Gramsci et les Lumières
p. 39-58
Texte intégral
Observations préliminaires
1L’objectif des pages qui vont suivre est de présenter et de commenter les multiples images et appréciations des Lumières – françaises en particulier – que l’on trouve dans les écrits de Gramsci, en partant des premiers articles de journaux jusqu’aux écrits de prison. Afin d’éviter les redites avec d’autres contributions de ce volume, nous ne nous arrêterons pas sur les rapports de Gramsci avec des œuvres, des figures particulières ou des courants du xviiie siècle. Nous nous occuperons plutôt de contextualiser ses affirmations et ses jugements au sujet des Lumières par rapport à l’ensemble de sa pensée, et d’en chercher les origines possibles dans les multiples traditions philosophiques, historiques et culturelles dont il s’inspire.
2Avant de poursuivre notre démonstration, il est toutefois nécessaire d’expliciter deux prémisses méthodologiques et théoriques.
3La première – apparemment évidente mais bien trop facile à ignorer quand il s’agit de parler d’aspects particuliers de la pensée de Gramsci ou, comme dans notre cas, de ses considérations sur des champs spécifiques du savoir – consiste à rappeler que Gramsci n’est ni un historien de la philosophie, ni d’ailleurs un historien tout court, ni un critique littéraire, un anthropologue, un économiste, un linguiste et ainsi de suite. Il est plutôt, pour reprendre la célèbre définition qu’il donna lui-même de Lénine, « un homme politique [qui] écrit de la philosophie », et donc, « il peut se faire que sa “vraie” philosophie soit à chercher au contraire dans ses écrits de politiques » étant donné que « dans toute personnalité, il y a une activité dominante et prédominante : c’est en celle-ci qu’il faut rechercher sa pensée, implicite la plupart du temps et parfois en contradiction avec celle qui est exprimée ex-professo ». De plus, en tant que « “philosophe” occasionnel » Gramsci
peut difficilement réussir à faire abstraction des courants qui dominent en son époque, des interprétations devenues dogmatiques d’une certaine conception du monde, etc. ; tandis qu’au contraire, en tant que savant de la politique il se sent libre de ces idola de l’époque ou du groupe, il affronte plus immédiatement et en toute originalité la même conception ; il y pénètre de l’intérieur et la développe de façon vivante.1
4C’est pourquoi l’intérêt que Gramsci porte aux mouvements politico-idéologiques et aux évènements historiques du passé n’est jamais une fin en soi, mais qu’il est toujours politique au sens large, et ne peut se comprendre qu’en relation à un horizon plus vaste : dans ses écrits journalistiques, en référence aux problèmes concrets qui sont traités et aux destinataires immédiats auxquels ils s’adressent, et dans la perspective für ewig2 des manuscrits de prison, dans le cadre de la redéfinition du marxisme comme philosophie de la praxis. Ce serait donc une opération stérile, pour ne pas dire trompeuse, que de comparer, par exemple, les considérations sur les Lumières que l’on peut déduire des Cahiers (1929-1935) avec ce qu’écrivaient à la même époque des intellectuels comme Ernst Cassirer dans Die Philosophie der Aufklärung (1932) ou Paul Hazard dans La crise de la conscience européenne (1935) à l’aide de connaissances spécifiques, de compétences professionnelles, d’une disponibilité de matériel et d’instrument de travail bien plus importants. Même si cette circonstance – comme nous nous efforcerons de le montrer – n’empêche pas de lire ces textes et d’autres écrits contemporains sous le signe d’une réaction commune à ce que l’on peut encore définir, pour paraphraser le titre d’un livre qui n’est certainement plus à la mode aujourd’hui et sans pour autant adhérer aux thèses qu’il défend, comme une destruction de la raison3, représentée par l’affirmation de l’idéologie puis du pouvoir nazi, amplement inspiré du vitalisme irrationnel, du nationalisme raciste du xixe siècle et de toute une série d’autres instances qui représentent une sorte de renversement des Lumières.
5La deuxième prémisse concerne notre approche des textes, et entend se placer dans le sillon de la philologie gramscienne que Gianni Francioni4 pratique depuis maintenant quarante ans, et plus généralement de la nouvelle saison de travaux qui ont fleuri autour de l’Edizione nazionale degli scritti di Gramsci. C’est là le seul moyen de pouvoir répondre à une série de « Questions de méthode » formulées dans les Cahiers à propos des œuvres de Marx et que l’on considère, selon une pratique désormais généralisée, comme des indications de lecture pour les écrits de Gramsci lui-même ; on les lit dans le cahier 16, § 25 :
Si l’on veut étudier la naissance d’une conception du monde qui n’a jamais été exposée systématiquement par son fondateur (et dont la cohérence essentielle est à rechercher, non dans chaque écrit particulier ou chaque série d’écrits particulière, mais dans le développement entier du travail intellectuel varié dans lequel les éléments de cette conception sont implicites) il convient de faire au préalable un travail philologique minutieux et conduit avec le plus extrême scrupule quant à l’exactitude, l’honnêteté scientifique, la loyauté intellectuelle, l’absence de toute idée préconçue, de tout apriorisme ou de tout parti pris.
6Selon Gramsci il est donc nécessaire
avant tout de reconstituer le procès de développement intellectuel du penseur en question, afin d’identifier les éléments qui sont devenus stables et « permanents », c’est-à-dire qui ont été assumés comme formant sa pensée propre, laquelle est différente du « matériel » précédemment étudié qui a servi d’aiguillon.
7Et surtout,
cette série d’observations vaut d’autant plus que le penseur en question est plus impétueux, de caractère polémique, et manquant d’esprit de système, et quand il s’agit d’une personnalité chez qui l’activité théorique et l’activité pratique sont indissolublement entremêlées, d’un intellect en perpétuelle création et en perpétuel mouvement, qui sent intensément l’autocritique menée sur le mode le plus impitoyable et le plus cohérent.
8Aussi, faut-il partir de
la liste de toutes les œuvres, même les plus négligeables, dans l’ordre chronologique, divisée selon des motifs intrinsèques : formation intellectuelle, de maturité, de possession et application de la nouvelle façon de penser et de concevoir la vie et le monde. La recherche du leitmotiv, du rythme de la pensée en développement, doit être plus importante que chaque affirmation singulière occasionnelle et que les aphorismes isolés.
9Une fois réalisée cette reconstruction, il convient en outre de distinguer
parmi les œuvres du penseur considéré […] celles qu’il a menées à terme et publiées, et celles qui sont restées inédites parce qu’elles n’étaient pas achevées et qui ont été publiées par un ami ou un disciple, non sans révisions, remaniements, coupures, etc. autrement dit, non sans l’intervention active de l’éditeur. Il est évident que le contenu de ces œuvres posthumes doit être pris en compte avec beaucoup de discrétion et de prudence, parce qu’il ne peut être considéré comme quelque chose de définitif, mais seulement comme un matériau encore en voie d’élaboration, encore provisoire ; on ne peut exclure que ces œuvres, surtout si elles étaient depuis longtemps en voie d’élaboration et que l’auteur ne se décidait jamais à les achever, n’eussent été en tout ou en partie répudiées par lui, ou tenues pour insatisfaisantes.
