence, ou tout du moins l’attribution d’un auteur, fait changer le régime de l’interprétation des textes, ainsi que leur régime de production, comme on l’a vu à propos de la distinction entre chanson folklorique et chanson populaire. En effet, l’auteur est une limite donnée à un ensemble d’éléments de discours, et d’un point de vue heuristique, il semble que l’unité la plus évidente que l’on puisse reconnaître dans l’ordre des éléments à interpréter, l’œuvre, dépende de l’auteur. « Une œuvre, n’est-ce pas ce qu’a écrit un auteur ? » demande Foucault (p. 794). Dès lors se pose la question de la double définition de l’œuvre : celle-ci, dans l’ordre textuel, peut être ou bien une composition dont l’unité matérielle est intuitivement perceptible (support unique, continuité, indications d’homogénéité), ou bien un nom singulier qui désigne un collectif, et alors il ne s’agit plus d’intuition, ni de perception, mais de construction. On peut dire qu’une œuvre intégrante (au sens collectif) est le regroupement d’œuvres intégrées (au sens individuel), mais alors ce qui fait l’unité de l’œuvre intégrante est le rapport que ses parties entretiennent avec une instance qui permet de les construire comme ensemble, et cette instance est généralement un auteur (auteur qui peut lui-même être parfois pluriel de différentes manières, dans le cas de l’écriture à plusieurs ou dans celui du pseudonymat).
9Pour le corpus chansonnier, on considérera que l’œuvre intégrée est la chanson, parce que celle-ci peut être imprimée seule, au même titre qu’un fascicule ou un livre, sans être nécessairement insérée par la suite dans un recueil ou une quelconque publication de niveau supérieur. Étant donné que plusieurs des chansonniers du corpus n’ont jamais publié en leur seul nom d’œuvre de niveau éditorial supérieur à la chanson, celle-ci sera prise comme unité fondamentale d’analyse. C’est la raison pour laquelle, contrairement à l’usage souvent adopté pour l’étude des textes poétiques, qui consiste à mettre les titres de recueils en italiques et les titres de poèmes entre guillemets, subordonnant ainsi fondamentalement les pièces (poèmes) à l’œuvre (recueil), les italiques seront utilisés pour les titres de chanson, la subordination des chansons à une œuvre de niveau supérieur n’étant pas absolument nécessaire.
10Néanmoins, si des unités de premier niveau appelées œuvres intégrées (ici les chansons) peuvent être dégagées, la notion d’auteur permet la construction d’une œuvre intégrante, qui est une unité de niveau supérieur, pour l’interprétation de laquelle on considère que les rapports des parties entre elles priment sur les rapports de ces parties avec les multiples éléments discursifs extérieurs. La présupposition d’une solidarité entre les différents éléments de l’œuvre au sens collectif explique le fait que l’auteur et l’œuvre forment selon Foucault une « unité première, solide et fondamentale » (p. 792), qui précède dans la perception des discours le rattachement à un genre, voire même à une période. En effet, l’auteur, et plus particulièrement le nom d’auteur, « exerce par rapport aux discours […] une fonction classificatoire » et une fonction de « mise en rapport des textes entre eux » (p. 798). Par-delà la simple commodité intellectuelle de la classification, le regroupement de textes par auteurs présuppose une relative continuité entre ces textes, c’est-à-dire, plus précisément, une cohérence, qui permet de faire jouer les différents éléments de l’œuvre les uns par rapport aux autres pour étayer certaines interprétations. L’auctorialité, en tant que principe d’autorité et de propriété sur les textes, permet ainsi à la fois d’exclure certains éléments dont la cohérence paraît contestable avec l’ensemble, et inversement, si le rapport à l’auteur est établi, d’analyser les éléments problématiques pour les réintégrer dans une cohérence auctoriale de niveau supérieur.
11L’auteur est par conséquent, comme l’écrit Foucault, « le principe d’économie dans la prolifération du sens » (p. 811) : le recours à l’auteur garantit, pour l’interprétation et la mise en relation des éléments de discours, le respect du principe de non-contradiction logique, en ce sens que si plusieurs éléments d’une œuvre entrent en contradiction, ils doivent être intégrés à un certain ordre non opposé aux caractéristiques reconnues à cette œuvre d’auteur, l’ordre adopté devant permettre d’expliquer la cohérence des éléments contradictoires, faute de quoi ceux-ci seraient à considérer comme radicalement hétérogènes, ou comme extérieurs à l’ensemble défini par sa dépendance vis-à-vis de l’instance auctoriale.
12Ces principes concernent avant tout l’attribution d’une œuvre à un auteur et Foucault rappelle les critères adoptés par saint Jérôme pour vérifier l’authenticité d’un texte : « niveau constant de valeur », « cohérence conceptuelle ou théorique », « unité stylistique », « moment historique défini » (p. 801-802), chacun de ces critères pouvant être mobilisé indépendamment des autres.
Auctorialité et attribution : Alexandre et Auguste Guérin
13La démarche attributive trouve une application dans le corpus des chansonniers républicains. Dans la notice biographique qu’il donne pour le chansonnier Alexandre Guérin, Philippe Darriulat précise que celui-ci « écrit […] pour fêter les élections complémentaires du 10 mars 1850 considérées comme un succès de l’extrême gauche »4, et il cite pour illustrer cela une chanson intitulée Au peuple ! La victoire électorale, 10 mars 1850. La chanson, que l’on trouve à la Bibliothèque nationale sous la cote Ye 7185 (427), est effectivement présentée comme composée par un certain Guérin, mais le prénom diffère : il s’agit d’Auguste Guérin, et non d’Alexandre Guérin. Les dates concordent : Alexandre Guérin écrivait bien en 1850 et il était, comme l’explique Darriulat, socialiste, ce qui laisse penser que du point de vue du « moment historique » et de la « cohérence conceptuelle » (politique), la chanson sur le 10 mars 1850 pourrait être attribuée à Alexandre Guérin. Le fait que le prénom ne soit pas le même demeure néanmoins un élément non négligeable : il est possible que le prénom ait été remplacé par erreur. On a des exemples de telles confusions dans le corpus chansonnier, notamment dans Le Chant des exilés d’Alexis Dalès, où le nom de Pierre Dupont est changé en « Paul Dupont » dans l’indication d’air5, mais malgré tout, cette légère dissonance peut être la trace d’une auctorialité radicalement différente, et c’est elle qui entraîne avant tout le doute sur l’attribution de la chanson à Alexandre Guérin.
14Il s’agit donc de procéder à une vérification de l’éventuelle continuité entre la chanson Au peuple ! et les caractéristiques que l’on peut dégager de l’œuvre d’Alexandre Guérin. D’un point de vue historique, il s’agit pour commencer de chercher d’autres traces de cette chanson dans les publications de Guérin, les chansons de la IIe République connaissant souvent plusieurs éditions, soit en tirage séparé, soit à l’intérieur de diverses publications (périodiques, recueils, etc.). Il n’existe aucune autre version de la chanson Au peuple ! sur feuille volante qui permette de valider ou non l’attribution à Alexandre Guérin, et dans les deux recueils publiés par le chansonnier en 1851 – Album populaire. Chansons et poésies d’Alexandre Guérin (de Troyes), chez l’auteur, et Album populaire. Poésies diverses par Alexandre Guérin (de Troyes), deuxième volume, chez l’auteur –, on ne trouve aucune trace de cette chanson. Ces éléments éditoriaux pourraient suffire à invalider le classement du texte problématique dans les œuvres du chansonnier, mais force est de constater que la même configuration existe pour un grand nombre d’autres chansons, par exemple Les Vieux Écoliers, Le soleil s’est levé, Aux femmes du peuple, etc., cela pouvant s’expliquer par le fait que les chansons politiques soient souvent exclues des publications ultérieures en recueil6, conformément à l’évolution statistique des types de publications que l’on a pu observer en première partie7.
15Dernières sources historiques possibles : la biographie d’Alexandre Guérin par Louis Morin (1916) et la notice biographique donnée par Henri Bachimont8. Malheureusement, aucune des deux ne fait mention de Au peuple ! En revanche, lorsqu’on tente de trouver un Auguste Guérin dans le catalogue de la Bibliothèque nationale, on découvre une deuxième chanson publiée sous ce nom et intitulée Le Viol et l’apothéose – BnF Ye 7185 (426).
