Gramsci et l’Action française dans les écrits pré-carcéraux : une approche comparatiste
p. 199-219
Texte intégral
1L’histoire de l’Action française, sa popularité puis son déclin, font du mouvement de Charles Maurras un fait majeur pour la France des premières décennies du xxe siècle. Ses succès et ses déboires politiques sont de nature à intéresser un observateur tel qu’Antonio Gramsci. Impliqué dès le début de la Grande Guerre, dans la section turinoise du parti socialiste, avant de participer à la fondation du Parti communiste d’Italie à Livourne en 1921, il cherche à tirer enseignement des progrès de l’Action française pendant la guerre. Son attention à l’égard de l’école maurrassienne est significative dans le contexte italien où l’unité nationale est restée inachevée et où, après la guerre, le fascisme naît et progresse. En polémique constante avec les nationalistes italiens, Gramsci met en garde contre les rapprochements simplistes entre la France et l’Italie et s’essaie, pour rendre plus intelligible le contexte italien, à des comparaisons souvent méthodiques et précises.
2L’année 1926 est un tournant aussi bien pour l’Action française – qui, condamnée par le Saint-Siège en octobre, ne se remettra pas de ce désaveu papal – que pour Gramsci lui-même. Son emprisonnement peu après ne l’empêchera pas cependant de suivre avec vigilance et de commenter dans les lettres à ses proches l’évolution du courant maurrassien1. Mais il faut attendre février puis juin 1929 – soit les dates de la signature et de la ratification des accords du Latran – pour que Gramsci commence ses Cahiers de prison et cherche à y interpréter la signification historique de l’Action française. Comparé au Concordat italien2, l’événement de la condamnation de Maurras et de ses émules lui signale au-delà des Alpes un « bon laboratoire » de la politique vaticane dans son rapport aux nationalismes3.
3Avant de comprendre l’évolution de la hiérarchie catholique que cette crise révèle, Gramsci y voit un cas particulièrement instructif pour comprendre les curieuses synthèses idéologiques qui, en France et ailleurs, rejettent en bloc les idées modernes tout en s’y adaptant. L’Action française est une combinaison exemplaire d’un traditionalisme intransigeant et de procédés militants d’avant-garde adaptés aux exigences de la politique de masse4. Mouvement nationaliste « intégral », née en 1898 avec l’affaire Dreyfus et acquise au royalisme sous l’influence de Charles Maurras, l’Action française retient surtout l’attention de Gramsci par l’originalité de son organisation. Elle naît comme journal d’opinion, et sa pédagogie militante est articulée autour d’une doctrine qui mise sur la formation de ses membres et aspire à une véritable réforme intellectuelle. À la différence d’autres ligues nationalistes telles que la Ligue de la patrie française, l’Action française a un statut intermédiaire entre parti politique et « groupe de pression »5. Ce statut lui permet de critiquer de l’extérieur le système représentatif républicain tout en s’en servant. Ainsi Léon Daudet, une des figures majeures du mouvement, est-il élu député en 1919.
4« Éclairante et féconde » pour comprendre la diplomatie vaticane6, l’application à distinguer et à comparer les nationalismes français et italien s’impose à Gramsci bien avant la crise de 1926. Les réflexions sur l’Action française dans les Cahiers de prison, qui nécessitent une étude à part entière7, couronnent ainsi une élaboration patiente menée tout au long de sa carrière de journaliste. On s’attardera donc ici sur les occurrences de l’Action française dans la réflexion de Gramsci de la guerre jusqu’aux premières notes de prison pour assister à l’élaboration progressive de ses cadres d’analyses, éprouvés par les événements du tumultueux après-guerre.
5Gramsci ne cessera jamais de s’intéresser au mouvement maurrassien, et il lit jusqu’au bout son quotidien. Mais des années turinoises aux Cahiers de prison, son jugement évolue : alors qu’il reconnaît, dans ses contributions journalistiques, des qualités politiques à l’Action française et vante son habileté tactique, celui des Cahiers se fait plus sévère et condamne la posture de Maurras comme un « jacobinisme à l’envers »8. Maurras doit son succès à une critique de la modernité issue des Lumières, dont il est pourtant le produit. Toutefois, écrit aussi Gramsci, « du point de vue du type d’organisation l’Action française est très intéressante »9.
6Cette pluralité d’évaluations de l’Action française et de ses élites permet d’y trouver un cas emblématique de la circulation de la pensée de Gramsci entre chronique et théorie. Il s’agit ici d’observer comment une approche comparatiste permet à Gramsci de suivre le mouvement de l’histoire en vue d’une conceptualisation plus ample. La référence au mouvement maurrassien dans les écrits pré-carcéraux est l’occasion d’une polémique, d’abord avec les nationalistes italiens, qui se prolonge dans les premiers cahiers jusqu’en août 1930, mais également avec les militants socialistes acquis au positivisme – dont Maurras révèle, selon Gramsci, le caractère réactionnaire – et enfin avec l’Église, dans son rapport complexe à la démocratie et au pouvoir politique.
Le nationalisme de Maurras, du réalisme au jacobinisme « à l’envers »
7Gramsci prend soin d’éviter les rapprochements simplistes entre Italie et France. Au lendemain de la Grande Guerre, il évoque avant tout Maurras afin de distinguer son nationalisme, jugé réaliste, de la rhétorique des nationalistes italiens. Dans ses premiers cahiers de prison, une meilleure connaissance du mouvement monarchiste incite Gramsci à juger plus sévèrement Maurras. Le thème du nationalisme maurrassien n’est plus évoqué qu’en de rares et précoces occurrences pour décrire la genèse du nationalisme italien.
Le nationalisme maurrassien, un réalisme intraduisible en italien
8Dans le contexte du premier conflit mondial, Gramsci semble accorder au nationalisme maurrassien un certain crédit. Ses éloges, ignorant les spécificités du nationalisme décentralisateur de Maurras10, sont compréhensibles dans le cadre d’une vive polémique contre les nationalistes italiens. L’incommensurabilité entre nationalisme français et nationalisme italien transparaît déjà dans un article de l’Avanti! du 3 novembre 1916, consacré à Maurice Barrès. Le titre de l’article, « L’idée territoriale », exprime ce que Gramsci présente d’emblée comme un problème de traduction : l’idée nationale n’est pas une idée italienne, elle ne correspond à aucune réalité sémantique commune aux prolétaires italiens11.
