Introduction
p. 9-45
Texte intégral
La chanson, bien commun
1Alors que certaines pratiques culturelles sont limitées à un cercle d’initiés ou d’amateurs, la chanson n’est étrangère à personne. Elle s’insinue dans tous les interstices de la sociabilité par la référence, la performance1 ou l’écoute en commun, elle accompagne les rencontres, elle est sujette à débats, à histoires, à comparaisons. Elle scande la vie de chacun et fixe des souvenirs ou des évocations d’époques passées2, on la cite au détour d’une phrase, on l’entonne pour manifester une émotion ou une humeur, elle est signe de reconnaissance pour les individus d’un même groupe : c’est parce que la chanson est l’expression privilégiée à la fois de l’affectivité la plus intime et des enjeux les plus collectifs qu’il importe de l’étudier.
2Signe de cette disponibilité, le discours de la chanson est toujours ouvert à une réénonciation à travers le chant. Il est renouvelé chaque fois qu’il est mobilisé, et le lien entre une personne du discours et son référent dans la situation d’énonciation ne se fait qu’au prix d’une abstraction dans laquelle les propos tenus s’appliquent aux interlocuteurs grâce à une autonomisation vis-à-vis des circonstances originelles de production. Ce fonctionnement du discours chansonnier, propre également à la poésie lyrique, est la condition même de sa réitérabilité : chaque fois qu’elle est chantée, une chanson est réadaptée à la situation dans laquelle elle se chante, et à l’individu qui la prend en charge. Chaque profération est une réappropriation. En cela, la chanson se mue en objet collectif du fait de ses multiples mobilisations individuelles.
3En 1848, un chansonnier du nom d’Alexis Dalès publie un texte dont le sous-titre est Paroles de personne, musique de tout le monde3. Appliquées à un pot-pourri4, ces lignes sont évidemment l’indication d’une rédaction collective et de l’emploi de différents airs, mais il est possible de voir là, par extrapolation, le signe d’un fonctionnement poétique fantasmé et plus général : il s’agirait d’une œuvre publiée par un individu (Alexis Dalès), mais anonyme (« personne ») et universelle (« tout le monde ») ; une œuvre dont le support matériel n’est qu’une fixation illusoire parce qu’elle outrepasse dans son fonctionnement cette forme de papier, une œuvre qui déjà n’appartient plus à personne, si ce n’est à ceux qui la lisent, qui l’entendent, ou qui la chantent.
4Dans la chanson, paroles et musique se soutiennent et rendent possibles la mémorisation et la transmission : la chanson est la plus évidente manifestation d’une création complexe dans laquelle l’œuvre singulière est appelée à devenir un bien culturel commun, à la fois forme arrêtée à laquelle il est possible de se référer en se demandant si telle version est juste, et forme mouvante dont on sait qu’elle peut avoir des instanciations multiples et diverses sans pour autant cesser d’être elle-même.
5Une des premières questions qui se pose avec force dans l’analyse de la chanson est celle de l’auctorialité : dans quelle mesure l’objet chanson peut-il être rattaché à une instance productrice originelle, alors même que dans la conscience qu’en ont les contemporains, les interprètes peuvent avoir une part tout à fait déterminante ? De nos jours, une chanson est souvent associée à son interprète, à l’exclusion de son auteur ou de son compositeur – pour reprendre la terminologie de la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (SACEM), créée en 1851. Cependant, il semble que cette autonomisation de l’interprétation date avant tout de la professionnalisation de la chanson et de l’avènement du spectacle qui la met en scène, dans lequel les auditeurs-spectateurs assistent à la performance d’un artiste dont la maîtrise et le talent sont présupposés : cela coïncide à peu près avec le développement de la « culture de masse » au milieu du xixe siècle. Avant cette période, les représentations de la chanson incluent moins la participation d’un chanteur professionnel unique et il semble que la production comme la performance relèvent plus fréquemment de pratiques amateur, ce qui pose la question de l’auctorialité à un autre niveau, puisque l’auteur peut être un inconnu dont la création n’est qu’occasionnelle.
6Il y a bien derrière les « paroles de personne » de Dalès à propos d’Abd el-Kader l’idée d’une œuvre qui est située et que l’on peut publier, mais qui en même temps échappe à la contingence par sa force de circulation, un texte « hors le livre »5, non pas tant parce qu’il est performance ou réalisation par une mise en dispositif, que parce qu’il peut se transmettre sans la forme écrite et exister dans la mémoire de tous, sur une « musique de tout le monde », c’est-à-dire une musique qui elle-même a pour caractéristique d’être en partage. Ainsi, le devenir aussi bien que l’origine de la chanson se trouvent fondamentalement tendus entre expression impersonnelle et réalisation collective, et les propriétés du genre lui permettent d’exister dans cette tension perpétuelle.
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7La chanson, au xixe siècle peut-être encore plus que de nos jours, tient aussi sa force de la possibilité qu’elle offre d’être performée collectivement. Lors d’un concert, d’une célébration, d’une réunion, elle peut être chantée simultanément par un nombre indéfini d’individus dont le plaisir provient en partie de cette capacité à faire coïncider leurs voix dans le chant. Lorsqu’elle utilise la première personne du pluriel, la chanson est l’un des rares cas, avec la prière par exemple, dans lesquels on peut considérer que le nous employé recouvre une collection de je plutôt que l’addition de je et d’autres personnes : chanter n’est plus alors pour le sujet la prise en charge d’un discours qu’il réénonce, c’est la perception de soi-même à travers la médiation du groupe avec lequel il chante, perception qui le fait exister et se considérer comme un élément de ce groupe.
8Dans les manifestations les plus anciennes du genre, et notamment avec les formes responsoriales ou chorales6, on observe déjà ce phénomène de participation collective qui, au xixe siècle, est essentiel. La chanson est avant tout un art participatif dans lequel la réception passive (au sens de réception n’impliquant pas la performance) ne semble pas primordiale. Le spectacle de chanson s’est développé tardivement dans l’histoire de la chanson, notamment autour de l’apparition du café-concert (vers 1848-1850)7. Il est rarement pensé comme la finalité du genre : les interprètes eux-mêmes invitent souvent leur public à participer et les individus qui composent le public vont généralement voir et écouter performer des œuvres qu’ils connaissent déjà et qu’ils peuvent fredonner ou qu’ils pourront chanter eux-mêmes par la suite.
9La chanson a donc pour spécificité d’être une pratique, pour le récepteur aussi bien que pour le producteur. Elle est toujours une invitation à réitérer la performance dans le chant. C’est là une différence fondamentale avec la plupart des arts considérés comme majeurs, dans lesquels la place de la participation à l’œuvre n’est que très résiduelle : si le lecteur d’un poème participe à l’élaboration de son sens, il n’a aucune part dans son existence matérielle, et surtout rien dans le poème ne l’entraîne à reproduire le texte sous la forme écrite qui le fait exister.
10Cette spécificité de la chanson comme pratique est évidemment liée à sa dimension polysémiotique : toute chanson est un composé de différents éléments eux-mêmes complexes qui concourent à la production de son sens et à sa portée esthétique. Le texte a ses structures propres qui rapprochent la chanson de la poésie notamment par l’usage, en proportions plus ou moins importantes, de groupes linguistiques formellement équivalents (métriques), et il entre en coïncidence avec une organisation musicale qui elle aussi repose sur une métrique et qui lui est hétérogène. C’est à travers le chant que texte et musique se rejoignent et qu’ils deviennent propices au partage de l’objet entre les individus. La parole chantée rend possible la profération en commun, la reprise individuelle, et c’est probablement elle aussi qui conditionne la simplicité de la mémorisation et l’amplitude de l’effet psychologique que peuvent avoir certaines œuvres.
11La parole chantée, en tant qu’elle est à la fois vocalité et musicalité, appartient à des éléments constitutifs de la transformation assimilatrice et de la réinterprétation par le sujet humain de son environnement. La voix est l’instrument du discours, mais c’est aussi une production corporelle, dont la corporéité ne peut pas être évincée, c’est la marque d’un être au monde et d’une pensée sur ce monde. Le chant, lui, est lié à la célébration et à l’esthétisation, c’est la modulation que la voix prend lorsqu’elle veut ouvrir un espace qui ne se réduit pas à la communication, c’est en quelque sorte le degré maximum de la fonction poétique de la vocalité8. Par ailleurs, la musicalité, elle-même composée de la mélodie, de la métrique, du tempo, des configurations rythmiques, est un outil de structuration, de fixation et de transmission. Par la parole chantée, la chanson se construit comme un objet de mémorisation, et par cette mémoire qu’elle porte elle atteint probablement plus profondément encore le psychisme de ceux qui la profèrent ou la reçoivent. D’un point de vue sémiotique, une chanson est « le résultat de l’interaction ou de la combinaison de quatre systèmes ou quatre rhétoriques qui jouent entre eux selon des modalités de corrélation diverses » : le système linguistique, le système musical, le système vocal, le système de la performance9. Tous ces systèmes se soutiennent les uns les autres pour produire du sens. Ils convergent aussi pour produire, dans le même mouvement, une réaction de type affectif et/ou esthétique chez celui qui chante ou entend. La puissance sémiotico-émotionnelle10 de la chanson peut produire un enthousiasme difficilement intelligible dans sa complexité et devient pour certains le signe qu’elle est une échappée hors du logos11. Cette puissance est bien sûr au premier plan dans l’aspect célébrationnel du chant et justifie sans doute en partie l’importance de la chanson dans le déroulement de la vie des individus et des collectivités.
Hymnodie et usages politiques
12Les chansons se mêlent sans cesse à des activités non discursives, qu’elles accompagnent (par exemple les chansons de toile, de métiers, celles des compagnons du tour de France, etc.) ou qu’elles structurent (chansons d’ouverture ou de clôture de réunions diverses, chansons rituelles, cérémonielles, etc.). Cette relation des chansons avec différentes étapes de la vie de l’individu et du groupe, ajoutée à la portée collective et mémorielle que l’on a vue, explique entre autres leur appartenance au champ de l’hymnodie au sens où l’entend Jacques Cheyronnaud :
[un] principe de programmations discursives en mode « poético-musical », mais encore à mécanisme rythmique de scansion (slogans, par exemple), ordonnées à l’accomplissement d’actions collectives de chant finalisées dans l’établissement de référents communs et servant ainsi à la cohésion, à la représentation unitaire, et à la capacité démonstrative d’un groupe […].12
13La chanson peut être en elle-même, par la profération commune, un lieu de reconnaissance et d’affirmation, mais elle peut aussi servir à guider l’action en vue d’un objectif commun. À travers la cohésion entraînée et manifestée par le chant, c’est une autre cohésion, de type idéologique, qui est alors en jeu. Par-delà l’idée d’une collection de je qui forment le nous de l’énonciation chansonnière, l’articulation des sujets à l’intérieur du groupe se fait autour de valeurs portées par le contenu sémantique de la chanson. Les « référents communs » dont parle Cheyronnaud sont l’inscription de ces valeurs dans le discours, à travers divers types de représentations symboliques. À partir de ces valeurs et de la différenciation qu’elles supposent pour le groupe à l’intérieur d’un ensemble plus large (communauté, nation, humanité, etc.), peut s’envisager la pensée d’une action collective, initiée par la chanson ou accomplie par elle.