10Dans tous les cas, ces œuvres-là ne peuvent pas et ne doivent pas être lues comme un livre ou une série de livres sur des arguments spécifiques, et d’autant moins comme les parties d’un système.
11Sous réserve de ces prémisses, en ce qui concerne l’argument qui nous occupe, nous nous concentrerons sur deux périodes bien précises de la pensée de Gramsci pendant lesquelles la confrontation avec les idées et la culture des Lumières est davantage présente : les écrits turinois allant de 1916 à 1919 où, par rapport aux articles des années suivantes qui reflètent davantage l’urgence et l’intensité tragique de la lutte en cours, la réflexion philosophique occupe une place plus importante6, et les écrits de prison.
Les Lumières dans les écrits turinois
12Pour ce qui est de cette période, on peut observer tout d’abord la forte présence, dans les textes gramsciens de ces années, de références à l’image de l’éclaircissement opposé à l’obscurité. Ces références sont parfois ironiques, comme celle qui se trouve dans le premier article d’une longue série très polémique et sarcastique envers l’économiste Achille Loria qui, en ouverture du cahier 28 (rassemblé en 1935 en regroupant une série de notes des années précédentes) deviendra un synonyme
de certains aspects négatifs et bizarres de la mentalité d’un groupe d’intellectuels italiens et donc de la culture nationale (manque de caractère organique, absence d’esprit critique systématique, désinvolture dans le développement de l’activité scientifique, absence de centralisation culturelle, mollesse et indulgence éthique dans le domaine de l’activité scientifico-culturelle, etc.
13Depuis la fin de 1915, ses prétendues « découvertes », à partir des « interdépendances fatales entre le mysticisme et la syphilis » sont pensées comme autant de « petites flammes » qu’il a allumées « pour illuminer et éclairer » l’humanité7. Dans de nombreuses autres circonstances, le champ lexical de la lumière est au contraire utilisé par le jeune Gramsci avec une acception tout à fait semblable à celle dont proviennent – comme on le sait – les termes avec lesquels on définit dans les diverses langues européennes la philosophie du xviiie siècle : Lumières, Aufklärung, Enlightenment, Illuminismo, Ilustracíon, etc.
14La première occurrence explicite du terme illuminismo (Lumières) dans l’ensemble du corpus gramscien présente deux éléments étroitement liés qui caractériseront longtemps le rapport de l’auteur avec ce courant de pensée : d’une part l’acceptation a-problématique du lien historique entre Lumières et Révolution française, d’autre part le fait que Gramsci a conscience d’une série de lieux communs négatifs dans l’histoire des Lumières et desquels il propose lui-même de s’émanciper. Dans l’article « Socialisme et culture » on peut lire en effet que
toute révolution a été précédée d’une intense activité de critique, de pénétration culturelle, d’imprégnation d’idées, s’exerçant sur des agrégats d’hommes au départ réfractaires et uniquement préoccupés de résoudre jour après jour, heure par heure, pour eux-mêmes, leur propre problème économique et politique, sans lien de solidarité avec tous ceux qui se trouvaient dans les mêmes conditions.8
15Gramsci décrira dans les Cahiers ce moment comme un passage de la phase « économico-corporative » à la phase proprement « politique » de la lutte pour l’émancipation d’un groupe social. Selon lui,
le dernier exemple, le plus proche de nous, et par conséquent le moins différent de notre cas est celui de la Révolution française. La période culturelle antérieure, dite des Lumières, si décriée par les critiques superficielles de la raison théorique, ne fut pas du tout ou du moins ne se limita pas à être ce papillonnement de beaux esprits encyclopédiques qui discouraient de tout et de tous avec une égale imperturbabilité, et croyaient n’être hommes de leur temps qu’après avoir lu la grande Encyclopédie de d’Alembert et de Diderot. En somme, ce ne fut pas seulement un phénomène d’intellectualisme pédant et aride, pareil à celui que nous avons sous les yeux qui trouve son déploiement maximum dans les Universités populaires de dernier ordre. En soi, ce fut une magnifique révolution par laquelle, comme le remarque pertinemment De Sanctis dans son Histoire de la littérature italienne, s’était formée dans toute l’Europe une sorte de conscience unitaire, une internationale spirituelle bourgeoise, sensible en chacun de ses éléments aux douleurs et aux malheurs communs, et qui constituait la meilleure des préparations à la révolte sanglante qui se réalisa ensuite en France. [Grâce à cela,] les baïonnettes des armées de Napoléon trouvaient la voie déjà aplanie par une armée invisible de livres, d’opuscules qui avaient essaimé depuis Paris dès la première moitié du xviiie siècle et avaient préparé les hommes et les institutions à la rénovation nécessaire.9
16Le plus important étant qu’« aujourd’hui le même phénomène se répète à propos du socialisme », dont l’avènement que Gramsci croit imminent à l’époque est préparé par « la critique de la civilisation capitaliste » opérée par le marxisme10.
17L’existence d’un rapport de détermination directe entre les Lumières et les évènements révolutionnaires qui se sont déroulés en France et en Europe à partir de 1789 a été sérieusement remise en cause seulement par des études historiques récentes. Longtemps cependant, à cause notamment de la revendication politique de Voltaire et de Rousseau par les jacobins (symbolisée par le transfert de la dépouille des deux philosophes au Panthéon, respectivement en 1791 et en 1794), un tel lien avait été accepté de façon apodictique surtout par les adversaires (en premier lieu par les Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme rédigés en 1797 par le père jésuite Augustin Barruel), mais aussi par certaines figures qui n’étaient ouvertement hostiles ni aux Lumières ni à la Révolution11. La thèse d’une continuité fondamentale entre les deux phénomènes a été reprise avec force dans les dernières décennies du xixe siècle par certains auteurs que Gramsci connaissait depuis ses années de formation, fortement marquées par la culture française, de Hippolyte Taine dans Les origines de la France contemporaine (1875-1893) où les Lumières étaient vues comme l’ultime étape d’un processus dégénératif qui avait commencé avec la raison cartésienne et qui était voué à déboucher sur la Terreur jacobine12, à Ernest Renan qui, dans La réforme intellectuelle et morale (1871), avait opposé à la dyade Lumières-jacobinisme celle entre Réforme protestante et prussianisme13. Une profonde aversion pour les Lumières avait ensuite été exprimée depuis la dénonciation des Illusions du progrès (1908) par un autre intellectuel français qui allait influencer profondément par sa charge antipositiviste et antibourgeoise, non seulement le jeune Gramsci, mais aussi des générations entières de chefs politiques européens, Benito Mussolini en premier lieu. Il s’agit de Georges Sorel chez qui, comme on le sait, notre auteur avait puisé son anti-jacobinisme initial, dépassé ensuite grâce à la lecture de l’essai d’Albert Mathiez écrit en 1920 sur les analogies entre Le Bolchévisme et le Jacobinisme qu’il avait fait traduire l’année suivante dans L’Ordine Nuovo qu’il dirigeait14.