9Ce renvoi à l’irréductibilité des contextes devient une constante du comparatisme gramscien. Lorsque, à partir de 1917, Boselli et Orlando cherchent à imiter le jacobinisme de Clemenceau, Gramsci se mobilise contre toute forme d’affiliation au modèle français. L’étude de l’Action française soutient alors son procès du nationalisme italien. Gramsci fait valoir les qualités politiques du mouvement monarchiste français pour mieux démontrer l’inconsistance historique, la superficialité rhétorique de ses imitateurs italiens. Ainsi, l’Action française est pour la première fois mentionnée dans l’article du 26 janvier 1918, paru dans Il Grido del Popolo, et portant sur la « fonction sociale du parti nationaliste » :
les nationalistes italiens ont trouvé en France (chez les écrivains de l’Action française et chez M. Barrès) leurs idées toutes faites. On a encore remarqué que les nationalistes italiens, chez qui l’inventivité n’abonde pas, ont souvent imité leurs amis-ennemis de France, même dans des initiatives particulières qui avaient leur raison d’être au-delà des Alpes, mais étaient complètement hors-sol en Italie.12
10L’Action française est ici un élément de comparaison au sein d’une étude différenciée de l’actualité franco-italienne et accuse les insuffisances du nationalisme italien. Gramsci souhaite démontrer l’originalité de l’une pour la soustraire à l’imitation de l’autre. La transposition des idées maurrassiennes dans le contexte italien aboutit à des principes abstraits qui ne reflètent rien des besoins concrets de l’Italie d’alors.
11Les références à l’Action française tendent ainsi à affirmer la singularité du contexte français, son irréductibilité à la vie politique italienne. À nouveau, dans un article du 20 avril 1918 du même journal, « République et prolétariat en France », Gramsci relaie le discours des monarchistes français, dont il semble partager les prémisses anti-démocratiques. Contrairement aux « idéologues abstraits » de la « République démocratique », l’Action française s’illustre par un souci d’adhérer à la réalité culturelle, économique, institutionnelle de la France. Gramsci loue, au-delà des qualités journalistiques de Maurras, le « réalisme anti-démocratique » de ce dernier face au despotisme des démocrates investis dans le projet de Société des Nations13. Le jacobinisme que Gramsci associe aux démocrates est, à ce stade de sa pensée, l’antithèse même du réalisme : « le jacobinisme est une vision messianique de l’histoire ; celui-ci parle toujours par abstractions, le mal, le bien, l’oppression, la liberté, la lumière, les ténèbres qui existent de façon absolue, générique »14. Contre une telle acception du jacobinisme, sur laquelle il reviendra dans les Cahiers, Gramsci paraphrase prudemment Maurras :
Chaque pays, dit-il [Maurras], a ses besoins. Chaque nation a son génie. Chaque histoire nationale représente un certain degré de développement qui n’est pas, nécessairement, celui de la nation voisine, si unies soient-elles par l’intérêt et par le cœur. Le langage politique, surtout dans les discours adressés à un vaste public populaire, reflète forcément ces conditions d’esprit, ces dispositions morales.15
12Gramsci retient de l’argumentaire nationaliste maurrassien l’idée que les histoires nationales impliquent des différences de « dispositions morales », et donc de langage, significatives16. C’est en effet pour se soustraire à la direction de l’Entente par les États-Unis et l’Angleterre qu’il exclut la possibilité de traduire leurs discours : « Traduits, écrit Maurras, leurs sermons restent lointains ». Ainsi, les Français ne peuvent comprendre « ce langage juridique et religieux dont se repaissent avidement les auditoires protestants, ce langage qui les entraîne et les stimule aux mesures de guerre et aux espérances victorieuses », et il ajoute que « le catéchisme de Wilson vaut pour les Américains qu’il entraîne, le catéchisme de Lloyd George pour les Anglais qu’il électrise. Il n’y a aucun motif de l’imposer ici »17. Gramsci s’inspire de cette « habile » relativisation culturelle des principes politiques anglo-américains pour disqualifier à son tour les argumentaires nationalistes italiens qui ne sont que de mauvaises traductions du nationalisme français. Pour Gramsci, le langage politique français, par les déterminations culturelles et historiques qui le constituent, ne peut pas être parlé en Italie. Mais cette opposition entre la France et l’Italie est relativisée dans ses premiers Cahiers à l’occasion d’une réévaluation du prétendu « réalisme » de Maurras.
Le jacobinisme « à l’envers » de Maurras et les nationalistes italiens
13Dans les articles de Gramsci journaliste, on trouve une acception péjorative de la notion de jacobinisme, identifiée à une conception intellectualiste de la politique. Le cahier 1, § 48 (écrit en février 1930) représente donc une avancée décisive lorsque, reniant l’opinion de 1918, Gramsci juge « ultra-réalistes » le langage et l’idéologie des jacobins et trouve au contraire erronée l’idée courante faisant de Maurras un réaliste, lui qui n’est autre qu’un jacobin « à l’envers » (« alla rovescia »). Fils des Lumières et du « stupide xixe siècle »18 qu’ils haïssent, plutôt que de la tradition ancestrale dont ils se réclament, les mythes du rationalisme maurrassien méprisent la réalité en niant l’impact de l’ère révolutionnaire (1789-1870) sur les consciences. Gramsci cesse ainsi de vanter l’enracinement historique concret du nationalisme français.
14Cet abandon de la référence à Maurras ou à l’Action française pour comprendre l’histoire du nationalisme italien se fait progressivement après quatre paragraphes qui s’étendent jusqu’en août 1930 (cahier 1, § 14 ; cahier 2, § 25 ; cahier 3, § 62 et § 82), dont aucun ne sera repris lors de la réécriture que Gramsci fait de ses premières notes. Le nationalisme est un aspect de la doctrine maurrassienne qui n’intéresse donc Gramsci qu’avant la maturation des grandes lignes théoriques de ses Cahiers.