16Sur chacune des deux chansons, la mention du nom est la même, et, la chanson étant publiée chez l’auteur, l’adresse est identique, jusque dans la formulation : « rue Saint Hugues, 4, près la rue Nationale ». Si l’on compare cette donnée à celles que l’on tire des publications au nom d’Alexandre Guérin, on s’aperçoit qu’aucune des chansons que celui-ci a publiées hors recueil pendant toute la période de la IIe République n’est parue chez l’auteur. La plupart du temps, on relève une simple mention d’éditeur (Eyssautier, Pollet ou Durand) ou d’imprimeur, et les indications sur le dépôt des chansons « Chez les marchands de nouveautés » (par exemple pour Les Enfants du Vaudeville, Les Clochettes de mon village, Pourquoi ? La Volière, etc.) tendent à s’opposer au dépôt chez l’auteur.
17Par ailleurs, le dépôt « chez Cassanet » de Au peuple ! et de Le Viol et l’apothéose ne se retrouve jamais dans les autres chansons d’Alexandre Guérin. Ces différents éléments tendent à distinguer les chansons publiées sous le nom d’Auguste de celles d’Alexandre Guérin, en conformité avec les données biographiques fournies par Bachimont, selon lesquelles le dernier a connu le succès et tenté de vivre de ses chansons. Quoi qu’il en soit, ces données éditoriales ne sont pas véritablement suffisantes, et c’est du côté du texte des chansons lui-même qu’il faut tenter de chercher la continuité ou la discontinuité entre l’œuvre d’Auguste et celle d’Alexandre.
18Au peuple ! étant une chanson à thème politique, il semble qu’on ne puisse la comparer qu’avec d’autres chansons du même type, pour éviter une variabilité lexicale et généralement stylistique qui pourrait dès lors relever de facteurs divers sans lien avec l’auctorialité. Le corpus réuni sous le nom d’Alexandre Guérin ne comprend que trois chansons à thème explicitement politique : Le soleil s’est levé, datée du 26 février 1848, Aux femmes du peuple – Ye 55472 (2609) – ou Boichot aux femmes du peuple – Ye 969 (57) –, et Le Peuple et le Christ, paru dans Le Républicain lyrique, numéro 4 (octobre 1848)9. On comparera donc successivement Au peuple ! avec ces trois chansons et avec Le Viol et l’apothéose. Le premier élément que l’on peut analyser est le timbre. Chez Alexandre sont indiqués trois airs différents, sans mention d’auteur, et sans continuité, puisque par exemple Les Trois Couleurs et Les Fous ne sont pas nécessairement liés, le premier des deux airs datant de 1830 et renvoyant à une chanson d’Adolphe Blanc sur une musique d’Adolphe Vogel, et le second renvoyant à une chanson tardive de Béranger (celle-ci utilisant un air datant de 1800, composé par Wicht pour un vaudeville de Barré, Desfontaines, Radet et Bourgueil). Chez Auguste, l’air indiqué, On n’entre pas dans le palais des rois, renvoie à une chanson beaucoup plus récente (1844), d’un chansonnier contemporain (présent dans le corpus), Gustave Leroy : L’Entrée aux Tuileries, dialogue entre un ouvrier et un soldat, dont le vers-refrain est la phrase reprise pour le timbre10. En rapprochant ces deux analyses de l’autre chanson d’Auguste Guérin, on observe que cette dernière est également composée sur l’air d’une chanson de Gustave Leroy (Le Bal et la guillotine – voir infra). On voit donc là deux pratiques chansonnières relativement différentes se manifester : l’une, celle d’Alexandre, est ancrée dans une tradition plus ancienne, tandis que l’autre, celle d’Auguste, se rattache à une tradition récente et même contemporaine, et présente un spectre de modèles moins étendu.
19Par-delà les timbres choisis et l’inscription dans une tradition chansonnière préexistante, l’observation du lexique et de la structure énonciative et thématique des chansons en question permet également de constater de multiples différences entre les œuvres signées Alexandre et celles signées Auguste. Ainsi, les chansons d’Alexandre célèbrent le peuple et ses soulèvements, et le substantif peuple est omniprésent dans les textes. Auguste, lui, s’adresse au peuple dans la deuxième strophe de sa chanson (« Peuple, aujourd’hui tu connais ta puissance ») et mentionne tour à tour le « peuple qui vous aime » et « tous les peuples », mais la chanson a avant tout pour objet la célébration d’un événement politique très précis11, et le discours politique tenu est beaucoup moins général que celui d’Alexandre : il s’agit d’aller « remplir les rangs de la Montagne », pour s’opposer à la « Réaction », deux désignations de camps politiques qui sont absentes des trois autres chansons. Si Alexandre donne pour sous-titre Chant socialiste à Aux femmes du peuple, son discours vise à une action politique moins circonstanciée que celui d’Auguste. Par ailleurs, les références bibliques de cette dernière chanson (« l’Évangile en chansons », str. 1 ; « Caïns », str. 3 ; « Christ », str. 5) et des deux autres (« sa croix » et « L’Éternel » de Le soleil s’est levé, et « Comme le Christ, peuple marche au Calvaire », pour ne citer que cette formule, dans Le Peuple et le Christ) tendent à s’opposer à la seule référence antique de Au peuple ! (« Tarquins », v. 24). On remarque également chez Alexandre le retour du motif du soleil, qui chaque fois oppose, quoique sur des modes différents, le régime souhaité au régime rejeté. Dans Le soleil s’est levé, comme dans Aux femmes du peuple, le soleil métaphorique désigne l’avènement d’une ère heureuse (libérée de la misère et de la monarchie) :
Rois orgueilleux, qu’un ciel noir épouvante
Pâlissez tous, le soleil s’est levé […]. (v. 7-8)
Mais ajoutez qu’en dépit de l’orage
À l’horizon le soleil resplendit !!… (v. 27-28)
20En revanche, dans Le Peuple et le Christ, le soleil ne renvoie plus à une période heureuse mais à une réalité terrestre négative (« au soleil les rois sont triomphants », v. 2) que doit contrecarrer une réalité latente positive (« La liberté veille dans les ténèbres », v. 1), le basculement de l’une à l’autre étant probablement évoqué dans le dernier vers ambigu du refrain : « Le ciel aussi s’entr’ouvrira pour toi », qui réfère à la fois à l’ascension du Christ vers le royaume des cieux et à la dissipation des nuages qui fait disparaître l’ombre lors d’une éclaircie. La référence au soleil et à la lumière, qui, en tant que représentation de l’avènement d’une période positive, est omniprésente chez Alexandre, est absente du texte d’Auguste, ce qui est une nouvelle marque de la distinction à établir entre les deux auteurs.
21D’un point de vue énonciatif également, l’analyse permet d’observer des variations non négligeables. Si, dans les trois chansons d’Alexandre, la structure énonciative est simple et stable (un énonciateur chansonnier enchâssant s’adresse à un énonciataire tout au long de la chanson – les « femmes du peuple », le « peuple » ou, dans Le soleil s’est levé, un auditoire inclus dans le nous, avec une variation pour l’adresse aux « frères » du dernier couplet), chez Auguste, les acteurs de l’énonciation sont très variables, comme le montre une étude rapide des déictiques. Dans Au peuple ! le nous inclusif du premier vers (« notre victoire »), qui contient à la fois l’énonciateur et les énonciataires (comme le montre l’impératif du vers 2 : « célébrons ses bienfaits »), se mue en je au vers 5 pour s’adresser à un tu (« Réaction, je te vois »). Le nous revient ensuite au vers 8, et il porte encore l’adresse au tu de la Réaction. La deuxième personne du singulier laisse ensuite place à une deuxième personne du pluriel qui recouvre les députés de la Réaction (« votre majorité », v. 10), avant de passer dans la strophe suivante à un nouveau vous désignant les députés de la Montagne (« Dévouez-vous au peuple qui vous aime », v. 17), et de revenir finalement au nous à la fois énonciateur et énonciataire du début de la chanson. Ces changements soudains de registres énonciatifs sont une nouvelle marque de la distinction à faire entre l’écriture d’Auguste et celle d’Alexandre, et il ne reste plus de l’identification entre les deux auteurs que le patronyme et la forme métrique des chansons.