14Se pose alors la question de la destination politique des chansons13. Le phénomène semble consubstantiel au genre lui-même et relève de l’évidence pour de nombreux auteurs à travers le xixe siècle, comme le montre l’article « Chants civiques » donné par Agénor Altaroche14 pour le Dictionnaire politique édité en 1860 par Eugène Duclerc et Pagnerre :
La chanson est, même avant le pamphlet, l’instrument le plus sûr et le plus actif de propagande ; la précision de la forme, le retour successif du refrain, la cadence mesurée du vers, la mélodie entraînante du rythme musical, sont autant de fortes saillies par lesquelles la chanson s’accroche, pour ainsi dire, à toutes les intelligences, et se cramponne à toutes les mémoires.15
15L’idée de propagande, qui ouvre l’article et que l’on retrouve encore en lien avec la chanson, un siècle plus tard, dans les études de Louis-Jean Calvet sur La production révolutionnaire (1976), exprime bien cet aspect insaisissable de la chanson qui évolue sous plusieurs formes et qui se répand en touchant les esprits, en les façonnant sans même que les individus concernés s’en rendent compte, en devenant un trait commun de leur culture et de leur représentation du monde.
16Altaroche associe plusieurs des éléments de structuration sémiotique du genre à son utilisation politique et rend sa fonction mémorielle prédominante. On pourrait ajouter à sa description les notions de simplicité16 et de brièveté17. Ces caractéristiques sont très généralement attribuées à la chanson, et elles contribuent sans doute à sa perception comme genre ou art « mineur »18 : parce qu’il est aisé à retenir et qu’il est transportable à l’envi, on considère l’objet lui-même comme facile et on l’associe à la fugacité et à la légèreté en dépit même de sa complexité sémiotique. La simplicité d’appropriation d’une chanson par ceux qui l’écoutent est cependant un fait difficilement contestable. De là découle une dernière représentation dominante, sous-jacente jusqu’ici, et qui apparaît dans la répétition du prédéterminant « toutes » chez Altaroche (« toutes les intelligences », « toutes les mémoires ») : l’imaginaire de la circulation universelle.
L’impensé du populaire
17Cet imaginaire de la chanson, conjugué à la question de la pratique collective, de la réappropriation, de la simplicité et généralement du mineur, entraîne l’idée d’une chanson dont le premier élément définitoire serait sa dimension populaire, élément de caractérisation de premier ordre pour la chanson en général et pour le deuxième quart du xixe siècle en particulier. La plupart des dictionnaires font aujourd’hui du populaire une caractéristique inhérente à la chanson, et dans les études la concernant on trouve très souvent l’expression « chanson populaire » au singulier ou au pluriel. Il est clair que pour les contemporains, de toutes les épithètes qui qualifient la chanson, c’est celle de populaire qui s’impose le plus spontanément.
18Cependant, comme le rappelle Françoise Rubellin à propos des théâtres de la foire :
la polysémie du terme invite […] à la prudence et à la nuance. Parle-t-on du public ou du répertoire ? de la réception ou de la production ? Envisage-t-on le populaire en termes qualitatifs ou quantitatifs ? Et de quel peuple s’agirait-il ?19
19Ces questions sont valables pour tout art appelé « populaire ». Qu’entend-on donc par populaire à l’intérieur de l’expression « chanson populaire » ? Dans un article intitulé « La chair de nos souvenirs, voix et chanson populaires », la sociologue Catherine Dutheil explique son emploi du terme :
La chanson populaire ne renvoie […] pas ici à un genre musical au sens étroit du terme, menant presque toujours à la difficulté voire à l’impossibilité d’en définir les limites. L’acception est pour nous plus générique ; elle est comprise à la fois comme forme fondamentale et ouverte, toujours prête à se métisser, comme ce qui vient du peuple d’en-bas, les classes ou les milieux populaires, et ce qui y retourne, mais aussi comme ce qui est partagé par tous, c’est-à-dire par le peuple français, entité politique et culturelle issue d’une histoire commune. Étudier la chanson populaire, c’est d’abord se laisser toucher par des voix, des sonorités et des rythmes, c’est entrer dans un imaginaire, dans une émotion passagère, qui peut être légère ou profonde.20
20Catherine Dutheil congédie les caractéristiques formelles ou thématiques pour ne conserver du syntagme chanson populaire qu’une acception sociologique, mais la signification de l’adjectif est instable, puisque les acceptions qualitatives et quantitatives n’y sont pas distinguées, pas plus que les acceptions en production ou en réception. En outre, la définition sociologique même est problématique, puisque le populaire repose sur une conception du peuple qui peut être ou bien un ensemble d’individus réunis par une infériorité non définie (elle peut être sociale, culturelle, politique, etc. – c’est le « peuple d’en bas ») ou bien un ensemble d’individus appartenant à une aire linguistico-culturelle donnée, mais mal définie (en l’occurrence les citoyens français – « tous, c’est-à-dire […] le peuple français »).
21Dans les dernières lignes de l’extrait, avec les « voix », les « sonorités » et les « rythmes » Catherine Dutheil revient apparemment à une expression employée quelques lignes plus haut, qui est celle de « forme fondamentale et ouverte ». On peut alors supposer qu’à travers l’adjectif, le syntagme cherche en fait à désigner une « forme fondamentale » de la chanson, forme dont la description pose problème parce qu’elle est « ouverte » : l’approche sociologique propose ainsi par la caractérisation de prendre pour objet ce qui est généralement admis comme étant une chanson sans que le besoin se fasse d’ajouter de spécifications supplémentaires. Le syntagme chanson populaire fait donc référence à une représentation collective de la chanson comme objet à la fois évident et commun. La chanson visée par l’expression est la chanson la plus commune, celle qui n’a pas de distinction (que celle-ci soit poétique ou sociologique), et l’adjectif sert en fait à ramener le substantif à son acception la plus essentielle : la chanson populaire est celle qui est la plus proche de la « forme fondamentale » chanson.
22Dans cette perspective, la chanson populaire désigne toujours un ensemble massif (par le nombre) de productions culturelles qui peuvent être opposées à d’autres types de chansons moins archétypales et se distinguant notamment par une pratique considérée comme plus élaborée, cultivée ou « savante ». La bipartition entre chansons populaires et chansons savantes recoupe souvent d’autres oppositions qui se sont fait jour à travers les siècles, entre genres versifiés de tradition orale et genres versifiés de tradition écrite, genres mineurs et genres majeurs, chanson et poésie, etc. Brigitte Buffard-Moret, qui de son côté distingue « chanson populaire » et « chanson poétique », rappelle que la question du « caractère “populaire” » de certaines chansons s’est posée dès le Moyen Âge21. D’un triple point de vue poétique, historique et sociologique, il semble donc que l’interrogation sur la chanson doive s’accompagner d’un questionnement sur le populaire.
23Cependant, même en précisant à quel niveau du populaire on fait référence (en suivant les mises en garde de Françoise Rubellin), le projet d’étudier une production qui soit populaire doit lui-même être mis en question. L’adjectif populaire et les représentations qui l’accompagnent sont soumis depuis de nombreuses années à de vifs débats, et cela notamment depuis la mise au jour par Michel de Certeau, Dominique Julia et Jacques Revel22 de plusieurs présupposés inhérents aux études sur la question des cultures populaires à partir notamment des travaux de Robert Mandrou, Geneviève Bollème et Marc Soriano23 concernant la « culture savante » et les « traditions populaires ». Étudier des textes pour y chercher le populaire et pour dégager une essence de ce qui y serait populaire en distinguant une supposée authenticité d’une non moins supposée artificialité est en soi une entreprise caduque, dans laquelle « tous les thèmes repérés par les analystes, et les interprétations qu’ils en font définissent moins le contenu d’une culture populaire que le regard porté sur elle par l’historien »24. En traquant le populaire dans les textes, l’observateur s’expose à découvrir, non pas des propriétés inhérentes, mais des éléments prévus par sa démarche elle-même. Ce que le chercheur risque de considérer comme authentique est ce qui correspond à l’idée qu’il se fait de son objet. Le geste interprétatif est de la sorte rendu circulaire, en cela qu’il ne parvient à dévoiler, à partir des textes, que les structures intellectuelles à travers lesquelles il les aborde. Les textes ne deviennent alors qu’un support à l’exposition de thèses situées à la fois historiquement et idéologiquement. Les mises en garde citées ci-dessus sont par conséquent placées au commencement de ce travail, à la manière d’un rappel méthodologique visant à minimiser la part de l’impensé dans l’approche d’un objet appelé « populaire ».
24Cependant, la circonspection avec laquelle tout chercheur doit aborder la notion de populaire n’empêche pas que celle-ci a pu être, en particulier au xixe siècle, un élément central de la pensée sociale, politique, historique et littéraire : si elle est a priori contestable d’un point de vue méthodologique, elle n’en est pas moins pertinente en tant qu’objet d’étude dans l’histoire des discours. L’existence d’un populaire dans la matière sociale et culturelle peut n’être qu’une projection du chercheur, mais la réalité historique de sa présence dans les discours et les représentations qu’ils structurent est une évidence, ce que rappelait déjà fortement Jacques Le Goff dans son introduction au Peuple par écrit de Geneviève Bollème : « Carlo Ginzburg a pu légitimement se demander si le sabbat avait existé, ou s’il était une pure construction de l’Église, des Églises chrétiennes ; pour le “populaire” il n’y a pas de doute, il existait »25. C’est donc de cette réalité discursive que l’on a voulu partir pour atteindre une production apparue dans les premières décennies du xixe siècle, considérée en synchronie comme non canonique et appartenant à ce qui était appelé « chanson populaire » comme d’autres textes appartenaient à une « littérature populaire » émergente. On a cherché, à partir de ces présupposés, un corpus qui se définisse non pas par sa nature, mais par son historicité26. Celle-ci n’est pas comprise ici comme une simple contextualisation, mais comme la tension entre des faits historiques et l’interprétation qui les ouvre à une certaine intelligibilité en synchronie et pour les époques à venir, c’est-à-dire comme une histoire pensée à la fois dans ses conditions historiques d’existence et dans la détermination discursive de sa représentation, portée par des sujets qui influent sur la signification des événements et des mots qui les représentent.
Émergence d’une « littérature populaire » au cours du premier xixe siècle
25Si d’après Geneviève Bollème « l’expression [de “littérature populaire”] n’apparaît que tardivement dans les dictionnaires, à la fin du xixe siècle »27, elle commence à être employée probablement au début des années 183028, on en voit un exemple dans l’avant-propos du Compagnon du tour de France de George Sand29, et entre les années 1830 et 1850 se développe toute une production considérée comme populaire. Cette apparition s’inscrit probablement dans l’évolution de l’idée générale de « littérature », constitutive de la culture européenne du xixe siècle. La période révolutionnaire de la fin du xviiie siècle a vu le monde étroit et hautement codifié et répertorié des « belles-lettres » d’Ancien Régime s’ouvrir à des discours de plus en plus diversifiés, rassemblés sous le nom générique de « littérature », laquelle doit être désormais « considérée dans ses rapports avec les institutions sociales », comme l’affirme Mme de Staël dans le titre de son ouvrage emblématique publié en 1800 – cette évolution terminologique30 entendant valoriser la dimension productive des textes rassemblés : l’on peut ainsi parler aussi bien de « littérature juridique » que de « littérature philosophique », le terme littérature employé sans ajout caractérisant relevant d’un emploi absolu réservé très vite aux productions dites littéraires selon un jugement esthétique et commercial.