15Ces quatre occurrences ont en commun de proposer une approche comparatiste des nationalismes français et italien. La première insiste à nouveau sur la sujétion des nationalistes italiens à l’égard de l’Action française en tournant en dérision le nationalisme « mesquin » de l’universitaire Fortunato Rizzi. Dans un article intitulé « Le romantisme français et l’Italie », ce dernier cherchait à identifier comme italiennes les thèses du nationaliste français Louis Reynaud19, se félicitant de trouver le nom de Manzoni en note de bas de page, au lieu de reconnaître l’influence évidente de Maurras. Rizzi, écrit Gramsci, « ignore que le livre de Reynaud est plus politique que littéraire, il ignore les propositions du nationalisme intégral de Maurras dans le champ de la culture et va chercher avec sa petite lanterne d’Italien mesquin les traces de l’Italie dans ce livre »20. La deuxième référence à Maurras va dans le même sens, en identifiant le rôle du chef monarchiste dans l’évolution du nationalisme italien. Cette note intitulée « Le nationalisme italien » distingue entre un premier nationalisme qui rassemblait des démocrates, des libéraux « et même des francs-maçons », puis un second nationalisme dont la doctrine est devenue plus précise « du fait d’un petit groupe d’intellectuels qui s’approprièrent les idéologies et les manières de raisonner sèches, impérieuses, pleines d’animosité et de suffisance de Charles Maurras : Coppola, Forges Davanzati, Federzoni ». Irrédentistes anti-français, ces nationalistes sont tributaires selon Gramsci d’un certain nationalisme français ; celui de Maurras21. Le troisième paragraphe sur la question appartient à la rubrique « Passé et présent » et porte sur « l’influence intellectuelle de la France ». Gramsci y dénonce le mimétisme des nationalistes italiens qui répètent la formule de Daudet sur le « stupide » xixe siècle, sans penser à la différence de portée que peut avoir un reniement du xixe siècle en France et en Italie. « Dans le système idéologique des monarchistes français cette formule est compréhensible et justifiée » car il s’agit de créer un « mythe de l’Ancien Régime », mais, ajoute-t-il, « pour les Italiens que signifie cette formule ? »22. La fortune de la phrase de Daudet est pour Gramsci un « exemple typique de sujétion aux courants intellectuels français ». De ces références contextuelles, Gramsci commence déjà à abstraire un problème politique plus général : « quel doit être, se demande-t-il, l’attitude d’un groupe politique innovateur à l’égard du passé, en particulier du passé le plus proche ? ». Il complexifie ainsi l’opposition binaire entre une politique concrète et une politique abstraite : désormais, les différentes lectures du passé rendent possible une infinité d’idéologies dont le succès politique repose sur la capacité à rallier les masses au moyen d’une pédagogie adéquate, « en maniant les perspectives et l’ordre des grandeurs ». Le caractère concret de la politique française consiste non pas à se conformer à une tradition française unique, mais à tirer parti de sa plurivocité pour fonder sa légitimité. Mais ce jugement est revu le mois suivant, dans le quatrième et dernier paragraphe sur le nationalisme maurrassien intitulé « Culture historique italienne et française ». Gramsci est passé, pendant l’été 1930, à un usage plus systématique de la catégorie de « populaire-national »23, qui lui sert ici à penser la « complexité et variété de l’histoire politique française des dernières 150 années »24. Cette réflexion lui permet de condamner les hagiographies nationales unilatérales comme celle de Maurras. Gramsci ne trouve plus dans le nationalisme intégral de Maurras un exemple de réalisme. L’émergence du « peuple-nation » résulte d’un processus récent qui a rompu la continuité dynastique. Dès lors,
toute tentative de ce genre apparaît aussitôt sectaire, artificielle, utopique, antinationale parce qu’elle est obligée de retrancher (ou de sous-évaluer) des pages ineffaçables de l’histoire nationale (voir la tendance actuelle de Maurras et l’indigente histoire de France de Bainville).25
16La France est aussi le produit de la Révolution et du xixe siècle ; nier cette réalité revient à embrasser une fiction historique. Les réactionnaires ne sont pas garants de la continuité culturelle puisqu’ils excluent une page irréversible de leur histoire. Les leaders de l’Action française ont perdu le monopole de la tradition et de la défense du « pays réel », car le nationalisme français excède selon Gramsci les « limites des partis proprement nationalistes » et n’a d’autre protagoniste que le « peuple-nation » français. L’élucidation gramscienne de la question nationale se déroulera désormais sans eux.
17Ainsi, du Grido del Popolo aux notes des Quaderni de l’été 1930, l’Action française sert moins, dans un premier temps, à comprendre le nationalisme français qu’à penser les mutations politiques et idéologiques qui affectent l’Italie. Mais, à mesure que Gramsci approfondit ses analyses de la vie politique française, le nationalisme de Maurras lui apparaît comme un système profondément irréaliste et hermétique à l’histoire du « peuple-nation » français.
Le positivisme, entre modernité et réaction
18La perspective sur le nationalisme voit évoluer parallèlement, à propos de l’Action française, un nouveau thème : la convergence entre le positivisme des monarchistes français et celui d’un certain socialisme italien. Cet amalgame soutient une polémique avec des militants socialistes dont Gramsci dénonce le positivisme obscurantiste. S’il est clair que le positivisme des théoriciens de l’Action française et celui de la Deuxième Internationale ont des sources et des orientations très différentes, Gramsci s’attache à en démontrer l’affinité philosophique réelle.
Un positivisme réactionnaire ?
19L’Action française est l’occasion pour Gramsci de renouveler une polémique – déjà engagée par Antonio Labriola en son temps – qui l’oppose, lui et une partie de sa génération, à l’héritage positiviste d’un plus vieux socialisme ; celui de Filippo Turati ou de la revue Critica sociale26. Le 19 octobre 1918, Gramsci s’attaque à cette génération dans un article intitulé « Mystères de la culture et de la poésie »27. Le titre, inspiré par sa lecture de Marx et d’Engels et par leur campagne de La Sainte Famille contre les frères Bauer et le cercle de Berlin28, parodie les tendances mystiques et l’ignorance des adeptes de Comte29. Les « mystères » en question sont ceux qu’entretient un journalisme plus enclin au lyrisme qu’à l’analyse politique. Plus précisément, Gramsci réagit à une intervention de la camarade Cristina Bacci, secrétaire du cercle féminin de la section socialiste de Ravenne. Cette enseignante, mariée au futur député Giovanni Bacci, président de la société administrative de l’Avanti!, avait publié dans le numéro du 13 octobre de La Difesa delle lavoratrici30, un poème dont le titre énigmatique, « Brivido arcano » (« Frisson secret ») et les connotations religieuses engagèrent Gramsci dans une polémique s’inspirant de la Sainte Famille. Pour discréditer ce socialisme d’inspiration positiviste, Gramsci cherche à démontrer la parenté du socialisme positiviste avec les doctrines les plus réactionnaires, à commencer par celle de l’Action française. Ce poème opposait d’un côté les ennemis de la science en général, parmi lesquels n’était nommé que Léon Daudet, l’un des chefs de l’Action française, et de l’autre « l’alma scuola », élogieuse périphrase pour désigner l’école philosophique d’Auguste Comte. Cristina Bacci était une militante engagée pour la défense des droits des femmes – à l’instar d’Anne Kuliscioff – et, sur la ligne de la Deuxième Internationale, une fervente positiviste31. Sans s’attarder sur les différences qui séparent Daudet et Comte, Gramsci insiste plutôt sur l’affinité entre leurs pensées et reproche à Cristina Bacci de se méprendre sur la doctrine de l’Action française qui, loin de mépriser la science, se l’est en réalité appropriée pour rendre le positivisme présentable aux militants catholiques. Pour corriger ce qu’il juge être une grossière erreur, Gramsci propose un exposé des idées de Daudet et plus généralement de l’Action française, en soulignant la double confession du mouvement, catholique et positiviste. Farouchement antibergsoniens, les militants de l’Action française sont bel et bien des adeptes d’Auguste Comte. Cristina Bacci trahit donc, selon Gramsci, l’insuffisance de sa culture et de sa méthode, fondées sur des « informations vagues, confuses, erronnées »32.