22De fait, la forme globale des différentes chansons est très similaire ; les trois chansons d’Alexandre, comme celle d’Auguste, sont écrites en décasyllabes césurés après la quatrième voyelle masculine :
Le front baissé sous une verge immonde (Le soleil s’est levé, v. 1)
Femmes du peuple, à l’époque où nous sommes (Aux femmes du peuple, v. 1)
La liberté veille dans les ténèbres (Le Peuple et le Christ, v. 1)
De l’union sortit notre victoire (Au peuple ! v. 1)
23Les groupements de vers ont aussi des structures très proches : dans trois des quatre chansons, ce sont des groupes de huit vers alternés et rimés deux à deux, dont le premier vers est féminin. Seule Aux femmes du peuple fait alterner des couplets sur ce schéma et un quatrain de forme classique abab. Cependant, la chanson signée Auguste Guérin ne présente pas de refrain. Alors même que celle de Gustave Leroy qui lui sert de timbre reprenait intégralement en fin de strophe le second des deux derniers vers bissés, Au peuple ! donne à chaque strophe une fin différente quoique bissée. Cette pratique de la chanson sans refrain n’est pas visible chez Alexandre Guérin, et si l’on étend la recherche à toutes les chansons de ce dernier, on remarque que seules deux d’entre elles, sur un modèle très spécifique et lié entre autres à la composition sur un modèle unique de quatrains12, ne possèdent pas de véritable refrain. L’absence de refrain chez Auguste tend donc à distinguer sa pratique chansonnière de celle d’Alexandre, constat qui est renforcé par la même absence sur une forme strophique identique dans Le Viol et l’apothéose.
24Mais c’est surtout dans le détail de l’écriture versifiée que l’opposition entre Alexandre et Auguste Guérin se fait jour, comme le montrent deux vers de la dernière strophe de Au peuple ! :
Quand tous les peuples au scrutin populaire
Auront accès, étant libres enfin ?
Un seul code, une même bannière… (v. 33-35)
25Le vers 33 oblige à ne pas prendre en compte l’e graphique situé après la quatrième voyelle masculine, le e de peuples n’étant pas comptabilisé dans la structure du vers, et le premier hémistiche du vers 35 ne comporte que trois voyelles masculines, ce qui oblige, si l’on veut que soit maintenue la régularité métrique du texte écrit, à compter comme voyelle métrique le e féminin de code à l’hémistiche et devant une voyelle, ce qui représenterait un double coup de force métrique dans un texte qui semble pourtant respecter la prosodie communément établie au xixe siècle13. On peut ajouter à ces éléments l’absence de pronom personnel sujet postposé au verbe, qui contrevient à la forme canonique de l’interrogation. De tels éléments sont absolument proscrits des chansons d’Alexandre Guérin, et cela est vrai de l’ensemble du corpus réuni sous ce nom (soit 31 textes). En revanche, on les retrouve dans Le Viol et l’apothéose (par exemple dans le vers 15 repris au vers 43). Cette dernière caractéristique, relevant de la cohérence stylistique, ajoutée aux précédentes, tend à confirmer l’attribution des deux chansons publiées sous le nom d’Auguste Guérin à un auteur unique qui ne saurait être confondu avec Alexandre Guérin au vu des critères d’authenticité envisagés plus haut. La pratique chansonnière et métrique d’Alexandre Guérin semble plus homogène et plus proche de la tradition poétique non chantée que celle d’Auguste14, ce qui permet, ajouté aux indices historiques et éditoriaux, de distinguer les œuvres (au sens intégrant) de ces deux auteurs15.
26La notion d’auteur peut donc jouer un rôle non négligeable dans l’analyse des chansons, à partir du moment où les textes sont affichés comme étant le produit d’une autorité créatrice individuelle : en cherchant à mettre au jour les caractéristiques propres à la production d’un auteur, on peut aussi tâcher de dégager la manière dont les chansons constituent une œuvre à l’intérieur de laquelle la signification peut se construire à différents niveaux, de façon complexe et singulière.
Les passages parallèles
27La démarche exposée par Foucault via saint Jérôme pour attribuer ou non un texte à un auteur va généralement de pair avec celle qu’évoque à plusieurs reprises Antoine Compagnon dans Le démon de la théorie, sous le nom de « méthode des passages parallèles (Parallelstellenmethod) » qui consiste à « préférer, pour éclairer un passage obscur d’un texte, un autre passage du même auteur à un passage d’un autre auteur ». Cette méthode va plus loin que la simple question de l’attribution, puisqu’il ne s’agit plus d’interpréter certains éléments d’un texte pour le ramener à son origine, mais de mettre en relation différents éléments d’une même œuvre (au sens collectif du terme) de manière à en expliquer certains par le recours aux autres. Compagnon ajoute plus loin : « Comprendre, interpréter un texte, c’est toujours, inévitablement, avec de l’identité, produire de la différence, avec du même, de l’autre : nous dégageons des différences sur fond de répétitions »16. Avec la notion d’auteur, on postule une identité continue entre les différentes productions de l’auteur, et à partir de cette identité continue, on pourrait expliquer ce qui dans ces œuvres apparaît comme hétérogène, les « répétitions » donnant une assise rationnelle et vérifiable aux hypothèses formulées sur les « différences ». Cette démarche va de pair avec l’idée d’une cohérence de la pensée et de l’écriture individuée, et l’abandon de la notion d’auteur, ou de la continuité de l’individu, la rend impossible. Cela ne signifie pas pour autant qu’il faille affirmer la toute-puissance de l’individu écrivant sur son œuvre, ou même revaloriser la prise de décision auctoriale, comme volonté créatrice dont le postulat serait nécessaire à la compréhension des discours.
28Utiliser la méthode des passages parallèles ne revient pas à retourner au « Moi, fondement de la subjectivité classique conçue comme un intérieur face à l’extériorité du monde »17, un moi qui serait totalement unifié et conscient de lui-même et de sa production de sens dans le discours. C’est simplement postuler que ce sujet, tout divisé et complexe qu’il soit, est continu dans le temps, et que si l’on admet, comme un prérequis, la classification par auteurs, on ne peut pas ne pas accorder au sujet producteur de discours cet arrière-plan de continuité malgré les ruptures et différences que la situation dans le temps ne manque pas de produire, l’idée même d’une identité plurielle (un auteur pour lequel on ne reconnaîtrait pas de continuité) étant paradoxale et paraissant « inconsistante »18. Il semble donc que, malgré les mises en question du moi dans la modernité – et les déclarations sur la mort de l’auteur qui lui sont afférentes –, la figure unificatrice de l’auteur reste un principe d’analyse nécessaire si l’on veut pouvoir, dans l’examen des discours, conserver une hiérarchie logique des mises en relation et de leur pertinence.
29C’est ainsi que la méthode des passages parallèles permet d’interpréter certains passages d’un auteur en ayant recours à d’autres passages, soit dans le même texte, soit dans d’autres textes plus ou moins éloignés chronologiquement et thématiquement. Cette méthode, ajoutée à celle de l’attribution, peut être utile dans l’analyse de certains textes de chansons de la IIe République. On en voit un exemple avec La Marseillaise des femmes en l’an 1848 (chanson publiée dans le périodique La République des femmes. Journal des cotillons en juin 1848 et reprise dans Le Prophète républicain. Almanach chantant en 1849, les deux publications étant attribuables au même L. C.)19. Cette chanson est communément présentée comme un « hymne féministe », et Philippe Meyer, dans une chronique sur La Marseillaise20 datant de juin 2012, explique que « par exemple, pour célébrer la parité, on rechante La Marseillaise des cotillons, qui fut composée en 1848 », avant de chanter le début de la chanson. Pourtant, comme l’explique Fridériki Tabaki-Iona21, lorsqu’on lit – ou entend – les premières strophes de cette œuvre, la portée réelle du discours féministe ou révolté ne semble pas évidente :
Tremblez, tyrans portant culotte !
Femmes, notre jour est venu ;
Point de pitié, mettons en note
Tous les torts du sexe barbu !
Voilà trop longtemps que ça dure,
Notre patience est à bout.
Debout, Vésuviennes, debout,
Et lavons notre vieille injure.
Liberté, sur nos fronts verse tes chauds rayons ;
Tremblez, tremblez, maris jaloux,
Respect aux cotillons !
Tremblez, tremblez, maris jaloux,
Respect aux cotillons !
30Plusieurs expressions, et ce dès le premier vers, tendent à infléchir le texte vers une esthétique de type burlesque. Ainsi, le groupe participial « portant culotte » qui caractérise le substantif « tyrans » fait du vocatif de l’adresse un syntagme nominal dont le sens est tendu entre d’une part un terme très courant dans les chansons contemporaines pour désigner l’ennemi politique, et d’autre part une caractérisation déterminative périphrastique faisant référence à la gent masculine. La négativité du syntagme est réévaluée à partir du groupe participial qui, en introduisant un attribut masculin prosaïque (la « culotte »), contraste avec la portée politique affichée par le substantif tête de groupe.
