D’une critique de la phénoménologie à la refonte de la dialectique
Adorno lecteur de Husserl et Heidegger
p. 179-204
Texte intégral
1. Considérations préliminaires
1La métaphore du « champ de bataille », dont Kant parlait pour désigner la métaphysique classique1, pourrait sans doute s’appliquer aux textes d’Adorno. Celui-ci ne se contente pas de munir son lecteur des armes de la critique, il lui offre également l’exemple d’une pensée en acte qui se construit par la négation déterminée de ses adversaires. Pour surmonter le reproche de la stérilité de cette démarche, il faut se souvenir du motif hégélien selon lequel la négativité est un moment essentiel à l’élaboration d’une nouvelle forme de pensée. Si Adorno s’attelle à une critique de la phénoménologie tout au long de son œuvre2, ce n’est donc jamais simplement pour dénoncer les vices théoriques et l’inconséquence pratique de cette école philosophique, mais toujours aussi pour tracer en creux la résolution d’un problème épineux : celui d’une refonte de la dialectique, et donc des bases méthodologiques du marxisme.
2Proposer un tel rapprochement entre marxisme et phénoménologie au sein de la pensée critique d’Adorno, c’est prendre le contre-pied des lectures politiques traditionnelles de sa philosophie à partir du seul prisme de la « dénazification spirituelle »3. Bien évidemment, il est indéniable que la critique d’une idéologie fasciste est l’un des enjeux majeurs de la dispute qui l’oppose à Heidegger, mais cette focalisation occulte bien souvent le contexte dans lequel elle s’inscrit. Enzo Paci a su au contraire mettre en lumière l’apport positif de son intérêt pour la phénoménologie au sein d’une remise en question plus large du marxisme traditionnel : « Il convient de remarquer qu’en critiquant la phénoménologie, Adorno critique aussi Marx. […] Adorno rejette le matérialisme délimité par Lénine dans son célèbre livre [Matérialisme et empirio-criticisme], mais il rejette aussi l’insistance de Lukács sur la conscience et par conséquent sur l’aliénation et le devenir-étranger [Entfremdung] »4. Il nous faut ici reprendre à nouveaux frais cette interprétation comme une hypothèse de travail, tout en la précisant. Le détour par la phénoménologie frayé par Adorno n’a rien d’un désaveu de la pensée de Marx en tant que telle ; il permet plutôt la prise de recul critique à l’égard de deux versions apparemment opposées du marxisme : d’une part la doctrine de la IIIe Internationale, réduisant la pensée à n’être qu’un simple reflet des mouvements de la matière et d’autre part l’hégéliano-marxisme du jeune Lukács, traduisant le concept idéaliste allemand de sujet transcendantal dans la notion matérialiste de « conscience de classe »5. Afin de mieux se repérer au sein de cette constellation théorique, on pourrait présenter le projet méthodologique de la Dialectique négative6 comme une tentative de sauvetage du marxisme menacé par les deux écueils du matérialisme vulgaire et de l’idéalisation de la dialectique. C’est donc à partir de cette double démarcation qu’il nous faudra comprendre en quoi l’étude critique de la phénoménologie, à laquelle Adorno consacre la première partie de son ouvrage, représente un moment essentiel d’une auto-réflexion du marxisme.
3Dans son cours de 1960-1961 intitulé Ontologie und Dialektik, véritable laboratoire de la Dialectique négative, il s’attache à montrer que la méthode dialectique n’est pas à comprendre comme l’opposé contradictoire de la phénoménologie, dans un face à face stérile. Au contraire « la transition vers la dialectique doit en vérité consister dans l’auto-réflexion critique de l’ontologie ; ou bien, pour le dire encore une fois dans des termes hégéliens, la dialectique est justement en elle‑même médiatisée par l’ontologie »7. Si la dialectique ne peut se constituer qu’à partir d’une critique immanente de son opposé, elle ne saurait ressortir indemne de cette épreuve. Comment se traduit donc le détour par la phénoménologie, qui persiste comme tonalité mineure du texte d’Adorno, dans la refonte méthodique du marxisme entreprise dans la Dialectique négative ?
4L’ambiguïté sémantique de la prose d’Adorno rend difficile toute explication univoque des liens entre phénoménologie et marxisme dans ses écrits, difficulté redoublée par l’évolution de ses positions théoriques entre les premiers textes de la fin des années 1920 et la Dialectique négative publiée en 1966. Pour défaire ce nœud complexe, nous procéderons de manière analytique en distinguant deux moments en réalité inséparables : d’abord la critique de la phénoménologie opérée à partir d’un point de vue marxiste et dialectique et ensuite la reconnaissance de la légitimité d’un moment phénoménologique contre l’idéalisme hégélien qui entache encore un certain marxisme. D’un point de vue conceptuel, il s’agit donc dans un premier temps de déconstruire le primat de l’immédiateté, qui caractérise le concept phénoménologique de donné, pour ensuite dénoncer dans un second moment la prétention idéaliste d’une totalisation de toutes les médiations en un système rationnel. La coexistence de ces deux exigences dans une même méthode a pu se voir réduite sinon à une contradiction, du moins à une aporie8. Au contraire, il restera à indiquer la possibilité d’une troisième voie, procédant à une reformulation du projet phénoménologique cohérente avec l’exigence marxiste d’historicité, par la référence sous-jacente à Walter Benjamin. C’est là une condition nécessaire de la refonte adornienne de la dialectique marxiste en un sens authentiquement matérialiste.
2. Thème majeur : une critique marxiste du primat phénoménologique du donné
5Il est plus aisé, par souci d’exposition, d’aborder dans un premier temps la pars destruens de la critique adornienne de la phénoménologie bien que, rappelons-le, nous procédions là à une reconstruction analytique des matériaux afin de clarifier l’exposé. Force est de constater la grande diversité des textes consacrés par Adorno à la phénoménologie, multipliant les points de vue sur le même objet considéré tantôt comme moment de l’histoire de la pensée, tantôt comme régime discursif idéologique ou tantôt comme théorie de la connaissance. Plutôt que de prétendre en vain vouloir épuiser tous ces domaines, nous nous contenterons ici de circonscrire l’étude adornienne de la phénoménologie sous trois aspects : une méthode critique adéquate, un objet critiqué sous le titre de phénoménologie, et un concept-outil permettant de mener à bien cette critique. Une telle délimitation devrait permettre de saisir l’unité théorique de l’école phénoménologique pour tirer les premiers enseignements de sa confrontation avec le marxisme.
6Au premier abord, il serait tentant d’assimiler la démarche d’Adorno à une simple application du schéma marxiste traditionnel de la critique des idéologies à un nouvel objet : non plus la philosophie encore idéaliste des jeunes hégéliens mais la phénoménologie. En témoigne le sous-titre du pamphlet de 1964 dirigé contre le tournant existentialiste de la phénoménologie sous la République de Weimar, qui précède la montée du nazisme : Jargon de l’authenticité. De l’idéologie allemande9. Cet emprunt explicite à Marx et Engels se trouve confirmé dans le corps du texte par le recours à une mise en correspondance des concepts philosophiques, éléments de la sphère idéologique, à leur base sociale. C’est ainsi que l’invocation heideggerienne de l’authenticité de l’existence est interprétée, soit comme une réaction à l’emprise de la valeur marchande sur la vie des individus10, soit comme l’expression symbolique des politiques de charité menées par l’État national-socialiste naissant11. Dans un cas comme dans l’autre, l’apparente pureté théorique du concept d’authenticité doit se comprendre à partir du contexte de l’exploitation salariale qu’il contribue à dissimuler en le déniant simplement – la dignité de l’existence resterait intacte malgré la mise en vente de la force de travail –, ou en justifiant des politiques d’État qui contribuent à sa perpétuation. Cette première lecture de la deuxième vague de la phénoménologie allemande, initiée à la suite de Husserl par Max Scheler et Karl Jaspers avant d’être systématisée par Heidegger, procède donc sur le mode d’une critique transcendante. Il s’agit d’évaluer la validité de certains concepts à partir des intérêts socio‑politiques qu’ils soutiennent – inconsciemment ou non. La pertinence d’une telle approche est cependant limitée, puisqu’elle ne touche qu’un certain moment de la phénoménologie, engagé dans un contexte politique particulier.