20La virulence déployée contre cette militante n’est compréhensible que dans le contexte de la guerre continue de Gramsci contre le positivisme. L’indistinction de son jugement qui révoque sous un même nom la philosophie de Comte, la doctrine de Maurras et le socialisme de la Deuxième Internationale traduit la vigueur de la « grande coalition positiviste » qui se forme en Italie avant même que le positivisme ait pu, comme en France, y prendre racine33. En effet, lorsque Roberto Ardigò publie, entre 1891 et 1898, sa trilogie qui constitue l’apogée de la production scientifique positiviste en Italie, ce courant fait déjà l’objet en France d’un fort rejet, à travers des charges aussi massives que l’Essai sur les données immédiates de la conscience de Bergson, en 1889, ou la thèse de Maurice Blondel, L’Action, en 1893. Essuyant coup sur coup les critiques de ses détracteurs français et italiens, le positivisme ne connaît pas en Italie la même fécondité qu’en France. Utilisée pour justifier une « naturalisation biologico-métaphysique des phénomènes historiques et sociaux », la pensée de Comte y reste fondamentalement méconnue34.
21La participation de Gramsci au procès du positivisme est encouragée par des préoccupations propres. Pour lui, la teneur réactionnaire de la philosophie de Comte ne fait aucun doute, et son affinité naturelle avec la conception catholique de l’ordre social est fatale :
Le positivisme – de pure continuation et organisation logique de la méthode expérimentale et positive de recherche dans les sciences, comme il aurait dû être – a voulu devenir une doctrine de l’être et de la connaissance. Il s’est dénaturé, en devenant une métaphysique et une mystique : le dualisme catholique entre l’esprit humain et le Dieu inconnaissable qui transcende cet esprit, […] renaît dans le positivisme selon un même schéma […]. On comprend qu’un catholique puisse être aussi positiviste : un saupoudrage de pseudo-science sur les doctrines traditionnelles, et Dieu s’identifie avec la Nature, sans que la conception idéale originaire en soit affectée de façon significative.35
22La philosophie positiviste, en dépit de son progressisme professé, est donc devenue selon Gramsci le verni scientifique du catholicisme, par l’intermédiaire des intellectuels de l’Action française. En taxant Daudet d’obscurantisme, la féministe de Ravenne trahit, pense Gramsci, son propre dilettantisme intellectuel et militant.
Le positivisme de l’Action française contre celui des sociologues
23Avant d’approfondir les observations sur l’Action française et la question catholique, nous pouvons nous arrêter sur les dynamiques idéologiques que le désaccord entre Cristina Bacci et Gramsci révèle. La collusion entre catholicisme et positivisme est pour Gramsci une évidence, qu’il réaffirme tout au long des Cahiers. Cette conviction, bien qu’elle ne soit pas sans fondement, masque l’hétérogénéité idéologique entre le Comte de Maurras et celui des socialistes tant français qu’italiens et suggère que Gramsci ignore la postérité plus large du positivisme en France.
24L’Action française s’est bel et bien ralliée à la philosophie de Comte par l’intermédiaire de Maurras qui, après l’avoir désavouée, la propose à ses lecteurs en 1891, à l’occasion d’une série d’articles publiés dans La Réforme sociale, revue conservatrice d’économie sociale fondée par Frédéric Le Play, l’un des pionniers de la sociologie en France. À l’attention du lectorat principalement catholique de cette revue, Maurras affirmait que « le catholique le plus timoré ne trouverait rien à redire à la philosophie de Comte pour tout ce qui tient aux choses de la terre »36.
25Cette alliance de la religion avec la conception positiviste de la science en France est, comme l’a vu Gramsci, le symptôme d’une tendance qui concerne également l’Italie. Dans le sillage de l’encyclique Aeterni Patris du pape Léon XIII (1879), en effet, les catholiques italiens en ce début de xxe siècle s’appliquent à concilier autant que possible théologie et science moderne, foi et savoir, à l’exemple des néo-scolastiques proches du père Agostino Gemelli. Gramsci prêtera une grande attention à ces expérimentations intellectuelles dans les Cahiers. La synthèse que propose Maurras entre traditionalisme et science est donc révélatrice d’une recomposition des équilibres intellectuels. La curiosité que Gramsci manifeste à son égard ne sera jamais démentie : on retrouve parmi les archives gramsciennes des fragments découpés du quotidien de l’Action française datant de janvier et février 1936, alors que Gramsci vit ses derniers mois à la clinique Quisisana. Les pages sélectionnées contiennent un dossier consacré à Paul Bourget, dans lequel figure un article de Thierry Maulnier, intitulé « Le biologiste social », qui présente élogieusement le romancier comme l’instigateur d’une méthode sociologique d’avant-garde. Cette curieuse synthèse entre conservatisme et modernité scientifique retient donc jusqu’au bout l’attention de Gramsci.
26Cette évolution signalée par Gramsci complexifie donc bien l’opposition esquissée par Cristina Bacci entre positivisme et Action française ; mais en insistant à des fins polémiques sur leur convergence, Gramsci tend aussi à confondre, sous une notion vague du positivisme, le Comte de Maurras et le Comte des socialistes progressistes. La haine de la science que Cristina Bacci prête à Daudet renvoie pourtant à un antagonisme réel ayant pour enjeu la valeur de la modernité, conçue comme une corruption par les uns, comme un progrès par les autres. Cet antagonisme oppose dès l’orée du xxe siècle bon nombre d’intellectuels proches de l’Action française aux théoriciens positivistes de la IIIe République. Sur le terrain universitaire, cette méfiance à l’égard des nouvelles sciences d’inspiration comtienne se traduit par une véritable campagne contre la Nouvelle Sorbonne, siège de l’école durkheimienne et de la nouvelle discipline, la sociologie, qu’elle est parvenue à imposer. Les vagues de conversions d’intellectuels français au catholicisme entre la fin du xixe siècle et le milieu des années 1930 ont été interprétées d’abord comme une réaction antimoderniste face au sentiment d’une menace positiviste, incarnée par le triomphe académique du paradigme scientifique et objectiviste. Le succès de l’Action française dans les milieux intellectuels littéraires tient, selon Gisèle Sapiro, à ce que Maurras offre une justification au sentiment de dépossession de cette élite littéraire déclinante37. Henri Massis, par exemple, que les Cahiers de prison mentionnent comme un proche de Maurras38, compte bien parmi les ennemis les plus acharnés du positivisme étendu aux humanités. Sa campagne des années 1910, connue sous le nom d’« enquête d’Agathon », son pseudonyme, a pour cible les méthodes d’étude d’inspiration positiviste, qui menacent à son sens la culture humaniste classique. L’engagement des monarchistes, qui se réclament pourtant de Comte, contre l’institutionnalisation de la sociologie, discipline qui en est également héritière, incite à voir dans le positivisme une tradition plurielle, plutôt qu’un bloc réactionnaire monolithique.