31Dans les vers qui suivent, la locution mettre en note est empruntée au lexique de la justice, et renvoie de manière elliptique à la notion de note infâmante, qui d’après Bescherelle, désigne une « tache honteuse dans la vie, qui fait perdre l’honneur et attire l’aversion des gens de bien »22. Cet emploi d’un vocabulaire juridique spécifique, à la rime avec « culotte », introduit un décalage dans la chanson et contribue à nouveau à donner une tonalité burlesque (et, dans ce vers, héroï-comique) à la première strophe.
32Le refrain de la chanson s’inscrit également dans cette écriture burlesque, avec l’expression « maris jaloux » et la métonymie des « cotillons ». L’emploi de l’épithète « jaloux » joue sur l’ambivalence du mot. La valeur de la jalousie dépend en langue de son objet, mais, en contexte, l’adjectif se rapportant à des rapports conjugaux prête aux « maris » une qualité généralement considérée comme négative, voire ridicule. Par ailleurs, l’adresse des « femmes » (v. 2) aux « maris » (v. 10) place les seconds dans une situation nécessairement conjugale, alors même que celle-ci semble contestée par la chanson. Dès lors, le discours tenu semble se distinguer par son absurdité, puisque la dimension révolutionnaire et guerrière (« tremblez », « point de pitié », « lavons notre vieille injure ») entre en contradiction totale avec le maintien d’un cadre conjugal traditionnel, dans lequel les deux parties sont dépendantes l’une de l’autre, et dans lequel la femme est, en 1848, juridiquement soumise à son mari. L’injonction nominale qui suit fait terminer le refrain sur le mot « cotillons » (l’ensemble étant bissé avec ce qui précède) et achève de jeter le doute sur l’interprétation à donner au texte : la métonymie, qui est présente dès le titre du périodique pour la première publication et qui deviendra le titre de la chanson elle-même à la fin de la même année, entraîne une désignation dévalorisante de la femme par un attribut vestimentaire.
33Le cotillon23 est sans doute dans la chanson le pendant féminin de la culotte du premier vers, mais contrairement au premier vers qui ne faisait de l’habit qu’un attribut classifiant, la métonymie du refrain réduit l’individu à son vêtement, alors même que cet usage du mot vise généralement, si l’on en croit Bescherelle24, à désigner la légèreté de certains comportements sociaux25, condamnés parce que liés à des pratiques sexuelles non maritales. Les individus censés porter la revendication se désignent donc dans la chanson de manière problématique, et ce sans réappropriation axiologique du terme. Le texte entier semble ainsi se livrer à une logique burlesque qui met en contradiction un propos révolutionnaire et sa formulation paradoxale ou dévalorisante, tous ces éléments convergeant vers le fait que l’énonciation même, dirigée contre les hommes, est portée par une voix chansonnière féminine (voir le nous des femmes du vers 2), mais est le produit d’un auteur masculin, L. C. La contradiction entre le statut masculin de l’auteur et le propos anti-masculin de la chanson pourrait entraîner une interprétation antiphrastique du texte, et pourtant la preuve n’est pas suffisante puisqu’il est possible à un individu de défendre une cause qui lui serait apparemment opposée26.
34Il faut alors chercher d’autres indices dans l’œuvre de l’auteur L. C., des « passages parallèles », c’est-à-dire des passages comparables pour une raison ou pour une autre, qui permettent de trancher entre les deux interprétations.
35Dans ce corpus, deux chansons semblent à même d’éclairer le sens de La Marseillaise des femmes pour des raisons thématiques : Le Chant du départ de ces dames, ou Grande expédition contre ces gueux de maris et Madame la représentante du peuple ou l’Émancipation de ces dames. Le titre de ces chansons indique dans les deux cas qu’il sera question de changement révolutionnaire touchant le rôle des femmes dans la société. Comme La Marseillaise des femmes, Le Chant du départ de ces dames porte l’indication d’un air révolutionnaire de premier plan. Pour ce qui est de la portée féministe, on remarque aussi pour cette chanson la présence du substantif « maris » à la portée problématique. Mais c’est avant tout dans l’usage répété du démonstratif pluriel ces que se joue le marquage ironique des titres.
36Les démonstratifs figurant dans les titres : Le Chant du départ de ces dames, ou Grande expédition contre ces gueux de maris, […] l’Émancipation de ces dames, présentent un fonctionnement référentiel complexe. Dans l’un des trois cas, le démonstratif a une fonction classifiante et est accompagné d’une complémentation prépositionnelle du nom qu’il introduit : « ces gueux de maris » est un équivalent possible de « ces maris qui sont des gueux », mais l’usage du tour démonstratif + N classifiant + complément prépositionnel permet une focalisation sur le nom classifiant tout en dédoublant l’identification du référent (le nom classifiant est associé au démonstratif dans un fonctionnement cataphorique et l’identification du référent n’aboutit qu’avec la prise en compte du deuxième substantif). Le fonctionnement référentiel du tour « ce N1 de N2 » explique ainsi l’usage courant qui en est fait pour des évaluations négatives27 comparables à des insultes non adressées (dans des expressions comme « cet imbécile de Pierre »), mais ne réduit pas la complexité de la référence démonstrative. De la même manière, dans les deux autres cas, où il est possible de substituer un article défini au démonstratif (« le chant du départ des dames » / « l’émancipation des dames »), l’emploi de ce dernier est à interpréter, dans la mesure où son interprétation ne saurait être rapportée à celle de l’article défini28. Le démonstratif, comme le soulignent la plupart des auteurs, est la combinaison d’un défini et d’un déictique29, que ce déictique fasse appel à la situation d’énonciation ou à la mémoire de l’interlocuteur (dans le cas de l’exophore mémorielle)30. Mais si, dans certaines situations, cette dualité de la référence démonstrative semble suffire à l’interprétation du groupe nominal, dans d’autres elle échoue à cerner sa spécificité et dans les titres de L. C. le recours à la deixis n’est pas satisfaisant, parce que rien, dans le contexte, ne permet d’envisager deux ensembles de « dames » entre lesquels le démonstratif permettrait de discriminer. « Ces dames » et « ces gueux de maris » ne renvoient donc pas à un référent pluriel identifiable par discrimination déictique en contexte, et il semble alors que le démonstratif relève, comme l’explique Georges Kleiber, « d’une intention “rhétorique” dont sont pleinement conscients locuteur et interlocuteur »31. Avec ces emplois démonstratifs, le référent est identifié (l’ensemble des « dames » et des « imbéciles de maris »), mais à l’identification – qui aurait lieu également avec un défini en ce qui concerne les « dames » – s’ajoute un événement créé par la désignation, que Danielle Leeman explique en ces termes :
Le démonstratif associe, à la présentation du référent comme connu, l’annonce qu’il a quelque chose de particulier, qu’il n’est pas envisagé dans la continuité de ce que laisse attendre la situation, permet de fournir une interprétation de la différence entre ce et le lorsque les deux sont possibles sans modification apparente du sens […].32
37L’expression démonstrative « ces dames » introduit ainsi du discontinu dans l’énonciation et signale le référent comme extraordinaire. L’énonciateur « attire l’attention » de son énonciataire sur le caractère extraordinaire du référent introduit par le biais du démonstratif, pour paraphraser Marie-Noëlle Gary-Prieur et Martine Léonard :
Le démonstratif a donc pour effet (quelle que soit la réalisation de cet effet, qui dépend de la particularité du discours) de faire appel au destinataire et je parlerais de « fonction conative » associée à la « fonction expressive » couramment reconnue à la désignation démonstrative.33
38L’importance des rôles d’énonciateur et de destinataire dans l’interprétation du démonstratif montre que celui-ci a pour spécificité d’afficher un lien qu’il établit entre les deux acteurs de l’énonciation. Dans les titres de L. C., l’appel au destinataire consiste à désigner les dames comme l’autre de l’énonciateur chansonnier, et à produire une forme de connivence avec l’énonciataire dans l’interprétation de la distance avec le référent désigné. Pour ce qui est de « ces gueux de maris », le démonstratif a pour effet de situer l’expression dans une énonciation assumée par la « grande expédition » qui précède : dans Le Chant du départ de ces dames ou Grande expédition contre ces gueux de maris, on trouve en format réduit le dispositif énonciatif qui sera celui de la chanson, c’est-à-dire une énonciation englobante portée par un énonciateur qui indique à l’énonciataire la distance qu’il prend avec son objet (« ces dames » : les dames dont le locuteur et l’interlocuteur savent qu’elles ne leur sont pas égales), cette première énonciation étant immédiatement suivie d’une énonciation seconde, elle-même portée par un énonciateur qui est partie prenante de l’ensemble référentiel mis à distance par l’énonciation englobante (« ces gueux de maris », c’est-à-dire les maris dont l’énonciateur second et l’énonciataire second savent qu’ils sont des gueux).
