Gérard Granel lecteur du Capital de Marx
p. 151-175
Texte intégral
1. Introduction
1Lecteur et traducteur de Husserl et Heidegger, Gérard Granel propose une interprétation de ces auteurs loin de toute orthodoxie. Mais il est aussi un lecteur assidu de Marx. Le coup d’envoi de sa lecture est donné dans l’Incipit Marx, écrit en 1969, et sous-titré : L’ontologie marxiste de 1844 et la question de la « coupure »1. Dans ce texte il cherche à saisir avec des outils phénoménologiques la pensée de Marx, mais sans projeter sur elle les thèses de la phénoménologie. Il s’efforce de rester au plus près du texte, et montre les limites des interprétations orthodoxes.
2D’une façon générale, les marxistes, et plus particulièrement Althusser, considèrent les textes de jeunesse comme écrits par un Marx non encore marxiste. Et tous opposent la scientificité des textes de la maturité au caractère philosophique des textes de jeunesse. Mais les uns croient que la « science réelle » dont parle Marx est une science au sens de Galilée, d’autres qu’elle est une science au sens de Hegel, d’autres encore qu’elle est une « science critique », fondée sur une critique de l’économie politique classique. Granel leur objecte que les analyses philosophiques par lesquelles commence Das Kapital en rendent la lecture en termes strictement scientifiques extrêmement problématique. Sur cette base il montre qu’avant de parler de rupture et de continuité chez Marx il faut savoir en quoi consistent plus précisément ces analyses. À travers ces objections il montre par exemple qu’on ne peut pas considérer l’analyse du « caractère fétiche de la marchandise », que l’on trouve dans le premier chapitre du Capital, comme un simple « hors-d’œuvre » littéraire. Il suggère aussi qu’on ne peut pas réduire « l’analyse des formes » de la première section, au statut de prémisse philosophique d’ordre hégélien, en supposant qu’elle serait seulement une tentative de prouver la validité de la théorie de la valeur-travail.
3Malgré toutes ces objections Granel ne remet pas en cause ce qu’ont établi les lecteurs les plus perspicaces du Capital. Il admet que la première section procède à une analyse abstraite du « mode de production marchand », la deuxième section à l’analyse concrète du « mode de production capitaliste » – mode de production dans lequel apparaissent deux nouveaux concepts : celui de « force de travail » et celui de « sur-valeur » ou « plus-value » (Mehrwert). Il admet aussi que ces nouveaux concepts permettent, à la troisième section, d’élaborer une théorie de l’exploitation proprement capitaliste qui constitue, sur la base de la théorie de la valeur-travail, une alternative à l’économie politique classique.
4Mais Granel veut montrer qu’il faut interroger davantage le Capital et que, si on le fait, il faudra déterminer, autrement que les marxistes ne l’ont fait jusqu’ici, la nature de la « science » visée par Marx. Il explique que si à l’époque de l’écriture du Capital, Marx a depuis longtemps réglé ses « comptes avec [sa] conscience philosophique d’autrefois »2, néanmoins il est toujours question pour lui de philosophie, mais en un sens nouveau, qui reste à déterminer. Bref, Granel a pour ambition d’établir, contre la tradition qui sépare le versant philosophique et le versant économico-politique de l’œuvre, que les questions de Marx sont de part en part philosophiques, et cela sous trois rapports : sous un rapport ontologique d’abord, car elles déterminent le sens de l’être comme production ; sous un rapport méthodologique ensuite, car elles proposent, en démystifiant la dialectique hégélienne, une analyse des « formes logiques » dans leur matérialité, qui montre l’irréductibilité de ce que Marx nomme « formes » aux catégories de l’économie politique ; sous un rapport historique enfin, car elles déterminent l’être de l’homme comme producteur et établissent que seule cette détermination peut rendre compte du mouvement de l’histoire.
5Pour justifier cette triple thèse, et afin de montrer comment elle est mise en œuvre dans le Capital lui-même, Granel s’attache tout d’abord à en retracer l’origine. C’est donc vers sa lecture des Manuscrits de 1844 qu’il faut d’abord se tourner, c’est-à-dire vers l’Incipit Marx.
2. Incipit Marx
2.1. L’équivoque ontologique
6Dans ce texte Gérard Granel s’oppose frontalement à l’affirmation althussérienne d’une coupure épistémologique interne à la pensée de Marx. Il affirme que par « production, en 44/45, Marx désigne le sens même de l’être »3, car, en définissant la production, Marx souligne l’impossibilité de prendre l’homme et la nature comme deux termes en opposition mis en rapport par le travail. La production est donc définie par un présupposé ontologique affirmant l’unité essentielle de l’homme et de la nature.
7« La question qui reste – précise Granel – est de savoir comment […] la pensée de la production a pu se reporter elle-même tout entière sur un simple concept empirique de la production, c’est-à-dire sur l’industrie au sens économique » (ibid., p. 229). Ce qui révèle une équivoque ontologique à l’œuvre chez Marx. Deux concepts de production sont en réalité présents dans son texte : la production comme production industrielle d’une part, et la production comme production de la vie, du monde, de la conscience et de l’histoire mondiale d’autre part. C’est pourquoi Granel peut affirmer que « la pensée de Marx consiste bien à reculer en deçà de la philosophie que l’humanité moderne a su se donner jusqu’ici, mais pour accomplir le philosophique qui définit dans son essence le Da-sein moderne »4.
8Mais si nous avons affaire à une équivoque ontologique, à quelle ontologie particulière renvoie-t-elle ? Pour répondre à cette question un détour s’impose.
2.2. Solution de l’équivoque
9Au départ, c’est une lecture singulière de la première partie d’Être et temps qui a conduit Granel à s’intéresser au corpus marxien pour mettre en évidence une homothétie entre la détermination heideggerienne du Dasein comme praxis et la détermination marxienne de l’homme comme pro-ducteur5. Pour saisir ce que suggère ici Granel il faut se tourner vers Aristote et montrer que l’ontologie de Marx reflète l’aporie fondamentale de la Métaphysique d’Aristote6.
10Sans pouvoir entrer ici dans les détails de la confrontation entre Marx et Aristote, il suffit de souligner que la dimension ontologique à l’œuvre dans les Manuscrits de 44 tels que les analyse Granel, est à interpréter à la fois en termes d’eidétique matérielle et de praxis constitutive. En développant cette voie, l’on ne gagne pas seulement une solution possible de l’équivoque ontologique, mais on détermine aussi, via Aristote, les conditions de possibilité d’un dialogue entre Marx et la phénoménologie.
11Il s’agit de montrer, d’une part, que la solution de l’équivoque ontologique passe par la reconnaissance des deux côtés de l’ontologie de Marx, à savoir par l’eidétique matérielle qui permet de reconnaître la nature formelle de son matérialisme, et par la praxis constitutive qui fournit le critère nécessaire pour concevoir autrement la « production ». Il s’agit de montrer, d’autre part, qu’un dialogue entre Heidegger et Marx est possible car ils ont chacun à sa façon articulé leur propre discours, à partir du dédoublement de l’ontologie d’Aristote en une ontologie de la substance, et en une ontologie de l’acte et de la puissance. Par ce biais, comme le souligne Granel, « l’on peut rapprocher la conception marxienne de l’homme comme vivant qui pratique le monde et le traitement existential de la question de l’usage dans Être et temps »7.