27Gramsci ne prend pas acte de cette différence culturelle avec la France, marquée en profondeur par la pensée de Comte. Plus généralement, il ne semble pas avoir mesuré « l’ambivalence » caractéristique des intellectuels de droite face à l’école française de sociologie39 : des tentatives pour concilier positivisme et catholicisme ont bien lieu sur le plan doctrinal, chez Maurras notamment, mais, en pratique, les intellectuels proches de l’Action française sont nombreux à condamner radicalement le prolongement que cette philosophie trouve dans la sociologie, discipline qui met en péril le statut de toute une catégorie d’universitaires, désormais suspectés de « dilettantisme » et « d’improductivité »40.
28Il serait intéressant de situer la critique gramscienne de la sociologie par rapport à cette opposition frontale entre un paradigme objectiviste, celui des sociologues, et un paradigme littéraire subjectiviste, l’humanisme anti-scientiste. Gramsci ne prend pas acte de ces dynamiques socio-intellectuelles, peut-être parce que les tensions politiques qui traversent l’université, française ou italienne, l’intéressent bien moins que l’actualité de l’institution catholique, dont le sort de l’Action française va fournir une clé d’intelligibilité essentielle.
L’Action française et les arcanes de la diplomatie du Saint-Siège
29La condamnation de l’Action française par le Vatican est considérée comme un tournant du pontificat de Pie XI et annonce une profonde transformation du rapport de l’Église catholique aux États41. C’est également pour Gramsci une étape essentielle, grâce à laquelle sa conception du catholicisme comme projet hégémonique autonome se précise. Un article de L’Unità, publié et probablement rédigé par Gramsci42, révèle que l’importance de l’événement ne lui échappe pas et dégage les implications italiennes de cet épisode d’actualité française.
30L’article en question, paru le 7 octobre 1926, soit quelques jours avant l’arrestation de Gramsci, réagit à la lettre d’avertissement adressée par le cardinal Andrieu, archevêque de Bordeaux, aux dirigeants et membres de l’Action française et déjà mentionnée par Gramsci le 18 septembre. Rédigée en collaboration étroite avec la nonciature et parue le 27 août 1926 dans la revue du diocèse de Bordeaux, cette lettre reproche à l’Action française d’empiéter sur les prérogatives du magistère romain sur les questions doctrinales et d’exercer une emprise sur la jeunesse43. Les dirigeants monarchistes y sont désignés comme des « catholiques par calcul et non par conviction » qui dévoient la doctrine catholique en soutenant en son nom que la société est « régie comme l’homme par des lois physiques qui excluent la moralité, puisqu’elles empêchent l’exercice de la liberté » ; ainsi, « l’humanité est divisée en deux classes ou plutôt deux règnes : l’homme non lettré que le maître de cette école appelle l’imbécile dégénéré et l’élite des hommes instruits ». Le cardinal exclut donc toute forme de convergence entre la philosophie conservatrice de Maurras, son inspiration positiviste et la foi catholique. Dès lors, Gramsci devine la portée de la crise qui se prépare et éclate au cours des mois suivants. La lettre du cardinal Andrieu retient son attention d’abord pour ses implications sociales. Le 18 septembre 1926, en réponse à un journaliste traitant les ouvriers d’« êtres inférieurs », Gramsci conseille, « au moins pour un usage politique », de lire « la lettre récente du cardinal de Bordeaux approuvée par le pape »44. Au même moment en France, L’Action française publie une série d’articles protestant contre les accusations du cardinal. Face au refus des maurrassiens de se soumettre, à la demande du pape Pie XI, les consulteurs de la Sacrée Congrégation du Saint-Office se réunissent et ajoutent aux œuvres de Maurras, déjà mises à l’Index en 1914, le quotidien du mouvement. Le 29 décembre 1926, le décret du Saint-Office est publié dans le « journal officiel du Vatican », Acta apostolicae sedis, qui confère à la condamnation une portée universelle45. Cette intervention inattendue du pape dans la vie politique française sème le trouble parmi les catholiques, partagés entre l’obéissance au pape et la sympathie pour l’Action française.
31Dès septembre, Gramsci entrevoit les données d’un problème qui va amplement occuper sa réflexion en prison : que recouvre l’apolitisme prétendu de l’Église catholique ? Qu’est-ce que cet agnosticisme politique implique dans le rapport de l’Église aux États nationaux ? On voit bien là comment l’attention à un contexte national non italien permet à Gramsci de problématiser l’actualité italienne, et plus particulièrement d’interroger la portée du rapprochement du régime avec l’Église.
32La lecture politique des faits et gestes de Pie XI à laquelle Gramsci se livre dans son article du 7 octobre rejoint les préoccupations qui animent la revue néo-protestante Conscientia entre 1922 et 192646. On peut en effet remarquer la continuité entre les remarques de Gramsci et l’analyse proposée en première page de l’un des derniers numéros, celui du 2 octobre 1926 intitulé « Maurras » et signé G. G. – c’est-à-dire Giuseppe Gangale, fondateur avec Piero Chiminelli de la revue –, appliqué à rendre compte du culte païen de l’État (« statolatria »), que promeut le leader monarchiste.
Maurras, écrit Gangale, avec sa pléiade [est] un homme de lettres qui a une expérience réfléchie et historiciste de la foi, et Andrieu illustre la mentalité transformiste réformiste prompte aux compromis [qui] n’ignore pas l’époque moderne et s’y adapte.47
33L’opposition que Gangale formule entre l’intransigeance maurrassienne et l’esprit de compromis du cardinal Andrieu se retrouve cinq jours plus tard dans l’article de Gramsci pour L’Unità que l’on vient d’évoquer. Intitulé « L’opportunisme et l’adaptabilité de l’Église catholique, les rapports avec les nationalistes français », il souligne dans la condamnation de l’Action française par le Vatican une contradiction manifeste. L’Église désavoue le maurrassisme au nom de principes humanistes et présente la doctrine catholique comme incompatible avec le nationalisme, l’étatisme, le conservatisme social :
Ces théories sont le fondement de tous les nationalismes et de tous les absolutismes. L’Église les condamne. Elle enseigne que l’homme et la société sont modifiables, donc perfectibles, et en cela consiste la théorie démocratique du progrès. L’Église nie la division des hommes en deux classes immuables et incomparables ; elle nie la raison d’État ; elle nie l’absolue prévalence de l’État sur l’individu.48
34Or cette apparente convergence du pape avec une philosophie sociale progressiste et démocratique a lieu en 1926, l’année même où, en Italie, Pie XI et Mussolini entrent en concertation, tandis que le Partito Popolare, qui avait permis avec Luigi Sturzo l’entrée des catholiques dans le jeu démocratique italien, perd peu à peu le soutien de la hiérarchie. Mais c’est en France seulement, et non en Italie, que l’Église dénonce l’instrumentalisation de la religion à des fins politiques. « Vous ne connaissez pas d’autres partis, peut-être d’autres pays à qui ces considérations peuvent très bien s’appliquer ? » : Gramsci invite ainsi le lecteur italien à saisir l’analogie entre les deux contextes, français et italien, afin de cerner le sens politique des interventions du pape contre l’asservissement de la religion à l’État. Très opportunément, l’Église brandit ces principes humanistes pour se désolidariser d’un parti, l’Action française, qui détourne les catholiques des institutions politiques françaises et les condamne à rester en marge de la vie nationale. Un peu plus tard en prison, Gramsci observera comment, en effet, l’intervention de Pie XI est parvenue à détourner de l’Action française les intellectuels catholiques originellement acquis aux idées de Maurras, à commencer par Jacques Maritain et son entourage. Avant son emprisonnement, Gramsci se procure le texte publié par le philosophe thomiste en 1926 pour défendre les idées politiques de Maurras : Une opinion sur Charles Maurras et le devoir des catholiques49. Mais dès janvier 1928, Gramsci observe que Maritain, en qui il voit le « chef reconnu des intellectuels orthodoxes », a abandonné Maurras. Puisque « ces intellectuels se sont séparés d’eux », conclut-il, « l’isolement des monarchistes doit avoir progressé »50. Afin d’étudier ces dynamiques, Gramsci se constitue en prison une solide bibliographie qui révèle toute l’importance des rapports de force au sein du catholicisme, irréductible selon lui à un appareil idéologique monolithique51.