26À la fin du xviiie siècle s’opère donc une « nouvelle légitimation de la pratique littéraire »31, qui est en fait une ouverture de la représentation discursive et en particulier fictionnelle aux relations actives avec l’histoire et la politique. La démocratisation du discours sur la littérature va de pair avec celle de l’accès à l’imprimé, qui remonte à la Révolution française, et c’est à cette nouvelle vision de la littérature, radicalement matérialiste32, comme production culturelle et intellectuelle que l’on peut articuler le corpus chansonnier. Il devient ainsi un corpus démocratique pouvant être rattaché à ce que Mme de Staël appelle « les progrès de la littérature, c’est-à-dire, le perfectionnement de l’art de penser et de s’exprimer, [qui] sont nécessaires à l’établissement et à la conservation de la liberté »33.
27Mais l’apparition de littératures dites populaires est tributaire également de l’évolution de la notion de peuple et des représentations qui l’accompagnent à la fin du xviiie siècle et dans la première moitié du xixe siècle. Gérard Fritz34 explique que dès le Moyen Âge, le mot existait, et qu’il avait déjà les deux grandes acceptions qu’on lui connaît aujourd’hui, puisqu’il pouvait à la fois désigner la population d’un territoire et la partie de cette population qui n’était pas la noblesse ni la bourgeoisie. Cependant il était rare et il n’avait pas de rôle structurant dans la pensée de la société. C’est à partir du xixe siècle que l’idée de peuple commence à prendre son importance du fait de « la substitution d’une société de classes à une société d’ordres » et de « l’effritement du catholicisme »35 : la division de la société en groupes d’individus inégaux par leurs ressources juridiques, financières et culturelles n’est plus justifiée par un dessein divin ou par la reproduction d’un équilibre antérieur, et les rapports de dépendance entre ces groupes sont pensés de manière antagoniste. Avec la Révolution française, l’idée de peuple s’impose, mais elle est oubliée de 1795 à la fin de la Restauration. En fait, pour Maurice Agulhon, « ce serait le choc de la révolution de 1830 qui aurait favorisé de façon décisive la prise de conscience de classe en popularisant, précisément, l’idée de “peuple” »36, ce que confirme l’étude de Nathalie Jakobowicz sur le peuple de Paris en 183037. À partir de là, « c’est un véritable “complexe du peuple” qui va caractériser la génération […] d’après 1830 », comme l’explique Alain Pessin38.
28Le développement de littératures dites populaires est dû à cet avènement de l’idée de peuple, mais on peut l’associer aussi, pendant toute la première moitié du xixe siècle, à l’évolution en France de l’idée de nation, qui dans la lignée du romantisme allemand peut être pensée à travers la spécificité d’un génie national particulier et non corrompu par les aléas de l’histoire, illustré notamment par les traditions rurales les plus anciennes. Les voies de la littérature populaire sont alors multiples, et certaines consistent à recueillir et décrire des œuvres issues de la tradition orale qui circulent dans les provinces françaises, tandis que d’autres concernent des créations contemporaines, en majorité urbaines, dont la dimension populaire est pensée en synchronie39.
29Dès les années 1830, du fait de la « conscience de classe » qui fait (s’)identifier certains individus à l’idée de « peuple », un grand nombre de publications voient le jour qui se présentent comme issues du peuple, rédigées par lui et destinées à lui : c’est le début de la presse populaire, avec à Lyon L’Écho de la fabrique qui paraît après la première révolte des canuts (1831) et disparaît avant la seconde (1834), et avec à Paris le journal La Ruche populaire (1839-1849), d’inspiration saint-simonienne, dont les initiateurs (parmi lesquels le chansonnier Jules Vinçard) se séparent en 1843 pour fonder un nouveau journal plus propre à leurs idées appelé L’Union (1843-1846). D’autres ouvriers qui étaient à l’origine collaborateurs de La Ruche s’en séparent et créent aussi L’Atelier (1840-1850). Ces journaux publient tous des textes versifiés et commentent les œuvres des « poètes populaires » qui commencent à paraître au même moment, notamment celles de Charles Poncy et de Savinien Lapointe. À côté des œuvres des poètes dits populaires qui paraissent en volumes sont publiées également des anthologies. Inspiré par La Ruche populaire, Olinde Rodrigues, saint-simonien, publie en 1841 un recueil de poésies intitulé Poésies sociale des ouvriers, et quelques années plus tard, en 1846, Alphonse Viollet fait paraître Les poètes du peuple au xixe siècle. Les deux ouvrages sont des florilèges de la poésie produite, à partir de 1830, par des personnes considérées comme appartenant au peuple.
30En parallèle de toutes ces publications poétiques, selon une même représentation du populaire, émerge aussi une chanson qui se revendique comme telle, notamment dans les sociétés chantantes appelées « goguettes ». Très influencés par Béranger, que ses contemporains considèrent être parvenu à atteindre toutes les classes de la population et être connu et compris par le peuple40, un grand nombre d’auteurs occasionnels ou réguliers voient alors le jour et tentent de publier les chansons qu’ils ont fait par ailleurs entendre dans les sociétés chantantes et qui peuvent y être reprises librement. La plupart des œuvres sont composées selon une tradition ancienne, dans laquelle les paroles sont associées à un air préexistant, appelé timbre. Dans ces productions, la dimension hymnodique vue plus haut est très souvent liée à la conception de la chanson comme populaire, l’idée de peuple étant rattachée à la question de la représentation politique depuis la Révolution française. L’acmé de cette production chansonnière a lieu après les journées de février 1848, et son déclin s’amorce dès les événements de juin de la même année, pour aboutir à la fin de la République à une raréfaction des publications et à une disparition quasi totale des lieux de sociabilité et d’expression chansonnière relativement permissifs, à la fois d’un point de vue thématique et institutionnel, qu’étaient les goguettes, ce qui fait de la IIe République un moment clé dans l’histoire de la chanson au xixe siècle, propice à l’observation de ses tensions et des représentations qui lui sont attachées.
La question du corpus
31Afin d’étudier la chanson dite populaire produite au xixe siècle, dans un souci de représentativité, il semblait donc opportun de constituer un corpus dont les pièces seraient sélectionnées à l’intérieur de la production la plus massive et la plus largement considérée comme populaire en synchronie, ce qui a conduit à prendre pour bornes chronologiques les années 1848 et 1851. Cependant l’établissement d’un corpus étant, comme celui d’une anthologie, toujours soumis à la subjectivité de son collecteur, différents critères (notamment chronologiques et statistiques) ont été croisés pour tâcher d’approcher au mieux l’objet d’étude sans lui imposer de l’extérieur une cohérence excessivement artificielle : le nombre des pièces présentes à la Bibliothèque nationale, ne serait-ce que dans la série Ye (série poésie) ne permettait pas une approche exhaustive ou quantitative de certains points précis de la forme des œuvres, et l’on aurait été noyé sous la multiplicité des textes et des paramètres qu’ils mettent en jeu (données éditoriales, musicales, auctoriales, etc.).
32On a donc choisi d’opérer des restrictions, explicitées dans la première partie de cet ouvrage, qui ont conduit à recueillir les chansons publiées à Paris et enregistrées dans la Bibliographie de la France entre 1848 et 185141.
Critique de la chanson
33Pour parvenir à former ce corpus et à l’étudier, plusieurs types de travaux ont constitué des sources importantes. Les premières sources en question sont les anthologies plus ou moins historiques qui permettent de se familiariser avec la production chansonnière française à travers les époques et particulièrement au xixe siècle. Parmi celles-ci, on peut mentionner avant tout la série Histoire de France par les chansons, publiée entre 1956 et 1961 par Pierre Barbier et France Vernillat, dont le septième volume est consacré à la République de 1848 et au Second Empire42. La série offre un grand nombre de documents et a l’avantage de donner dans bien des cas la partition des chansons dont le texte est noté. Les commentaires sont concis et visent à tirer de chaque texte des informations sur l’histoire événementielle qu’il évoque plus ou moins directement. Le choix des œuvres dépend de ce seul rapport à l’événement, mais du Moyen Âge à 1918, la série offre un panorama très fourni de chansons françaises plus ou moins connues43.
34C’est dans une perspective relativement différente que s’inscrivent la plupart des anthologies centrées sur le xixe siècle. Elles sont généralement guidées par l’idée que la chanson est le meilleur vecteur des opinions et de la pensée populaire : donner à lire des chansons, dès lors, c’est redonner une voix à ceux qui sont trop souvent les oubliés de l’histoire et permettre de comprendre quel était le regard porté par ceux qu’on considère comme les gens du peuple sur leurs conditions de vie et les événements politiques auxquels ils assistaient et participaient. De ce point de vue, l’entreprise n’est pas totalement différente de celle de Pierre Barbier et France Vernillat, mais elle se distingue par la perspective politique le plus souvent adoptée. Ainsi, les ouvrages de Pierre Brochon44, qui constituent une riche introduction à la chanson du premier xixe siècle, se concentrent avant tout sur le « pamphlet du pauvre » et sur ce qu’il appelle en 1961 la « chanson sociale », c’est-à-dire sur des textes employés à des fins de lutte ou de pédagogie politique. À sa suite, Georges Coulonges fait paraître La Commune en chantant, Serge Dillaz une anthologie de « la chanson française de contestation »45, et Robert Brécy propose plusieurs ouvrages qui traitent de la « chanson révolutionnaire » ou de celle de la Commune46.
35Dans tous ces travaux, les auteurs affichent une forme de proximité idéologique avec les textes qu’ils sélectionnent et l’idée de ranimer les « voix d’en bas » dont parle Edmond Thomas47 procède probablement d’un désir de politisation par le recours a posteriori à la chanson et à ses vertus de pédagogie politique. Dans des proportions plus ou moins importantes, même en dehors des anthologies, la chanson est souvent étudiée, dans une perspective historienne, en fonction de sa propension à être le véhicule d’opinions politiques minoritaires ou contestataires, ce que l’on voit également avec l’ouvrage de Gaetano Manfredonia sur la chanson anarchiste48. Cette optique est celle qu’adopte également Philippe Darriulat, lorsqu’il se donne pour objet les « chansons politiques et sociales ». Cependant, Philippe Darriulat ajoute à la perspective d’histoire politique une approche sociale et culturelle, qui s’articule « autour des deux concepts de “politisation” et de “sociabilité” mis en avant par Maurice Agulhon »49. Il doit ainsi également beaucoup aux recherches antérieures sur la circulation, les lieux de pratique, les liens sociaux et la convivialité liés à la chanson50.
36Restent, du point de vue de l’approche historienne, deux livres importants qui se distinguent par la méthodologie mais sont rapprochés par leur objet : celui de Jean Touchard sur La gloire de Béranger (1968) et celui de Sophie-Anne Leterrier intitulé Béranger. Des chansons pour un peuple citoyen (2013). Contrairement à celui de son prédécesseur, le travail de Sophie-Anne Leterrier s’éloigne délibérément de l’approche biographique et il ne cherche pas tant à se situer dans une histoire politique et intellectuelle du premier xixe siècle qu’à éclairer l’histoire culturelle de cette période en proposant l’étude d’une pratique qui était de première importance, à savoir la chanson, en se fondant notamment sur de vastes recherches concernant la place de la musique au xixe siècle51. Plus que les seules chansons de Béranger, c’est la pratique chansonnière elle-même qui est traitée dans cet ouvrage à partir de l’œuvre de celui qui en a été le plus illustre représentant.