2.3. La matérialité logique
12Or, si la portée « onto-phénoméno-logique » du discours de Marx ne peut être saisie que sous la forme pleinement développée qu’elle prend dans le Capital, selon Gérard Granel elle est déjà présente dans les Manuscrits. Pour le montrer il part du texte des Manuscrits qui porte sur le « travail aliéné » et explique que la critique de l’économie politique formulée par Marx met en avant la notion de genre, en montrant que c’est à l’intérieur du genre que les « abstractions rationnelles » prennent leur sens. Selon lui, ce passage des Manuscrits propose une sorte d’analyse eidétique de la « forme propriété », fonctionnant seulement à l’intérieur d’un genre matériel8 : « Quand on dit que Marx est un matérialiste historique – écrit Granel –, on dit bien ; mais le matérialisme historique n’est pas du tout la simple collection ou récollection de réalités matérielles : il est le dégagement des formes logiques de l’essence de la réalité matérielle ».
13Le matérialisme historique ainsi compris permet de dégager ce « qui est philosophiquement matérialiste chez Marx », grâce à un « travail sur la matérialité logique » qui « est un travail de dégagement des formes » (ibid., p. 114)9. Là est l’analogie de Marx avec Aristote : déterminer génériquement (matériellement) la forme, et poser ainsi les jalons d’une eidétique matérielle10.
14Mais à côté de cette eidétique matérielle, Marx développe une analyse dans laquelle il explique le concept d’aliénation, en montrant comment la production peut être ou ne pas être conforme à l’activité humaine, car si cette activité peut rendre possible son expression vitale, elle peut aussi témoigner de la perte de cette même expression. C’est pourquoi, à l’époque des Manuscrits de 44, le problème de Marx est celui du « retournement de l’essence de la production dans la monstruosité (Unwesen) »11.
15Il s’agit d’établir, tout d’abord, que la « production » possède une essence qui lui est propre, et que cette essence est retournée par le capital en son contraire, pour montrer en quel sens « la manifestation des caractères génériques de l’activité humaine » est l’essence de la production. Il s’agit de montrer, ensuite, que « selon la perversion de cette essence », « l’ouvrier est ravalé au rang de marchandise »12.
16L’on peut donc admettre que s’il n’y a pas encore une analyse concrète de la sphère de la production, et bien que le concept de force de travail soit encore absent, dans les Manuscrits « il y a néanmoins déjà cette espèce d’inversion – d’Unwesen – comprise comme raison inverse » qui vient d’un « système de la richesse, c’est-à-dire d’un système de la production dont la logique est chrématistique, comme dit Aristote », et qui se constitue à partir de la « misère du travailleur »13.
17Mais si cette analyse montre que les Manuscrits sont de part en part philosophiques, elle ne nous ne montre pas encore comment cette caractérisation peut être appliquée à l’œuvre de Marx tout entière.
3. Passage au Capital
3.1. La structure logique de l’aliénation dans Das Kapital
18Le premier Manuscrit sur le travail aliéné ouvre en fait « la possibilité décisive de la problématique du Capital », à savoir : « la transformation du travail vivant en dépense de pure force de travail selon la loi de la valeur »14. Si l’on admet que, dans les Manuscrits de 44, « Le Capital est “déjà là” sous la forme de la question du salaire »15, alors c’est la question du travail qui est le véritable fil conducteur du parcours de Marx, en sorte que le concept de travail abstrait sera à comprendre à partir du concept de travail aliéné.
19Mais en 1844 « le capital n’est encore pensé que dans l’horizon de l’économie politique – c’est-à-dire comme richesse, et non comme esprit de la Richesse ». Ce qui veut dire, explique Granel, que « la “marchandise”, si elle prive déjà l’homme de la manifestation de son être, n’en est pas encore venue à déterminer l’homme dans son être même comme “marchandise” – ni par conséquent à penser la production comme “des marchandises produites par des marchandises”, pour reprendre l’expression de Sraffa » (ibid., p. 69-70). Comme le suggère André Tosel :
Ce qui est nouveau, dans le Capital, est la production de la structure logique de [l’]aliénation à partir de l’analyse de la valeur (usage et échange), de la nature double du travail (travail concret et travail abstrait), et de la forme développée en forme monnaie et argent, qui se constitue ensuite, sur le terrain immédiat de l’échange, en une énigmatique forme-capital.16
3.2. La « forme phénoménale » et la « forme » tout court dans Das Kapital
20Le problème du Capital est donc le problème de la forme. Or, comme l’a établi Granel dans l’article qu’il consacre au « concept de forme dans Das Kapital »,
il n’y a pas un concept de forme seulement chez Marx, mais deux : les formes d’apparition, et les formes (sans autre détermination). Le second de ces concepts est ce qui nous intéresse, mais le premier est celui par lequel nous commencerons, car c’est la détermination attentive des caractéristiques des « formes d’apparition » qui nous mettra sur la voie d’une compréhension des « formes » tout court.17
21Le premier concept se montre dès les premières lignes du Capital, lorsque, dans la tentative d’expliciter la nature de la valeur, Marx sépare la « forme phénoménale », ou forme d’apparition, de la « substance de la valeur ». Il relève de la conception hégélienne du phénomène, qui veut que l’essence se manifeste nécessairement dans le temps. Il permet de reconnaître à la substance de la valeur le caractère d’une cristallisation du « temps de travail socialement nécessaire à la fabrication d’une valeur d’usage »18, c’est-à-dire d’une marchandise, mais il permet aussi de reconnaître que cette substance ne se manifeste jamais en tant que telle, c’est-à-dire comme valeur d’usage d’un produit du travail. La « forme phénoménale » signifie donc que le produit du travail, en tant que marchandise échangée sur le marché, reçoit du marché un prix qui représente sa valeur d’échange. Ce qui veut dire que la substance de la valeur, bien qu’elle soit le support réel de l’échange, disparaît au moment de l’échange. C’est cela qui permet à Marx d’établir la loi de la valeur.
22La relation entre la valeur d’usage et la valeur d’échange des produits devient ainsi problématique, et la relation entre le travail et sa forme phénoménale, le salaire, devient encore plus problématique car, pour établir le prix du travail, il est nécessaire de prendre en compte le travail seulement comme « une simple dépense de force de travail ». La valeur introduit donc un dédoublement entre la forme phénoménale représentée par le salaire et le concept de forme tout court.