35L’intransigeance doctrinale à l’égard des monarchistes maurrassiens correspond, pour Gramsci, à une Realpolitik concrète, que les premières notes de prison vont approfondir52. « C’est si vrai, renchérit-il dans L’Unità, qu’à d’autres partis d’autres pays qui pareillement s’inspirent de ces doctrines, le Vatican ne déclare pas la guerre »53. En effet, le Vatican ne déclare la guerre ni au parti ni au régime fasciste. Il se contente de répéter « bien plus en sourdine ses réserves doctrinales », et « en pratique aide et exalte le régime aristocratique monarchiste qui subordonne tout à la raison de son État, qui annule l’individu, qui a la force pour seule justification et seule arme ». Enfin, il signe avec l’État fasciste les accords du Latran, le 11 février 1929, ratifiés le 7 juin.
36En synchronie parfaite avec ces événements, Gramsci formule en prison son projet d’écriture le 8 février de la même année et entame la rédaction au mois de juin, comptant parmi les enjeux de sa recherche celui de comprendre ce que les compromis du catholicisme en France signifient pour l’Italie : « Je ne sais pas, écrit-il à Tatiana le 7 avril 1930, si tu as réussi à saisir toute l’importance historique que le conflit entre le Vatican et les monarchistes français a pour la France : il correspond, dans une certaine mesure, à la réconciliation italienne »54.
37L’analogie franco-italienne esquissée dans l’article d’octobre 1926 se trouve ainsi explicitée. Gramsci prend dès lors la mesure du projet hégémonique que recouvrent ces apparentes contradictions de la diplomatie vaticane. L’un des objectifs des Cahiers sera d’en rendre compte.
Conclusion
38Les réflexions du jeune Gramsci sur l’Action française permettent de voir se dessiner et s’étoffer, à l’orée des Cahiers, la définition des tendances idéologiques que la philosophie de la praxis entend dépasser : le nationalisme, qui nie la réalité du devenir historique ; le positivisme, qui aboutit à une nouvelle métaphysique garante de la conservation de l’ordre social ; le catholicisme, une idéologie politique à part entière, dont l’affaire Maurras révèle la complexité.
39Dans les trois cas, décisif est le choix d’une perspective analogique permettant de dégager le sens que peut avoir pour l’Italie la vie politique française. Comme nous l’avons vu, ce comparatisme n’est pas toujours fécond : il l’est lorsque l’analyse simultanée des deux contextes permet de dépasser la croyance en une légitimité spéciale du nationalisme français pour tenir un discours sur le nationalisme en général. Il l’est moins sur la question du positivisme, car il ne fait pas suffisamment droit à la différence des contextes français et italien du point de vue de l’institutionnalisation de la sociologie positiviste et de son affinité en France avec le socialisme55.
40Mais les déboires de l’Action française mettent Gramsci, dès septembre 1926, à la veille de son arrestation, sur la voie d’une étude féconde : celle du potentiel hégémonique de la diplomatie et des stratégies de mobilisation des masses du Vatican. S’écartant d’une compréhension trop binaire du rapport de l’Église à la modernité, Gramsci étudie de très près cette tumultueuse confrontation. Il se propose d’interpréter l’« apparente schizophrénie » qui semble caractériser le rapport de l’institution romaine à l’autorité des États56.
41Les allées et venues entre une logique de différenciation et une logique de rapprochement de l’Action française avec la vie politique italienne, relativement à des contextes déterminés, permettent à Gramsci de définir le cadre des analyses qu’il consacrera à l’Action française dans les Cahiers de prison. L’intervention pontificale l’a alerté sur la nécessité d’inscrire son étude dans une réflexion plus vaste sur le monde catholique. Les réflexions de Gramsci journaliste donnent forme, dans les Cahiers, à une analogie franco-italienne complexe et prudente explorant, d’une part, l’équilibre ternaire entre progressisme des « modernistes », conservatisme des « intégristes » et centrisme des « jésuites » et, d’autre part, les rapports de force qui polarisent la gauche italienne. Charles Maurras sert ainsi à penser la ligne politique d’Amadeo Bordiga aux cahiers 1 et 13, dans le cadre d’une analyse différenciée de certaines dynamiques politiques récurrentes57. L’analogie a été préparée par les articles consacrés au leader monarchiste tout au long des années 1910-1920. La définition des impasses politiques que sont pour Gramsci l’abstentionnisme intransigeant ou le centralisme bureaucratique pratiqués par Bordiga, prolonge les réflexions consacrées d’abord à Maurras. L’analyse mise en œuvre dans les revues prépare ainsi la démarche plus réflexive des Cahiers. La genèse jamais achevée des concepts, extraits du terreau historique et sans cesse remis à l’épreuve de l’actualité, illustre la dynamique propre de l’épistémologie gramscienne.
Notes de bas de page
1 Voir notamment la lettre du 30 janvier 1928 dans laquelle Gramsci décrit l’isolement progressif de l’Action française, abandonnée même par les intellectuels qui avaient pris sa défense, comme Jacques Maritain, dans LC, p. 152-153.
2 LC, p. 323, Gramsci souligne dans une lettre du 7 avril 1930 à sa belle-sœur Tatiana « l’importance historique que le conflit entre le Vatican et les monarchistes français a pour la France » ; conflit qui « correspond, dans une certaine mesure, à la réconciliation italienne. C’est la forme française d’une conciliation profonde entre l’État et l’Église ».