39Dès l’abord donc, ces chansons introduisent une mise en doute et une dévalorisation du propos qu’elles portent, et d’autres éléments du paratexte viennent informer cette lecture ironique des chansons, notamment les notes ajoutées au texte principal et le sous-titre de Madame la représentante du peuple : ce dernier, Folie chanson, désigne a priori le texte qui suit comme un ensemble déraisonnable, et fournit au lecteur une indication de lecture qui consiste à désamorcer la lecture au premier degré. La prise de parole que représente la chanson est une folie et l’énonciation chansonnière est portée par le je de la « femme éloquente » (v. 13) dont le discours est réduit au simple débit de paroles (« je parlerai, parlerai… », v. 4, « parler du soir jusqu’au matin », v. 14) : la folie est transférée de la chanson à l’énonciation de la femme qui veut être élue, et le discours féministe est ainsi ridiculisé.
40La note de Le Chant du départ de ces dames vise également à dégrader le discours tenu par l’énonciateur féminin de la chanson. À la suite des premiers vers de la dernière strophe (« Quand le tour sera fait de ce sexe barbare : / Quand plus rien ne restera »), on lit :
(1) Bien entendu que les amants ne sont pas compris dans ce massacre général. Autrement que deviendrait le genre humain ? On sait que ces dames sont prévoyantes.
(Note de l’Éditeur.)
41La note entre ainsi en contradiction avec les vers de la chanson, le pronom indéfini rien dénotant la quantification nulle, tandis que la proposition « les amants ne sont pas compris dans ce massacre général » rend cette quantification nulle hors de propos en formulant une exception. La note, qui apporte une restriction au discours de la chanson, en souligne le caractère absolu et excessif, auquel renvoie également par dénégation l’interrogation rhétorique de la deuxième phrase. Les deux tours introductifs « bien entendu que » et « on sait que » s’ajoutent à ce mécanisme implicite, avec le passif elliptique et le pronom indéfini on, qui font des deux assertions de la note des vérités communément partagées : la restriction concernant les individus épargnés et l’affirmation de la prévoyance des femmes sont présentées comme des évidences, alors même que la note contredit le discours féministe et qu’elle est, par son fonctionnement même, la marque d’un déficit d’information, et donc d’un possible faux-sens. « On sait que ces dames sont prévoyantes » est à lire de manière antiphrastique, parce que le discours seul des « dames » est le lieu d’un excès manifeste que la note vient dénoncer.
42Par ailleurs, les italiques sur amants, qui entraînent un détachement autonymique du mot dans le cours de la phrase, signalent la polysémie du terme et mobilisent l’acception qui en fait l’opposé des « maris » du titre. En ajoutant une restriction placée sous le signe de l’évidence, l’énonciateur de la note introduit implicitement une précision sur les mœurs des acteurs de l’énonciation représentée dans la chanson (les instances comprises dans le nous inclusif) et fait peser sur elles une condamnation morale, l’adultère étant l’objet d’une évaluation axiologique négative. L’attribution de la responsabilité de cette note à l’éditeur est d’ailleurs elle-même une marque de distance énonciative prise vis-à-vis du discours de la chanson : la caution qu’apporte la restriction vient d’une instance extérieure à ce discours, et la prévoyance attribuée aux énonciateurs féministes est à nouveau mise à mal. La longue note de Madame la représentante du peuple donne à lire une citation de Jeanne Deroin, et introduit le discours féministe comme étant possiblement une invention (« Aux personnes qui regarderaient cette chanson comme une invention de notre part, nous répondrons : Messieurs les incrédules veuillez prendre connaissance de la circulaire suivante »), ce qui a également pour effet de rendre ce discours étrange et déraisonnable a priori34.
43Les trois chansons consacrées à l’existence et au discours politiques des femmes sont ainsi informées chez L. C. par un même imaginaire de la Vésuvienne35, et la mise en lien de ces « passages parallèles » à l’intérieur de l’œuvre de L. C. permet d’observer de manière très claire la disjonction que supposent ces textes entre une réception de premier degré (féministe) et une réception de second degré (satirique).
Les trois niveaux d’énonciation
44Cette observation amène à considérer le schéma énonciatif des chansons. Dans ces trois exemples, on peut remarquer que la structure de la communication est la suivante : un énonciateur englobant met en scène le discours adressé par un énonciateur second à un énonciataire second, le discours second étant intégré énonciativement dans un discours premier qui le présente comme absurde. Le discours de la chanson relève donc d’une configuration polyphonique dans laquelle on doit lire à la fois l’énonciation de niveau 2 et l’énonciation de niveau 1, la distance évaluative que la première porte sur la seconde résidant dans l’identification par les acteurs de l’énonciation englobante du caractère irrationnel et excessif prêté au discours englobé. C’est ce phénomène qui, dans la perspective énonciative d’Oswald Ducrot, a pour effet de produire l’ironie :
Parler de façon ironique, cela revient, pour un locuteur L (= en tant que tel), à présenter l’énonciation comme exprimant la position d’un énonciateur E, position dont on sait par ailleurs que le locuteur L n’en prend pas la responsabilité et, bien plus, qu’il la tient pour absurde. Tout en étant donné comme le responsable de l’énonciation, L n’est pas assimilé à E origine du point de vue exprimé dans l’énonciation.36
45Les chansons de L. C. ressortissent très clairement à ce mode d’énonciation ironique, puisque l’énonciateur englobant y tient la place du « locuteur L », et présente la position de l’énonciateur englobé (« énonciateur E »), à savoir le discours émancipateur et vengeur des femmes, tout en n’étant pas assimilé à l’ensemble des énonciateurs dont ce discours représente la position. Le discours englobé (« position [de l’]énonciateur E ») est même présenté comme absurde (comme le montrent les deux notes étudiées), et il est totalement discrédité par l’interprétation ironique.
46L’analyse des chansons ironiques de L. C. montre par conséquent que différents niveaux d’énonciation chansonnière doivent être distingués : le premier est constitué par le sujet extrachansonnier, qui est le sujet inscrit dans l’histoire et membre d’une société donnée ; c’est à lui que se rattachent les données biographiques notamment. À ce sujet extrachansonnier peuvent être rattachées plusieurs identités d’auteur, assimilables ou non les unes aux autres. L’auteur de la chanson (ou auteur chansonnier ou simplement chansonnier) est donc l’instance qui est engagée par le texte et qui assume la responsabilité de ce qui y est inscrit ; l’auteur est un être de papier, il ne correspond pas au sujet parlant, parce qu’il est le produit de la représentation, via les textes, de l’autorité sur ces textes (il est le principe d’interprétation de ces textes). Pour désigner la troisième et dernière instance d’énonciation, on peut emprunter le nom de canteur à Stéphane Hirschi :
Canteur : notion opératoire en cantologie pour désigner dans une chanson l’équivalent du narrateur dans un roman. Personnage ou point de vue, il convient de le distinguer du chanteur, à savoir l’interprète, qui, lui, prête son corps et sa voix le temps d’une chanson, et endosse un nouveau rôle de canteur au morceau suivant.37
47Le canteur est l’instance à laquelle se réfèrent par exemple les déictiques du texte, c’est l’énonciateur qui prend en charge l’énonciation représentée dans le corps de la chanson, en deçà d’une éventuelle interprétation polyphonique. Le terme de canteur a l’avantage de distinguer l’instance énonciatrice propre à une chanson de l’instance énonciatrice propre à un récit (le narrateur) et de celle qui est propre à un poème (le poète ou le « parleur » pour Jacques Dürrenmatt38). La distinction qu’opère Stéphane Hirschi entre canteur et interprète est évidemment nécessaire si l’on étudie la chanson non plus seulement comme œuvre écrite, mais comme œuvre performée, c’est-à-dire proférée de manière non reproductible devant un public assemblé pour assister à une performance unique – possibilité relativement réduite en ce qui concerne la chanson de la IIe République, pour laquelle les voies d’étude de l’inscription des conditions matérielles et physiques de profération chansonnière en temps réel sont assez limitées. À chacune de ces instances énonciatrices correspondent des instances réceptrices de la communication chansonnière : au sujet parlant correspond le lecteur39 (l’individu du monde, être humain inscrit dans la société et l’histoire, ne différant du sujet parlant que par son inscription chronologique, le lecteur pouvant appartenir à une période largement postérieure à la production de l’œuvre), à l’auteur correspond l’énonciataire, et au canteur l’allocutaire.