23C’est ce dédoublement qu’établit le chapitre XVII, dans la sixième section du Capital, où Marx opère la « transformation de la valeur ou du prix de la Force de Travail en salaire ». Une telle possibilité est celle qui se produit dans la forme-salaire, où la « valeur du travail » apparaît comme forme phénoménale tout en montrant son contraire, car le salaire est là pour empêcher de comprendre que c’est la force de travail qu’on achète et non pas du travail humain, en tant qu’il possède la capacité de produire plus de valeur. Mais aux yeux du capitaliste et du travailleur l’apparence se donne comme la réalité elle-même. C’est pourquoi si le rapport entre l’acheteur et le vendeur de la force de travail apparaît comme un rapport de parité, le salaire apparaît comme la forme grâce à laquelle leur contrat serait libre, alors qu’il ne l’est pas. Cette forme est le contraire du rapport réel : car l’acheteur peut vivre sans acheter alors que le vendeur est forcé de vendre sa force de travail s’il veut vivre. C’est pourquoi – précise Gérard Granel :
Si nous sommes attentifs à situer, ou à définir, ce qui permet ainsi à Marx de distinguer les uns des autres et de régler dans leur rapport les formes d’apparition, le substrat réel dont elles sont l’apparition, mais qui pourtant justement n’apparaît pas en elles, et le faux-substrat qui, lui, au contraire, paraît paraître, nous nous apercevons que [ce qui permet tout cela] c’est le savoir critique du salaire, dans et par lequel le salaire est compris encore une fois comme une forme, mais cette fois dans sa vérité même et non dans son apparition.19
3.3. La « situation herméneutique » dans Das Kapital
24Comment Granel interprète-t-il cette seconde forme qui n’est plus une forme phénoménale ? Il montre qu’elle permet d’abord de reconnaître que « le penseur matérialiste est celui qui pense, non le matériel, mais le formel » et ensuite, de déterminer « plusieurs sens de la matérialité et plusieurs sens de la formalité, jusqu’à être capable de ne plus les confondre », car chez Marx les formes d’apparition sont appelées aussi « das Stoffliche », à savoir « les apparences dans ce qu’elles offrent d’immédiatement saisissable : les “réalités” (pseudo-réalités, pour la critique) pour lesquelles se donnent les apparences quotidiennes de la pratique du travail ». Dans l’exemple du salaire, comme on vient de le voir, c’est « la pseudo-réalité “valeur du travail”, qui ne peut pas ne pas apparaître comme la matière même du vécu-de-production, aussi bien du côté de l’ouvrier que de celui du capitaliste » (ibid., p. 65). À partir de cette analyse Granel peut enfin affirmer cela :
Il est peut-être possible de découvrir en Marx en tant que penseur des « formes » une originalité du mode de penser que nous aurions toutes les raisons de considérer comme une onto-logique qui se développe en tant que phénoménologique. La résonance […] est avec Heidegger, et elle suppose Aristote. Elle est avec Heidegger d’abord parce que la description est bien celle d’autant de « phénomènes », mais de phénomènes essentiellement inapparaissants, dont l’inapparance n’est cependant nullement celle de la transcendance de l’objet intelligible classique ; elle est avec Heidegger ensuite parce que le « savoir critique » d’où partent et à quoi reviennent toujours les descriptions de formes se trouve exactement dans cette situation que Sein und Zeit, en son § 45, appelle « la situation herméneutique », faite de la triple anticipation d’une caractéristique phénoménale, d’une vue préalable sur la structure d’être du domaine considéré et, partant de là, d’une certaine conceptualité. (p. 62-63)
25Sur cette base Gérard Granel se demande : « que veut dire “forme” ici, où le terme ne signifie plus la forme d’apparition, mais la vérité inapparente ? » (p. 64). Ou plus précisément :
Que sont donc, par opposition (aux formes du « matériel », c’est-à-dire aux « catégories des économistes »), les formes au sens de la forme-valeur, forme-monnaie, forme-capital, forme-salaire, etc., sinon les formes de l’essentiellement inapparaissant ? […] des formes qui, si elles se prêtent bien à l’exposition, n’« apparaissent » qu’ainsi, c’est-à-dire dans le train du discours où toutes choses peuvent se dire, mais aucune paraître ? (p. 66)
26La réponse qu’il donne à ces questions montre qu’
en faisant de […] l’esprit de la richesse, sous le nom de « Capital » – ou plutôt sous la forme-capital – la structure d’être de son étant thématique (qui est, comme pour l’économie politique, la production moderne), le travail de Marx échappe au même coup dans sa pré-vision (Vor-sicht) […] au champ d’attraction de l’économie politique et demeure résolument dans celui de la philosophie. [Bien qu’]il reste encore à déterminer en quoi consiste le Capital comme esprit de la richesse. (p. 67)
27Mais qu’est-ce que cela veut dire exactement ? Pour y répondre il faut revenir sur les trois présuppositions en quoi consiste, selon Être et temps, la « situation herméneutique » : « Vor-sicht, Vorhabe et Vor-griff ». Ces trois présuppositions forment ce que Granel appelle « une onto-phénoméno-logique ».
28Si Granel parle d’onto-phénoméno-logique c’est pour souligner que la « Vor-sicht est une prévision circonspecte du “mode d’être de l’étant concerné”, et donc le moment proprement “ontologique” de la question », que « la Vor-habe, consiste à pré-acquérir l’étant thématique “à l’aide d’une première caractérisation phénoménale” » et qu’elle « est donc le moment proprement “phénoménologique” de l’interprétation ». Et « enfin, [que] la Vor-griff est l’entrecroisement d’ontologique et de phénoménologique qui pré-dessine la logique, [c’est-à-dire] la conceptualité dans laquelle toutes les structures doivent être dégagées ». Autrement dit, la Vor-griff « pré-dessine ce qui chez Marx porte le nom de “formes” » (p. 67-68).
29Mais, selon Heidegger, « le tout des “présuppositions” que nous appelons situation herméneutique exige d’être préalablement clarifié et assuré à partir de et dans une expérience fondamentale de l’“objet” à ouvrir »20. Pour appliquer à Marx le mode de questionnement de Heidegger il faut donc établir – explique Granel – « quelle est pour Marx cette “expérience fondamentale”, dans laquelle le “tout” de la pensée, dans l’unité de ses trois aspects (détermination de la structure d’être, caractérisation phénoménale de son étant thématique et élaboration d’une conceptualité), doit trouver […] ce qui l’assure qu’elle est “la mesure du phénomène” »21. « Cette expérience fondamentale est – selon Granel – l’apparition de l’étant comme “marchandise” » (ibid., p. 69), et c’est elle qui est la clé de l’interprétation granellienne de Marx (p. 70)22.
4. Lecture générale de Marx
30Selon Granel, « la situation herméneutique, telle qu’elle est introduite au § 45 de Sein und Zeit » s’applique donc « comme un gant à la pensée de Marx » (p. 66-67). Et elle permet aussi de rendre compte du mode d’exposition du Capital. Car, premièrement, l’anticipation ontologique représentée par le fonctionnement de la forme-capital est la structure d’être de la production ; deuxièmement, la marchandise est la manifestation phénoménale de cette structure ; troisièmement, la métamorphose des formes est la logique de cette structure. Ce sont ces trois points que Granel développe dans sa Lecture générale de Marx23.