7Cette apparente superficialité de la critique se dissipe toutefois, si l’on comprend que le schéma de l’idéologie n’est qu’un aspect d’une méthode plus large, visant une interprétation interne de la théorie phénoménologique. Plutôt que d’opposer une lecture immanente au modèle de critique transcendante précédemment évoqué, il convient de rappeler toute la complexité de la méthode développée par Adorno dans sa Métacritique d’une théorie de la connaissance, ouvrage de 1956 consacré à Husserl et formant le pendant théorique du texte polémique de 1964. Afin de dépasser l’alternative stérile du réductionnisme sociologique et de l’abstraction philosophique, il conviendrait de montrer que « le processus vital réel de la société n’est pas quelque chose qui s’introduit sociologiquement dans la philosophie, qui vient s’ajouter à elle de l’extérieur comme par contrebande ; c’est plutôt le noyau même de la teneur logique de la philosophie »12.
8Avant de rechercher la dynamique sociale qui le constitue, tâchons de délimiter avec Adorno le noyau logique autour duquel graviterait la phénoménologie. Au-delà d’un simple rapport historique de parenté, quel est donc le caractère spécifique liant à la fois la recherche épistémologique de Husserl, sa traduction existentialiste chez le premier Heidegger puis chez Sartre, et l’ontologie tardive du dernier Heidegger ? En suivant l’interprétation officielle, nous pourrions rassembler toutes ces entreprises sous la bannière d’un « retour aux choses mêmes » (Zu den Sachen selbst), en suivant l’injonction formulée par Husserl et reprise par ses successeurs. Cette nostalgie d’une expérience entière de l’objet, en chair et en os (leibhaft), peut toutefois se traduire de bien des manières. Quel lien y a-t-il entre l’équation, dont le mathématicien éprouve l’évidence, l’angoisse ou l’ennui profond, dont le Dasein fait l’expérience intime, ou encore les guises de l’être jalonnant le destin historial de l’homme ? Par-delà la pluralité des choses recherchées, c’est avant tout une même forme logique qui configure ces expériences : la donation du phénomène. Cette notion d’un « donné » doit contrebalancer l’idée d’une relativité de l’expérience au sujet qui la constitue. Il s’agit en effet à chaque fois de retrouver un fondement, ou pour reprendre le terme d’Adorno « une arché »13, permettant de ménager un accès à la vérité, qu’elle soit épistémique, existentielle ou ontologique. Loin d’en rester à une simple description de cette méthode phénoménologique, Adorno la retraduit dans des termes permettant de l’opposer à la méthode dialectique : au lieu de considérer que tout objet d’expérience est médiatisé par une praxis historique, la phénoménologie s’appuie sur l’immédiateté d’une donation pour s’assurer du caractère absolu de son principe. En quoi l’immédiateté, qui n’est qu’un rapport primitif et passif au réel, pourrait-elle valoir comme fondement de vérité ? C’est là précisément – selon Adorno – le problème que cherche à résoudre Husserl en forgeant le concept d’intuition catégoriale dans la sixième Recherche logique14, en posant ainsi les bases de toute méthode phénoménologique. Ce noyau génétique, pour la première fois mis au jour dans deux essais de la fin des années 1930 consacrés à Husserl (« Husserl and the Problem of Idealism » et « Zur Philosophie Husserls »)15, permet en effet à Adorno de reconstituer une continuité conceptuelle avec l’ontologie du dernier Heidegger, ainsi qu’il l’indique dans son cours de 196116.
9Comment un concept aussi spécifique, dont la fonction est étroitement liée au contexte d’une fondation du savoir logico-mathématique, pourrait-il servir de modèle à toute démarche phénoménologique ? Dans la sixième Recherche logique, Husserl se penche sur les conditions de validité des énoncés portant sur des idéalités (grammaticales, logiques et mathématiques), à partir de sa reformulation de la vérité comme adéquation entre une intention de signification et une intuition remplissante. L’intention de signification, portée par la forme logique du discours, a beau être cohérente, elle ne saurait être vraie qu’à condition de se rapporter à un objet donné. Il est aisé de comprendre que la vérité d’un énoncé de fait dépend de sa possible corroboration empirique dans la perception17. Qu’en est-il toutefois des énoncés portant sur des idéalités, comme les propositions formulées par les mathématiques ? Ils ne pourront prétendre à la vérité qu’à condition de se fonder sur une expérience d’un objet idéal : l’intuition catégoriale. Il y aurait, sous le mode d’une donation immédiate analogue à la perception sensible, un rapport intuitif aux objets idéaux et donc aux essences18. Cette conception paradoxale, selon laquelle les vérités de raison peuvent être saisies sous le mode d’un état de fait (Sachverhalt), serait – pour reprendre les mots d’Adorno – l’expression d’une antinomie propre à la phénoménologie : penser des objets qui, n’existant qu’en étant visés par une conscience, ne sont pourtant pas relatifs à cette visée19. Loin de restreindre la portée de l’intuition catégoriale à l’appréhension des vérités logico-mathématiques, Adorno indique son emprise sur le concept plus tardif de vision des essences (Wesenschau), formulé par Husserl dans les Idées directrices20. Cette notion plus large désigne non seulement une donation intuitive des idéalités logico-mathématiques, mais aussi une appréhension des essences structurant notre rapport au monde sensible. Par exemple, contre la méthode empiriste selon laquelle l’idée du rouge serait abstraite de l’expérience d’une pluralité d’individus rouges similaires, Husserl réaffirme la possibilité d’une saisie immédiate de l’essence du rouge à même la perception d’un seul objet l’exemplifiant21. Ainsi, les essences ne seraient plus des objets construits par une pensée en quête d’intelligibilité mais elles subsisteraient comme des données immédiates de la conscience. Là où le concept d’intuition catégoriale établissait des essences (logico-mathématiques) comme de véritables faits de conscience, et non de simples produits de l’activité cognitive, le concept de Wesenschau y découvre des structures de l’expérience, présentes à même les faits. C’est cette double implication qui se trouve dénoncée par Adorno dans son essai de 1938 : « En cette nuit de l’indifférence, en laquelle se fonde le concept husserlien d’intuition, l’essence et le fait s’échangent : c’est dans ce but qu’il fut inventé. Et c’est cette contamination qui nourrit l’ensemble de la philosophie existentielle »22. L’essentialisme de la phénoménologie ne saurait donc se réduire à un épiphénomène, se traduisant par quelques divagations réactionnaires. Il s’ancre au plus profond de la relation intuitive entre la conscience et les essences, qui légitime un tournant ontologique attribuant un Être indépendant à ces dernières.
10Toutefois, l’argument d’une confusion entre le fait et l’essence ne permet pas encore de mener à bien la métacritique de la phénoménologie. Il n’est que le renversement négatif d’un principe directeur : celui de la donation des essences sous le mode de l’intuition. Reste encore à comprendre en quoi le problème posé par le noyau logique de la phénoménologie ne peut se résoudre que par la prise en compte d’une dynamique sociale. Comme nous venons de l’indiquer, Adorno ne se satisfait pas de la réponse qu’apporte Husserl à l’antinomie d’une saisie absolue des essences à partir de l’immanence de la conscience. Loin d’apporter une solution, l’élaboration conceptuelle n’est que l’hypostase d’un problème : « L’intuition catégoriale est le concept aporétique kat’exoken [par excellence] : il se tient au cœur d’une pensée qui, à la place de la dialectique, ne parvient qu’à fournir son substitut statique, le paradoxe »23. La dialectique intervient ici, non pas simplement comme l’opposé de la méthode phénoménologique, mais comme un moyen de rendre compte de l’antinomie sur laquelle elle se fonde. Penser dialectiquement, c’est toutefois admettre que l’objet n’est rien de donné, qu’il est bien plutôt constitué dans son rapport au sujet, et donc que la médiation prime sur l’immédiateté. Résoudre dialectiquement l’antinomie de la phénoménologie, cela reviendrait donc à montrer en quoi le phénomène d’immédiateté de l’essence est en réalité une apparence produite par la médiation elle‑même. On parviendrait ainsi à comprendre cette sublimation, par laquelle une chose constituée par la visée active d’un sujet se donne pourtant comme une donnée originaire. Ce paradoxe présent au cœur des constructions mathématiques est très clairement indiqué par Husserl. « Il se produit – écrit-il – des actes dans lesquels quelque chose apparaît comme réel et donné en personne, de telle sorte que cela même, tel qu’il apparaît ici, n’était et ne pouvait encore être donné dans les actes fondateurs seuls »24. Pour le résoudre, Adorno entreprend alors une traduction du vocabulaire phénoménologique dans une conceptualité marxiste, en affirmant que « l’être transsubjectif de la proposition logique, la conception fondamentale de la phénoménologie, n’est autre que la réification de la fonction de la pensée, l’oubli de la synthèse ou […] de l’acte de produire, du travail contenu dans le produit du travail, ce dernier étant hypostasié comme “nature” à sa place »25. D’un geste implicite, et par un langage apparemment métaphorique, Adorno se réfère ici au concept de fétichisme, élaboré par Marx dans le Capital, selon lequel un produit du travail, résultat de l’activité historique des hommes, apparaît comme un phénomène naturel, un donné. Cette lecture n’est toutefois pas de première main. Le concept de réification (Verdinglichung) est un emprunt à peine dissimulé à l’essai de Lukács intitulé « La réification et la conscience du prolétariat » publié en 1923, où ce dernier se propose d’exposer la logique générale de ce phénomène dans les termes d’une séparation entre l’objet et l’activité qui l’a engendré. Adorno interprète donc l’antinomie de la phénoménologie en transposant le modèle critique par lequel Lukács tentait de percer « l’antinomie de la pensée bourgeoise » en montrant que le dualisme du sujet et de l’objet, propre au kantisme, serait le symptôme de l’aliénation du prolétaire, privé des moyens de travail et donc des conditions de réalisation de son activité.