48Les instances qui se situent de part et d’autre du schéma de l’énonciation peuvent coïncider ou non selon les cas. Ainsi, sujet extrachansonnier, chansonnier et canteur peuvent tendre à se confondre dans certaines chansons (le cas le plus courant étant celui des chansons à caractère intime ou autobiographique, comme Ma chambre d’Arnould ou La Grand-mère de Voitelain ou encore Le Serpent de fer de Noël), mais ils peuvent aussi se distinguer plus nettement (comme dans les chansons de L. C. sur l’émancipation des femmes).
49À chaque niveau de la hiérarchie de la réception, on peut distinguer à l’intérieur de l’instance réceptrice de l’énonciation la réception de fait et la réception prévue par l’instance énonciatrice, dès lors que la réception du niveau inférieur ne coïncide pas avec celle du niveau envisagé. La réception prévue se présente chaque fois comme le destinataire de l’énonciation du niveau envisagé. Dans Le Chant du départ de ces dames, on distingue donc un sujet extrachansonnier, celui que les notices biobibliographiques désignent par le nom de Léon Guillemin, un auteur chansonnier, L. C., celui qui signe la chanson et assume le discours qui y est tenu, et un canteur, le référent du je présent dans la chanson. Au deuxième niveau, on peut dégager à l’intérieur de l’ensemble des énonciataires une instance destinataire, qui renvoie à ceux avec lesquels le chansonnier cherche à créer une connivence aux dépens du canteur et de ceux qu’il représente.
Énonciateur | Récepteur | Type de réception | Destination |
Sujet extrachansonnier (Léon Guillemin) | Lecteur (Lr) | Lr = Ére | |
Lr ≠ Ére | Lr destinataire | ||
Auteur chansonnier (L. C.) | Énonciataire (Ére) | Ére = Are | |
Ére ≠ Are | Ére destinataire (énonciataire qui perçoit l’ironie et partage les valeurs de l’ironiste) | ||
Canteur (je) | Allocutaire (Are) (Vésuviennes) | Are = Are enchâssé | |
Are ≠ Are enchâssé | Are destinataire |
50Plus les référents des différents niveaux de la colonne « énonciateur » sont hétérogènes, plus on assiste à une complexification de l’énonciation, et plus il devient difficile de délimiter une scène d’énonciation unique.
Le niveau de l’auteur et le pseudonymat (à propos de L. C.)
51Si les trois niveaux de la communication chansonnière permettent de produire un feuilletage énonciatif complexe qui joue sur la variation référentielle des différents énonciateurs, le niveau qui permet d’unifier les multiples œuvres intégrées en œuvre intégrante est celui du chansonnier. C’est ce niveau-là qui rend possibles les rapprochements des passages parallèles, et c’est à ce niveau-là que se situe l’attribution auctoriale, dans la mesure où l’éventuelle non-coïncidence de l’énonciation avec le sujet extrachansonnier (dans le cas exemplaire du pseudonymat par exemple) rend caduc le rapport de toutes les œuvres à cet individu qui existe hors du discours. Pour la plupart des chansons (contrairement à l’autobiographie, aux correspondances ou aux Mémoires), l’analyse du discours peut se passer du premier niveau du schéma de communication.
52C’est ainsi que l’absence actuelle de données biographiques absolument certaines et vérifiables concernant Léon Guillemin n’entraîne en rien, d’une part, la dissolution du corpus L. C., ni d’autre part l’ininterprétabilité de ses textes. Pour qu’il y ait unification de l’œuvre, il suffit que celle-ci soit réunie derrière un nom d’auteur. En l’absence de données biographiques, le pseudonymat peut donc être constaté à partir du moment où, dans les marques textuelles ou paratextuelles, on peut observer une identité dans l’origine énonciative des différents discours. Le cas de L. C. donne une illustration de ce phénomène : L. C. est identifié à un certain Léon Guillemin par plusieurs ouvrages biobibliographiques40, mais le nom de Léon Guillemin n’apparaît jamais dans les chansons imprimées pendant la IIe République. On trouve tout au plus « Guillemain » au bas de Madame la représentante du peuple, de Rouge, bleu et blanc, ou l’Ours de la mère Michel, de Dieu protège la France, et de Grrrande pêche au goujon électoral, ou Blagueurs, taisez-vous.
53À la suite de Le Chant du départ de ces dames, Guillemain est présenté comme « Le Gérant ». On peut néanmoins assimiler « Guillemain » à L. C., pour deux raisons : la coprésence des deux noms sur certaines chansons (par exemple dans Madame la représentante du peuple, ou l’on trouve le sous-titre Folie chanson par L. C. au-dessus du texte, et « L. Guillemain » à la place de signature), et le renvoi, pour Guillemain, à d’autres chansons signées L. C. (« L. Guillemain, Auteur des papillons de la présidence », à comparer avec « L. C., Auteur des Papillons de la présidence » et surtout avec Les Papillons de la présidence ou le Jardinier de la République, signé L. C.).
54On trouve également dans le corpus L. C. des chansons signées « Cousin Jacques » comme Les Baisers de Judas. La continuité entre L. C. et « Cousin Jacques » est double : sous ce dernier nom est précisé « Auteur de : Arrière faux républicains » alors même que cette chanson est signée L. C. Par ailleurs, l’almanach L’Étoile du peuple, qui connaît deux éditions, en 1846 et 1847, est signé « Cousin Jacques », mais les chansons que cet almanach présente peuvent être attribuées à L. C. : ainsi, L. C. est présenté à plusieurs reprises comme l’auteur de Du pain ! cri du peuple, mais si l’on se reporte à cette chanson – BnF Ye 55471 (791) –, on voit qu’elle est présentée comme étant écrite « par l’Auteur de La Marseillaise des Polonais », or cette dernière chanson est rangée sous le nom de Cousin Jacques dans L’Étoile du peuple. La note qui concerne Du pain ! cri du peuple dans Les Lunettes du père Duchêne permet de lier Guillemain, L. C. et Cousin Jacques à un autre pseudonyme, dans la mesure où elle renvoie à la Revue rétrospective ou Archives secrètes du dernier gouvernement (1848), ouvrage dans lequel on trouve un rapport au roi de Gabriel Delessert, préfet de police de Paris, qui explique qu’il a signalé « à l’attention judiciaire [une brochure] intitulée Du pain ! cri du peuple, par Léon de Chaumont »41.
55Le nom Chaumont (L. ou L. de) est employé dans deux chansons (Les Merveilles de l’industrie, et Les Glorieux Martyrs – voir entre autres BnF Ye 969 [25]). La double attribution de la deuxième chanson à L. C. et à Chaumont permet de postuler l’identité entre les deux, et d’ailleurs ce nom, avant celui de Guillemin, était employé par les archivistes pour réunir les écrits qui se recoupent malgré les différents pseudonymes (la plupart des chansons de L. C. portent en marge une inscription au crayon de papier datant du xixe siècle, qui indique « Chaumont » ou « L. de Chaumont » ; pour certains bibliophiles42, seul existe Chaumont).
56Dernier élément, important parce que non encore signalé : l’identité entre celui que certaines chansons et le catalogue de la Bibliothèque nationale désignent comme Julien Lambert, et L. C. C’est à partir de ce dernier pseudonyme que l’on peut intégrer au corpus L. C. la chanson Du pain ! cri du peuple (1846), première marque de l’engagement populaire de l’auteur, d’ailleurs mobilisée à plusieurs reprises pour le désigner43. Le rapprochement entre Julien Lambert et L. C. peut être fait à la lecture de cette dernière chanson, ou à l’aide d’une comparaison de deux éditions de Ne touchez pas aux fleurs des morts, ou la Couronne d’immortelles du 24 février, dont la première est signée « Par l’auteur de : / du pain, cri du peuple (10e édition) » – BnF Ye 7185 (457, 458) – et la seconde « Julien Lambert / Combattant de février » – BnF Ye 7185 (459). L. C., L. Guillemain, Cousin Jacques, Chaumont, Julien Lambert : tous ces noms peuvent être considérés comme des pseudonymes employés par un même auteur, et cela indépendamment même de l’identification du sujet extrachansonnier qui a assumé la responsabilité de ces publications dans l’histoire44.