31Dans ce cours de 1983-1984, encore inédit, Granel traite d’abord des écrits de jeunesse, puis aborde le Capital, en montrant que pour le comprendre il faut commencer par ce à quoi aboutit la première section, et qui est déployé au chapitre IV :
Il faut commencer par la fin – dit-il –, c’est-à-dire par la formule générale du capital, pour deux raisons : d’abord parce que c’est là que se saisit ce que j’appellerai le sens philosophique du capital, à savoir son infinité ; ensuite parce que toutes les formes simples […] sont bel et bien analysées à partir du savoir essentiel de la totalité historique donnée, c’est-à-dire le savoir de l’essence du capital qui apparaît dans la formule générale du capital. […] [C’est pourquoi] il faut commencer par l’aboutissement, [à savoir par] l’essence de la forme-capital comme esprit : une chrématistique de l’infinité. (LGM, Cours 7)
32Or, la formule générale du capital s’exprime ainsi : A-M-A’, c’est-à-dire Argent-Marchandise-Plus d’argent, et cette formule est une forme complexifiée et dérivée de A-M-A, qui s’oppose à la formule M-A-M, c’est-à-dire Marchandise-Argent-Marchandise. Pour saisir la différence entre ces formules, Marx reprend le vocabulaire d’Aristote, et oppose l’économique à la chrématistique. C’est cette opposition dont Granel explique qu’il faut la concevoir comme « la différence entre la circulation simple et la circulation chrématistique, dans sa logique chrématistique […] telle qu’elle apparaît pleinement dans le capital, bien qu’elle soit, en fait, à l’œuvre dans toutes les analyses des formes les plus simples » (ibid.).
33Mais qu’est-ce que l’économique, sinon « l’art de procurer des richesses à l’individu ou à l’État » grâce à un processus fini, où le mouvement trouve sa fin dans l’usage ? C’est ce que montre Aristote dans une analyse de l’utilité, dominée par la finitude du désir et du plaisir, qui établit que tout ce qui est utile a un terme et s’achève en une jouissance d’exister, représentée par l’accomplissement de soi. En ce sens l’économique relève du politique, c’est-à-dire de la question de l’eu zein qui se formule ainsi : « qu’est-ce qui est nécessaire, et définit le bonheur de vivre, pour une communauté donnée ? ». Dans l’Antiquité, l’économique est la loi de l’oikos, c’est-à-dire « la norme de l’existence en commun qui réfléchit toujours sur sa finalité ». Au contraire, « la chrématistique est la logique de la richesse, à savoir la logique de l’enrichissement infini » (ibid.). Et c’est de là que vient le modèle de la formule A-M-A. Sur cette base deux points sont à préciser :
34Premièrement, pour comprendre A-M-A’, il faut partir de la formule A-M-A qui exprime l’essence de la chrématistique. Quand on part de là on se rend compte que « la circulation des marchandises est le point de départ du capital »24, mais qu’on ne peut pas en conclure que le capital « se forme et provient de la circulation ». En effet – explique Granel – si le capital « se manifeste dans la circulation, [il] ne s’y engendre pas » : « pour trouver d’où vient la petite virgule en haut » il faut rentrer à l’usine. C’est à l’usine que se résout le mystère du capital, tandis que dans la circulation ce qui apparaît ne livre pas son origine.
35Cela veut dire qu’au début du chapitre IV Marx analyse précisément le moment historique où « le phénomène marchand domine tous les aspects de la société, c’est-à-dire lorsque [la société] est devenue tout entière un corps productif » (LGM, Cours 7). C’est là que s’opère le passage de A-M-A à A-M-A’, qui montre que l’argent n’est pas seulement un moyen d’échange entre deux marchandises (M-A-M), mais qu’il s’échange contre lui-même par l’intermédiaire de la marchandise. Mais, demande Granel, « quel intérêt y a-t-il à échanger de l’argent contre de l’argent ? Pourquoi on risquerait de l’argent pour retrouver le même argent ? ». Ce qu’on veut c’est de le retrouver augmenté après cet échange. Toute la question est là, et elle consiste à montrer « la nécessité intrinsèque de l’accroissement infini, en tant que le non-repos absolu de l’argent comme capital » : il s’agit donc de reconnaître que « la logique de ce processus n’est pas simplement celle d’un calcul d’un gain, mais celle d’un “toujours plus” » (ibid.).
36Deuxièmement, pour comprendre la différence entre M-A-M et A-M-A’, Granel donne cette précision décisive :
Dans un cas, la marchandise signifie l’usage, la finitude essentielle, et son caractère politique et finalement logique : l’eu zein étant de déterminer en commun le vivre comme marque de discrimination du vrai et du faux. Tandis que la marchandise médiane doit toutes ses déterminations aux deux extrêmes A et A’ : elle n’est que ce qui assure la circulation infinie de l’argent à lui-même ; et elle n’est plus en réalité ordonnée qu’à cela, même si elle garde naturellement un lien, qu’on ne peut pas tout à fait terminer avec la valeur d’usage. La valeur d’usage s’exténue dans la logique de la valeur d’échange, mais elle n’est pas ce qui peut tout à fait disparaître ; elle inaugure plutôt l’usage moderne comme simulacre de l’usage, comme mésusage. (ibid.)
37Cette précision est capitale pour deux raisons : la première est qu’elle ouvre à une confrontation avec le concept heideggerien de « Bestellbarkeit, de l’être-à-disposition », et avec celui de « Bestand, le stock essentiellement exploitable, en tant que le seul rapport que l’homme moderne entretient avec l’étant », rendant ainsi légitime l’hypothèse d’une homothétie entre le règne du capital et le règne de l’essence de la technique moderne. La seconde est qu’elle renvoie directement à l’analyse de la valeur d’usage dans sa différence avec la valeur d’échange, qui sera l’objet de la première partie du chapitre I du Capital. Elle justifie donc la nécessité de commencer par la formule générale du capital, car sans cela on ne peut pas saisir la nature déjà chrématistique de la forme-marchandise.
4.1. Vor-sicht
38Pour saisir l’enjeu de « la formule générale du capital », il ne faut rien perdre des indications précieuses que Marx nous fournit dans ce chapitre. C’est pourquoi Granel procède à un travail minutieux d’explication de ce texte, en cherchant les indices qui montrent le mode de fonctionnement de la chrématistique moderne. Pour cela il revient sur la différence entre A-M-A et A-M-A’. Il part du passage suivant de Marx : « à première vue la circulation A-M-A semble sans contenu, parce que tautologique, […] et [elle] semble être une opération aussi dénuée de sens qu’insipide ». Mais « en réalité – explique Granel –, […] A-M-A’ qui est encore une forme de A-M-A, anime A-M-A à partir de l’identité tautologique du rapport convulsif de l’argent à lui-même, et à partir de lui seul ». En effet :
Ce rapport est un besoin d’accroissement qui dépasse tout accroissement effectif, si bien qu’il n’y a aucun usage dans l’échange ; on ne peut même pas dire que la production dominée par la logique A-M-A se contente par exemple d’un certain type d’enrichissement d’un A’ donné. Non. La croissance économique n’est pas une croissance jusqu’à saturation d’un usage quelconque, elle est croissance en soi et pour soi. Si besoin il y a, c’est le besoin du retour de l’argent dans son plus, or aucun retour de fait ne suffit à saturer ce besoin du retour du plus. C’est un retour qui est déjà un re-départ.