11Cette critique esquissée par Adorno n’en reste-t-elle pas toutefois à un niveau analogique, comparant l’activité du sujet de la connaissance au travail du prolétaire, en succombant à nouveau aux écueils d’une critique transcendante ? Pour dépasser ce reproche de superficialité, il convient de préciser l’objet de sa critique : non pas la fondation husserlienne du savoir mathématique en tant que telle, mais l’extension de sa base logique – l’intuition catégoriale – à l’ensemble du champ de l’expérience, y compris social26. Loin de se contenter d’un simple discrédit de la méthode phénoménologique, selon laquelle les essences structurant le monde de l’expérience pourraient être données à l’intuition, la métacritique d’Adorno se doit de retrouver les conditions concrètes engendrant cette apparence. C’est justement ainsi qu’il faut comprendre l’hypothèse qui clôt l’essai de 1938, selon laquelle les essences découvertes par Husserl « légitiment [rechtfertigen] une effectivité qui, en tant que système, détermine de manière si totale tout objet supposément individuel que l’on parvient en fait à discerner la présence du système, comme son “essence”, dans chacun de ses traits particuliers ; et c’est ainsi que la duperie de la vision des essences serait malgré tout, d’un point de vue dialectique, une vraie fausse conscience »27. L’extrême degré de socialisation, c’est-à-dire de médiation de chaque individu – sujet ou chose – par la totalité du système qui le contient, réalise concrètement des formes essentielles à même la concrétude de l’expérience. Cependant, au lieu de refléter fidèlement cette base sociale, la phénoménologie la travestit dans une théorie érigeant comme vérité un processus qui resterait à critiquer. Bien que fausse, car incapable de rendre raison des paradoxes qui sous-tendent sa conception du monde, cette conscience nous apprend une vérité cachée : le particulier contient de manière immanente une signification conceptuelle, liée à son intégration dans la totalité. Autrement dit, l’expérience du monde social est structurée par des universaux, qui se laissent apercevoir à même les objets concrets. En érigeant cependant cette détermination du particulier par le social au rang d’essence, la phénoménologie fait l’impasse sur les processus historiques dont résulte une telle universalisation abstraite de l’expérience, au premier rang desquels la généralisation de l’échange marchand28. Pour le dire en un mot, la phénoménologie ne parvient à décrire des essences immédiatement données que dans la mesure où elle présuppose la réification de la conscience qui les saisit.
12Plutôt que de soumettre la phénoménologie à une critique transcendante des idéologies par leur base sociale, Adorno cherche donc à montrer que son noyau conceptuel – le concept d’intuition catégoriale – ne peut s’étendre à la compréhension de la totalité de l’expérience sous la forme d’une vision des essences que sur fond de réification sociale. Il en propose toutefois une interprétation originale : la naturalisation de certaines essences n’est pas due avant tout à la séparation du sujet et de l’objet, du travail et des moyens de production, mais plutôt à l’intégration sociale de toute expérience individuelle dans un système fonctionnel et autonome.
3. Intermède : la complicité secrète de Lénine et Husserl
13Ce moment négatif de la lecture de la phénoménologie entreprise par Adorno nous permet de préciser l’hypothèse d’Enzo Paci, selon laquelle s’y dissimulerait en même temps la critique d’un certain marxisme. En effet, c’est le même concept-outil de la réification dont se sert Adorno pour déceler un oubli de la médiation minant la théorie de la connaissance développée par Lénine dans son essai Matérialisme et empiriocriticisme. En s’appuyant sur Feuerbach et Engels, ce dernier affirmait contre les épistémologies critiques que les sensations ne sont faites « ni de symboles, ni d’hiéroglyphes, mais de copies, de photographies, d’images, de reflets des choses »29. En commentant ce texte dans la Dialectique négative, Adorno rappelle que « seule une conscience réifiée avec constance prétend ou fait accroire aux autres qu’elle possède des photographies de l’objectivité. Son illusion se transforme en immédiateté dogmatique »30. Or, c’est précisément le même reproche qui se trouvait déjà formulé contre Husserl dans son essai de 1938, lorsqu’il comparait sa théorie de la perception à la « photographie qui croit pouvoir s’emparer de l’effectivité inentamée, lorsqu’elle pétrifie ses objets en les isolant dans l’éclair d’un clin d’œil »31. La récurrence de cette métaphore technologique recouvre ici une même critique d’un rapport réifié entre la conscience et le monde, supposant une extériorité des deux termes mis en rapport, comme si le réel se manifestait « en tant que tel », une fois soustraite l’activité de la subjectivité.
14C’est donc par un usage stratégique du schème critique de la réification qu’Adorno parvient à déconstruire dialectiquement l’impératif phénoménologique d’un retour « aux choses mêmes », tout comme la prétention de Lénine d’un accès immédiat à la réalité. Face au dogmatisme de la IIIe internationale, régressant dans un matérialisme brut à la Feuerbach, le retour à la dialectique hégélienne paraît salutaire. En effet, le concept de la réification suppose que toute immédiateté n’est que seconde nature, activité fossilisée vouée à être à nouveau mise en mouvement et fluidifiée par le devenir historique. Pour reprendre une formule de Martin Jay, cette conceptualité héritée de l’idéalisme allemand caractériserait un « marxisme expressif » selon lequel « le tout exprime l’intentionnalité et la pratique d’un sujet-créateur, qui se reconnaît lui-même dans le monde objectif environnant »32. On ne peut toutefois réduire la critique adornienne de la phénoménologie à une application des outils conceptuels développés par Lukács, qu’à condition de s’en tenir au versant négatif de son analyse. Il convient plutôt de rester attentif à l’ambivalence d’une lecture subtile qui trouve aussi dans la démarche phénoménologique une ressource positive pour penser un dépassement de l’idéalisme philosophique, fondé sur un primat du sujet. Or, comme l’indique bien la définition de Martin Jay, le marxisme lui-même, dans sa traduction hégélienne proposée par Lukács, serait resté inféodé au primat du sujet. Le récit cohérent et unifié d’une critique dialectique du principe phénoménologique de l’immédiateté, comme réification de l’activité du sujet, se fragmente alors sous la pression d’une sortie de l’idéalisme, dont ce même schème de la réification reste encore tributaire.