37Si les anthologies ont pour seul objectif de rendre disponibles des textes très souvent oubliés sans les analyser, les approches historiennes, elles, prennent les œuvres comme documents : elles permettent d’observer les rapports qu’entretiennent les textes avec leur contexte historique et de rendre compte de la pratique sociale, située dans le temps, qu’était la chanson au xixe siècle, à travers notamment l’étude des circulations, des lieux de manifestation, des modes de diffusion, le repérage des titres et des chansonniers les plus connus. Se dégage ainsi une forme de panorama de la présence et de l’influence de la chanson à une époque donnée, à l’intérieur de laquelle il est possible d’évaluer plus ou moins précisément la portée pragmatique ou l’efficacité hymnodique de certaines productions, et par là même leur impact sur les représentations des contemporains. L’analyse historienne, appuyée sur toutes sortes de sources plus ou moins proches de la chanson elle-même, donne aussi la possibilité de suivre les continuités et les ruptures dans l’économie globale du champ, ce qui entraîne par exemple la mise en lumière de certaines œuvres, comme celles de Béranger, qui marquent un changement de paradigme dans la conception même de la pratique chansonnière. Néanmoins le fait d’aborder les chansons au sein d’autres types d’archives, à travers l’élargissement du domaine de recherche à des considérations sociologiques, économiques ou politiques, et le fait de penser les œuvres comme documents aptes à apporter des informations sur des phénomènes extérieurs amènent l’historien à négliger le fonctionnement sémiotique des productions elles-mêmes et à ne pas s’attarder sur la manière dont elles construisent de manière individuée les représentations qu’elles véhiculent. Le détail du texte et de ses formes est parfois évoqué, mais il l’est toujours brièvement, de façon générale, et n’est jamais vraiment analysé de façon à penser une chanson donnée comme production singulière avec ses logiques internes propres. En un mot, sans tenir compte de la diversité des méthodes appliquées, l’approche historienne renseigne plus sur la chanson d’une époque, c’est-à-dire sur une pratique sociale envisagée de manière externe, que sur les chansons en tant qu’œuvres produites à cette époque, c’est-à-dire sur des complexes sémiotiques singuliers et reçus comme tels en synchronie.
38Les études d’histoire de la littérature ou d’histoire littéraire, elles, faisant le même constat que les sociologues de l’importance du « mythe du peuple au xixe siècle »52 se concentrent sur la question des représentations du peuple et d’une expression populaire. Les deux ouvrages majeurs dans ce domaine semblent être ceux dirigés par Hélène Millot, Nathalie Vincent-Munnia, Marie-Claude Schapira et Michèle Fontana d’une part et Corinne Grenouillet et Éléonore Reverzy d’autre part53. On peut y ajouter celui, restreint à l’ère parisienne, qu’ont dirigé Nathalie Preiss, Jean-Marie Privat et Jean-Claude Yon54. Dans tous ces ouvrages, l’approche historique est couplée à des études monographiques qui permettent d’étudier précisément chez certains auteurs l’idée de peuple ou l’éventualité d’une langue et d’un discours spécifiquement populaires. Cependant, l’approche littéraire pense généralement le populaire à travers les œuvres d’auteurs qui ne s’en revendiquent pas ou ne sont pas considérés comme en relevant, et seul l’ouvrage de 2005 sur La poésie populaire en France au xixe siècle est consacré presque intégralement à l’étude d’une production dite populaire.
39Pour les auteurs de ce collectif, en effet, « s’il n’est pas possible de faire parler le peuple, du moins peut-on essayer d’entendre ce qu’il a à dire, en respectant ses modes d’expression propres » (p. 11). L’impossibilité de « faire parler » le peuple, tirée d’un passage célèbre de Michelet dans Nos fils55, renvoie à celle que connaissent les contemporains à représenter ce peuple en tant qu’il a (supposément) une capacité d’expression propre, et donc à écrire pour lui. Toute tentative d’étude de la ou des voix du peuple dans un ouvrage non populaire en lui-même (comme le sont ceux de Michelet) mènerait ainsi à une aporie et il s’agit d’essayer d’atteindre cet objet dans les pratiques populaires elles-mêmes : « il [est] nécessaire de regarder de près les pratiques réelles de la poésie populaire, c’est-à-dire d’examiner les thèmes qu’elle exploite et les formes sous lesquelles elle s’exprime » (p. 15). C’est pour cette raison que l’étude est centrée sur la poésie, celle-ci semblant à partir des années 1830 faire converger les représentations du populaire à la fois par les auteurs romantiques institués, par la critique et par les organes de la presse ouvrière.
40Malgré cela, alors même que la chanson comme pratique est prise en compte dans les développements historiques sur l’évolution de la production populaire, les analyses de chansons et de corpus chansonniers sont réduites à portion congrue, et les auteurs mobilisés sont finalement peu nombreux. Si quelques pages sont consacrées à Agénor Altaroche pour les années 1830-1835 et à Charles Gille pour la période postérieure (de 1840 à 1850 environ), les œuvres chansonnières ne bénéficient pas du traitement accordé à Savinien Lapointe, à Charles Poncy ou à Jacques Boé, dit Jasmin. Le seul chansonnier dont il soit question longuement est Jules Vinçard, mais l’ouvrage traite surtout de sa biographie et de sa manière d’envisager la chanson ou l’écriture populaire, d’après son autobiographie (les Mémoires épisodiques d’un vieux chansonnier saint-simonien parus en 1878) : on ne trouve pas une citation de ses chansons et pas une analyse sur sa pratique d’écriture. Cet exemple de Vinçard montre que si, dans l’introduction de l’ouvrage, la chanson est comprise dans les objets d’étude et que par conséquent ses formes sont censées être envisagées, elle n’est en fait le plus souvent mobilisée qu’à distance, à travers le discours qu’ont tenu à son sujet certains de ses auteurs ou de ses historiens. Les œuvres de Louis Festeau ou Claude Genoux sont ainsi convoquées avant tout pour leur paratexte programmatique ou pour les commentaires qu’il comprend.
41Par ailleurs, dans ce volume de 2005, les analyses textuelles de poèmes ou de chansons sont souvent assez peu détaillées, et les œuvres sont étudiées de façon globale, à travers l’évolution d’une trajectoire d’auteur sur un temps plus ou moins long, cette évolution étant mise en relation avec la réception de l’œuvre. Alain Vaillant n’y évoque les chansons de Pierre Dupont qu’à travers une analyse précise des deux textes de Baudelaire qui leur sont consacrés (la préface des Chants et chansons de 1851 et la notice donnée en 1861 à l’anthologie des Poètes français d’Eugène Crépet). Enfin, les chansons sont présentées comme une « variante » de la poésie et elles n’en sont pas vraiment distinguées si ce n’est par la liberté thématique et prosodique qui leur est attribuée à plusieurs reprises (p. 19 et 74) – malgré les mises en gardes lancées par Alain Vaillant dans un article important qui appelle à étudier plus précisément les formes spécifiques de la chanson (p. 214-224).
42L’analyse des chansons dites populaires du xixe siècle reste donc en partie à faire. D’autres travaux pouvaient soutenir cette entreprise, du côté des études folkloristes ou ethnomusicologiques. C’est le cas notamment des recherches, aujourd’hui très anciennes, de Patrice Coirault et de Henri-Irénée Marrou56, les secondes étant en grande partie appuyées sur les premières. Mais toutes deux s’arrêtent justement au xixe siècle et refusent de prendre en compte les chansons qui en sont issues, jugées d’origine trop récente : Coirault, par exemple, ne considère pas comme de son domaine les chansons de Dupont ou de Frédéric Bérat dans Formation de nos chansons folkloriques57. En fait, ces ouvrages, comme les plus récentes Poétiques de la chanson traditionnelle française de Conrad Laforte58, permettent avant tout de mettre en question l’idée d’une expression authentiquement populaire opposée à des œuvres savantes59, et s’ils interrogent la forme des chansons, c’est toujours pour tâcher d’entrevoir les mutations qui ont conduit d’un état à un autre, leurs recherches s’appliquant avant tout aux chansons de tradition orale qui s’élaborent nécessairement de manière collective à travers les âges.
Oralité et imprimés
43Or la spécificité des chansons du milieu du xixe siècle est justement de n’être ni totalement orales ni totalement collectives. Tout d’abord, ces chansons circulent au moins autant sous une forme écrite que sous une forme chantée. Elles peuvent être interprétées dans les goguettes ou par un chanteur de rue, mais elles sont publiées et vendues sur un support écrit, qui les rend encore accessibles pour un chercheur du xxie siècle. Elles relèvent ainsi d’une oralité qui coexiste avec l’écriture, ce qui, pour Paul Zumthor, est le deuxième genre d’oralité, à l’intérieur duquel on peut distinguer deux cas de figure :
[l’oralité coexistant avec l’écriture] peut fonctionner de deux manières : soit comme oralité mixte, quand l’influence de l’écrit y demeure externe, partielle et retardée (ainsi, de nos jours, dans les masses analphabètes du tiers monde) ; soit comme oralité seconde, qui se (re)compose à partir de l’écriture et au sein d’un milieu où celle-ci prédomine sur les valeurs de la voix dans l’usage et dans l’imaginaire ; en inversant le point de vue, on poserait que l’oralité mixte procède de l’existence d’une culture écrite (au sens de « possédant une écriture ») ; l’oralité seconde, d’une culture lettrée (où toute expression est marquée par la présence de l’écrit) […].60
44Au milieu du xixe siècle, à l’intérieur des grandes villes, il est clair que l’oralité appartient au second type, c’est-à-dire que les pratiques culturelles consistant à produire des ensembles discursifs de type textuel61 procèdent probablement dans la plupart des cas d’une composition écrite, au moins en partie, et surtout sont pensées en fonction de modèles écrits. De ce point de vue, en conservant la terminologie de Zumthor, la chanson de la IIe République est une chanson de lettrés, même si elle peut être considérée comme populaire par les contemporains à partir d’autres critères.