39D’où Granel conclut :
Le capital […] il se fout de l’argent, comme il se fout des marchandises, il est retour-relance de soi à soi dans une pure identité et dans une pure différence. Pour que le soi à soi puisse se relancer, il faut une différence, mais une différence qui n’altère pas le tautologique, qui soit accroissement abstrait comme tel. […] Le vrai capitaliste est [donc] celui qui passera son temps à essayer de se ruiner dans la recherche des voies et moyens de la relance de la richesse. (LGM, Cours 7)
40C’est cela, par ailleurs, que Balzac avait déjà caractérisé en ces termes dans La maison Nucingen : la folie des investissements hasardeux peut conduire au triomphe ou à la ruine car « l’argent n’est une puissance que quand il est en quantités disproportionnées »25. C’est aussi ce qu’on retrouve, comme le note Granel, dans « le fort / da » freudien, car « comme le yoyo du gros enfant de Bellmer, l’argent est lâché avec un élastique ». C’est pourquoi « le capital ne dépense rien », car « il avance de l’argent pour en retirer », alors que la dépense appartient en propre à la finitude, c’est-à-dire qu’il n’y a de dépense véritable que « dans une logique non abstraite du désir »26. Marx peut ainsi affirmer :
Une somme d’argent ne peut en général se distinguer d’une autre somme d’argent que par sa grandeur. De ce fait, le procès A-M-A ne tire sa raison d’être [Inhalt] d’aucune différence qualitative de ses extrêmes, car tous deux sont de l’argent, mais seulement de leur différence quantitative. On retire en fin de compte plus d’argent de la circulation qu’on en avait lancé initialement en elle. Le coton acheté à 100 £ est revendu par exemple à 100 + 10, soit 110 £. La forme complète de ce mouvement est donc A-M-A’, où A’ = A + Δ A, c’est-à-dire égal à la somme avancée à l’origine, plus un incrément.27
41Il s’agit bien là d’une « différentielle » de type mathématique, et selon Granel l’introduction par Marx d’un tel opérateur permet de souligner que ce qui est en jeu est d’ordre purement quantitatif, c’est-à-dire que « le plus d’argent, […] n’est là que pour réamorcer le cycle de son auto-engendrement à une différence abstraite près, et pour jouir de ce sens du vide de sens ». Bref « toute l’essence du capital est la spéculation comme jeu », et « cette spéculation est à la charnière du sens économique et du sens métaphysique du capital »28.
42C’est à ce moment-là que Marx introduit la « sur-valeur » ou « plus-value » (Mehrwert), qu’il définit comme « l’excédent qui dépasse la valeur primitive », c’est-à-dire « A’ = A + ΔA »29. Mais selon Granel la plus-value dont il est question ici n’est encore qu’un « concept ontologique formel », car ce n’est que lorsque l’on rentrera à l’usine qu’on découvrira son secret, et qu’on la découvrira, comme le dit Granel, « dans l’absence complète de rapport, […], de la valeur du travail et des produits qui sont issus de l’usage de cette force de travail […] dans le processus de production » (LGM, Cours 7).
43C’est pourquoi « il y a, d’une certaine façon, deux concepts de plus-value, […] et ils convergent brusquement à l’usine ». Mais ces deux concepts ne sont que les deux faces d’une même médaille : le premier se manifeste dans la circulation, l’autre s’engendre dans la production. Ce dédoublement est essentiel car lui seul permet de « restituer en son principe le mouvement de rétroaction logique de l’analyse de la forme générale du capital sur les formes simples »30.
44Par conséquent, seule « la formule générale du capital » permet de saisir l’opposition entre la valeur d’usage et la valeur d’échange comme « deux facteurs de la marchandise ». De même « l’achat et la vente de la force de travail », en tant que solution des « contradictions de la formule générale », permet de comprendre le « double caractère du travail représenté dans les marchandises »31, et de montrer que le travail vivant oppose une résistance ontologique à l’infinité de la force de travail abstraite. Ce qui se révélera à l’usine c’est donc le fait que le capitaliste ne paye que la force de travail vendue par le travailleur, mais que cette force rend possible une valorisation du produit qui, elle, n’est pas payée. Autrement dit, les deux aspects dans lesquels se manifeste et surgit la plus-value, tels qu’ils sont analysés par Marx au chapitre IV, se reflètent de façon spéculaire dans les deux « caractéristiques phénoménales » propres à la forme-marchandise, telles qu’elles sont analysées dans la première partie du premier chapitre du Capital. C’est cela qui permet de comprendre plus précisément pourquoi Marx insiste sur la différence des modes de circulation :
La circulation simple des marchandises – la vente en vue de l’achat – sert de moyen pour une fin située hors de la circulation, à savoir l’appropriation de valeurs d’usage, la satisfaction de besoins. Par contre la circulation de l’argent considéré comme capital est une fin en soi, puisque la valorisation de la valeur n’existe qu’au sein de ce mouvement sans cesse recommencé. Le mouvement du capital n’a donc ni fin ni mesure. (ibid., p. 171-172)
45Or, ce n’est pas par hasard que Marx renvoie ici, dans une note, à la différence aristotélicienne entre l’économique et la chrématistique, et qu’il tente de préciser cette absence de limites du capital en introduisant le concept de « rotation » (p. 172). Aux yeux de Granel, cela atteste non seulement la continuité entre Das Kapital et les Manuscrits de 44, mais permet aussi de mettre en relation le mouvement du capital avec la logique hégélienne. Ici, explique-t-il, s’opère entre les lignes du texte de Marx, « une réécriture grecque de ce qui est pourtant le comble de la logique moderne, c’est-à-dire le mouvement infini du capital, le mouvement d’accroissement infini », qui « ne se réalise pas en ligne droite, mais dans la circulation », dans la rotation du capital (LGM, Cours 8).
46Cependant dans la mesure où « la seule chose que le capital n’admet pas, c’est l’immobilisation », cette rotation n’a pas une signification seulement économique, mais aussi métaphysique et même théologique, comme on peut le voir dans ce passage très significatif écrit par Marx :
C’est comme porteur conscient de ce mouvement [celui qui n’a « ni fin ni mesure »] que le possesseur d’argent devient capitaliste. Sa personne ou plutôt sa poche est à la fois le point de départ et le point de retour de l’argent. Le contenu objectif de cette circulation – la valorisation de la valeur – est son but subjectif et capitaliste ou capital personnifié, doué de volonté et de conscience, c’est seulement dans la mesure où l’appropriation croissante de la richesse abstraite est l’unique motivation active de ses opérations qu’il fonctionne. Donc il ne faut jamais traiter la valeur d’usage comme but immédiat du capitaliste. Ni non plus son gain individuel ; mais seulement le mouvement sans trêve du gain, comme acte de gagner. Cette pulsion absolue d’enrichissement, cette chasse passionnée à la valeur, le capitaliste la partage avec le thésauriseur, mais alors que le thésauriseur n’est que le capitaliste détraqué, le capitaliste est le thésauriseur rationnel. La multiplication incessante de la valeur que désire le thésauriseur en tentant de sauver l’argent des risques de la circulation, le capitaliste, plus intelligemment, l’obtient en le relivrant sans cesse à la circulation.32
47Or, ce dernier point est décisif car il permet à Marx de montrer que « dans la circulation A-M-A, la marchandise et l’argent ne fonctionnent que comme modes d’existence différents de la valeur elle-même, l’argent comme son mode d’existence général, la marchandise comme son mode d’existence particulier ». Par conséquent la valeur, dit Marx, « se transforme en un sujet automate [Automatisches Subject] »33.