18La dénonciation du caractère abstrait, rationaliste et froid de l’encyclopédisme et du cosmopolitisme des philosophes des Lumières dérive elle aussi d’une longue tradition d’origine romantique (Herder, Schlegel, Novalis) mais surtout idéaliste. Nous limitant à un seul cas exemplaire, nous pouvons rappeler le célèbre passage de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, dans lequel les Lumières représentent le moment culminant de la lutte de l’intelligence pure et dépourvue de contenu contre la foi, qui est pourvu de contenu mais pas de concept, lutte qui est inévitablement vouée à déboucher sur la Terreur jacobine15. Il est vrai que dans les années qui suivent, dans l’Encyclopédie comme dans les cours d’histoire de la philosophie et de philosophie de l’histoire, Hegel parvient à une conception plus équilibrée et contextualisée de la pensée du xviiie siècle, attentive à ses articulations internes, à commencer par l’articulation fondamentale entre Lumières et Aufklärung. Ce sera pourtant la pars destruens de sa jeunesse – qui n’est d’ailleurs jamais reniée dans les écrits de la maturité – qui connaîtra la plus grande fortune critique16.
19Toute cette tradition parvient à Gramsci par l’intermédiaire du néo-idéalisme italien et en particulier de Benedetto Croce qui, tout en reconnaissant une série de mérites historiques à la philosophie du xviiie siècle – à commencer par la découverte de la catégorie de l’utile jusqu’au concept de religion rationnelle –, la combat d’un point de vue théorique en la plaçant dans un mouvement qui, partant de l’humanisme de la Renaissance, conduit à la Franc-maçonnerie, au positivisme et au matérialisme marxiste auquel il oppose le courant historiciste17. Ce jugement influence toute l’histoire néo-idéaliste de la première moitié du xxe siècle à partir de la Storia della filosofia de Guido De Ruggiero, dans laquelle les Lumières du xviiie sont reconduites à la raison cartésienne qui prétend tout connaître de façon claire et distincte, en s’opposant non seulement au prétendu obscurantisme médiéval, mais aussi à toute la tradition philosophique précédente réduite à n’être que barbarie et superstition18. Des jugements semblables se retrouvent dans les écrits de Giovanni Gentile, lequel reprend et radicalise une ligne d’interprétation qui, à travers Donato Jaja et Bertrando Spaventa, remonte à l’hostilité déjà évoquée du Romantisme européen pour les Lumières rationalistes et sensualistes, auxquelles on oppose un courant italien qui va de Vico à l’actualisme, en passant par Rosmini et Gioberti19.
20Il faut également garder à l’esprit qu’à l’époque de la formation culturelle du jeune Gramsci, il n’existait pas en Italie d’études historiques spécialisées sur les Lumières. On fait souvent remonter l’origine de ces études au livre Jeunesse de Diderot de Franco Venturi, écrit durant l’exil parisien du jeune militant du mouvement antifasciste « Giustizia e libertà »20. D’ailleurs, le terme illuminismo s’était depuis peu imposé comme équivalent italien de Lumières ou Aufklärung. Les premières occurrences du terme remontent en effet – et ce n’est certainement pas un hasard – à certaines traductions italiennes de textes allemands : la Geschichte der neueren Philosophie de Harald Höffding par Piero Martinetti en 1906 et la Geschichte der Philosophie de Wilhelm Windelband, éditée par Eugenio Zaniboni et revue par De Ruggiero en 1912. La consolidation de cet usage est attestée par le fait que, lors de la réédition de son ouvrage Teoria e storia della storiografia en 1917, Croce lui-même a systématiquement recours aux expressions lumi et illuminismo pour remplacer rischiaramento (éclaircissement), calque de l’allemand qu’il avait utilisé dans la première édition datant de 191321.
21À toute cette tradition d’incompréhension fondamentale et de sous-estimation de l’importance des Lumières, Gramsci oppose dès le début de 1916, comme nous l’avons vu, la revalorisation du xviiie siècle par Francesco De Sanctis, qu’il avait défini peu de temps auparavant comme « le plus grand critique que l’Europe ait jamais connu »22 et qui dans la Storia della letteratura italiana s’attarde longuement sur le caractère militant de la pensée du xviiie siècle : « réformer selon la science, les institutions, les gouvernements, les lois et les mœurs, était l’idéal de tous, c’était la mission de la philosophie » ; au nom des valeurs de liberté et d’égalité, on remettait en question l’absolutisme politique, l’obscurantisme religieux, les conventions sociales, les canons esthétiques et ainsi de suite, c’est pourquoi « la révolution était déjà dans l’esprit. […] Le Moyen Âge était en train de finir et s’ouvrait l’époque moderne »23. Néanmoins, comme le montrent les écrits de Gramsci de la même époque, les stéréotypes négatifs ont la vie dure et refont surface continuellement, surtout là où les Lumières ne sont pas considérées pour elles-mêmes mais comme terme de comparaison polémique. Dans sa campagne anti-espérantiste, Gramsci fait par exemple remonter la « préoccupation de la langue unique » au « dogmatisme » du xviiie siècle et au cosmopolitisme bourgeois des encyclopédistes24 ; ailleurs, le nationalisme des xixe et xxe siècles est expliqué comme étant une réaction à l’universalisme abstrait du xviiie25. De plus, le siècle en question est présenté comme synonyme de corruption morale et de libertinage sexuel26 ; son rationalisme abstrait est opposé au caractère concret du marxisme des bolchéviques27, mais aussi à la « trempe morale » et à la « conscience politique » de la jeune nation américaine28.
Les Lumières dans les Cahiers de prison
22Tous ces stéréotypes négatifs sont amplement reproduits dans les Cahiers où l’on peut néanmoins saisir, parfois seulement entre les lignes, un effort supplémentaire et plus abouti pour s’en affranchir. Dans cette optique, l’attitude de Gramsci rappelle celle de Marx qui
hésita toute sa vie entre une interprétation de l’Aufklärung comme un fait politico-institutionnel, élément-clé à l’origine de l’autonomisation de l’État et de l’affranchissement et de la séparation de la société civile avec la création d’une sphère publique et d’une sphère privée, et au contraire, une interprétation des Lumières comme d’un fait social et idéologique lié à la montée de la bourgeoisie.29
23Dans ce dernier cas, les Lumières seraient à combattre en tant que telles. L’Antidühring de Engels optera « définitivement pour la seconde hypothèse en exacerbant les tonalités anti-Lumières tout à fait absentes chez Marx »30 et aura une influence décisive sur l’historiographie marxiste postérieure, au moins jusqu’à La dialectique des Lumières de Adorno et Horkheimer. Ces derniers iront même jusqu’à voir dans l’inévitable renversement du rationalisme scientiste des philosophes des Lumières dans le positivisme, avec son culte de la technologie et de l’organisation sociale, l’antécédent direct du totalitarisme fasciste et nazi31.