4. Contrepoint : l’antidote phénoménologique au marxisme expressif
15Plutôt que de dénoncer simplement l’insuffisance méthodologique de la phénoménologie, par son recours dogmatique à l’immédiateté, Adorno cherche toujours aussi à rendre justice à la légitimité de l’impulsion qui anime ce courant philosophique. Dès la conférence de 1931 sur L’actualité de la philosophie, l’influence grandissante de la phénoménologie sous la République de Weimar est interprétée comme le symptôme d’une « crise de l’idéalisme », ou plutôt de son principe fondamental selon lequel « la ratio autonome […] était censée pouvoir développer à partir de son propre fonds le concept de réalité et toute réalité même »33. Cette définition doit se comprendre à partir du contexte d’un néo-kantisme florissant, décrivant la constitution de l’objectivité par des formes a priori inscrites dans le sujet. Sa radicalité rappelle toutefois le projet de Fichte prétendant déduire le contenu de la nature à partir de l’ego transcendantal, en outrepassant la frontière du criticisme. Or, c’est précisément sous les auspices de cet idéalisme subjectif que Lukács plaçait lui-même sa réinterprétation du marxisme, en affirmant dans un essai de jeunesse intitulé « Vers une sociologie du drame » que « dans ses fondements essentiels... toute la philosophie de Marx émerge d’une seule source – Fichte »34. Malgré son admiration première pour le vaste projet théorique du premier Lukács, esquissé dans sa Théorie du roman puis déployé dans Histoire et conscience de classe, Adorno se libère donc progressivement de cette tutelle par sa critique de l’idéalisme qui sous-tend sa philosophie, dont l’étude de la phénoménologie constitue un moment essentiel35. Cette rupture est d’ailleurs déjà esquissée dans les deux essais sur Husserl écrits à la fin des années 1930, où s’affirme le motif de l’Ausbruch, par lequel Adorno désigne la percée hors de l’idéalisme entreprise par la phénoménologie. Même si le constat reste celui d’un échec, dans la mesure où cette volonté de « faire exploser l’idéalisme » reste effectuée du point de vue de l’immanence de la conscience, et donc à partir d’une conceptualité elle-même idéaliste36, la critique d’Adorno n’est en rien une disqualification de ce projet originaire. Dans une lettre à Alfred Sohn-Rethel de 1936, rédigée donc au même moment que ces deux essais, il évoquait sa propre entreprise théorique dans les termes mêmes qu’il employait pour définir la tâche critique de la phénoménologie : dynamiter l’idéalisme (den Idealismus zu sprengen)37.
16Loin de rejeter unilatéralement le projet husserlien, en le vouant à n’être qu’une expression idéologique d’une conscience réifiée, Adorno insiste donc aussi sur la légitimité d’une impulsion première qui anime ce mouvement. C’est en préparant la Dialectique négative, dans son cours du 12 janvier 1961, qu’il en vient alors à désigner ce moment de vérité de la phénoménologie comme un antidote contre le subjectivisme moderne, parachevé par l’idéalisme allemand38. En suivant cette hypothèse, il serait dès lors possible d’interpréter le mot d’ordre d’un « retour aux choses mêmes » à partir d’un « besoin ontologique »39, résistant à l’ambition idéaliste de réduire toute la réalité au résultat de l’activité d’un sujet transcendantal. On ne peut comprendre la force d’attraction exercée par la phénoménologie sur ses contemporains qu’à la condition de retrouver le désir d’altérité qui s’exprime à travers elle contre le fantasme solipsiste de l’idéalisme. Lorsqu’Adorno rappelle dans ce cours l’hypothèse de sa conférence de 1931, suivant laquelle l’insistance de ce besoin dans la phénoménologie serait le symptôme d’une crise de l’idéalisme face à la non-rationalité du monde social contemporain – contre l’identification hégélienne de l’effectivité au concept –, c’est en même temps pour l’approfondir. Un tel besoin trouverait son origine dans un refoulement primitif de l’altérité de l’objet, qui aurait suivi la crise de la subjectivité déclenchée par la révolution copernicienne. Contre le risque d’un affaiblissement du sujet, impliqué par l’héliocentrisme décentrant le point de vue de l’observateur, la philosophie s’est précisément emparée de ce motif pour réaffirmer un primat du sujet transcendantal autour duquel gravite le monde objectif. C’est alors en un double sens qu’Adorno critique l’interprétation de cette révolution théorique proposée par Kant dans la seconde préface de la Critique de la raison pure : le sauvetage de la subjectivité témoigne non seulement d’une mésinterprétation du décentrement réel du sujet provoqué par le renversement héliocentrique, mais en instaurant le point de vue transcendantal, il fournit aussi la justification d’une « domination de la nature » (Naturbeherrschung).
17L’enjeu de ce retour critique à l’histoire de la philosophie, qui dépasse la simple analyse socio‑historique de la crise contemporaine de l’idéalisme, doit se comprendre comme réponse implicite à Lukács. Dans le chapitre de son essai sur la réification, intitulé « L’antinomie de la pensée bourgeoise », ce dernier retrace en effet le récit héroïque d’une révolution copernicienne inaugurant une nouvelle tâche positive pour la philosophie : ne plus s’en tenir à l’idée que le monde serait « quelque chose d’engendré indépendamment du sujet connaissant (par exemple créé par Dieu), mais le concevoir bien plutôt comme son propre produit »40. Loin d’y voir l’origine d’une nouvelle forme de domination, Lukács salue la réappropriation philosophique de la révolution copernicienne comme « conception formidable » (ibid., p. 299), dévoilant une nouvelle tendance en philosophie : « parvenir à une conception du sujet, qui peut être pensé comme le producteur de la totalité du contenu » (ibid.). Plutôt que de dénoncer l’hybris du sujet transcendantal des idéalistes allemands, Lukács promet plutôt la réalisation de cette idée encore abstraite dans la praxis consciente du prolétariat, érigée en principe du devenir historique. Contre cette interprétation qui ne fait que transposer le concept fichtéen d’activité originaire (Tathandlung) dans l’acte concret de production, Adorno fait jouer un moment phénoménologique qui restitue la non-identité entre le sujet et le monde : « Chez Heidegger aussi, on peut trouver de solides rudiments, de solides linéaments, de cette critique du pur esprit dominant la nature », qui est en même temps critique de l’illusion « selon laquelle ce qui nous fait face, ce avec quoi nous avons à faire, quoi que cela puisse bien être – j’évite ici toute expression pour le dire, car aucune ne serait juste –, que c’est là quelque chose qui est effectivement dominé par nous, qui nous est soumis, et ne le serait qu’en se pliant à la forme de notre esprit »41. Il y aurait ainsi un véritable potentiel critique, « anti-idéologique » (ibid.), dans le besoin ontologique de la phénoménologie, qui n’est pas sans rappeler le point de vue matérialiste de Marx qu’Adorno fait jouer contre son interprétation idéaliste par Lukács42.
18Ce reproche d’idéalisme latent, adressé par Adorno au marxisme expressif de Lukács, complique donc sa première critique de la phénoménologie. En effet, le schème de la réification ne saurait être isolé de l’héritage philosophique dont il procède. Dans un paragraphe central de la deuxième partie de la Dialectique négative, intitulé « Objectivité et réification », Adorno souligne lui-même l’étroite dépendance de la critique de la réification et du subjectivisme : « […] la subjectivisation [Subjektivierung] et la réification ne sont pas simplement divergentes mais aussi corrélats. Plus le connu est fonctionnalisé, devient produit de la connaissance, plus complètement le moment du mouvement en lui est assigné au sujet comme sa propre activité ; plus l’objet se fige comme résultat du travail coulé en lui, comme quelque chose de mort »43. Autrement dit, la pure séparation du sujet et de l’objet n’est qu’un moment du présupposé normatif de leur unité fondamentale. Ce point paraîtra plus clair, si l’on se souvient de l’horizon à l’aune duquel est critiquée la réification : le projet idéaliste d’une réduction de l’objectivité à l’activité productrice du sujet, devant être menée à bien par la praxis du prolétariat. On comprend dès lors que la critique ne saurait s’en tenir à la dénonciation de la réification : « centrer la théorie sur elle qui est une figure de la conscience, rend acceptable la théorie critique pour un point de vue idéaliste, pour la conscience dominante et l’inconscient collectif »44.