45Le lien entre chanson et culture écrite n’est pas nouveau au xixe siècle, loin s’en faut, mais il semble qu’il soit devenu prédominant au siècle précédent, à partir de 1760, avec l’accès des textes de chansons à l’imprimé, comme le rappelle Annette Keilhauer. À partir de cette mise en imprimé, le statut des auteurs de chansons est modifié :
la mise en imprimé des chansons va de pair avec une prise de conscience de leurs auteurs concernant la valorisation et la commercialisation de leurs œuvres. Elle ouvre le chemin au succès national des grands chansonniers du xixe siècle, dont Pierre Jean de Béranger sera le premier.62
46Jusqu’à l’apparition des premiers recueils de chansons avec indications de nom d’auteur, les productions restaient cantonnées au rang de pièces fugitives, et les qualités principales d’un chansonnier résidaient dans sa capacité à susciter l’engouement du public, à improviser, à adapter sa création aux circonstances de sa représentation. Publier un texte de chanson relevait avant tout du jeu et les auteurs ne le faisaient qu’occasionnellement, en dehors des œuvres qu’ils considéraient par ailleurs comme sérieuses, dans des recueils collectifs. Cependant, à partir de la fin du xviiie siècle, les chansons obtiennent grâce à l’imprimé une autonomisation vis-à-vis de leurs circonstances de réalisation et elles deviennent à leur tour objet de stratégies et de constructions auctoriales, visant à l’individualisation de la production. Ainsi que le montre Annette Keilhauer, c’est dans ce nouvel âge de la chanson, dont il est probablement le meilleur représentant, que s’inscrit pleinement Béranger, et Jean Touchard comme Sophie-Anne Leterrier expliquent que c’est justement en adoptant des postures qui reposent en partie sur l’imprimé (avec notamment les multiples rééditions de son œuvre en différents formats et avec plus ou moins d’illustrations et d’augmentations diverses, préface, texte des procès, notes, etc.) que le chansonnier qualifié de « poète national » par Pierre-François Tissot en 1823 est reconnu dans sa singularité et sa supériorité, ce qui lui permet de faire école et d’inspirer les générations de chansonniers qui lui succèdent, entre 1830 et 1850 au moins.
47Si la dernière grande révolution de la chanson est selon Stéphane Hirschi l’enregistrement, qui lui permet de « se constituer en art majeur » à partir de 1900 environ63, il faut prendre en compte cette autre évolution capitale du genre qu’a été son accès à l’imprimé au xviiie siècle, évolution qui a ouvert la voie à une chanson d’auteur au xixe siècle. De nos jours, à partir des progrès de l’enregistrement (parmi lesquels on peut compter les captations vidéo), il est possible de considérer que l’approche de la chanson dans sa spécificité, ce qui est l’objectif de la cantologie fondée par Hirschi, consiste à aborder « l’œuvre-chanson globalement, comme une rencontre entre un texte, une musique et surtout une interprétation », parce que « c’est cette dernière qui donne vraiment naissance à une chanson (on parle d’une chanson de Piaf ou de Montand, qui ne sont ni auteurs ni compositeurs) »64. Cependant, cette méthode, qui vise entre autres à dégager une essence de la chanson comme « éternisation possible d’une fugacité » ou comme « métaphores de l’agonie »65, peut sembler limitée par son approche synchronique : rendre l’analyse de la chanson tributaire d’une prise en compte de l’interprétation, c’est risquer de réduire la chanson à la performance, et de ne pas étudier certaines œuvres des siècles précédents comme étant des chansons, parce que dans ces œuvres le texte est le seul élément original.
48C’est ainsi que pour Stéphane Hirschi, « les auteurs du Caveau ne sont pas des créateurs de chanson au sens moderne, mais des paroliers »66. Dès lors, un des objectifs du travail dix-neuviémiste est de réintégrer à la chanson les productions considérées comme telles à l’époque et pour lesquelles seul le texte est effectivement le principal élément de singularisation, en pensant la dialectique du singulier et du collectif inhérente à cette pratique, comme les travaux de Louis-Jean Calvet67 sur les rapports entre chanson et société ainsi que sur le détournement et la parodie invitent à le faire. Il s’agit d’observer par exemple la manière dont Pierre Dupont, l’un des rares auteurs-compositeurs-interprètes du premier xixe siècle, et le plus célèbre, s’inscrit comme référence dans un champ dont, paradoxalement, les grands noms ont construit leur œuvre sur des airs préexistants68 ; il s’agit également d’étudier la manière dont l’utilisation des airs, et le rapport d’un texte nouveau à ces airs, peut être un moyen de singularisation ou à l’inverse de manifestation d’une appartenance.
49S’appuyant sur les considérations précédentes, l’analyse des chansons se fera donc ici dans une perspective résolument textuelle : quoiqu’il soit absurde de penser qu’une chanson ne puisse être, au moins pour ses contemporains, qu’un texte, il est possible de penser que le texte est, pendant la période qui précède l’enregistrement, l’un des états les plus évidents et les plus répandus de la chanson. Cela ne signifie pas que le texte est pensé indépendamment de la musique, cela signifie simplement qu’il est un certain état de la chanson, à partir duquel on peut essayer de la décrire et de l’analyser, en gardant à l’esprit que cette approche est parcellaire et par conséquent incomplète et qu’elle demande à être prolongée par une analyse conjointe du texte et des airs notés.
La chanson populaire de la IIe République : un objet délaissé
50La chanson imprimée pendant la première moitié du xixe siècle, et particulièrement celle de la IIe République, n’est finalement que peu étudiée en elle-même. Elle est évoquée le plus souvent dans des ouvrages qui adoptent un angle plus large ou dans de brèves études de détail qui prennent un texte ou l’autre en tant qu’illustration d’un problème plus général, comme le font plusieurs auteurs du collectif dirigé par Dietmar Rieger69. Les seuls travaux qui se proposent d’étudier les œuvres dans leur synchronie et en tant que « chansons populaires » sont ceux de Fridériki Tabaki-Iona70, mais ils s’en chargent d’une manière chronothématique qui ne rend pas compte des multiples logiques sémiotiques faisant de chaque chanson une sédimentation de niveaux d’expression : l’approche adoptée vise la représentation d’un moment historique et politique (« 1848 » ou « la révolution de 1848 ») et fait des œuvres les « commentaires de leur époque »71 plus qu’elle ne cherche à faire l’analyse des textes en tant que constructions discursives aux logiques esthétiques propres (qui peuvent déterminer en partie leur dimension hymnodique).
51Dès lors, les différentes études offrent peu d’analyses textuelles détaillées des chansons du premier xixe siècle, et plus encore de celles qui étaient considérées comme populaires. Les textes sont toujours plus ou moins pensés, à la manière de l’approche historienne, comme des documents sur un certain moment de l’évolution sociale et poétique pendant lequel s’est trouvé objectivé un « problème des deux cultures »72. Les chercheurs étudient les œuvres en fonction des grands traits représentationnels qu’elles comportent et des thèmes qu’elles partagent, mais la question de l’émergence de discours singuliers ou de représentations collectives à travers des microstructures textuelles n’est quasi jamais posée.
52La chanson est donc envisagée comme une pratique sociale qui peut conduire à une politisation ou à la diffusion de certaines idées, mais elle n’est pas pensée comme une configuration textuelle avec ses contraintes propres, qui conditionnent à la fois les représentations du populaire et de la chanson populaire, entre productions singulières et traits collectifs. En un mot, il n’y a pas vraiment de stylistique des chansons dites populaires au xixe siècle. La pratique de la chanson est décrite dans sa dimension sociologique, mais elle n’est pas reconnue comme une pratique d’écriture qui entraîne notamment l’inscription des chansons à l’intérieur des autres types de discours, et plus particulièrement des discours versifiés.
Pour une stylistique de la chanson dite populaire au xixe siècle
53C’est à combler ce manque que veut s’essayer le présent travail : il se donne pour objectif d’approcher la spécificité de certains objets chansons, considérés comme populaires, imprimés à Paris entre 1848 et 1851, non pas seulement de manière transitive, en tant qu’ils seraient l’expression des idées d’une époque ou d’un groupe déterminé politiquement ou sociologiquement, mais en tant que configurations logico-discursives avec leurs normes, leurs constantes, et leurs lieux de singularisation à l’intérieur d’une typologie des discours, à plusieurs niveaux. La singularisation peut en effet se faire jour au sein de l’ensemble des textes appelés « chansons », et par distinction notamment avec ce que Buffard-Moret appelle la « chanson poétique », mais elle peut apparaître aussi à l’intérieur de l’ensemble plus général des textes poétiques, la poésie étant encore en grande partie au xixe siècle considérée comme l’apanage de l’écriture métrique. La spécificité des chansons en question n’est par conséquent pas envisagée ici à partir des discours, favorables ou défavorables, tenus sur elles par différents acteurs qui peuvent être parfois leurs auteurs eux-mêmes, mais à partir du discours qu’elles développent elles-mêmes et qui a ses structures propres.
54Le problème de la valeur esthétique des chansons, en comparaison d’autres œuvres jugées plus ou moins abouties, ne sera pas abordé ici : beaucoup d’études sur la chanson du xixe siècle s’accordent à dénigrer la production qu’elles ont prise pour objet, en reconduisant, à l’instar de Fridériki Tabaki-Iona, une bipartition entre textes de « poètes » et textes de « versificateurs »73, en dépit de la définition fluctuante de ces notions évaluatives. On n’admettra ce genre de distinctions que si et en tant qu’elles sont validées par le discours des auteurs eux-mêmes. Si l’on se sert en revanche de la notion de valeur dans les développements qui suivent, c’est pour caractériser certains éléments dont le traitement dans l’économie générale des textes permet d’affirmer ou de supposer qu’ils sont structurants et qu’ils agissent comme des marqueurs de distinction signifiante74. Cette dernière peut se situer à divers niveaux, qui vont d’un texte particulier au genre dans son ensemble, en passant par les multiples formes d’individuation et d’individualisation75 à l’œuvre dans une série de textes réunis sous un nom d’auteur. La valeur stylistique n’est donc pas envisagée ici dans une perspective esthétique, mais elle l’est dans une perspective pragmatique, qui vise à comprendre la saillance et l’efficacité relatives, toujours dépendantes d’une contextualisation, de certains constituants textuels ou de certaines procédures signifiantes.
55L’approche stylistique qui est proposée amène, avec la question de la singularité, celle de l’auctorialité, de sa validité pour l’analyse des chansons de la IIe République, ainsi que de ses représentations et des enjeux qu’elles suppose dans la situation et l’historicité de ces productions. En lien avec ces questions, le traitement des textes par auteurs permet d’observer également les divers types de circulations, de reprises et d’éléments communs dans le corpus constitué, ce qui soulève le problème d’une écriture collective, c’est-à-dire d’une écriture à l’intérieur de laquelle certains éléments représentationnels et textuels – stéréotypes ou clichés entre autres – sont disponibles pour tous les acteurs et marquent l’appartenance à un champ discursif conscient et revendiqué (en l’occurrence celui des chansonniers populaires). C’est pour approcher au plus près cette question des formes collectives que l’analyse métrique est décisive, parce qu’elle apporte un outil méthodologique propre à dégager des récurrences massives à l’intérieur d’un corpus, et partant majoritaires, qui peuvent renseigner sur la perception même de l’écriture versifiée en synchronie, et en regard desquelles d’autres configurations minoritaires sont interprétables dans leur rareté.
56De ce point de vue, l’analyse métrique est intégrée à l’analyse stylistique pour penser la singularisation et la distinction aux différents niveaux auxquels elles se manifestent : c’est là poser, à la suite de Benoît de Cornulier, la question de la possibilité de styles métriques, en se demandant s’il y a un style de la chanson dite populaire au milieu du xixe siècle, et s’il peut exister, à l’intérieur même de ce style, des infra-styles métriques individuels ou collectifs.
Stylistique de l’expression versifiée
57Bien qu’elle n’ait pas toujours été problématique, l’étude des rapports entre style et expression versifiée peut être mise en question : depuis 1991, et le colloque Qu’est-ce que le style ? organisé par Georges Molinié et Pierre Cahné à la Sorbonne76, elle a pris pour certains une importance majeure, notamment dans la confrontation entre approches théoriques et approches analytiques du texte poétique, d’un point de vue linguistique ou stylistique.