24Dans les premiers écrits de prison dominent encore les qualifications négatives de l’époque des Lumières. Si l’on suit l’ordre de la rédaction des notes dans ce que Gramsci lui-même nomme son « Premier cahier », on trouve en effet, tout d’abord au § 43, l’usage de l’adjectif « illuministico » comme un synonyme d’abstrait, de rationaliste (même si l’utilisation des guillemets semble signifier, comme dans de nombreux cas semblables, une prise de distance de l’auteur par rapport au terme utilisé qu’il reconnaît ne pas être tout à fait adapté)32 ; la référence, au § 48, à « la raison raisonnante qui a engendré l’encyclopédisme, les Lumières et toute la culture maçonnique française »33 revêt un sens semblable. Aux § 62 et 158, on retrouve le lien entre le xviiie siècle et le libertinage sexuel des classes supérieures, à tel point que dans le second des deux textes cités, les Lumières vont même jusqu’à devenir – sous cet angle – « l’ennemi qu’il faut combattre »34. À ces stéréotypes négatifs déjà présents dans les écrits précédant l’incarcération, dès les § 61 et 74, s’ajoute la critique du mythe de la nature et du bon sauvage forgé par le siècle des Lumières, que Gramsci voit réincarné dans le mouvement littéraire « Strapaese » de Mimo Maccari et dans son opposition au modernisme vingtiémiste de « Stracittà »35.
25Une première revalorisation de la philosophie des Lumières passe par sa reconsidération historique dans le cadre de la théorie de la traductibilité des langages que Gramsci élabore à partir du milieu de 193036, explicitant une grille de lecture qui sous-tendait déjà en quelque sorte certains écrits de jeunesse : là où par exemple, tout en répétant que les « droits de l’homme » au nom desquels s’étaient battus les révolutionnaires de 1789, à défaut de leur prétendue valeur universelle, s’étaient mués en fondements de la civilisation bourgeoise, Gramsci remarquait que leur développement et leur réalisation effective pouvaient et devaient devenir le « programme minimum du parti socialiste »37. Ainsi, si dans le cahier 3, § 5, la lutte de l’État contre le cléricalisme en Amérique latine au début du xxe siècle représente la « traduction » de « cette culture mêlant maçonnerie et Lumières » et du Kulturkampf du xixe à travers lesquels se sont forgées les nations européennes les plus avancées, dans le cahier 4, § 3, l’exemple historique est reconduit à un modèle universel. Selon Gramsci en effet, la Réforme protestante
peut être comparée aux Lumières « politiques » françaises qui préparèrent et accompagnèrent la Révolution de 178938 ; ce fut également une réforme intellectuelle et morale du peuple français et elles non plus ne furent pas accompagnées par la naissance d’une culture supérieure. [Rappeler ici aussi la réduction opérée par Marx des termes politiques français « fraternité, etc. » dans le langage de la philosophie allemande dans la Sainte Famille]39. – Renaissance – Réforme – Philosophie Allemande – Révolution Française [libéralisme] – historicisme – philosophie moderne – matérialisme historique.40
26La référence à la « réforme intellectuelle et morale » renvoie au débat des années 1920 sur la Réforme protestante manquée, perçue comme cause du retard politique, économique et culturel séculaire de la nation italienne sur lequel nous ne pouvons nous attarder41, sinon pour rappeler que Piero Gobetti, l’un des protagonistes de ce débat, avait appelé de ses vœux contre la nouvelle barbarie des futuristes – partisans de D’Annunzio et idéalistes actualistes, épigones de l’obscurantisme médiéval et conformiste –, au retour à « un style européen ». Gobetti écrivait cela en 1924 dans un article dont le titre – « Les Lumières », justement – et le choix éditorial étaient significatifs, puisqu’il s’agissait du premier numéro de Il Baretti42, la revue qu’il fonda et dirigea, et qui reprenait à son tour le nom d’un « européen piémontais du xviiie siècle globalement éloigné des Lumières » et pourtant « non soumis à une quelconque autorité, fustigateur implacable des banalités de l’Arcadie et d’un classicisme éthiquement appauvri »43. Ce n’est pas un hasard si c’est avec un autre Piémontais « hérétique » du xviiie siècle, le comte Alberto Radicati di Passerano, défini comme « le premier penseur des Lumières de la péninsule », que s’ouvre le texte intitulé Il Risorgimento senza eroi, que Gobetti laissa inachevé après sa mort44. Il a été justement observé qu’« il est bien trop facile de montrer comment Gobetti ne développe pas un discours historique significatif sur le concept des Lumières »45 et comment, à plusieurs occasions, il ne parvient pas lui-même à s’affranchir du préjugé anti-Lumières d’origine idéaliste et de Croce en particulier46. Pourtant, comme lui écrivait son ami Santino Caramella dans une lettre, lui et les autres jeunes de Rivoluzione Liberale représentaient, à l’opposé des « pseudo-hégéliens de café », « les penseurs des Lumières d’un nouveau 1789 »47 ; définition que Gobetti non seulement accueille pleinement, mais qu’il étend à Gaetano Salvemini (autre figure décisive pour la formation de Gramsci), lequel s’y reconnaissait à son tour48.