19Bien qu’elle permette dans un premier temps de critiquer l’illusion d’immédiateté qui anime le retour aux choses mêmes de la phénoménologie, la référence à la réification est pour le moins ambiguë. En elle se cristallise aussi une opposition d’Adorno à une certaine lecture idéaliste du marxisme, opérée du point de vue de la conscience, visant l’identification à soi du monde objectif. S’il est vrai, comme nous avons tenté de le montrer, que la phénoménologie répond aussi à un « besoin ontologique » résistant à l’idéalisme et possède en cela une dimension anti-idéologique, elle doit être comprise comme un moment de la critique de ce marxisme expressif, focalisé sur le dépassement de la réification. Alors que du point de vue de la critique négative de la phénoménologie, la réification était le mobile de la critique, son instrument, elle devient, du point de vue de la lecture positive de la phénoménologie, son objet, sa cible. La riche ambiguïté de la critique d’Adorno n’est‑elle donc pas vouée, à partir de là, à sombrer dans la contradiction ?
5. Thème mineur : la traduction critique de la phénoménologie comme transformation matérialiste de la dialectique
20Nous avons procédé jusqu’à présent à la confrontation analytique entre deux points de vue difficilement conciliables, caractérisant la complexité et l’ambivalence du projet philosophique d’Adorno. Face à la critique de l’immédiateté phénoménologique, déployée du point de vue de la dialectique totalisante de la réification, s’élève un « besoin ontologique » légitime, qui se traduit dans une critique du marxisme idéaliste de Lukács. L’alternance des deux points de vue forme alors ce que nous pourrions nommer l’antinomie de la médiation et de l’immédiateté dans la Dialectique négative : contre l’hypostase du donné par la phénoménologie, il s’agit de restituer les médiations qui constituent toute expérience ; contre le présupposé idéaliste de la réduction de toute objectivité à l’activité constituante du sujet, il s’agit de rappeler les droits d’un moment d’immédiateté. Dans un chapitre de l’introduction intitulé « Dialectique et solidité », Adorno est très clair sur ce point :
Il ne s’agit pas de nier purement et simplement toute expérience se présentant comme première. […] Même des termes comme expérience originaire, compromis par la phénoménologie et la nouvelle ontologie, désignent quelque chose de vrai, alors que par l’affectation ils lui font tort. […] Ce qui dans l’objet dépasse ses déterminations qui lui sont imposées par le penser, se présente au sujet, tout d’abord, comme quelque chose d’immédiat […]. (ibid., p. 54-55)
21Adorno ne reproche donc pas à la phénoménologie le recours à la notion d’immédiateté, mais sa fixation en un principe inébranlable, son hypostase45. Bien comprise comme « moment », et non comme « fondement » (ibid.), l’expérience d’une immédiateté peut donc servir d’antidote à une dialectique totalisante. Là où la phénoménologie a succombé à la substantialisation de l’immédiat, il reste donc à montrer que le besoin ontologique qui la nourrit peut trouver à se réaliser dans une reformulation de la dialectique.
22C’est ici par une référence sous-jacente à Walter Benjamin qu’Adorno va tenter de redonner ses droits à ce qu’il nomme, dans la Dialectique négative, « le primat de l’objet » (ibid., p. 224). Dans un essai introductif à la publication d’un recueil de lettres de son ami disparu, il interprète la teneur philosophique des écrits de Benjamin à partir d’une démarche partagée avec la phénoménologie : l’attention à l’expérience concrète, au sein même de l’abstraction croissante caractérisant les relations sociales du capitalisme avancé.
Parce que dans une société où toutes les relations humaines sont condamnées à l’abstraction, il n’existe plus rien de concret, la philosophie s’efforce désespérément de pénétrer ce concret, de l’invoquer, sans nous tromper non plus sur l’absurdité de l’existence, mais sans non plus se laisser gagner par son sentiment. Mais ce thème est aussi au cœur de la théologie dialectique [i.e. la philosophie de Benjamin], comme de la phénoménologie qui en est pourtant fort éloignée. Tous les efforts de cette dernière se laissent ramener au principe suivant : l’individu n’est plus un exemplaire de l’espèce, mais un simple étant‑là. Tout son sens, c’est-à-dire tout ce par quoi l’individu est plus que lui-même, la phénoménologie le recherche dans les déterminations de son « maintenant » et de son « ici » et non pas dans la mise en œuvre d’une volonté de classification. Cette impulsion-là, Benjamin l’a suivie avec moins de retenue que les autres. […] Il s’est plongé dans l’individuel sans restrictions, inspiré par un nominalisme paradoxal dont son livre sur le baroque avait jeté les fondements critiques. Il l’a fait sans chercher à se protéger derrière l’Idée. À sa visée intentionnelle du concret, il ajoute un sel matérialiste : l’étant déterminé devient substantiel comme l’étant-là social devient médiation.46
23Adorno souligne donc ici l’attention minutieuse portée par Benjamin aux plus infimes expériences – son « regard micrologique » – à partir du même besoin ontologique qui animait la phénoménologie, désormais retraduit dans un cadre matérialiste. Contre « l’abstraction », qui est au principe de la réduction subjective de l’objet concret à un objet de pensée, mais aussi de l’appauvrissement de l’expérience sociale soumise au règne de la marchandise47, s’opère un mouvement vers le concret, qui n’est pas sans rappeler le « retour aux choses mêmes ». Seulement, la chose visée n’est jamais réduite à un simple donné, puisqu’elle est toujours comprise dans son caractère social, historiquement conditionné. Pour Benjamin, le concret n’est rien d’autre que le résultat d’un mouvement de concrétisation48. N’assiste-t-on pas ici à une simple répétition du motif de la réification, déjà décrit par Lukács comme sédimentation de la médiation sociale en un simple « étant-là » ? Ce serait là oublier le supplément conceptuel propre à cette reprise benjaminienne qui n’interprète pas simplement la réalité réifiée comme un moment négatif à surmonter par la praxis historique, mais aussi comme le lieu d’une expérience. « Elle se voue sans désemparer à la réification au lieu de s’y opposer » (ibid., p. 17). Quelque chose de « substantiel » persiste dans l’objectivation du réel, irréductible au point de vue du sujet49. L’antinomie de l’immédiateté et de la médiation se cristallise donc dans une double exigence : comprendre la réalité sociale comme étant le résultat d’un processus de réification, sans pour autant perdre son moment d’objectivité.
24La brève allusion d’Adorno à l’ouvrage de Benjamin sur l’Origine du drame baroque allemand doit nous indiquer la voie vers la résolution de ce problème. Son concept central, l’allégorie, est mobilisé dans la Dialectique négative pour retraduire la méthode phénoménologique en un sens critique :
Sous le regard eidétique s’éveille la médiation qui était gelée dans l’illusion de l’immédiateté du donné spirituel ; en cela la vision des essences est proche de la conscience allégorique. Comme expérience de ce qui est devenu au sein de ce qui semblait simplement être, elle serait presque le contraire de ce pour quoi on l’emploie : non pas une acceptation fidèle de l’être mais une critique ; la conscience, non de l’identité de la chose avec son concept, mais de la rupture entre les deux.50
25Contre l’illusion de l’immédiateté, la conscience allégorique saisit le mouvement du devenir au sein de l’expérience donnée, sans toutefois dissoudre cette dernière dans un mouvement du concept. Cette subtile différence est mise en lumière par la distinction travaillée par Benjamin dans son ouvrage, lorsqu’il oppose l’allégorie au symbole. Dans une représentation symbolique, la matérialité du signifiant est subsumée par la signification conceptuelle qu’elle indique, tandis que le sens d’une allégorie est indissociablement lié à sa figuration sensible51. Or, c’est précisément cette distinction qu’Adorno retient afin de décrire les rapports entre l’expérience immédiate et le processus de médiation historique dont elle procède.