58Si les stylisticiens, dans leur pratique, n’ont jamais cessé de travailler sur les textes poétiques, une réticence existe, au niveau théorique, à l’égard d’une possibilité d’un style en poésie. La réticence en question vient probablement des recherches linguistiques sur la poésie, qui, en écartant d’un point de vue méthodologique l’analyse de texte littéraire, préfèrent poser la question de la spécificité du texte poétique dans l’ordre de l’expression linguistique. Une telle démarche est remarquable notamment dans deux articles majeurs de Roman Jakobson77. Dans ces deux textes, les objets littéraires sont moins analysés pour leur contenu esthétique que pour l’établissement des principes structuraux manifestant entre autres ce que Jakobson a appelé la « fonction poétique ». C’est probablement à partir des travaux de poétique de Jakobson que l’on peut comprendre comment divers travaux sur la poésie préfèrent aborder la question des structures poétiques plutôt que celle du style en poésie. Cette perspective est celle qui domine de manière générale dans la plupart des travaux portant sur le langage poétique, la métrique ou encore le rythme.
59En 1991, le colloque de la Sorbonne attire pourtant l’attention sur la question des rapports entre style et poésie78, et l’un des participants, Marc Dominicy, prend explicitement pour objet la pertinence de la notion de style dans l’analyse de la poésie en expliquant ses « réticences » à l’employer79. Il n’est alors pas le seul à s’interroger sur ce sujet, et, dans le même colloque, les communications de Marc Fumaroli et de Dominique Maingueneau l’abordent également en soulevant ses difficultés. C’est probablement dans cette évolution et comme une application pédagogique de ce questionnement sur les rapports style-poésie que l’on peut situer l’arrivée du volume de Jacques Dürrenmatt, Stylistique de la poésie, en 2005, soit douze ans après son équivalent pour la prose, publié par Anne Herschberg Pierrot en 199380.
60Si l’expression métrique ne peut pas être en elle-même un style au sens de configuration singulière ou singularisée, parce qu’elle est fondamentalement une modélisation abstraite fondée sur la récurrence perceptible du même, il y a différentes manières de réaliser la métrique dans le langage ou en dehors de lui, et c’est alors que le singulier peut prendre sa place. L’actualisation de la métrique par le langage, pour être spontanément perceptible, ne semble pas pouvoir échapper à l’égalité en nombre syllabique à quelque niveau que ce soit, mais l’interaction entre le patron métrique et ses différentes réalisations, notamment phonétiques, lexicales et syntaxiques, laisse, elle, libre cours à la manifestation de la singularité. Ce n’est pas l’écriture en vers en elle-même qui confère le/un/du style, mais rien ne s’oppose à ce qu’un style se définisse en partie par le type de vers employé.
61On comprend donc pourquoi il ne peut effectivement y avoir de style de la poésie, dans la perspective d’un style qui soit manifestation d’une singularité, mais on admettra dans le même temps qu’il peut y avoir un, des ou du style en poésie, parce que la métrique peut connaître différentes actualisations sans cesser d’être elle-même, ce qui explique sans doute pourquoi Marc Dominicy, après avoir récusé l’hypothèse d’un style de la poésie, admet que l’on puisse voir les marques du style d’un auteur81 dans la manière dont il compose linguistiquement avec différents traits de la métrique qu’il s’est donnée. Ces considérations peuvent servir de fondement pour tenter d’aborder non plus la question d’un style de la poésie ou de l’écriture métrique, mais celle d’un style en métrique, voire d’un style métrique.
62Cependant la chanson ajoute un ou plusieurs niveaux supplémentaires à la question du fonctionnement métrique, dans la mesure où le texte y est associé à une mélodie, qui elle-même est structurée par une métrique de type musical. L’étude du ou des styles métriques des chansons devrait donc prendre en compte cette complexité métrique à trois niveaux, dans laquelle le texte et la musique ayant chacun leur structure propre sont associés entre eux par un ensemble de contraintes d’association. La prise en compte du texte seul amène à ne traiter ce problème que de façon secondaire. Cela ne veut pas dire que les textes de chanson soient simplement assimilables à une tradition métrique littéraire, dans laquelle les œuvres des chansonniers côtoieraient celles des poètes sans réelle distinction. Une première division a été établie par Benoît de Cornulier à l’intérieur même de la métrique littéraire, à propos de Baudelaire, Verlaine et Rimbaud notamment : les caractéristiques du « style métrique de chant (SMC) » ne seraient pas réductibles à celle du « style métrique littéraire (SML) »82. En s’appuyant sur cette distinction, Brigitte Buffard-Moret a travaillé à décrire le style métrique de chant dans de nombreuses publications depuis 200583. C’est dans cette perspective aussi qu’à propos des chansons de la IIe République, on peut s’interroger sur la possibilité d’une tripartition « style de chanson » / « style métrique de chant » / « style métrique littéraire », en se demandant notamment dans quelles limites le ou les styles métriques des chansons, en tant qu’ils sont associés à une métrique de type musical (contrairement aux œuvres de poètes comme Baudelaire, Rimbaud ou Verlaine), correspondent au style métrique de chant décrit par les métriciens.
63La chanson, on l’a vu, est un genre considéré par beaucoup comme mineur. Elle est rarement étudiée, que ce soit dans une perspective métrique ou dans une perspective plus généralement poétique, même si un certain nombre de travaux récents, notamment grâce à l’influence de la cantologie, commencent à la prendre pour objet. En tant que production considérée comme populaire, elle est plus encore reléguée au rang des minores. C’est, en définitive, d’un point de vue théorique, cette appartenance presque constitutive à la production mineure, loin des œuvres inscrites au panthéon de l’histoire littéraire, que l’on a voulu étudier dans ce travail. Dans un article intitulé « La stylistique et la question de la valeur », Éric Bordas explique ainsi :
il y a déjà un premier niveau, minimal, d’évaluation, dans la pratique de la stylistique comme discipline d’analyse des textes, c’est celui du choix des textes étudiés, évaluation préanalytique, réalisant, ou entérinant, une sélection culturelle qui est très fortement politisée et soumise à une idéologie livresque de la qualité.84
64La pratique de la stylistique est ainsi généralement concentrée sur les œuvres d’auteurs reconnus comme « grands », et elle semble souvent ne fonctionner que comme validation d’une évaluation a priori, transmise par l’histoire littéraire. Cependant, rien dans la discipline, si on la comprend comme interrogation des logiques de construction du sens et de la valeur dans les textes au moyen d’outils de type linguistique, pragmatiques, énonciatifs et rhétoriques, ne l’empêche de s’appliquer à toutes les formes de discours. La stylistique est envisagée ici non comme une théorie mais comme une critique, une manière de penser la spécificité, les représentations et la construction de la valeur dans des énoncés quels qu’ils soient.
65C’est donc dans l’idée d’étendre le champ de la discipline en cherchant des illustrations de son efficace que ce travail a également été entrepris. Aussi peut-il être considéré comme un simple essai de stylistique appliquée à un corpus pour lequel la reconnaissance historique, esthétique et institutionnelle fait défaut.
*
66Le présent ouvrage n’est pas une approche politique de la chanson, ni une étude centrée sur la chanson dans sa dimension contestataire. Néanmoins, constitué par le biais du populaire, le corpus est essentiellement composé de chansons à thématiques sociales ou politiques, en prise sur l’actualité. La démarche adoptée ne prend pas pour objet explicite la portée politique des œuvres, mais l’approche stylistique permet de mettre au jour certaines logiques de textualisation des représentations et certaines tensions des œuvres, orientées vers une inscription dans le mouvement de l’histoire et une efficace qui excède la seule matière linguistique. En analysant la scénographie chansonnière et les circulations qui la structurent, et en montrant comment l’écriture versifiée contribue à cette construction collective, on peut ainsi entrevoir les enjeux que recouvre, dans l’économie du discours social, la prise de parole par la chanson et les mécanismes d’une écriture pensée avant tout dans sa virtualité pragmatique, virtualité qui peut se muer en productivité politique.
Notes de bas de page
1 La performance est entendue ici au sens que lui donne Paul Zumthor : pour une œuvre « orale-aurale », elle recouvre à la fois la transmission et la réception (sans tenir compte de la production, de la conservation et de la répétition). Voir Paul Zumthor, Introduction à la poésie orale, Paris, Seuil, 1983, p. 33.
2 Voir Louis-Jean Calvet, Chansons. La bande-son de notre histoire, Paris, L’Archipel, 2013.
3 Il arrive, il arrive… ou la Conduite de Grenoble, détails lyriques sur l’émir Abd-el-Kader, pot-pourri. Toutes les références aux chansons du corpus sont données dans la liste placée en fin d'ouvrage.
4 « Chanson dont les couplets sont sur différents airs » (Louis-Nicolas Bescherelle, Dictionnaire national ou Dictionnaire universel de la langue française, Paris, Garnier frères, 1856, t. 2, p. 952).
5 Expression employée en référence aux journées d’un colloque sur « la poésie hors le livre » (octobre 2013). Voir Stéphane Hirschi, Corinne Legoy, Serge Linarès, Alexandra Saemmer et Alain Vaillant éd., La poésie délivrée, Nanterre, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2017.
6 Voir à ce sujet Marie Naudin, Évolution parallèle de la poésie et de la musique en France. Rôle unificateur de la chanson, Paris, Nizet, 1968.
7 Voir Pierre-Robert Leclercq, Soixante-dix ans de café-concert : 1848-1918, Paris, Les Belles Lettres, 2014, et Concetta Condemi, Le café-concert à Paris de 1849 à 1914. Essor et déclin d’un phénomène social, Paris, École des hautes études en sciences sociales, 1989.
8 Voir Marie Naudin, Évolution parallèle de la poésie et de la musique en France, ouvr. cité, p. 12 ; Paul Zumthor, Introduction à la poésie orale, ouvr. cité, p. 21-44 ; Rossana Dalmonte, « Voix », Musiques. Une encyclopédie pour le xxie siècle, t. 1, Musique du xxe siècle, J.-J. Nattiez éd., Paris, Actes Sud, 2003, p. 441-467 ; et Catherine Dutheil, La chanson réaliste. Sociologie d’un genre : le visage et la voix, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 13.
9 Robert Giroux, « Chanson et sémiologie », La chanson française contemporaine. Politique, société, médias, U. Mathis éd., Innsbruck, Verlag des Instituts für Sprachwissenschaft der Universität Innsbruck, 1995, p. 41-52.
10 Sur les rapports généraux entre musique et émotions, voir Aniruddh D. Patel, Music, Language and the Brain, New York, Oxford University Press, 2008, en particulier p. 315 et suiv.
11 « la chanson n’est pas bonne à penser. Si le logos désigne dans notre tradition philosophique et culturelle la parole clairement articulée et analytiquement disposée, offerte au jeu social de la réfutation, il est clair que les rythmes, les rimes et les mélodies quand ils s’emparent de la parole tirent celle-ci vers l’antilogos […] » (Daniel Bougnoux, « On ne connaît pas la chanson », La chanson, version française, no 254 d’Esprit, 1999, p. 73, cité par Gilles Bonnet, « La chanson et les lettres », La chanson populittéraire. Texte, musique et performance, Paris, Kimé, 1993, p. 21).