27C’est précisément contre la tendance élitiste et non nationale-populaire des intellectuels italiens, dont le dernier et le plus illustre représentant est selon lui Benedetto Croce, que Gramsci souhaite
la création d’une nouvelle culture intégrale qui ait les caractères de masse de la Réforme protestante et des Lumières françaises, et qui ait les caractères de classicisme de la culture grecque et de la Renaissance italienne, une culture qui, pour reprendre les paroles de Carducci, synthétise Maximilien Robespierre et Emmanuel Kant, la politique et la philosophie dans une unité dialectique intrinsèque à un groupe social non seulement français ou allemand mais européen et mondial. (cahier 10, I, § 11)
28Une nouvelle figure intellectuelle « que l’on peut appeler le “philosophe démocratique” » doit se faire porteur de cette nouvelle culture, c’est-à-dire une figure
de philosophe convaincu que sa personnalité ne se limite pas à son propre individu physique mais qu’elle est un rapport social actif de modification du milieu culturel. Lorsque le « penseur » se contente de sa propre pensée, « subjectivement » libre, c’est-à-dire abstraitement libre, il tombe aujourd’hui dans le ridicule : l’unité de la science et de la vie est justement une unité active, et c’est là seulement que se réalise la liberté de pensée ; c’est un rapport maître-élève, philosophe-milieu culturel dans lequel agir et duquel tirer les problèmes nécessaires à poser et à résoudre : c’est-à-dire le rapport philosophie-histoire. (cahier 10, II, § 44)
29Il ne fait aucun doute que certaines figures des Lumières, à commencer par Voltaire, pourraient représenter les précurseurs et les modèles de ce nouveau genre d’intellectuel, chargé non seulement de la production d’une culture, mais également de sa diffusion, afin d’en faire un instrument d’intervention publique. Le « philosophe démocratique » de Gramsci pourrait être ainsi considéré comme un héritier et un successeur du philosophe49 du xviiie siècle50 opposé au philosophe académique, à l’intellectuel traditionnel qui, comme Croce, se sent davantage lié à Aristote qu’à Agnelli. Toutefois, Gramsci ne le formule pas explicitement51. Au contraire, quelques pages avant le texte que nous venons de citer, au § 41, V du même cahier 10, il continue de critiquer la « posture de Croce », la jugeant « intellectualiste et illuministica », venant confirmer ainsi la persistance des stéréotypes négatifs autour du xviiie siècle que nous avons déjà évoqués. On peut y rattacher la note du cahier 14, § 67, dans laquelle « illuminismo » et « illuministico »52 (toujours placés entre guillemets par Gramsci) sont à nouveau employés pour connoter le rationalisme abstrait, formaliste et intellectualiste, opposé au réalisme de la philosophie de la praxis.
30Pourtant, le fait que le leitmotiv, le rythme de la pensée de Gramsci, avance vers une revalorisation de l’héritage des Lumières, est attesté par un changement de jugement à l’égard d’une série de concepts qui lui sont liés ; à commencer par l’encyclopédisme qui, dès les premiers écrits de jeunesse, était synonyme d’érudition vide et abstraite, opposée à la « vraie » culture. À partir des cahiers 5, 6 et 7 au contraire, Gramsci décide de consacrer davantage de place à une série de Nozioni enciclopediche (Notions encyclopédiques), rubrique qui sera reprise, avec celle des Argomenti di cultura (Sujets de culture), dans les cahiers spéciaux 16 et 2653. Dans le cahier 8, § 125, il précise :
Voilà quel pourrait être le titre général de la rubrique qui rassemblerait tous les points de départ et les motifs notés jusqu’à maintenant, parfois sous des titres divers. Points de départ pour un dictionnaire de politique et de critique, notions encyclopédiques proprement dites, motifs de vie morale, sujets de culture, apologues philosophiques, etc.
31En outre, dès le cahier 7, § 76, le modèle de cette opération est « le Dictionnaire philosophique de Voltaire où “philosophique” signifie précisément “encyclopédique”, de l’idéologie de l’encyclopédisme ou des Lumières » dont l’acception est ici finalement positive.
32La catégorie théorico-politique d’utopie est soumise à une évolution sémantique semblable. Dans les écrits journalistiques, elle est opposée au réalisme historiciste, dans la mesure où elle consiste « à ne pas réussir à concevoir l’histoire comme un libre développement, à voir le futur comme quelque chose de solide et déjà tracé, à croire à des plans préétablis » et ainsi de suite54. C’est selon cette même acception d’un plan projeté froidement et de façon abstraite, condamné par conséquent à n’appartenir qu’à des intellectuels isolés ou à des petits groupes, et incapable de susciter l’enthousiasme et l’agitation des masses, que le mot est utilisé à partir du § 29 du cahier 1. Cependant, au cours de sa réflexion en prison, Gramsci ressent d’abord l’exigence d’étudier les rapports des Utopies et romans philosophiques55 « avec le développement de la critique politique mais en particulier avec les aspirations les plus élémentaires et les plus profondes des multitudes ». Il finira par reconnaître dans le cahier 8, § 195,
[l’]importance des utopies et des idéologies confuses et rationalistes dans la phase initiale des processus historiques de formation des volontés collectives : les utopies, le rationalisme abstrait ont la même importance que les vieilles conceptions du monde élaborées historiquement par accumulation d’expériences successives. Ce qui importe, c’est la critique à laquelle est soumis cet ensemble idéologique par les premiers représentants de la nouvelle phase historique ; à travers cette critique, on a un processus de distinction et de changement dans le poids relatif que les éléments des anciennes idéologies possédaient : ce qui était secondaire et subordonné ou même accidentel, est assumé comme principal, devient le noyau d’un nouvel ensemble idéologique et doctrinal. La vieille volonté collective se désagrège dans ses éléments contradictoires parce que, parmi ces éléments, ceux qui sont subordonnés se développent socialement, etc.56
33Mais l’aspect fondamental de la pensée du xviiie siècle qui, au cours de la réflexion en prison, connaît la revalorisation la plus importante, est le cosmopolitisme : d’abord conçu comme un idéal bourgeois abstrait, il tend à devenir la seule traduction possible de l’internationalisme marxiste et léniniste à l’époque de la guerre de position et de la révolution passive. Il s’agit d’un cosmopolitisme « de type nouveau » ou « moderne » (au sens gramscien de contemporain, actuel) au sujet duquel nous ne pouvons que renvoyer aux récents travaux de Francesca Izzo57 et nous limiter à citer un cas exemplaire de ce glissement sémantique, tiré du cahier 11, § 58 :
Éthique. La maxime de Kant : « Agis de façon que ta conduite puisse devenir une norme pour tous les hommes, dans des conditions semblables » est moins simple et évidente qu’il ne semble à première vue. Qu’entend-on par « conditions semblables » ? Les conditions immédiates dans lesquelles on agit ou les conditions générales, complexes et organiques, dont la connaissance requiert une recherche longue et élaborée de façon critique ?