26Dans un paragraphe introductif de la Dialectique négative intitulé « Chose, langage, histoire », c’est en effet une métaphore sémantique qui résume l’essence de toute méthode dialectique : « Dans la lecture de l’étant comme texte de son devenir, les dialectiques idéalistes et matérialistes se rejoignent » (ibid., p. 70). Loin d’être un donné, le réel apparaît plutôt comme le résultat d’un processus de constitution. Il est médiatisé. À s’en tenir là, le schème de la réification, supposant que l’objet n’est que le produit de l’activité du sujet, pourrait encore fonctionner comme mot d’ordre de la dialectique. « Mais alors que pour l’idéalisme, l’histoire inhérente à l’immédiateté justifie celle-ci en tant qu’étape du concept, elle devient d’un point de vue matérialiste, non seulement la mesure de la non-vérité du concept, mais aussi celle de l’étant immédiat » (ibid.). La pierre de touche, permettant de distinguer les deux méthodes, n’est autre que le rapport du devenir historique dont procède la chose et de sa représentation conceptuelle. Pour une dialectique idéaliste, la genèse historique serait en droit réductible à une genèse conceptuelle et, en ce sens, la réification ne serait autre que le résultat oublié de l’activité d’un hypothétique sujet (transcendantal) dépositaire de ces concepts. À l’inverse, la dialectique matérialiste repose sur l’idée d’une médiation « en soi »52, irréductible à l’activité théorique d’un sujet – fût-il empirique ou transcendantal. Là où l’idéalisme résout l’immédiateté de la chose dans le concept, pour en faire un moment de son développement, le matérialisme conséquent insiste sur l’indissolubilité de l’expérience de l’objet, en raison de la complexité du réseau sémantique qui le lie à son passé, et de l’écheveau des relations sociales dans lesquelles il est impliqué. Déchiffrer le texte du devenir de la réalité, ce n’est donc pas traduire celle-ci dans des concepts selon une correspondance simple des déterminations chosales et conceptuelles, mais interpréter sa complexité en tissant des « constellations » de concepts toujours ouvertes.
6. Conclusion
27La critique de la phénoménologie entreprise par Adorno n’est donc pas simple désaveu, mais bien négation déterminée. Le projet d’une dialectique authentiquement matérialiste est en effet motivé par l’irréductibilité de l’objet d’expérience au simple produit du concept. Or c’est précisément le refoulement de ce primat de l’objet inauguré par la modernité philosophique, accompli par l’idéalisme subjectif, et perpétué par le marxisme expressif, qui nourrit le besoin ontologique s’exprimant dans la phénoménologie. Loin de lui dénier tout droit de cité, Adorno cherche au contraire à lui ménager une place au sein même de la dialectique, pour libérer cette dernière de ses attaches idéalistes.
28Dénonçant le primat phénoménologique du « donné », il parvient d’un même geste à faire tomber le matérialisme brut de la IIIe Internationale. Et contrairement au marxisme de Lukács, un simple retour à l’idéalisme allemand ne lui semble d’aucun salut contre le dogmatisme. Sa lecture ambivalente de la phénoménologie prend au contraire au sérieux la tâche nouvelle d’une sortie hors de l’idéalisme, dont la nouvelle dialectique – méthode du marxisme – porte les stigmates.
Bibliographie
Littérature primaire
Adorno Theodor W., Contribution à une métacritique de la théorie de la connaissance [1957], C. David et A. Richter trad., Paris, Payot, 2011.
Adorno Theodor W., L’actualité de la philosophie et autres essais [1931], J.-O. Bégot trad., Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2008.
Adorno Theodor W., Dialectique négative [1966], Collège de philosophie trad., Paris, Payot, 2007 ; Negative Dialektik, Gesammelte Schriften t. VI, R. Tiedemann éd., Francfort-sur-le-Main, Surkhamp, 2003.
Adorno Theodor W., Jargon de l’authenticité. De l’idéologie allemande [1964], G. Petitdemange trad., Paris, Payot, 1989 ; Jargon der Eigentlichkeit. Zur deutschen Ideologie, Gesammelte Schriften t. VI, R. Tiedemann éd., Francfort-sur-le-Main, Surkhamp, 2003.
Adorno Theodor W., Trois études sur Hegel, Collège de philosophie trad., Paris, Payot, 2003.
Adorno Theodor W., Ontologie und Dialektik [1960/1961], Nachgelassene Schriften t. VII, R. Tiedemann éd., Francfort-sur-le-Main, Surkhamp, 2002.
Adorno Theodor W., Sur Walter Benjamin, C. David trad., Paris, Gallimard, 2001.
Adorno Theodor W., « Husserl and the Problem of Idealism » [1939], Vermischte Schriften I, Gesammelte Schriften t. XX, R. Tiedemann éd., Francfort-sur-le-Main, Surkhamp, 1986.
Adorno Theodor W., « Zur Philosophie Husserls » [1937], Vermischte Schriften I, Gesammelte Schriften t. XX, R. Tiedemann éd., Francfort-sur-le-Main, Surkhamp, 1986.
Adorno Theodor W. et Sohn-Rethel Alfred, Briefwechsel. 1936-1969, C. Gödde éd., München, text + kritik, 1991.
Benjamin Walter, L’origine du drame baroque allemand [1928], S. Muller trad., Paris, Flammarion, 1985.
Husserl Edmund, Recherches logiques t. III. Éléments d’une élucidation phénoménologique de la connaissance, Recherche VI [1901], H. Élie, A. L. Kelkel et R. Schérer trad., Paris, PUF, 1963.
Husserl Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie pure et une philosophie phénoménologique t. I [1913], P. Ricœur trad., Paris, Gallimard, 1950.
Kant Emmanuel, « Seconde préface de la Critique de la raison pure », Œuvres philosophiques t. I, F. Alquié trad., Paris, Gallimard, 1980.
Lénine Vladimir Illitch, Matérialisme et empiriocriticisme. Notes critiques sur une philosophie réactionnaire [1909], S. Pelta et F. Sève trad., Paris, Éditions sociales, 1948.
Lukács Gyorgy, Histoire et conscience de classe [1923], K. Axelos et J. Bois trad., Paris, Minuit, 1960.
Littérature secondaire
Dallmayr Fred R., « Phenomenology and Critical Theory: Adorno », Cultural Hermeneutics, no 3, p. 376-405.
Jay Martin, Marxism and Totality, Berkeley, University of California Press, 1984.
Paci Enzo, « Marxism and Phenomenology », Marxism, Revolution and Peace, H. L. Parsons et J. Somerville éd., Amsterdam, B. R. Grüner, 1977, p. 222-233.
Rovatti Aldo, « Critical Theory and Phenomenology », Telos, no 15, 1973, p. 25-40.
Tengelyi László, « Negative Dialektik als geistige Erfahrung? Zu Adornos Auseinandersetzung mit Phänomenologie und Ontologie », Phänomenologische Forschungen, K.-H. Lembeck, K. Mertens et E. W. Orth éd., Hambourg, Meiner, 2012, p. 47-75.
Tertulian Nicolas, « Adorno-Lukács : polémiques et malentendus », Cités, no 22, 2005, p. 199-220.
Notes de bas de page
1 E. Kant, « Seconde préface de la Critique de la raison pure », Œuvres philosophiques, t. I, F. Alquié trad., Paris, Gallimard, 1980, p. 112.
2 Pour une étude génétique de la place de la phénoménologie dans la philosophie d’Adorno, on consultera l’article très complet de F. R. Dallmayr, « Phenomenology and Critical Theory: Adorno », Cultural Hermeneutics, no 3, p. 376-405. Rappelons ici quelques jalons de cet itinéraire intellectuel dans les parages de la phénoménologie. Adorno consacre une première thèse à Husserl en 1924, retravaillée lors d’un séjour à Oxford dans les années 1930 où il rédige deux essais dont les conclusions seront reprises dans l’ouvrage de 1956 (Contribution à une métacritique de la théorie de la connaissance). Ce livre représente la première pierre d’un nouveau projet critique, qui se prolonge par un cours de 1960-1961 (Ontologie und Dialektik) et un brûlot politique en 1964 (Jargon de l’authenticité), tous deux consacrés au tournant ontologique de la phénoménologie de Heidegger. Ces derniers travaux sont conçus comme une propédeutique à la Dialectique négative, opus magnum de 1966 qui en propose une synthèse dans sa première partie. Force est donc de constater l’importance – presque la moitié de son œuvre philosophique – et la constance de l’intérêt d’Adorno pour la phénoménologie.
3 L. Tengelyi, « Negative Dialektik als geistige Erfahrung? Zu Adornos Auseinandersetzung mit Phänomenologie und Ontologie », Phänomenologische Forschungen, K.-H. Lembeck, K. Mertens et E. W. Orth éd., Hambourg, Meiner, 2012, p. 50, nous traduisons. Tengelyi fait porter sa lecture sur le biais politique de la critique d’Adorno, qui ferait obstacle à une analyse conceptuelle interne, hypothèse que nous réfutons plus loin par l’idée de métacritique.
4 E. Paci, « Marxism and Phenomenology », Marxism, Revolution and Peace, H. L. Parsons et J. Somerville éd., Amsterdam, B. R. Grüner, 1977, p. 223, nous traduisons.