12 Jacques Cheyronnaud, « La parole en chantant, musique et cultures politiques », Les formes culturelles de la communication, E. Pedler éd., vol. 30, no 1 de Protée, 2002, p. 79.
13 On a choisi d’employer ici la notion d’hymnodie plutôt que celle de chanson politique, parce que, comme le rappellent Louis-Jean Calvet et Wolfgang Asholt, cette dernière expression est confuse dans la mesure où elle caractérise à la fois l’objet chanson en lui-même et la manière dont il est perçu ou utilisé, ce que l’hymnodie permet de réunifier. Une chanson peut en effet être dite politique « parce que son auteur l’a voulue telle, parce que l’analyse de sa thématique la révèle telle, et parce que ses contemporains l’ont vécue telle » (Louis-Jean Calvet, La production révolutionnaire, Paris, Payot, 1976, p. 129), et il existe nombre d’exemples de chansons « qui ne prennent leur caractère “politique” qu’à cause d’une réception spécifique qui les charge de signification politique, qu’il s’agisse du Temps des cerises du communard Jean-Baptiste Clément ou de Grandola villa morena de José Alfonso lors de la révolution des œillets au Portugal » (Wolfgang Asholt, « Chanson et politique : histoire d’une coexistence mouvementée », La chanson française, U. Mathis éd., ouvr. cité, p. 78).
14 Marie Michel Agénor Altaroche (1811-1884), chansonnier et homme politique. Voir la notice par Philippe Darriulat sur le site du Maitron. En ligne : [https://maitron.fr/spip.php?article25073].
15 Pagnerre et Eugène Duclerc éd., Dictionnaire politique. Encyclopédie du langage et de la science politiques rédigé par une réunion de députés, de publicistes et de journalistes ; avec une introduction par Garnier-Pagès, Paris, Pagnerre, 1860, p. 213.
16 Alain Vaillant considère ainsi que la simplicité est « constitutive du genre » (« Baudelaire, Pierre Dupont et la poésie populaire », La poésie populaire en France au xixe siècle. Théories, pratiques et réception, H. Millot, V. Munnia, M.-C. Schapira et M. Fontana éd., Tusson, Du Lérot, 2005, p. 426), idée qui est déjà présente chez Marie Naudin (Évolution parallèle de la poésie et de la musique en France, ouvr. cité, p. 72) et chez Henri-Irénée Marrou (Le livre des chansons ou Introduction à la chanson populaire française, Neuchâtel, Éditions de La Baconnière, 1944, p. 14‑16).
17 Voir Franco Fabbri, « La chanson », Musiques, t. 1, Nattiez J.-J. éd., ouvr. cité, p. 676 ; Stéphane Hirschi, Chanson. L’art de fixer l’air du temps : de Béranger à Mano Solo, Paris, Les Belles Lettres, p. 29 et suiv. ; Bruno Joubrel, « Essai d’une définition des frontières musicales de la chanson francophone », Les frontières improbables de la chanson, S. Hirschi éd., Valenciennes, Presses universitaires de Valenciennes, 2001, p. 21-31.
18 Voir Robert Giroux, « Chanson et sémiologie », La chanson française, U. Mathis éd., ouvr. cité, p. 44 ; Catherine Dutheil, La chanson réaliste, ouvr. cité, p. 11 ; Brigitte Buffard-Moret, La chanson poétique du xixe siècle. Origine, statut et formes, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006, p. 126 ; Jean Vigne, « La chansonnette mesurée à l’antique : formes et enjeux d’un genre poétique et musical », Poésie, musique et chanson, B. Buffard-Moret éd., Arras, Artois Presses Université, 2009, p. 75-77.
19 Françoise Rubellin, « Historiographie des théâtres de la foire : pour en finir avec le populaire ? », Cahiers de l’Association internationale des études françaises, no 70, 2018, p. 212.
20 Catherine Dutheil, « La chair de nos souvenirs, voix et chansons populaires », Revue internationale de psychosociologie, vol. 8, no 18, 2002, p. 190.
21 Brigitte Buffard-Moret, « Chanson populaire et chanson poétique : un même style ? Essai de versification comparée », De la langue au style, J.-M. Gouvard éd., Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2005, p. 51.
22 Michel de Certeau, « La beauté du mort », écrit en collaboration avec Dominique Julia et Jacques Revel, La culture au pluriel [1974], Paris, Seuil, 1993, p. 45-72.
23 Robert Mandrou, De la culture populaire aux xviie et xviiie siècles. La Bibliothèque bleue de Troyes, Paris, Stock, 1964 ; Geneviève Bollème, Les almanachs populaires aux xviie et xviiie siècles. Essai d’histoire sociale, Paris - La Haye, Mouton et Cie, 1969 ; Marc Soriano, Les contes de Perrault. Culture savante et traditions populaires, Paris, Gallimard, 1968.
24 Michel de Certeau, « La beauté du mort », art. cité, p. 64.
25 Jacques Le Goff, « Préface » à Geneviève Bollème, Le peuple par écrit, Paris, Seuil, 1986, p. 11.
26 La notion d’historicité a été empruntée par Reinhart Koselleck (« Le concept d’histoire », L’expérience de l’histoire, Paris, Gallimard, Seuil, 1997, p. 98) à Gadamer. Elle est reprise par François Hartog dans son étude des « régimes d’historicité » (Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003), et elle a été pensée dans le cadre d’une politique du rythme par Henri Meschonnic (voir notamment Politique du rythme, politique du sujet, Paris, Verdier, 1995, p. 142). Voir à ce sujet également Michèle Riot-Sarcey, « Temps et histoire en débat. “Tout s’oublie” et “rien ne passe” », Le temps et les historiens, S. Aprile éd., no 25 de Revue d’histoire du xixe siècle, 2002, p. 7-13.
27 Geneviève Bollème, Le peuple par écrit, ouvr. cité, p. 21.
28 La « littérature populaire » est l’objet d’un article d’Émile Morice publié en 1831, dans Revue de Paris, t. 24, p. 77-92.
29 George Sand, Le Compagnon du Tour de France [1841], Jean-Louis Cabanès éd., Paris, Librairie générale française, 2004, p. 572.
30 Germaine de Staël-Holstein, De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, Paris, Maradan, 1800. Voir également à ce sujet Alain Vaillant, L’histoire littéraire, Paris, A. Colin, 2010, p. 113 et suiv., qui parle du passage d’une « conception essentiellement formelle, esthétisante et rhétoricienne de la littérature » à « une vision plus ambitieuse, mettant l’accent sur les enjeux intellectuels ».
31 Michel Delon, « La Révolution et le passage des Belles-Lettres à la Littérature », Révolution et littérature française (1789-1914), no 4-5 de Revue d’histoire littéraire de la France, 1990, p. 576.
32 Voir à ce sujet Éric Bordas, « Préface » à Germaine de Staël-Holstein, Écrits sur la littérature, Paris, Librairie générale française, 2006, p. 14.
33 Germaine de Staël-Holstein, De la littérature [1800], dans Œuvres complètes, série I, Œuvres critiques, t. 2, De la littérature et autres essais littéraires, Paris, H. Champion, 2013, p. 121.
34 Gérard Fritz, L’idée de peuple en France du xviie au xixe siècle, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 1988.
35 Ibid., p. 24.
36 Maurice Agulhon, « La tradition du peuple de Paris de Waterloo à la Commune », Paris le peuple xviiie-xxe siècle, J.-L. Robert et D. Tartakowsky éd., Paris, Publications de la Sorbonne, p. 136.
37 Nathalie Jakobowicz, 1830, le peuple de Paris. Révolution et représentations sociales, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009.
38 Alain Pessin, Le mythe du peuple et la société française du xixe siècle, Paris, Presses universitaires de France, 1992, p. 15.
39 Voir à ce sujet Hélène Millot, Vincent Munnia, Marie-Claude Schapira et Michèle Fontana éd., La poésie populaire en France au xixe siècle. Théories, pratiques et réception, Tusson, Du Lérot, 2005.
40 Pierre-Jean de Béranger (1780-1857), d’abord simple membre de la société chantante appelée « Caveau », devient en quelques années au début de la Restauration le chansonnier français le plus célèbre et le plus célébré. Après la vogue de Le Roi d’Yvetot (1813), ses chansons se succèdent et l’ampleur de leur succès est sans précédent. Elles sont imprimées en volume pour la première fois en 1816. Son œuvre affirme pendant toute la Restauration une dimension politique qui lui permet d’atteindre une gloire immense et plus ou moins calculée après ses deux condamnations de 1821 (pour outrage à la morale publique et religieuse et provocation au port public d’un signe extérieur de ralliement non autorisé) et 1828 (pour outrage à la morale, à la religion et au roi, offenses contre la dignité royale et excitation à la haine et au mépris du gouvernement). À partir des années 1820, et jusqu’en 1850 environ, date à laquelle Sainte-Beuve, très élogieux dans deux articles de 1832 et 1833, revient sur son premier jugement dans une étude importante et ouvre la voie à une réévaluation de son œuvre (voir les Causeries du lundi, 15 juillet 1850), Béranger, quoique chansonnier, est considéré comme l’un des plus grands poètes français, ce que nombre d’évocations des auteurs contemporains permettent d’apprécier. En 1825, Stendhal écrit dans une lettre au London Magazine : « Tout ce que je soutiens, c’est que Béranger est le premier des poètes français vivants ; celui dont les œuvres ont le plus de chances de voir le xxe siècle. Après les chansons : Le Bon Dieu, Le Vieux Sergent, et quelques autres, je place le premier volume des Méditations de M. de Lamartine » (Paris-Londres. Chroniques [1825], Paris, Stock, 1997, p. 387-388) – voir aussi le passage des Mémoires d’un touriste (1848) consacré au chansonnier (dans Voyages en France, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 204). Nerval publie en 1827 une ode à Béranger dans laquelle il s’adresse au « poète divin » (Élégies nationales et satires politiques, dans Œuvres complètes, t. 1, Paris, Gallimard, 1989, p. 167). D’après Paul Boiteau, qui a fait paraître les quatre volumes de la Correspondance de Béranger, « Alfred de Musset a dit souvent à quelqu’un qui lui demandait quel était le poëte dont la France devait être le plus fière en ce temps-ci : C’est Béranger » (Pierre-Jean de Béranger, Correspondance, Paris, Perrotin, 1860, t. 3, p. 113). Dans les Lettres de Dupuis et Cotonet (2e lettre, datée du 25 novembre 1836), le chansonnier est en effet considéré comme « notre Horace » (Alfred de Musset, Œuvres complètes en prose, Paris, Gallimard, 1960, p. 839). En 1831, Chateaubriand donne le premier témoignage important de son admiration pour Béranger : « Un grand poète, quelle que soit la forme dans laquelle il enveloppe ses idées, est toujours un écrivain de génie : Pierre-Jean de Béranger se plaît à se surnommer le chansonnier ; comme Jean de La Fontaine, le fablier, il a pris rang parmi nos immortalités populaires » (De la nouvelle proposition relative au bannissement de Charles X et de sa famille : ou Suite de mon dernier écrit « de la Restauration et de la monarchie élective », Paris, Le Normant fils, 1831, p. 9). Pour l’admiration portée à Béranger par Sainte-Beuve en 1832, voir ses Portraits contemporains. Pour celle de Lamartine, voir le Cours familier de littérature, aux 10e, 21e et 22e entretiens. Pour celle de Théophile Gautier, voir son article nécrologique du 19 octobre 1857 repris dans Portraits contemporains. De manière générale, pour la gloire de Béranger parmi les poètes et les chansonniers, voir Jean Touchard, La gloire de Béranger, Paris, A. Colin, 1968, 2 volumes ; Sophie-Anne Leterrier, Béranger. Des chansons pour un peuple citoyen, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013 ; et infra.