3 J. Prévotat dir., Pie XI et la France. L’apport des archives du pontificat de Pie XI à la connaissance des rapports entre le Saint-Siège et la France, Rome, École française de Rome, 2010. L’ouverture des archives vaticanes en 2006 a suscité un regain d’attention à l’égard de l’affaire. Voir aussi dans le même ouvrage, J. Prévotat, « Le rôle des nonces dans la condamnation de l’Action française (1926-1928) », p. 157-181 ; M. Della Sudda, « Les transformations de l’exercice de l’autorité épiscopale dans l’Église catholique en France à la lumière de la condamnation de l’Action française », Genèses, vol. 3, no 88, 2012, p. 68-88.
4 Sur l’Action française, voir V. Nguyen, Aux origines de l’Action française. Intelligence et politique à l’aube du xxe siècle, Paris, Fayard, 1991 ; M. Sutton, Nationalism, Positivism and Catholicism. The Politics of Charles Maurras and French Catholics (1890-1914), Cambridge / New York, Cambridge University Press, 1982 ; J. Prévotat, Les catholiques et l’Action française. Histoire d’une condamnation (1899-1939), Paris, Fayard, 2001.
5 O. Dard, « La part de la Ligue dans l’identité et le rayonnement de l’Action française », Le phénomène Ligueur sous la IIIe République, O. Dard et N. Sévilla dir., Metz, Centre régional universitaire lorrain d’histoire, 2008, p. 152-176.
6 J. Prévotat conclut son étude en suggérant qu’une « comparaison avec le traitement réservé à d’autres mouvements nationalistes ou au régime fasciste », serait « éclairante et féconde » (« Le rôle des nonces dans la condamnation de l’Action française (1926-1928) », art. cité, p. 181).
7 Nous renvoyons dans le présent volume à la contribution de N. Gaboardi, « À partir de l’Action française. L’activité de l’irrationnel dans l’histoire ».
8 QC 1, § 48.
9 Ibid.
10 M. Sutton, Nationalism, Positivism and Catholicism. The Politics of Charles Maurras and French Catholics (1890-1914), ouvr. cité, p. 41-45.
11 Sur la traduction dans la pensée de Gramsci, voir R. Descendre et J.-C. Zancarini, « De la traduction à la traductibilité : un outil d’émancipation théorique », Laboratoire italien, no 18, 2016. En ligne : [https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/laboratoireitalien/1065].
12 A. G[ramsci], « La fonction sociale du parti nationaliste », CF, p. 598-601.
13 L’éloge que Gramsci fait de la pièce de Péguy de 1910, Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, dans l’Avanti! du 6 mai 1916, illustre cette communion d’aspirations et de références qui semble, à l’orée du xxe siècle, confondre droite et gauche dans une même recherche de fondements politiques concrets. Jeanne d’Arc, icône du mouvement réactionnaire, figure aux yeux de Gramsci « l’exaltation de la France populaire, provinciale qui donnait à la nation ressuscitée une force nouvelle » (« Charles Péguy et Ernest Psichari », CT, p. 291-292).
14 « La politique du “si” », NM, p. 149.
15 A. G[ramsci], « République et prolétariat en France », CF, p. 836-843. Nous traduisons la version italienne que donne Gramsci de cette déclaration de Maurras : « Chaque pays a ses besoins, chaque nation a son génie, chaque histoire nationale représente un certain degré, un certain stade de développement qui n’est pas, de toute nécessité, le stade et le degré de la nation voisine, si proche soit-elle par le cœur ou par l’intérêt. Le langage politique, surtout quand il est oratoire et s’adresse à un vaste public populaire, reflète forcément ces états d’esprit, ces dispositions morales » (C. Maurras, « La politique. II. En France et hors de France », L’Action française, 10 mars 1918, a. 11, no 69, p. 1).
16 « Maurras est habile : l’Amérique et l’Angleterre participent de cette tradition du protestantisme, pour cette raison, il ne veut pas que l’on confonde les objectifs de guerre et de paix des différents États de l’Entente, il ne veut pas que l’on imite le langage de Wilson et de Lloyd George » (A. G[ramsci], « République et prolétariat en France », art. cité, p. 836-843). Maurras fait contrepoint à l’intellectuel catholique italien, Filippo Crispolti, qui présentera quelques mois plus tard la victoire de l’Entente comme la « victoire du christianisme (sans adjectifs) contre le luthéranisme autoritaire », sans égards pour le « pur calvinisme » du président Wilson : Gramsci reprendra à son compte, pour lui répondre, l’insistance de Maurras sur l’hétérogénéité entre calvinisme wilsonien et tradition catholique dans « Les catholiques italiens », Avanti!, 22 décembre 1918, NM, p. 455-460.
17 C. Maurras, « La politique. II. En France et hors de France », art. cité, p. 1.
18 Gramsci reprend, par cette formule, le titre de l’ouvrage de Léon Daudet, Le stupide xixe siècle. Exposé des insanités meurtrières qui se sont abattues sur la France depuis 130 ans (1789-1919), Paris, Nouvelle librairie nationale, 1922.
19 L. Reynaud, Le romantisme. Ses origines anglo-germaniques, influences étrangères et traditions nationales. Le réveil du génie français, Paris, Armand Colin, 1926. Gramsci n’a vraisemblablement pas eu d’accès direct à ce texte.
20 QC 1, § 14, p. 10-12.
21 QC 2, § 25, p. 181-182.
22 QC 3, § 62, p. 340-342.
23 R. Descendre, « Le concept de ‘‘national-populaire’’ », Chroniques italiennes, no 36, 2018, p. 244-254, voir en particulier p. 248.
24 QC 3, § 82, p. 361-363.
25 Ibid., p. 361.
26 Sur les distances de Gramsci et de sa génération à l’égard du positivisme et des « sociologismes » de leurs aînés socialistes, voir P. Togliatti, « Pensatore e uomo d’azione », Scritti su Gramsci, Guido Liguori dir., Rome, Editori Riuniti, 2001, p. 136-137.
27 « Misteri della cultura e della poesia », Il Grido del Popolo, 19 octobre 1918, dans la rubrique « Idee e fatti », NM, p. 346-350.
28 Bien qu’à ce stade de sa formation Gramsci n’ait qu’une connaissance limitée des textes de Marx et Engels, il a bien lu le célèbre pamphlet avant le 12 janvier 1918, comme le soulignent L. Paggi (Gramsci e il moderno principe I, Rome, Editori Riuniti, 1970, p. 18), F. Giasi (« Marx nella biblioteca di Gramsci », Marx et Gramsci. Filologia, filosofia e politica allo specchio, A. Di Bello dir., Naples, Liguori Editore, 2011, p. 55-66) et F. Izzo (« Marx dagli scritti giovanili ai Quaderni », Marx et Gramsci. Filologia, filosofia e politica allo specchio, ouvr. cité, p. 81-92).