5 G. Lukács, Histoire et conscience de classe [1923], K. Axelos et J. Bois trad., Paris, Minuit, 1960.
6 T. W. Adorno, Dialectique négative [1966], Collège de philosophie trad., Paris, Payot, 2007 ; Negative Dialektik, Gesammelte Schriften t. VI, R. Tiedemann éd., Francfort-sur-le-Main, Surkhamp, 2003.
7 T. W. Adorno, Ontologie und Dialektik [1960/1961], Nachgelassene Schriften t. VII, R. Tiedemann éd., Francfort-sur-le-Main, Surkhamp, 2002, p. 13. Par ontologie, Adorno entend ici une certaine tendance essentialisante et anti-subjectiviste de la phénoménologie, trouvant ses racines dans les concepts fondamentaux de Husserl et se déployant pleinement chez le dernier Heidegger.
8 « Ainsi, la dialectique “sans synthèse” de l’École de Francfort débouche sur une critique sans fondement », A. Rovatti, « Critical Theory and Phenomenology », Telos, no 15, 1973, p. 28. Contre cette impasse caractérisant selon lui la philosophie d’Adorno, Rovatti présente alors la philosophie de Marcuse comme conciliation mieux réussie entre phénoménologie et marxisme.
9 T. W. Adorno, Jargon de l’authenticité. De l’idéologie allemande [1964], G. Petitdemange trad., Paris, Payot, 1989 ; Jargon der Eigentlichkeit. Zur deutschen Ideologie, Gesammelte Schriften t. VI, R. Tiedemann éd., Francfort-sur-le-Main, Surkhamp, 2003.
10 « Moins les mécanismes médiateurs de l’échange omniprésents tolèrent l’immédiateté humaine, plus fiévreusement une philosophie docile affirme détenir dans l’immédiat le fond des choses. » Cette citation intervient juste après la mention du projet phénoménologique de Husserl, comme « programme d’un enregistrement immédiat du soi-disant donné comme base intangible de la connaissance », T. W. Adorno, Trois études sur Hegel, Collège de philosophie trad., Paris, Payot, 2003, p. 59. Rappelons simplement ici que dans une logique marxiste, c’est par la vente de leur force de travail que les individus sont considérés comme des marchandises : leur dignité est ainsi remplacée par une simple valeur quantifiable.
11 « En raison de la totalité de l’apparence de ce qui est immédiat, qui culmine dans l’intériorité devenue un simple exemplaire, il devient extrêmement difficile pour ceux qui sont baignés par le jargon de percer à jour cette apparence. Dans son originarité de seconde main, ils retrouvent en fait quelque chose comme un contact, comparable au sentiment selon lequel la contrefaçon d’une communauté du peuple nationale-socialiste se soucierait de chaque congénère, sans qu’aucun ne soit oublié : la Winterhilfe métaphysique en permanence. La base sociale en est la suivante : beaucoup d’instances de médiation de l’économie de marché, qui ont renforcé la conscience de l’étrangeté, ont été mises à l’écart par l’économie planifiée, et les voies entre le tout et les sujets atomisés sont tellement écourtées que les deux extrêmes semblent être dans la plus grande proximité », T. W. Adorno, Jargon de l’authenticité, ouvr. cité, p. 93 (traduction modifiée, Jargon der Eigentlichkeit, ouvr. cité, p. 463). Le Winterhilfswerk ici incidemment mentionné désigne une campagne de bienfaisance du parti nazi, mise en place à partir de 1931, fournissant des biens de première nécessité aux individus exclus par le marché du travail, pour atténuer le sentiment d’aliénation frappant l’existence sous régime capitaliste (« la conscience de l’étrangeté »). Adorno s’intéresse ici à la parenté du discours humaniste appuyant ces politiques publiques avec la centralité de la notion de l’immédiateté de l’existence individuelle dans la phénoménologie existentialiste.
12 T. W. Adorno, Contribution à une métacritique de la théorie de la connaissance [1957], C. David et A. Richter trad., Paris, Payot, 2011, p. 50.
13 T. W. Adorno, Contribution à une métacritique..., ouvr. cité, p. 29.
14 E. Husserl, Recherches logiques t. III. Éléments d’une élucidation phénoménologique de la connaissance, Recherche VI [1901], H. Élie, A. L. Kelkel et R. Schérer trad., Paris, PUF, 1963.
15 T. W. Adorno, « Zur Philosophie Husserls » [1937] et « Husserl and the Problem of Idealism » [1939], Vermischte Schriften I, Gesammelte Schriften t. XX, R. Tiedemann éd., Francfort-sur-le-Main, Surkhamp, 1986.
16 La recherche de l’unité thématique de la phénoménologie, à partir de sa première formulation épistémologique chez Husserl jusqu’à son tournant ontologique chez Heidegger, constitue le fil rouge de ce cours. Tout en étant sensible aux différences entre les deux moments, et à l’ensemble des médiations historiques qui les relient (notamment par la philosophie des valeurs matérielles de Max Scheler), Adorno s’efforce de trouver la condition logique de possibilité d’un tournant ontologique de la phénoménologie à partir de la première philosophie de Husserl : « dans la doctrine de l’intuition catégoriale, c’est-à-dire dans la conception selon laquelle une chose catégoriale, conceptuelle, peut être aperçue de manière immédiate, se dissimule déjà quelque chose comme la supposition selon laquelle un être en soi doit aussi être attribué à une telle chose catégoriale, à une telle chose conceptuelle », T. W. Adorno, Ontologie und Dialektik, ouvr. cité, p. 93, nous traduisons.
17 Ainsi « l’intention de signification trouve dans la simple perception l’acte par lequel elle se remplit d’une manière entièrement adéquate », E. Husserl, Recherche VI, ouvr. cité, p. 161.
18 Ainsi d’après Husserl « l’objet avec ses formes catégoriales n’est pas simplement visé comme dans le cas d’une fonction purement symbolique des significations, mais [il] est mis lui-même sous nos yeux, précisément dans ces formes ; en d’autres termes, [l’objet] n’est pas seulement pensé, mais précisément intuitionné, ou encore perçu », ibid., p. 176.
19 La seule preuve que fournit Husserl pour penser cette donation d’un objet intelligible réside dans le renvoi à l’expérience subjective de l’évidence par laquelle la vérité s’impose à la conscience : « En l’occurrence également, le concept et la proposition s’orientent d’après l’intuition et c’est seulement de cette manière, dans le cas de l’adéquation correspondante, que se produit l’évidence, s’établit la valeur de connaissance », ibid., p. 165.
20 Dans le troisième paragraphe de la première partie intitulé « Intuition de l’essence et intuition de l’individu », Husserl définit en effet le concept de Wesenschau par la même analogie avec l’intuition sensible, avec laquelle il avait auparavant défini l’intuition catégoriale : « Il n’y a pas là une simple analogie extérieure mais une communauté radicale. L’intuition des essences elle aussi est une intuition et l’objet éidétique lui aussi un objet », E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie pure et une philosophie phénoménologique t. I [1913], P. Ricœur trad., Paris, Gallimard, 1950, p. 21.
21 Adorno reprend cet exemple de Husserl pour y voir un premier pas vers l’ontologie phénoménologique qui suppose une « conscience immédiate de l’essence » (Ontologie und Dialektik, ouvr. cité, p. 21, nous traduisons). Certes, on pourrait dire avec Husserl que l’accès aux essences n’est jamais immédiat mais toujours dégagé par un procédé de variation éidétique complexe. Cette méthode n’a toutefois pour but que le dégagement d’une essence, qui s’impose en fin de compte comme quelque chose de donné à l’intuition, et dont l’être – contrairement à une simple abstraction – n’est jamais relatif à cette saisie subjective.
22 T. W. Adorno, « Zur Philosophie Husserls », art. cité, p. 80, nous traduisons.
23 Ibid., p. 70, nous traduisons.
24 E. Husserl, Recherche VI, ouvr. cité, p. 179.
25 T. W. Adorno, « Zur Philosophie Husserls », art. cité, p. 57, nous traduisons.
26 Dans les Idées directrices, Husserl avoue lui-même ce projet lorsqu’il indique que le concept de vision des essences devrait permettre par exemple la saisie « de figures spatiales quelconques, de mélodies, de processus sociaux, etc. », Idées directrices, ouvr. cité, p. 21.