41 Toutes ces considérations ont abouti à un ensemble de 607 chansons, à partir duquel toutes les analyses textuelles ou presque sont effectuées, et dont la liste exhaustive est donnée en annexe.
42 Pierre Barbier et France Vernillat, Histoire de France par les chansons, t. 7, La République de 1848 et le Second Empire, Paris, Gallimard, 1959.
43 À ce travail peut être associée la somme qu’est l’Histoire de la chanson française écrite par Claude Duneton avec la collaboration d’Emmanuelle Bigot (Paris, Seuil, 1998), dans la mesure où l’approche pluriséculaire et chronologique y est également de rigueur, même s’il ne s’agit pas d’une anthologie et que les partitions musicales sont rarement notées.
44 Pierre Brochon, La chanson française, t. 1, Béranger et son temps, Paris, Éditions sociales, 1956 ; La chanson française, t. 2, Le pamphlet du pauvre (1834-1851). Du socialisme utopique à la révolution de 1848, Paris, Éditions sociales, 1957 ; La chanson sociale de Béranger à Brassens, Paris, Éditions ouvrières, 1961.
45 George Coulonges, La Commune en chantant, Paris, Les Éditeurs français réunis, 1970 ; Serge Dillaz, La chanson française de contestation. Des barricades de la Commune à celles de mai 1968, Paris, Seghers, 1973.
46 Robert Brécy, La Révolution en chantant, Paris, F. Van de Velde, 1988 ; Florilège de la chanson révolutionnaire. De 1789 au Front populaire, Paris, Éditions ouvrières, 1990 ; La chanson de la Commune. Chansons et poèmes inspirés par la Commune de 1871, Paris, Éditions ouvrières, 1991.
47 Edmond Thomas, Voix d’en bas. La poésie ouvrière du xixe siècle, Paris, Maspero, 1979.
48 Gaetano Manfredonia, La chanson anarchiste en France des origines à 1914. « Dansons la Ravachole ! », Paris, L’Harmattan, 1997.
49 Philippe Darriulat, La muse du peuple. Chansons politiques et sociales en France, 1815-1871, mémoire présenté pour l’habilitation à diriger les recherches, université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, 2008, p. 9.
50 Marie-Véronique Gauthier, Chanson, sociabilité et grivoiserie au xixe siècle, Paris, Aubier, 1992.
51 Voir notamment Sophie-Anne Leterrier, « Du patrimoine musical. Le concours de chants nationaux de 1848 », 1848. Nouveaux regards, no 15 de Revue d’histoire du xixe siècle, 1997, p. 67‑80 ; « Musique populaire et musique savante au xixe siècle. Du “peuple” au “public” », Aspects de la production culturelle au xixe siècle, D. Kalifa éd., no 19 de Revue d’histoire du xixe siècle, 1999, p. 89-103 ; Le mélomane et l’historien, Paris, A. Colin 2005 ; « L’archéologie musicale au xixe siècle : constitution du lien entre musique et histoire », Musique et sciences humaines. Rendez-vous manqués ? R. Campos, N. Donin, et F. Keck éd., no 14 de Revue d’histoire des sciences humaines, 2006, p. 49-69.
52 Alain Pessin, Le mythe du peuple, ouvr. cité ; Simone Bernard-Griffiths et Alain Pessin, Peuple, mythe et histoire, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1997.
53 Hélène Millot et al. éd., La poésie populaire en France au xixe siècle, ouvr. cité ; Corinne Grenouillet et Éléonore Reverzy éd., Les voix du peuple dans la littérature des xixe et xxe siècles, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2006.
54 Nathalie Preiss, Jean-Marie Privat et Jean-Claude Yon éd., Le peuple parisien au xixe siècle. Entre sciences et fictions, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2013.
55 « Je suis né peuple, j’avais le peuple dans le cœur. Les monuments de ses vieux âges ont été mon ravissement. J’ai pu en 46 poser le droit du peuple plus qu’on ne le fit jamais ; en 64 sa longue tradition religieuse. Mais sa langue, sa langue, elle m’était inaccessible. Je n’ai pas pu le faire parler » (Jules Michelet, Nos fils [1869], Paris, Genève, Slatkine, 1980, p. 363-364).
56 Les études de Henri-Irénée Marrou sur la chanson sont publiées sous le pseudonyme de Henri Davenson, ce dont l’auteur s’explique dans l’« Aveu de paternité » qui sert d’avant-propos à Les troubadours (Paris, Seuil, 1971).
57 Patrice Coirault, Formation de nos chansons folkloriques, t. 1, Paris, Éditions du Scarabée, 1953, p. 43.
58 Conrad Laforte, Poétiques de la chanson traditionnelle française ou classification de la chanson folklorique française, Québec, Les Presses de l’université Laval, 1976.
59 Les mises en garde vues plus haut à ce sujet ne sont qu’un prolongement de celles de Patrice Coirault : « Pour signifier il fallait spécifier, et à chanson on a joint “populaire”. Acolyte vague et ambigu, il ne rend pas que de bons services. Qui s’y abandonne à l’aveuglette est entraîné vers d’inévitables sottises » (Notre chanson folklorique : étude d’information générale. L’objet et la méthode, l’inculte et son apport, l’élaboration, la notion, Paris, Auguste Picard, 1942, p. 54). Et surtout de celles de Henri-Irénée Marrou, qui explique non seulement que « l’art populaire n’existe pas à l’état pur », mais aussi que la « chanson populaire » est une « notion savante » (Le livre des chansons, ouvr. cité, respectivement p. 36 et 24).
60 Paul Zumthor, Introduction à la poésie orale, ouvr. cité, p. 36.
61 Les paroles d’une chanson, sous leur forme écrite ou orale, peuvent être considérées comme un texte à l’intérieur duquel les différentes formes linguistiques construisent une signification globale, pouvant être pensée indépendamment ou non des éléments de discours hétérogènes, selon l’approche envisagée. Le terme de chanson peut ainsi désigner trois états : l’unité textuelle correspondant aux paroles de la chanson, le texte associé à la partition, ou le texte associé à la musique dans le chant. Cette tripartition correspond, toutes choses égales par ailleurs, à celle qu’établit Paul Zumthor pour la poésie orale entre texte, poème et œuvre (ibid., p. 81).
62 Annette Keilhauer, « Une relation dynamique : chanson et poésies fugitives en France au xviiie siècle », Les frontières improbables de la chanson, S. Hirschi éd., Valenciennes, Presses universitaires de Valenciennes, p. 205.
63 Stéphane Hirschi, Chanson, ouvr. cité, p. 31.
64 Stéphane Hirschi, « Chansons d’amour : faire du passage un toujours », Poésie, musique et chanson, B. Buffard-Moret éd., Arras, Artois Presses Université, 2009, p. 199. Voir, du même auteur, Chanson, ouvr. cité, p. 30.
65 Ibid., p. 24 et p. 33.
66 Ibid., p. 104.
67 Louis-Jean Calvet, La production révolutionnaire, ouvr. cité ; Chanson et société, Paris, Payot, 1981.
68 Pour une présentation des enjeux de l’œuvre de Gustave Nadaud, auteur-compositeur-inteprète postérieur à la période concernée dans cet ouvrage, voir Romain Benini, « Brassens et Nadaud : d’une tradition chansonnière à l’autre », Cartographier la chanson contemporaine, P. Abbrugiati et al. éd., Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, p. 273-287.
69 Dietmar Rieger éd., La chanson française et son histoire, Tübingen, G. Narr, 1988.
70 Fridériki Tabaki-Iona, Chants de liberté en 1848, Paris, L’Harmattan, 2001.
71 Ibid., p. 9.
72 Heinz Thoma, « La chanson et le problème des deux cultures (1815-1851) », La chanson française et son histoire, R. Dietmar éd., ouvr. cité, p. 89-102.
73 Fridériki Tabaki-Iona, Chants de liberté en 1848, ouvr. cité, p. 9.
74 On rejoint ainsi l’affirmation de Laurent Jenny selon laquelle « si […] l’on peut légitimement réintroduire à propos du style l’idée de valeur, ce n’est pas du tout au sens de la “valeur esthétique” mais c’est au sens de “valeurs d’emphase” » (« Le style comme pratique », Littérature, no 118, 2000, p. 112).
75 À propos de la distinction entre individuation et individualisation, voir infra.
76 Georges Molinié et Pierre Cahné éd., Qu’est-ce que le style ? actes du colloque, Paris, Presses universitaires de France, 1994.
77 Roman Jakobson et Claude Lévi-Strauss, « “Les Chats” de Charles Baudelaire » [1962], Questions de poétique, Paris, Seuil, 1973, p. 401-419 ; Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, t. 1, Les fondations du langage [1963], Paris, Minuit, 2003.
78 Dans l’introduction aux actes d’un colloque de 1996 sur le vers, Michel Murat pose cependant la relation qui peut exister entre style et mètre, et après avoir rappelé que « l’art du vers ne se limite pas à la métrique, qui en tant que telle ne suffit pas à départager Campistron de Racine », il plaide « en faveur d’une approche trans-individuelle et historique des formes » (Le vers français. Histoire, théorie, esthétique, Paris, H. Champion, 2000, p. 14-15).
79 Marc Dominicy, « Du “style” en poésie », Qu’est-ce que le style ? G. Molinié et P. Cahné éd., ouvr. cité, p. 115-137.
80 Jacques Dürrenmatt, Stylistique de la poésie, Paris, Belin, 2005 ; Anne Herschberg Pierrot, Stylistique de la prose, Paris, Belin, 1993.
81 Voir la mention qu’il fait d’un « style » de Leconte de Lisle (Marc Dominicy, « Du “style” en poésie », art. cité, p. 126).
82 Voir par exemple Benoît de Cornulier, De la métrique à l’interprétation. Essais sur Rimbaud, Paris, Classiques Garnier, 2009, p. 480.
83 Voir notamment Brigitte Buffard-Moret, « Chanson populaire et chanson poétique : un même style ? Essai de versification comparée », De la langue au style, J.-M. Gouvard éd., Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2005, p. 51-78 ; La chanson poétique du xixe siècle, ouvr. cité ; « De l’influence de la chanson sur le vers au xixe siècle », Modernité du vers, A. Vaillant éd., no 140 de Romantisme, 2008, p. 21-35 ; Poésie, musique et chanson, Arras, Artois Presses Université, 2009.
84 Éric Bordas, « La stylistique et la question de la valeur : l’enjeu théorique », Dans l’atelier du style. Du manuscrit à l’œuvre publiée, S. Bikialo et S. Pétillon éd., no 98 de La Licorne, 2012, p. 81.
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