48Mais, précise Granel, « Marx n’analyse jamais conceptuellement sans analyser historiquement ». C’est pourquoi, pour comprendre les analyses de détail, il faut reconnaître que Marx analyse la marchandise « comme marchandise du capital », et que ces analyses ébranlent « la certitude des catégories des économistes » en montrant « la pauvreté de leurs déterminations historiques » (LGM, Cours 8).
4.2. Vor-habe
49Si la formule générale du capital révèle l’infinité comme ontologique, quelle place reste-t-il à la finitude ? Peut-on imaginer une résistance de la finitude elle-même ? La circulation chrématistique rencontrerait-elle une limite dans la consommation comme satisfaction des besoins ? Pour répondre à ces questions il faut prendre en compte « le mouvement de rétroaction logique de l’analyse de la forme générale du capital sur les formes simples [qui détermine] chaque forme simple en la sortant de l’indétermination de son formalisme apparent »34. En suivant cette piste, on peut montrer qu’une résistance ontologique de la finitude est possible, et qu’elle passe par la différence entre « travail vivant » et « travail abstrait »35.
50Ne pouvant pas suivre ici les détails des analyses que Granel consacre à ces moments décisifs, on se contentera de rappeler les points les plus importants mis en lumière dans son cours. D’abord l’importance symbolique qu’il accorde à la phrase qui ouvre Le capital :
La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste apparaît [s’annonce] [erscheint] comme une « gigantesque collection de marchandises ».36
51Cette phrase montre que Marx s’attache d’emblée à la richesse qui est propre à la société capitaliste, et non pas à celle du monde antique par exemple. Ce qui veut dire qu’il suppose déjà à l’œuvre l’infinité du capital. D’autant que cette richesse s’annonce (erscheint) comme « une “gigantesque collection de marchandises” » ; c’est le phénomène marchand qui est ici supposé en tant qu’essence de la société moderne et en tant que démesure. « [C]’est donc le monde qui s’annonce comme immense accumulation de marchandises. Ça veut dire que tout étant est déjà compris comme une marchandise » (LGM, Cours 8).
52C’est pour cette raison que la vor-sicht, telle qu’elle est fournie par la formule générale du capital, rend possible la vor-habe, telle qu’elle est déployée par l’analyse de la marchandise. Puisque ce qu’annonce la forme marchandise est un « monde » il est pertinent – comme l’a montré Franck Fischbach à la suite de Granel – de confronter Das Kapital et Sein und Zeit37.
53Le deuxième point qu’on retiendra du cours de Granel est son idée selon laquelle les deux « facteurs de la marchandise » montrent « comment l’infinité de la production moderne-capitaliste se compose, dans la contingence et sans synthèse possible, avec la finitude ontologique »38.
54Cette composition des deux facteurs montre, d’une part, que « l’usage renvoie au besoin fini », mais que sa racine secrète est l’inutilité, c’est-à-dire quelque chose qui est de l’ordre de ce qu’Aristote appelle le « besoin riche ». Elle montre, d’autre part, que la matérialité correspond à la richesse proprement humaine, mais que dans l’échange elle devient une matière indifférente, un « simple support » (LGM, Cours 9).
55Le matériel est donc du côté de l’usage et le formel du côté de l’échange. Dès lors tout le problème est de comprendre comment dans la marchandise la forme devient la vraie matière, comment elle cancérise, phagocyte, toute détermination matériale et comment elle s’y substitue. Bref, le problème c’est de comprendre comment « l’échange “squattérise” l’usage ». C’est en effet dans ce phénomène de cancérisation que s’opère un changement dans la relation de la forme à la matière, changement qui isole la forme de la matière, et qui en fait une forme abstraite, qui n’est rien d’autre que l’idée proprement moderne de forme (ibid.).
56En conséquence, dès lors que le travail est réduit à la force de travail, il n’y a plus de praxis possible et les produits de la production capitaliste ne sont plus de pragma(ta) au sens où – souligne Granel – « pragma est la première façon dont l’étant se dévoile et est pratiqué par le Dasein comme “souci” ». C’est pourquoi, dans le capitalisme, « le travail est l’Unwesen de la pro-duction » (ibid.). André Tosel l’explique ainsi :
Le travail abstrait ramène la diversité des matières qu’affronte le travail concret à un matériau indifférencié qui constitue le support de la valeur (le support de l’incorporation d’une quantité déterminée de travail social abstrait ou plus précisément de temps de travail social abstrait). Deux abstractions, matière et forme, se faisant désormais face, l’abstraction du matériau devient le réceptacle de la dépense d’une force de travail sociale moyenne qui est la partie quantifiable, la substance commensurable du travail social abstrait. […] [Ainsi] Marx excède et déclasse la catégorie de synthèse en ce que toujours la finitude ontologique se compose et s’oppose à l’infinité de la production.39
57L’on comprend dès lors pourquoi au niveau de l’analyse des « deux facteurs de la marchandise » la finitude n’est pas encore capable de résister à la loi de l’infinité : en elle, il n’est en effet plus question d’usage, on ne vise plus aucune satisfaction de besoins, mais seulement la consommation qui « n’est un terme à rien » et qui vit « d’un simulacre de finitude », comme celle qui est mise en œuvre par le marketing (LGM, Cours 7).
58D’où le leurre de vouloir réactiver l’économique contre la chrématistique, par une métaphysique de la valeur d’usage40. C’est pourquoi, souligne Granel :
Il ne faudrait pas greffer une idylle villageoise sur Marx […]. C’est-à-dire qu’il ne faudrait pas s’imaginer que la finitude essentielle inscrite dans la matérialité même de la marchandise dans la circulation simple, soit de quelque façon une sorte de valeur réinscrite dans la nature. […] Ce qui est difficile, c’est de comprendre que la finitude essentielle est sans mesure naturelle, et qu’elle ne peut être que l’écriture d’une décision politique de la situation, une décision politique du monde même – le monde étant ce que chaque fois le Dasein comme tel vit. (LGM, Cours 7)
59Ce ne sont donc pas les deux facteurs de la marchandise mais le « double caractère du travail » qui permettent à Granel de réaffirmer la finitude essentielle.