Notes de bas de page
1 Voir par exemple Pierre Barbier et France Vernillat, Histoire de France par les chansons, ouvr. cité ; Fridériki Tabaki-Iona, Chants de liberté en 1848, ouvr. cité ; Philippe Darriulat, La muse du peuple, ouvr. cité.
2 Pierre Brochon, La chanson française, t. 2, ouvr. cité.
3 Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? » [1969], Dits et écrits, 1954-1988, t. 1, 1954-1975, Paris, Gallimard, 2001, p. 789-821 ; Antoine Compagnon, Le démon de la théorie. Littérature et sens commun [1998], Paris, Seuil, 2001, p. 51-110.
4 Philippe Darriulat, La muse du peuple, ouvr. cité, p. 668.
5 Voir aussi Louis Napoléon au tombeau de sa mère, signée « A. Demanet » au lieu de « H. Demanet », et Une question ! En avons-nous pour bien longtemps, signée « Dumanet » au lieu de « Demanet » dans Le Républicain lyrique, no 6, 1848.
6 La pratique était assez courante au xixe siècle, comme le montre par exemple la « notice biographique » que Sainte-Marie Marcotte donne à Le Myosotis d’Hégésippe Moreau : « L’un de ses anciens camarades de séminaire, M. A***, lui offrit aussi, à quelque temps de là, d’éditer ses œuvres, dépouillées toutefois de ce qu’elles contiennent de politique » (Le Myosotis, Paris, Masgana, 1840, p. xvii).
7 On remarque à ce propos que la chanson Aux femmes du peuple, bien qu’absente des deux recueils de 1851, est mentionnée dans le sous-titre de la chanson À L. C. Durand, éditeur des Femmes du peuple (Alexandre Guérin, Album populaire. Chansons et poésies d’Alexandre Guérin (de Troyes), Paris, 1851, p. 90). L’absence de la chanson dans les recueils est probablement due à l’interdiction dont elle a été frappée, et qui est évoquée à la fois par Louis Morin et par le Catalogue des ouvrages censurés de Fernand Drujon. « Pour en augmenter la portée – ou la vente – [celle de Aux femmes du peuple] l’éditeur, dès la seconde édition, eut la malencontreuse idée de modifier le titre primitif en y adaptant un nom : Boichot aux femmes du peuple. Or, Boichot, le sergent Boichot, était alors [en avril 1849] la bête noire du gouvernement, avec son camarade le sergent Rattier. C’est son nom qui attira l’attention du palais sur la chanson à laquelle, sans cela, on n’eût pas fait attention. M. Durand fut condamné à six mois de prison et 50 francs d’amende, par la Cour d’Assises de la Seine, le 29 décembre 1849, sous l’inculpation d’excitation à la haine entre citoyens » (Louis Morin, « Alexandre Guérin, chansonnier (Troyes 1824-Paris 1888) », art. cité, p. 275-276). « Boichot aux femmes du peuple, signée Alexandre Guérin (de Troyes) [et] Les Socialistes ou Rattier aux socialistes, signée Hippolyte Demanes [sic], furent poursuivies […]. La destruction de l’ouvrage en question fut ordonnée par arrêt de la Cour d’Assises de la Seine, en date du 29 décembre 1849, condamnant Louis-Ch. Durand à six mois de prison et 50 fr. d’amende. (Moniteur du 26 janvier 1850.) Par arrêt de la même Cour, en date du 10 janvier et par les mêmes motifs que ci-dessus, le sieur Barthélémy Lagier fut condamné à cinq jours de prison pour colportage de l’écrit précité […] » (Fernand Drujon, Catalogue des ouvrages, écrits et dessins de toute nature poursuivis, supprimés ou condamnés : depuis le 21 octobre 1814 jusqu’au 31 juillet 1877, Paris, E. Rouveyre, 1879, p. 315). Voir aussi la chanson de Demanet Les Socialistes ou Rattier aux socialistes.
8 Louis Morin, « Alexandre Guérin, chansonnier (Troyes 1824-Paris 1888) », art. cité ; AN ABXIX 718.
9 La dernière de ces chansons n’est signée que « A. Guérin », mais plusieurs indices éditoriaux permettent de penser qu’il s’agit bien d’Alexandre : tout d’abord, le fait que Guérin ait collaboré à plusieurs reprises avec Durand, éditeur de Le Républicain lyrique, mais aussi le fait que dans La Voix du peuple ou les Républicaines de 1848, Le soleil s’est levé et Le Peuple et le Christ portent toutes deux la signature « A. Guérin », alors même que le nom Alexandre Guérin est présent en tête du tirage séparé de la première de ces deux chansons, ce qui tend à identifier le « A. Guérin » de Le Peuple et le Christ à l’Alexandre Guérin de Le soleil s’est levé.
10 Pour cette chanson, voir La Voix du peuple, ouvr. cité, p. 35, ou Gustave Leroy, Les Filles du peuple. Recueil de chansons anciennes et nouvelles, Paris, Librairie chansonnière de Durand, 1851, p. 115.
11 Le 10 mars 1850, une élection partielle était organisée pour remplacer les représentants de la Montagne auxquels leur mandat avait été retiré après les manifestations du 13 juin 1849. Sur les 21 sièges à pourvoir, 11 avaient été à nouveau attribués à des Montagnards, dont les 3 seuls sièges parisiens concernés (les « trois noms inscrits au scrutin populaire » dont il est question dans Au peuple ! La victoire électorale).
12 La Dernière Heure et Pourquoi ?
13 Cette orthodoxie métrique est par exemple visible, d’une part, dans la régularité métrique de tous les autres vers de la chanson, et, d’autre part, dans la prise en compte selon les règles traditionnelles des e féminins dans le corps du vers et en voyelle posttonique à la fin du vers.
14 Si l’on cherche à lier les analyses sur la continuité stylistique à la question de la valeur (le « niveau constant de valeur » étant l’un des critères d’authenticité proposés par saint Jérôme), on peut probablement rapprocher ces observations des propos de Bachimont concernant Alexandre Guérin. Lorsque, à la fin du siècle, le chansonnier historien écrit qu’« avec le temps et la pratique son style s’est élevé, son vers est devenu plus harmonieux, plus châtié », et plus loin qu’« Alexandre Guérin fut, en somme, un chansonnier remarquable » (AN ABXIX 718), il s’inscrit probablement entre autres dans une perspective normative de l’écriture versifiée, qui tend à valoriser les pratiques traditionnelles et régulières.
15 On pourrait de même démontrer que l’attribution, par Philippe Darriulat (La muse du peuple, ouvr. cité, p. 184), de la chanson de Gustave LeRoi Les Mémorables Journées des 22, 23 et 24 février 1848 à Gustave Leroy est plus que contestable. On se contentera de préciser ici que Leroy a lui-même mis en garde contre les confusions auctoriales, dans la « Notice autobiographique » qu’il a écrite pour La Muse de l’atelier. Recueil de chansons nouvelles (Paris, Roger, 1860, n. p.) : « Au moment où j’écris cette notice [1er janvier 1860], on me remet un cahier contenant des chansons, signées Gustave Leroy, de Rouen. Je ne connais nullement ce collègue, et il ne m’appartient pas ici de juger son talent ; seulement, notre but n’étant pas le même, je prie le public de se tenir en garde contre toute fausse interprétation » (italiques dans l’original).
16 Antoine Compagnon, Le démon de la théorie, ouvr. cité, p. 77.
17 Jacqueline Authier-Revuz, « Hétérogénéité(s) énonciative(s) », Les plans d’énonciation, L. Danon-Boilea éd., no 73 de Langages, 1984, p. 102.
18 « En parlant d’identité plurielle, nous nous exposons à ne dire que des choses inconsistantes, et un sophiste pourra aisément nous mettre en contradiction avec nous-mêmes, puisque nous n’aurons réussi à donner aux individus ni une identité, ni plusieurs identités » (Vincent Descombes, Les embarras de l’identité, Paris, Gallimard, 2013, p. 56).
19 Pour la question de l’identité de L. C., voir ci-dessous (la dernière section de ce chapitre).
20 En ligne : [http://www.franceculture.fr/emission-la-chronique-de-philippe-meyer-chronique-de-philippe-meyer-2012-06-08].