29 Avec le mot « mystère », Marx et Engels parodiaient en effet la vacuité politique et l’érosion du sens critique des néo-hégéliens qui s’étaient auto-proclamés « affranchis », à partir d’une étude des Mystères de Paris d’Eugène Sue, dans K. Marx et F. Engels, La Sainte Famille, ou Critique de la critique critique. Contre Bruno Bauer et consorts, E. Cogniot trad., Paris, Éditions sociales, 1969, p. 180-235.
30 Nous remercions Marialuisa Righi, de la Fondazione Gramsci, pour ces éléments de contextualisation.
31 Sur cette association entre positivisme et mysticisme, voir L. Mangoni, Una crisi fine secolo. La cultura italiana e la Francia fra Otto e Novecento, Turin, Einaudi, 1985.
32 « Misteri della cultura e della poesia », art. cité, p. 350.
33 B. Bobbio, Profilo ideologico del Novecento italiano, Turin, Einaudi, 1986, p. 7-8.
34 Auguste Comte reste d’ailleurs en Italie un « philosophe plus nommé que lu » (F. Barbano et G. Sola, Sociologia e scienze sociali in Italia (1861-1890), Milan, Franco Angeli Libri, 1985, p. 21 et p. 42-45).
35 « Misteri della cultura e della poesia », art. cité, p. 347.
36 C. Maurras, cité par M. Sutton, Nationalism, Positivism and Catholicism. The Politics of Charles Maurras and French Catholics (1890-1914), ouvr. cité, p. 15.
37 G. Sapiro, « Défense et illustration de “l’honnête homme”. Les hommes de lettres contre la sociologie », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 153, no 3, 2004, p. 11-27.
38 QC 7, § 195, p. 837.
39 W. Lepenies, Les trois cultures. Entre science et littérature, l’avènement de la sociologie, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1990, p. 78.
40 G. Sapiro, « Défense et illustration de “l’honnête homme”. Les hommes de lettres contre la sociologie », art. cité, p. 21.
41 J. Prévotat, Les catholiques et l’Action française, Paris, Fayard, 2001.
42 Pour l’attribution à Gramsci de l’article « L’opportunismo e l’adattabilità della chiesa cattolica, i rapporti con i nazionalisti francesi », paru dans L’Unità – revue que Gramsci dirige alors – du 7 octobre 1926 (anno III, no 238, 7 octobre 1926, p. 2), nous remercions Francesco Giasi, de la Fondazione Gramsci.
43 L’Osservatore Romano du dimanche 5 septembre 1926 publie cette lettre en première page, ainsi que la lettre d’approbation du pape, datée du 5 septembre 1926 et publiée en première page le mercredi 8 septembre ; voir J. Prévotat, « La condamnation de l’Action française par Pie XI », Achille Ratti pape Pie XI, Rome, École française de Rome, 1996, p. 359-395, en particulier p. 374. Nous citerons le texte dans sa version française originale : P.-P. Andrieu, « Lettre du cardinal Andrieu, archevêque de Bordeaux, sur l’Action française », Aquitaine, semaine religieuse de Bordeaux, 27 août 1926, n. p.
44 « Gli operai alla direzione delle industrie. (Noterelle per la “Tribuna”) », L’Unità, 18 septembre 1926, CPC, p. 328-331.
45 En décidant, contre la procédure habituelle, de signer lui-même le décret, Pie XI révèle son intention de renforcer la centralisation dans le gouvernement de l’Église et d’encadrer plus strictement l’épiscopat, voir M. Della Sudda, « Les transformations de l’exercice de l’autorité épiscopale dans l’Église catholique en France à la lumière de la condamnation de l’Action française », Genèses, art. cité, p. 72-74.
46 Gramsci évoque dans ses Cahiers les publications de cette revue autour de l’idée de « réforme intellectuelle et morale », entre 1920 et 1925, QC 3, § 40.
47 G. Gangale, « Maurras », Conscientia, vol. 5, no 38, 2 octobre 1926, p. 1.
48 « L’opportunismo e l’adattabilità della Chiesa. I rapporti con i nazionalisti francesi », art. cité.
49 Gramsci cite ce plaidoyer en mars 1929 parmi les titres des livres qu’il possède à Rome (LC, p. 247), puis au QC 1, § 106, où il le résume et le commente à partir d’une recension par Jacques Vialatoux dans la Chronique sociale de France.
50 LC, p. 152-153. Le parcours de Maritain est bien marqué en 1927 par le tournant anti-maurrassien qu’observe Gramsci, consacré par son ouvrage Primauté du spirituel (1927).
51 Parmi les nombreuses sources dont Gramsci dispose pour étudier l’Action française en prison, figure le dossier réalisé par Nicolas Fontaine (pseudonyme de Louis Canet), Saint-Siège, « Action française » et « Catholiques intégraux ». Histoire critique suivie, entre autres documents, d’un Mémoire sur le « Sodalitium Pianum » et de la « Lettre du Gouverneur Smith », Paris, Gamber, 1928 (Fonds Gramsci).
52 « La politique du Vatican ne veut plus s’“abstenir” des affaires internes françaises ; mais le Vatican est plus réaliste que Maurras et conçoit mieux la devise “politique d’abord” » (Cahier 1, § 48 A, février-mars 1930).
53 « L’opportunismo e l’adattabilità della Chiesa. I rapporti con i nazionalisti francesi », art. cité.
54 LC, p. 323.
55 Le débat napolitain de 1905 sur la fonction de la sociologie a contribué à fermer pendant longtemps les portes de l’institution universitaire en Italie à cette discipline d’ascendance positiviste ; voir F. Barbano et G. Sola, Sociologia e scienze sociali in Italia, ouvr. cité, p. 19. L’affirmation en France de l’école durkheimienne est une réalité tout à fait différente. À ce sujet, voir F. Brahami, « L’affect socialiste du positivisme. Auguste Comte, le socialisme “politique” et le prolétariat », Incidence 11. Le sens du socialisme. Histoire et actualité d’un problème sociologique, F. Callegaro et A. Lanza dir., Paris, Le Félin, 2015, p. 59-77.
56 L’ambiguïté du pontificat de Pie XI dont Gramsci rend compte illustre une étape importante pour la définition du rapport de l’Église aux droits de l’homme. À ce sujet, voir D. Menozzi, Chiesa e diritti umani. Legge naturale e modernità politica dalla Rivoluzione francese ai nostri giorni, Bologne, Il Mulino, 2012.
57 Sur l’analogie entre Maurras et Bordiga, voir A. Bechelloni, « Gramsci e l’Action française », Teoria politica e società industriale. Ripensare Gramsci, F. Sbarberi dir., Turin, Bollati Boringhieri, 1988, p. 230-248 ; G. Cospito, « Centralismo », Dizionario gramsciano (1926-1937), G. Liguori et P. Voza dir., Rome, Carocci, 2011, p. 118-122.
Auteur
ENS de Lyon, UMR 5206 Triangle
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