34Il est évident que cette maxime ne peut pas se réduire au « truisme » selon lequel « celui qui vole parce qu’il a faim estime que quiconque a faim volerait, celui qui tue sa femme infidèle estime que tous les maris trahis devraient tuer, etc. » (ibid.), dans la mesure où elle « présuppose une seule culture, une seule religion, un conformisme “mondial” ». Rapportée à son époque, elle apparaît donc critiquable comme abstraitement utopique, et il faut la relier « au cosmopolitisme des Lumières et à la conception critique de l’auteur, c’est-à-dire reliée à la philosophie des intellectuels comme couche cosmopolite ». En effet, tant que dureront la division en classes, l’oppression et l’exploitation des couches subalternes, il ne sera pas possible, sinon occasionnellement, d’attribuer à ces groupes sociaux et aux individus qui les composent l’autonomie qui constitue le réquisit fondamental de l’action morale pour Kant. Cependant, « celui qui agit est le porteur des “conditions semblables”, à savoir le créateur de ces dernières ; c’est à dire qu’il “doit” agir selon un “modèle” qu’il voudrait voir répandu parmi tous les hommes, selon un type de civilisation pour l’avènement duquel il travaille ou pour la conservation duquel il “résiste” aux forces qui le désagrègent, etc. » (ibid.). Par conséquent, on peut supposer que – une fois instauré ce « conformisme mondial » rendu possible par la fin de la division de la société en classes et en nations, que Gramsci évoque souvent à travers la formule inspirée de Marx et Engels « le passage du règne de la nécessité au règne de la liberté » –, l’on pourra à nouveau parler de valeurs universelles et transformer l’utopie en science58. C’était précisément ce que Gramsci lui-même, dès avril 1917 – avec un optimisme qui des années plus tard devait paraître mal placé à ses propres yeux – avait imaginé qu’il se passerait dans la Russie révolutionnaire. S’inspirant alors de la nouvelle rapportée par certains journaux selon laquelle des détenus pour des délits de droit commun auraient refusé la liberté que les insurgés leur offraient, tout comme aux prisonniers politiques, en choisissant de terminer leur peine dans des prisons dont ils seraient devenus les gardiens, il en déduisait que « l’homme malfaiteur de droit commun est devenu […] l’homme tel que Emmanuel Kant, le théoricien de la morale absolue, l’avait annoncé, l’homme qui dit : l’immensité du ciel hors de moi, l’impératif de ma conscience en moi »59.
35En appliquant la même grille de lecture à l’ensemble de la pensée des Lumières, nous pourrions conclure – ce que Gramsci ne fait pas explicitement – que les valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité, dont le marxisme a toujours dénoncé le caractère idéologique et formaliste voué à asseoir définitivement la domination de la bourgeoisie, peuvent se réaliser pleinement dans la société réglée. Il s’agit d’un horizon que Gramsci n’abandonnera jamais, malgré les difficultés et les contradictions de la situation dans laquelle il est contraint de vivre. Cela s’explique par le fait que, comme cela a été récemment écrit,
la philosophie de la praxis ne peut avoir une vision des institutions que comme processus […]. Si l’on veut, il s’agit d’une radicalisation de l’historicisme des Lumières qui pense et se propose d’agir selon une perspective de très longue durée […] pendant laquelle l’opposition entre éthique et politique peut être supprimée à travers le dépassement de l’État-Nation.60
36Au fil de sa réflexion en prison, Gramsci réalise à la fois combien cette perspective est éloignée dans le temps (dès le cahier 7, § 33, il parle d’une transition qui durera « des siècles »), et que ce qui se dessine sur le temps court semble aller dans une direction opposée. Non seulement les signes d’une régression dans l’État soviétique61 se manifestent de façon toujours plus évidente, mais de plus, l’Europe est menacée par ce que Élie Halévy définit, dans un célèbre livre de 1938, comme L’ère des tyrannies. Face à cette perspective, Gramsci réagit d’une manière similaire à celle de nombreux autres intellectuels européens de formation et d’orientation politique très éloignée de la sienne, de Julien Benda dans Le discours à la nation européenne (1932), qui souhaitait un retour au cosmopolitisme et au rationalisme du xviiie siècle pour lutter contre l’irrationalisme nationaliste qui trouvait son origine dans le xixe siècle, à Cassirer et Hazard que nous avons déjà évoqués. Dans un texte qui remonte aux dernières années de son travail carcéral, Gramsci écrit en effet :
Ce n’est que maintenant (1935), après les manifestations de brutalité et d’ignominie inouïe de la « culture » allemande dominée par l’hitlérisme, que quelques intellectuels se sont rendu compte à quel point était fragile la société moderne – dans toutes ses expressions contradictoires, mais nécessaires dans leur contradiction – qui avait eu son point de départ dans la première renaissance (après l’an Mille) et s’était imposée comme dominante à travers la Révolution française et le mouvement d’idées connu comme « philosophie classique allemande » et comme « économie classique anglaise ». (cahier 28, § 1)
37En somme, comme l’écrira Lucien Goldmann – qui par bien des aspects apparaît lié à la connotation marxiste des Lumières comme philosophie de la bourgeoisie montante, individualiste et abstraite, dépourvue de sens de l’histoire et non dialectique –, l’universalité des « valeurs fondamentales de l’individualisme, la liberté, l’égalité, la tolérance, etc. », se manifeste seulement quand ces dernières « sont en danger et demandent à être défendues »62.
38Comme on le sait, le sommeil de la raison engendre des monstres. Contrairement à ce que soutiendront une décennie plus tard Adorno et Horkheimer, la barbarie nazie n’apparaît pas du tout à Gramsci comme une héritière, même dégénérée, du siècle des Lumières. Au contraire, on aurait pu faire appel aux principes fondamentaux des Lumières pour réunir le front antifasciste dans l’optique de la « Constituante », pour laquelle le prisonnier mène sa dernière bataille politique63. De ce point de vue, nous pensons pouvoir affirmer que, dans ces circonstances, et à la différence de Croce, Gramsci aurait pu souscrire à ce qu’écrivait Cassirer en conclusion de la préface de son livre de 1932 déjà évoqué :
Le sapere aude que Kant appela « la devise des Lumières » est aussi valable pour ce qui est du rapport historique entre les Lumières et nous. Au lieu de les railler ou de les considérer de haut en bas avec dignité, nous devons trouver le courage de nous mesurer avec elles et d’en venir à une explication interne. Le siècle qui vit dans la raison et dans la science « la force suprême de l’homme » et la respecta, ne peut et ne doit pas être simplement passé et perdu pour nous ; nous devons trouver une voie non seulement pour le voir sous ses vraies formes mais aussi pour libérer à nouveau les forces originelles qui produisirent et créèrent ces formes.64
Notes de bas de page
1 QC 11, § 65, p. 1493. Dorénavant, les citations du manuscrit de prison seront accompagnées, directement dans le corps du texte, de la référence à la disposition en cahiers et paragraphes proposée par Gerratana, y compris quand celle-ci ne correspond pas à celle de la nouvelle édition critique en cours de publication dans le cadre de l’Edizione nazionale degli scritti di Gramsci, dans laquelle les sections isolées des cahiers mélangés 4, 7, 8 et 9, mais aussi du cahier spécial 11, sont numérotées séparément, et dans laquelle la subdivision du cahier 10 en deux parties, imposée par Gerratana, est supprimée et certains paragraphes des cahiers 2, 3, 14 et 17 sont renumérotés : voir la « Tavola delle concordanze », dans QM 1, p. XII-XIII ; traduction française Cahiers de prison, R. Paris éd., Paris, Gallimard, 1978-1996, cahier 11, § 65 (n.d.t., le même système sera adopté pour la traduction française, l’édition de référence étant la même pour toutes les citations tirées des Cahiers de prison).