21 Fridériki Tabaki-Iona, Chants de liberté en 1848, ouvr. cité, p. 83-87.
22 Louis-Nicolas Bescherelle, Dictionnaire national, ouvr. cité, t. 2, p. 651.
23 « Jupon, cotte ou jupe que portent les femmes, le plus ordinairement par-dessous une robe » (Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel, ouvr. cité, t. 5, p. 271).
24 « On dit d’un homme adonné aux grisettes, qui aime les femmes, Il aime le cotillon. Vous aimez trop le cotillon. || L’influence du cotillon. Obtenir une place, une faveur par le crédit d’une maîtresse » (Louis-Nicolas Bescherelle, Dictionnaire national, ouvr. cité, t. 1, p. 798).
25 Voir par exemple le troisième couplet d’Étudiant et lorette de L. C. : « Pour la raison si j’entre en lutte, / Tout aussitôt l’on me répond : / “Minerve a joué de la flûte ; / Mieux vaut jouer du cotillon“ / Puis à Mabille l’on m’entraîne ; / Léandre passe le détroit. / Voilà comment, sans grande peine, / À Mabille l’on fait son droit ».
26 De ce point de vue, la comparaison des chansons de L. C. avec Le Chant du départ des Vésuviennes de Stéphanie Gagneur – BnF Ye 7185 (192) – incite à la prudence, puisque les deux textes sont très proches : si l’on interprète de manière ironique le premier à l’aide de la seule attribution auctoriale, on est obligé de contrevenir à ce principe d’interprétation dans le second cas.
27 Voir à ce sujet Pierre Larrivée, « Quelques hypothèses sur les structures syntaxique et sémantique de Ce fripon de valet », Revue québécoise de linguistique, vol. 23, no 2, 1994, p. 101‑113.
28 Georges Kleiber parle de « l’irréductibilité de l’adjectif démonstratif à l’article défini » (« Sur la sémantique des descriptions démonstratives », Linguisticae Investigationes, vol. 8, no 1, 1984, p. 64).
29 Voir par exemple Marie-Noëlle Gary-Prieur et Martine Léonard, « Le démonstratif dans les textes et dans la langue », Les démonstratifs. Théories linguistiques et textes littéraires, no 120 de Langue française, 1998, p. 14-16.
30 Voir Éric Bordas, « Un stylème dix-neuviémiste : le déterminant discontinu un de ces… qui… », La langue française du xixe siècle et son histoire, no 90 de L’Information grammaticale, 2001, p. 32-43.
31 Georges Kleiber, « Sur la sémantique des descriptions démonstratives », art. cité, p. 68.
32 Danielle Leeman, Les déterminants du nom en français. Syntaxe et sémantique, Paris, Presses universitaires de France, 2004, p. 76.
33 Marie-Noëlle Gary-Prieur et Martine Léonard, « Le démonstratif dans les textes et dans la langue », art. cité, p. 19.
34 L’emploi du terme représentante, avec la forme féminine, est probablement lié dans l’économie de la chanson au caractère étrange de l’idée même d’une représentation politique des femmes, le substantif n’existant au milieu du xixe siècle que sous sa forme masculine (voir les dictionnaires Larousse et Bescherelle par exemple), en accord avec les institutions et la limitation du suffrage universel à la partie masculine de la population. Le substantif représentante pourrait ainsi avoir en 1848 le caractère cocasse que certains voient au début du xxie siècle dans la féminisation d’un nom comme écrivain.
35 Le mot est présent à deux reprises : « Debout, Vésuviennes, debout » dans La Marseillaise des femmes et « Vésuviennes, marchons » dans Le Chant du départ de ces dames. On retrouve cette représentation de la femme guerrière avec la mention de la « colonelle », en italiques, dans l’avant-dernière strophe de Madame la représentante du peuple. Voir aussi Les Vésuviennes de Gustave Leroy – BnF Ye 55472 (2037). Le terme de Vésuviennes était à l’origine une appellation non dévalorisante proposée par un jeune ingénieur nommé Borme (le 21 mars 1848) pour désigner les femmes non mariées qu’il comptait faire entrer dans l’armée grâce à une invention révolutionnaire pour l’armement. Ce nom a été repris par la suite par un groupe de jeunes femmes qui revendiquaient l’égalité des droits, mais le choix de ce substantif, déjà soumis à la raillerie des périodiques de l’époque, était critiqué par d’autres féministes (et notamment par le journal La Voix des femmes). Le terme a surtout été en vogue à partir de l’année 1848, parce qu’il permettait de représenter de manière comique des femmes-soldats considérées comme ridicules. Sur ce point, voir Laura S. Strumingher, « Les Vésuviennes : les femmes-soldats dans la société de 1848 », La caricature entre République et censure. L’imagerie satirique en France de 1830 à 1880, un discours de résistance ? R. Rütten, R. Jung et G. Schneider éd., Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1996, p. 234-248. Jeanne Deroin, féministe saint-simonienne, avait inspiré les Vésuviennes, et aurait décidé d’adopter ce nom en visant à inverser sa portée axiologique : « Les Vésuviennes. Pourquoi ce titre ? C’est le premier nom de dérision qui a servi de nous désigner au ridicule et nous mettons notre amour propre à le réhabiliter » (cité par Fridériki Tabaki-Iona, Chants de liberté en 1848, ouvr. cité, p. 76 – italiques dans l’original).
36 Oswald Ducrot, Le dire et le dit, Paris, Minuit, 1984, p. 211.
37 Stéphane Hirschi, Chanson, ouvr. cité, p. 20.
38 Jacques Dürrenmatt propose, pour l’énonciation poétique, de distinguer « sujet parlant », « locuteur » et « parleur » (Stylistique de la poésie, ouvr. cité, p. 7-8).
39 Celui qu’on appelle le lecteur peut être un auditeur, en fonction de la situation de communication, mais on préférera ici parler de lecteur parce que l’auditeur peut être confondu avec l’interlocuteur du chanteur, alors que l’instance de réception du niveau le plus élevé peut être radicalement étrangère à la notion de public – la notion de lecteur semble plus puissante et pertinente que celle d’auditeur, surtout pour une période qui ne connaissait pas l’enregistrement.
40 Joseph-Marie Quérard, Les supercheries littéraires dévoilées [1847], Paris, Maisonneuve & Larose, 1964, 3 volumes ; Charles Tailliart, L’Algérie dans la littérature française. Essai de bibliographie méthodique et raisonnée jusqu’à l’année 1924 [1925], Genève, Slatkine reprints, 1998 ; Georges Vicaire, Manuel de l’amateur de livres du xixe siècle, 1801-1893, Paris, A. Rouquette, 1894-1920, 8 volumes ; et à propos de Léon d’Amboise, Georges d’Heylli, Dictionnaire des pseudonymes, nouvelle édition entièrement refondue et augmentée, Paris, Dentu, 1887.
41 Jules Taschereau, Revue rétrospective ou Archives secrètes du dernier gouvernement : 1830-1848, Paris, Paulin, 1848, p. 95.
42 Charles Louandre et Félix Bourquelot, La littérature française contemporaine : 1827-1844, Paris, Maisonneuve et Larose, 1846, t. 2, [BLE-CHR] ; Otto Lorenz, Catalogue général de la librairie française, Paris, O. Lorenz, 1867-1888.
43 Cette chanson et L’Étoile du peuple sont mentionnées par Flaubert dans les notes de lecture du dossier Bouvard et Pécuchet de la bibliothèque municipale de Rouen : « Monsieur Delessert, cite, dans un rapport au ministre janvier 47 comme publications dangereuses l’étoile du peuple, almanach des faubourgs pour 1847 par Léon de Chaumont, {?} [sic] dirigé contre toutes les supériorités sociales et surtout contre les riches. […] Du pain, cri du peuple, par Louis de Chaumont » (fo 190v, en ligne : [http://www.hull.ac.uk/hitm/doc/febdoct.htm]). À propos du rapport aux chansons dans L’Éducation sentimentale de Flaubert, voir Romain Benini, « “Chapeau bas devant ma casquette / À genoux devant l’ouvrier” : L’Éducation sentimentale et les représentations du peuple », Flaubert. Histoire de mœurs, G. Séginger éd., Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2019, p. 111-124.
44 Il est cependant impossible d’évaluer dans le cas de L. C. la portée, pour la réception contemporaine de l’œuvre, de « l’effet-pseudonyme » dont parle Gérard Genette dans Seuils, Paris, Seuil, 1987, p. 49.
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