27 T. W. Adorno, « Zur Philosophie Husserls », art. cité, p. 81, nous traduisons.
28 C’est là une des thèses centrales de la critique philosophique du capitalisme avancé proposée par Adorno, dont on trouve une des formulations les plus claires dans la Dialectique négative : « Le principe d’échange, la réduction du travail humain au concept universel abstrait du temps de travail moyen est originairement apparenté au principe d’identification. C’est dans l’échange que ce principe a son modèle social et l’échange n’existerait pas sans ce principe ; par l’échange, des êtres singuliers et des performances non-identiques deviennent commensurables, identiques. L’extension du principe fait du monde entier de l’identique, une totalité », Dialectique négative, ouvr. cité, p. 181.
29 V. I. Lénine, Matérialisme et empiriocriticisme. Notes critiques sur une philosophie réactionnaire [1909], S. Pelta et F. Sève trad., Paris, Éditions sociales, 1948, p. 209.
30 T. W. Adorno, Dialectique négative, ouvr. cité, p. 250, nous soulignons.
31 T. W. Adorno, « Zur Philosophie Husserls », art. cité, p. 62, nous traduisons. Il convient ici d’indiquer les limites de la métaphore d’Adorno, dans la mesure où Husserl formule une critique bien connue du mentalisme dans les Idées directrices, en reprochant à la tradition empiriste d’avoir pensé la connaissance sensible comme reproduction de petites images des choses dans l’intériorité psychique. Mais Husserl dénonce par là simplement l’idée qu’un réel persisterait derrière le théâtre de la représentation, pour ensuite réaffirmer de manière plus conséquente l’idée que la connaissance se fonde sur une saisie immédiate du réel.
32 M. Jay, Marxism and Totality, Berkeley, University of California Press, 1984, p. 108, nous traduisons.
33 T. W. Adorno, L’actualité de la philosophie et autres essais [1931], J.-O. Bégot trad., Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2008, p. 15.
34 M. Jay, Marxism and Totality, ouvr. cité, p. 10, nous traduisons. Jay insiste alors sur la prégnance de cette influence dans son grand œuvre : « Bien qu’il n’ait plus défendu ce jugement radical de la seule influence de Fichte, la notion de sujet dans Histoire et conscience de classe porte encore les traces incontestables de l’activisme subjectif de Fichte. C’est en fait ce désaveu impatient de Fichte à l’égard de l’impénétrabilité du noumène kantien et sa conception du sujet comme le créateur de l’objet, et non pas simplement son observateur passif, qui suscitèrent l’éloge de Lukács », ibid., nous traduisons.
35 La relation ambiguë qu’Adorno entretenait avec la philosophie de Lukács est pour le moins complexe. Son amour de jeunesse pour ce penseur, dont il disait dans une lettre de 1925 qu’il « m’a influencé intellectuellement plus profondément que tout autre », se renverse vite en une vive critique de ses prises de positions politiques (cité par N. Tertulian, « Adorno-Lukács : polémiques et malentendus », Cités, no 22, 2005, p. 199). Il ne s’agit pourtant pas, comme nous souhaitons le montrer, d’un simple rejet des textes plus tardifs de Lukács, contemporains de son adhésion au parti soviétique. C’est en effet le concept même de réification, caractérisant son célèbre essai de jeunesse, qu’il sera lui-même appelé à renier en raison de son engagement, qui est au centre de la critique élaborée dans la Dialectique négative.
36 « La doctrine de Husserl propose la tentative de faire sauter l’idéalisme dominant de son époque, compris dans son sens le plus large, à partir de ses présuppositions, sans cependant faire vaciller ces présuppositions elles-mêmes. La phénoménologie représente le dernier effort sérieux de l’esprit bourgeois, de percer une issue hors de son propre domaine, l’immanence de la conscience, la sphère de la subjectivité constitutive, à l’aide des mêmes catégories que celles fournies par l’analyse idéaliste de l’immanence de la conscience », T. W. Adorno, « Zur Philosophie Husserls », art. cité, p. 52, nous traduisons.
37 T. W. Adorno et A. Sohn-Rethel, Briefwechsel. 1936-1969, C. Gödde éd., München, text + kritik, 1991, p. 10.
38 Dans l’antisubjectivisme de la phénoménologie, « intervient le moment qu’il m’est arrivé de décrire comme le motif de la percée [das Motiv des Ausbruchs], autrement dit : dans le concept de sujet lui-même, auquel toute connaissance s’est bien vue réduite, on a pu pressentir un cloisonnement, quelque chose de purement fabriqué au sein de l’effectivité, et on pourrait même dire plus directement, le pur produit de la culture, d’où la volonté de sortir à l’air libre hors de ce cercle, immédiatement vers les choses, comme le dit Husserl dans sa phénoménologie. Et ce mouvement vers les choses mêmes est, dans la philosophie dont nous parlons, un motif très puissant », T. W. Adorno, Ontologie und Dialektik, ouvr. cité, p. 189.
39 Ce concept est mis en place dans le cours du 15 décembre 1960 (ibid., p. 146) pour ensuite être repris dans le chapitre éponyme de la Dialectique négative, intitulé « Le besoin ontologique ».
40 G. Lukács, Histoire et conscience de classe, ouvr. cité, p. 287-288.
41 T. W. Adorno, Ontologie und Dialektik, ouvr. cité, p. 196, nous traduisons.
42 Bien évidemment, rappelons que pour un souci d’exposition, nous isolons ici le moment positif de la lecture de la phénoménologie proposée par Adorno. Or il insiste dans la suite du cours sur le dogmatisme vers lequel débouche ce moment anti-idéologique de la phénoménologie, dans la mesure où l’être n’est plus interprété comme un antidote critique au primat de la subjectivité transcendantale, mais comme le principe inébranlable auquel la subjectivité critique elle-même devrait se soumettre.
43 T. W. Adorno, Dialectique négative, ouvr. cité, p. 115, traduction modifiée (Negative Dialektik, ouvr. cité, p. 98).
44 T. W. Adorno, Dialectique négative, ouvr. cité, p. 232.
45 « Ce qui est contestable, ce n’est pas l’immédiateté de la compréhension en tant que telle, mais son hypostase », ibid. p. 104.
46 T. W. Adorno, Sur Walter Benjamin, C. David trad., Paris, Gallimard, 2001, p. 67-68.
47 Ce lien entre l’abstraction épistémique et l’abstraction marchande, point essentiel de la critique adornienne de l’idéalisme, demanderait une étude spécifique pour être traité. Contentons-nous ici d’indiquer l’élaboration d’un concept d’abstraction réelle, en discussion avec Alfred Sohn-Rethel, qui permet à Adorno de penser l’effectivité paradoxale des catégories idéalistes à même la structuration du monde social par l’empire de la marchandise.
48 « Le regard micrologique de Benjamin, la couleur toute particulière de son genre de concrétisation, c’est un regard porté sur l’historique », ibid., p. 51.
49 « Sujet et objet n’étant pas en fin de compte identiques, comme chez Hegel, l’intention subjective disparaissant plutôt pour Benjamin dans l’objet, sa pensée ne se contentait pas d’intentions », ibid., p. 28.
50 T. W. Adorno, Dialectique négative, ouvr. cité, p. 105, traduction modifiée (Negative Dialektik, ouvr. cité, p. 89-90).
51 Par cette définition, Benjamin renverse en fait l’interprétation classique de l’allégorie, souvent considérée comme une simple représentation arbitraire d’une idée, afin de raviver une autre tradition esthétique propre à l’art baroque.
52 « Ce comme quoi la médiation conceptuelle s’apparaît à elle-même de l’intérieur, le primat de sa sphère, sans laquelle rien ne serait su, ne doit pas être confondu avec ce que cette médiation est en soi », ibid., p. 21-22.
Auteur
Université de Strasbourg / Centre Marc Bloch, Berlin
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Raison pratique et normativité chez Kant
Droit, politique et cosmopolitique
Caroline Guibet Lafaye Jean-François Kervégan (dir.)
2010
La nature de l’entraide
Pierre Kropotkine et les fondements biologiques de l'anarchisme
Renaud Garcia
2015
De Darwin à Lamarck
Kropotkine biologiste (1910-1919)
Pierre Kropotkine Renaud Garcia (éd.) Renaud Garcia (trad.)
2015