2 Pour la définition de cette expression voir G. Cospito et F. Frosini, « Introduzione », QM 1, p. XXIII-XXV.
3 Nous nous référons évidemment au livre célèbre et discuté de G. Lukács, La destruction de la raison, sans souscrire, bien sûr, à la lecture d’une bonne partie de la philosophie allemande du xviiie siècle, de Schelling à Nietzsche, comme annonciatrice de l’hitlérisme.
4 Parmi les résultats les plus récents de ce travail, nous nous limitons à signaler celui de G. Francioni « Un labyrinthe de papier (introduction à la philologie gramscienne) » (Laboratoire italien, no 18, 2016. En ligne : [http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/laboratoireitalien/1053]), à partir duquel il est possible de reconstituer la bibliographie précédente.
5 Mais la première version du texte était située en ouverture de la première série des « Notes de philosophie » dans le cahier 4, § 1.
6 Pour une présentation générale de cette période décisive dans le parcours politique et intellectuel de Gramsci, voir L. Rapone, Cinque anni che paiono secoli. Antonio Gramsci dal socialismo al comunismo (1914-1919), Rome, Carocci, 2011.
7 « Pietà per la scienza del prof. Loria », Avanti!, 16 décembre 1915, CT, p. 33.
8 Alfa Gamma [A. Gramsci], « Socialismo e cultura », Il Grido del Popolo, 29 janvier 1916, CT, p. 99-101 (traduction française Écrits politiques I. 1914-1920, R. Paris éd., Paris, Gallimard, 1977, p. 76-77).
9 Ibid.
10 Ibid.
11 Pour un premier encadrement de la question, je renvoie à V. Ferrone et D. Roche, « Postfazione », L’illuminismo. Dizionario storico, Rome / Bari, Laterza, 1997, p. 511-532, qui prennent soin de signaler les quelques exceptions à ce sujet, à partir des affirmations de Madame de Staël pour qui « la République des lettres et les Lumières étaient précisément les premières victimes authentiques de la Révolution » (ibid., p. 525).
12 Gramsci en rend compte de façon critique dans « La fortuna di Robespierre », Il Grido del Popolo, 2 mars 1918, CF, p. 703-705, et encore dans le cahier 2, § 1.
13 En plus des références éparses dans les écrits pré-carcéraux, à partir de « Parole! Parole! Parole! », Il Grido del Popolo, 26 février 1916, CT, p. 158-160, Renan est évoqué plusieurs fois dans les écrits de prison : voir en particulier le cahier 14, § 26, dans lequel on trouve une référence explicite à La réforme intellectuelle et morale et aux raisons qui empêchèrent la publication de la traduction italienne du livre.
14 Sur cette question, voir R. Medici, « Giacobinismo », Le parole di Gramsci. Per un lessico dei “Quaderni del carcere”, F. Frosini et G. Liguori éd., Rome, Carocci, 2004, p. 112-130 ; I. Tognarini, « Giacobinismo e bolscevismo : Albert Mathiez e l’“Ordine nuovo” », Ricerche storiche, no 2, 1976, p. 524-549 ; et la contribution dans ce volume de J.-C. Zancarini, « L’union de la ville et de la campagne. Machiavel et les jacobins ».
15 Voir G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit [1807], J.-P. Lefebvre trad., Paris, Aubier, 1991, p. 365.
16 Pour un cadre complet de la question, voir Hegel e l’Illuminismo, R. Racinaro éd., Milan, Guerini e Associati, 2001.
17 Sur ce point, le compte rendu de Croce de la traduction italienne du livre de Cassirer sur La philosophie des Lumières, publié en 1935, est exemplaire et son titre significatif : Pretesa rivalutazione del Settecento (Revalorisation prétendue du xviiie siècle) ; voir B. Croce, Conversazioni critiche, serie V, Bari, Laterza, 1939, p. 234-235. Mais depuis les décennies précédentes, le penseur des distincts avait fait preuve d’une attitude ambivalente, et pourtant principalement critique, à l’égard de la philosophie du xviiie siècle (voir G. Cotroneo, Croce e l’illuminismo, Naples, Giannini, 1970).
18 Voir G. De Ruggiero, Storia della filosofia, partie IV : La filosofia moderna, vol. II, L’età dell’illuminismo, Bari, Laterza, 1939 (mais un jugement semblable se trouve déjà dans G. De Ruggiero, Sommario di storia della filosofia. Antica, medievale, moderna, Bari, Laterza, 1928, p. 258-284), dont Gramsci demande et obtient la lecture en prison, et conseille le livre en tant que « bon manuel » : voir LC, p. 227 (lettre du 17 décembre 1928) et p. 249 (lettre du 25 mars 1929).
19 Sur ce point voir E. Garin, « Introduction », dans G. Gentile, Storia della filosofia italiana, Florence, Sansoni, 1969, p. LI.
20 F. Venturi, Jeunesse de Diderot (de 1713 à 1753), Paris, Skira, 1939.
21 Voir C. Rosso, « Inventing “Illuminismo” (and “Enlightenment”). The Emergence of a Word and of a Concept », Historiographie et usages des Lumières, G. Ricuperati éd., Berlin, Berlin Verlag, 2002, p. 126-128.
22 Alfa Gamma [A. Gramsci], « La luce che s’è spenta », 20 novembre 1915, CT, p. 26.
23 F. De Sanctis, Storia della letteratura italiana, vol. II, Naples, Morano, 1913, p. 254-256 (nous citons une édition que Gramsci aurait pu lire, car la première édition a été publiée entre 1870 et 1871).
24 A. G[ramsci], « La lingua unica e l’esperanto », Il Grido del Popolo, 16 février 1918, CF, p. 669.
25 A. G[ramsci], « Maurizio Barrès e il nazionalismo sensuale », Il Grido del Popolo, 2 mars 1918, CF, p. 698-701.
26 « Nei e cicisbei di A. Guglielminetti », Avanti!, 14 mars 1918, CF, p. 976-977.
27 « Stato e sovranità », Energie Nuove, 1-2 février 1919, NM, p. 518-523.
28 « Maturità », L’Ordine Nuovo, 7 juin 1919, ON, p. 64-65.
29 V. Ferrone et D. Roche, L’illuminismo. Dizionario storico, ouvr. cité, p. 537.
30 Ibid., p. 540.
31 M. Horkheimer et T. W. Adorno, La dialectique de la raison, É. Kaufholz trad., Paris, Gallimard, 1974 (l’édition originale du livre [dont le titre est bien « La dialectique des Lumières », Die Dialektik der Aufklärung, n.d.t.] a été écrite pendant la deuxième guerre mondiale, alors que les deux auteurs avaient fui les persécutions nazies et trouvé refuge aux États-Unis).