4.3. Vor-griff
60Cela veut dire que pour penser la finitude essentielle il faut montrer comment « la finitude du travail vivant compose avec l’infinité du capital sans s’unifier avec elle, car leur synthèse est impossible »41. Mais montrer cela c’est accéder à la logique du capital, autrement dit à la Vorgriff, telle qu’elle est mise en œuvre par Marx en termes de métamorphose des formes, et c’est donc établir que « la formule générale du capital n’est pas autre chose que le passage à l’acte de ce qui est déjà en puissance dans la forme-marchandise, [qu’elle est] en fait déjà la valeur comme forme-valeur ; de même, la forme-valeur est déjà en germe la forme-argent », et ainsi de suite.
61En apparence cette logique est hégélienne, parce qu’elle emprunte à Hegel son mode d’exposition, mais en réalité ce n’est pas du tout le cas, car Marx, lui, part de la détermination du tout historique concret et met donc en œuvre une tout autre logique42. Selon Tosel, cette thèse de Granel sur la logique du Capital est la pointe de l’analyse fulgurante de son cours, car elle montre que :
Le contenu (travail vivant, force de travail abstraite, salaire) est saisi en sa matérialité logique sans [qu’il y ait] pseudo-engendrement dans et par l’Idée. [Donc] la logique propre du contenu de l’usage de cette force de travail n’est pas un moment de l’Idée, mais un moment, un acte du réel de l’être fini qui subit sa composition dans l’infini, sans faire seulement ce à quoi l’infini l’abaisse. Cet être fini reste potentiellement debout même courbé, il n’est pas la simple occasion d’un rebond de l’infinité de la forme du capital, comme l’atteste ontiquement l’histoire du mouvement ouvrier, et cela malgré ses défaites.43
62Il ne reste alors qu’à prouver que ce processus « s’amorce » à l’usine, là où « ce tout concret, qui détermine les formes simples, commence » véritablement ; il faut donc « passer à la théorie de la plus-value comme ce qui lève les contradictions de la forme générale du capital. Quand on a fait cela – conclut Granel –, c’est-à-dire bien établi la différence entre la force de travail et le travail, qu’on a compris par conséquent la production comme […] production de la plus-value, derrière l’apparence de production de marchandises, on est entré dans le moteur de toute l’œuvre. Le reste ce sont des conséquences » (LGM, Cours 9).
Bibliographie
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Trevini Bellini Alessandro, « Sortir de la philosophie, l’énigme du “matérialisme ontologique” du jeune Marx », janvier 2009. En ligne : [http://www.gerardgranel.com/autour.html].
Notes de bas de page
1 G. Granel, Incipit Marx – L’ontologie marxiste de 1844 et la question de la « coupure », dans Traditionis Traditio, Paris, Gallimard, 1972, p. 179-230.
2 K. Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, traduction par M. Husson et G. Badia, Paris, Éditions sociales, 1972, p. 5 : Marx se réfère au travail accompli avec Engels en rédigeant l’Idéologie allemande.
3 G. Granel, Incipit Marx, ouvr. cité, p. 221.
4 Ibid., p. 228. Voir A. Trevini-Bellini, « Sortir de la philosophie, l’énigme du “matérialisme ontologique” du jeune Marx », janvier 2009. En ligne : [http://www.gerardgranel.com/txt_pdf/5b-Trevini_marx69.pdf].
5 Dans la conclusion de sa « Lecture du § 43 d’Être et temps », Gérard Granel suggère que « pour sortir de l’horizon de la métaphysique moderne, on peut emprunter, à côté de la voie que Husserl s’est frayée avec le concept d’intentionnalité, la piste ouverte par Marx dans le Troisième Manuscrit ». Voir G. Granel, « Lecture du § 43 d’Être et temps », Cours inédit 1978-1979, dans Cahiers philosophiques, no 111, octobre 2007, p. 124.
6 De même qu’Aristote part d’une science du genre dont les principes résident néanmoins dans la « science de l’être en tant qu’être », de même Marx part d’une sorte d’eidétique matérielle dont les principes ne peuvent être dégagés que par l’« élévation de la production au rang de l’être ». Donc d’une part, la production, en tant qu’elle est l’être et non pas le genre, peut être dite « l’index d’unité marxiste » qui correspond à l’index d’unité catégoriale représenté chez Aristote par l’ousia, car de même qu’Aristote passe du niveau de la science du « genre » au niveau ontologique en ramenant les significations multiples de l’être à l’ousia, de même chez Marx, les « universels » qu’il prend en compte dans sa critique de l’économie politique deviennent les catégories de la production. Mais d’autre part, cette même production est aussi une « généralité sans genre » qui peut être donc « une unité sans substance ». Il faudrait reconnaître par ailleurs que le concept d’activation (Betätigung) possède chez Marx la même fonction que l’enérgeia sensible d’Aristote, de sorte à pouvoir déterminer ce que Marx entend par sensibilité humaine, et comprendre à la fois l’essence de « l’être générique » et l’essence du travail. Le concept marxien d’activation permet en fait de faire fonctionner la « co-appartenance essentielle [Wesen-Haftigkeit] de l’homme et de la nature », car il excède la conception moderne du rapport à l’objet, en dégageant la dimension constitutive de la praxis. Voir A. Trevini Bellini, « Le Marx aristotélicien de Gérard Granel », L’archi-politique de Gérard Granel, Mauvezin, T.E.R., 2013, p. 369-385.
7 G. Granel, « Lecture du § 43 d’Être et temps », art. cité, p. 125.
8 G. Granel, « Le travail aliéné dans les Manuscrits de 1844 », Cours inédit 1983-1984, dans Cahiers philosophiques, no 116, décembre 2008, p. 108-120.
9 Ibid., p. 114.
10 Dans son commentaire du De Anima, Marx avait déjà saisi avec une très grande précision le sens de la « matérialité logique » à l’œuvre chez Aristote. Voir K. Marx, « Aristoteles de Anima II und III. Berlin 1840 », Exzerpte und Notizen bis 1842, (IV/1), Berlin, Dietz (Karl Marx, Friedrich Engels Gesamtausgabe: MEGA. Vierte Abteilung, Exzerpte, Notizen, Marginalien; Bd. 1), 1976, p. 162-163.
11 G. Granel, « Le travail aliéné », art. cité, p. 109.
12 K. Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, introduction, traduction et notes par F. Fischbach, Paris, Vrin, 2007, p. 116.
13 G. Granel, « Le travail aliéné », art. cité, p. 110.
14 « Avec la propriété privée moderne (c’est-à-dire la division du travail entre capital et travail au sein du travail), nous touchons aux premières formes logiques dont il faudra ensuite spécifier l’analyse en identifiant les micro-formes qui en sont les éléments simples. » A. Tosel, « Sur un cours inédit de Gérard Granel : “Lecture générale de Marx” », L’archi-politique de Gérard Granel, Mauvezin, T.E.R., 2013, p. 332.