32 Dans la seconde version du texte (cahier 24, § 3), une des deux occurrences du mot illuministico est remplacée par la formule « par des “philosophes” du xviiie siècle ». Sur le sens des guillemets dans les Cahiers, je renvoie à G. Cospito, « Le “cautele” nella scrittura carceraria di Gramsci », International Gramsci Journal, vol. I, no 4, 2015, p. 28-42. En ligne : [http://ro.uow.edu.au/gramsci/vol1/iss4/4].
33 On peut toutefois observer comment, lors de la réécriture (cahier 13, § 37), est supprimée la référence négative aux Lumières (auxquelles Gramsci reconnaît la création « d’une série de mythes populaires, qui n’étaient que la projection dans l’avenir des aspirations les plus profondes et millénaires des grandes masses »), et ne restent que les références à « l’encyclopédisme, et toute la tradition maçonnique française ».
34 Dans ce cas aussi, Gramsci, en retranscrivant la note, atténue et précise la radicalité du jugement, se limitant à évoquer la nécessité de lutter contre « la conception “éclairée” et libertaire dans le domaine des rapports sexuels ».
35 À cet égard, les réécritures du cahier 22, respectivement au § 2 et au § 4, ne présentent pas de nouveautés fondamentales ; un jugement semblable se trouve déjà au cahier 2, § 57.
36 Sur cette question, il existe une littérature très riche que nous avons explorée dans G. Cospito, « Traducibilità dei linguaggi scientifici e filosofia della praxis », Filosofia italiana, no 2, 2017, p. 47-65.
37 « Tre principii, tre ordini », La Città futura, 3 février 1917, S 2, p. 85 (traduction française Écrits politiques I. 1914-1920, ouvr. cité, p. 97).
38 Le lien entre « rationalisme du xviiie siècle et pensée politique concrète (action de masse) » distingue positivement, dans le cahier 4, § 75, la culture française par rapport à la culture italienne. C’est à l’histoire politique et intellectuelle de la péninsule que font référence, dans les cahiers suivants, la plupart des jugements négatifs exprimés par Gramsci sur le xviiie siècle et les acceptions relativement péjoratives des adjectifs settecentesco, settecentista ou de mots semblables.
39 Les incises sont de Gramsci.
40 Dans la version du cahier 16, § 9, l’origine du concept de traductibilité est attribuée, plutôt qu’à Marx, « à la comparaison faite par Hegel entre les formes nationales particulières prises par la même culture en France et en Allemagne à l’époque de la Révolution française ; conception hégélienne qui, suivant une chaîne un peu longue, conduit au vers fameux de Carducci : “Réunis dans la même Foi, Emmanuel Kant et Maximilien Robespierre décapitèrent, l’un Dieu, l’autre le roi” ».
41 Nous nous permettons de renvoyer à notre article sur « Il dibattito sulla mancata riforma protestante nell’Italia del primo Novecento », Giornale critico della filosofia italiana, no 1, 2018, p. 130-156, et à la bibliographie analysée dans ces pages.
42 P. Gobetti, « Illuminismo », Il Baretti, anno I, no 1, 23 décembre 1924, p. 1, repris dans P. Gobetti, Scritti storici, letterari e filosofici, P. Spriano éd., Turin, Einaudi, 1966, p. 600-602.
43 G. Ricuperati, « Radici. Pietro Gobetti e l’Illuminismo », dans G. Ricuperati, Un laboratorio cosmopolitico. Illuminismo e storia a Torino nel Novecento, Naples, Edizioni Scientifiche Italiane, 2011, p. 6-7.
44 Maintenant dans P. Gobetti, Scritti storici, letterari e filosofici, ouvr. cité, p. 33-47 (la citation est p. 39) ; sont également éloquentes à ce propos les pages dédiées à l’autre « dissident », Pietro Giannone (ibid., p. 60-63), qualifié d’« un des hommes les plus représentatifs du siècle ».
45 G. Ricuperati, « Radici. Pietro Gobetti e l’Illuminismo », Un laboratorio cosmopolitico. Illuminismo e storia a Torino nel Novecento, ouvr. cité, p. 6.
46 Ibid., p. 10-12.
47 Ibid., p. 12.
48 Ibid., p. 12-14.
49 En français dans le texte.
50 Voir M. Spallanzani, Filosofi. Figure del “Philosophe” nell’età dei Lumi, Palerme, Sellerio, 2002.
51 Du reste, il reconnaît ailleurs l’importance du « type de revue moralisante du xviiie siècle […] pour diffuser la nouvelle conception de la vie, en servant de passerelle, pour le lecteur moyen, entre la religion et la civilisation moderne » (cahier 1, § 55).
52 Le substantif et l’adjectif sont toujours traduits en français par « Lumières » et « des Lumières ».
53 Sur ce point voir G. Cospito, « La composizione degli “speciali” e il caso del Quaderno 16 », Gramsci tra filologia e storiografia. Scritti per Gianni Francioni, G. Cospito éd., Naples, Bibliopolis, 2011, p. 69-92.
54 A. G[ramsci], « Utopia », Avanti!, 25 juillet 1918, NM, p. 209-210, mais on trouve des considérations semblables dans de nombreux articles, comme « Tre principii, tre ordini », déjà évoqué.
55 C’est le titre du cahier 3, § 69 qui apparaît dans des paragraphes rédigés peu de temps après, puis de nouveau dans les cahiers 5 et 6.
56 Pour un examen complet de la question, voir l’entrée « Utopie » par F. Frosini, dans Dizionario gramsciano (1926-1937), G. Liguori et P. Voza éd., Rome, Carocci, 2009, p. 886-889, ainsi que les renvois conceptuels et bibliographiques de l’article.
57 Voir F. Izzo, Democrazia e cosmopolitismo in Antonio Gramsci, Rome, Carocci, 2009, en particulier les pages 134 à 137.
58 Pour un plus ample développement de ces considérations, je renvoie à G. Cospito, « “Che cos’è l’uomo?” Motivi kantiani negli scritti di Antonio Gramsci », Il cannocchiale, no 3, 2012, p. 57-76.
59 A. G[ramsci], « Note sulla rivoluzione russa », Il Grido del Popolo, 29 avril 1917, S 2, p. 257.
60 G. Vacca, Modernità alternative. Il Novecento di Antonio Gramsci, Turin, Einaudi, 2017, p. 227.
61 Voir à ce propos S. Pons, « Gramsci e la rivoluzione russa. Una riconsiderazione (1917-1935) », Studi Storici, no 4, 2017, p. 883-928.
62 L. Goldmann, L’illuminismo e la società moderna, Turin, Einaudi, 1971, p. 97-98.
63 Sur le thème de la « Constituante », voir A. Rossi, Gramsci nella crisi europea degli anni Trenta, Naples, Guida, 2017, en particulier p. 145-166.
64 E. Cassirer, Die Philosophie der Aufklärung, Tubingue, Verlag von J. C. B. Mohr (Paul Siebeck), 1932, p. XVI.
Auteur
Università degli Studi di Pavia, Dipartimento di Studi Umanistici
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