15 G. Granel, « Le concept de forme dans “Das Kapital” », APOLIS, Mauvezin, T.E.R., 2009, p. 59-71.
16 A. Tosel, « Sur un cours inédit de Gérard Granel », art. cité, p. 333.
17 G. Granel, « Le concept de forme dans “Das Kapital” », art. cité, p. 60.
18 K. Marx, Le capital, Paris, PUF, 1993, p. 44.
19 G. Granel, « Le concept de forme dans “Das Kapital” », art. cité, p. 60-62.
20 M. Heidegger, Être et temps, § 45, édition numérique hors-commerce, p. 188. En ligne : [http://t.m.p.free.fr/textes/Heidegger_etre_et_temps.pdf].
21 G. Granel, « Le concept de forme dans “Das Kapital” », art. cité, p. 68.
22 Granel précise : « C’est la marchandise en effet qui soutient, in nuce, l’ensemble de ces “formes” dont nous avons épelé la série – et c’est pourquoi la réflexion d’ensemble sur le caractère fétiche de la marchandise reconnaîtra dans les formes “les formes qui impriment aux produits du travail le cachet de la marchandise” ».
23 G. Granel, Lecture générale de Marx, Cours inédit 1983-1984, désormais cité LGM : le manuscrit n’étant pas encore établi de façon définitive, pour les citations on se contentera d’indiquer le numéro du cours (Cours 1-17).
24 K. Marx, Le capital, ouvr. cité, p. 165.
25 Balzac, La maison Nucingen, Paris, Folio-Gallimard, 1989, p. 180.
26 LGM, Cours 7. Marx explique que « le circuit M-A-M est complètement parcouru une fois que la vente d’une marchandise rapporte de l’argent que vient de nouveau retirer l’achat d’une autre marchandise. S’il se produit néanmoins un reflux de l’argent vers son point de départ, c’est seulement par le renouvellement ou la répétition du cursus tout entier. […] Par conséquent, dans la circulation M-A-M, la dépense de l’argent n’a rien à voir avec son reflux. Dans A-M-A, par contre, le reflux de l’argent est conditionné par le mode même de sa dépense. Sans ce reflux, l’opération a échoué ou bien le processus est interrompu, et non encore terminé. […] Le circuit M-A-M part de l’extrême d’une marchandise et s’achève par celui d’une autre marchandise, qui sort de la circulation et tombe dans la consommation. Partant, c’est la consommation, la satisfaction des besoins, en un mot, la valeur d’usage, qui constitue sa finalité. Au contraire, le circuit A-M-A, part de l’extrême argent et retourne finalement au même extrême. C’est donc la valeur d’échange elle-même qui est son moteur et sa fin déterminante ». K. Marx, Le capital, ouvr. cité, p. 168-169.
27 K. Marx, Le capital, ouvr. cité, p. 169-170 (traduction modifiée).
28 LGM, Cours 7.
29 « Par conséquent, non seulement la valeur avancée primitivement se conserve dans la circulation, mais elle y change la grandeur de sa valeur, elle s’ajoute une sur-valeur, ou encore elle se valorise. Et c’est ce mouvement qui la transforme en capital. » K. Marx, Le capital, ouvr. cité, p. 170.
30 A. Tosel, « Sur un cours inédit de Gérard Granel », art. cité, p. 350.
31 K. Marx, Le capital, ouvr. cité, chapitre IV, p. 165-198, et chapitre I, p. 39-95.
32 K. Marx, Le capital, ouvr. cité, p. 172-173.
33 Car, si « l’on fixe les formes phénoménales particulières que prend tour à tour la valeur […] » à savoir l’argent et la marchandise, alors « la valeur devient ici le sujet d’un procès dans lequel […] elle se valorise elle-même. […] Elle a reçu cette qualité occulte de poser de la valeur parce qu’elle est valeur. Elle fait des petits vivants – ou, pour le moins, elle pond des œufs d’or ». K. Marx, Le capital, ouvr. cité, p. 173-174. Gérard Granel dans son cours insiste davantage sur cette « substance automatique » comme « “Deus sive substantia sive natura”, entendez : “natura rerum oeconomicarum” », LGM, Cours 8.
34 A. Tosel, « Sur un cours inédit de Gérard Granel », art. cité, p. 350. Dès le début de son cours, Granel souligne que « la forme-marchandise dans laquelle nous allons entrer et qui est la plus simple des formes, dans laquelle se trouve in nuce l’être de l’argent comme dans son noyau, n’est ni plus ni moins que le capital lui-même, c’est-à-dire la logique aboutie de l’argent. Cette forme marchandise, celle qui est coincée entre A et A n’est pas en fait la même que la marchandise aux deux extrêmes : M-A-M. C’est justement parce que la marchandise sera la marchandise du capital, parce que la valeur sera la valeur du capital, parce que l’argent sera l’argent du capital comme monnaie du capital, comme trésor du capital, etc., qu’il faut commencer par la forme aboutie, par la formule générale du capital lui-même, avant d’aborder les formes dites simples qui sont en réalité analysées à la lumière du tout. […] Donc dans la circulation M-A-M, l’argent est enfin converti en marchandise qui sert de valeur d’usage, il est donc définitivement dépensé. Dans la forme inverse, la forme A-M-A, c’est-à-dire la forme chrématistique au sens d’Aristote, à quoi appartient toute notre économie politique moderne, celle-ci n’appartient pas à ce que Aristote appelle l’économique, mais bien à ce qu’il appelle la chrématistique –, donc dans la forme inverse, la forme A-M-A, l’acheteur donne son argent pour le reprendre comme vendeur », LGM, Cours 7.
35 Or, si Marx déploie analytiquement l’opposition entre valeur d’usage et valeur d’échange comme les « deux facteurs de la marchandise » qui reflètent phénoménalement la différence ontologique entre l’économique et la chrématistique, ce n’est pourtant pas là qu’on peut viser la possibilité d’une « résistance ontologique de la finitude ». Cela ne sera possible qu’en faisant surgir la différence entre « travail vivant » et « travail abstrait », en tant que manifestation phénoménale du secret de la plus-value ; ce qui pourtant présuppose qu’on ait déjà saisi la raison pour laquelle il n’y a pas de rapports entre les deux facteurs de la marchandise.
36 K. Marx, Le capital, ouvr. cité, p. 39 : « Der Reichtum der Gesellschaften, in welchen kapitalistische Produktionsweise herrscht, erscheint als eine “ungeheure Warensammlung” ».
37 F. Fischbach, « La production du monde », L’archi-politique de Gérard Granel, Mauvezin, T.E.R., 2013, p. 153-162.
38 A. Tosel, « Sur un cours inédit de Gérard Granel », art. cité, p. 350.
39 A. Tosel, « Sur un cours inédit de Gérard Granel », art. cité, p. 353.
40 Comme le précise encore André Tosel, « en aucun cas, il ne s’agit de prêter à Granel le désir d’un retour à la cité perdue. Si on accepte avec Aristote que la finitude est essentiellement bonne en ce que son terme est un aboutissement achevé, il est impossible de retourner à l’exclusivité d’un circuit M-A-M placé sous la juridiction de la question du bonheur de la communauté, et d’oublier que nous sommes dans le drôle de monde, le non-monde où M-A-M est surdéterminé par A-M-A’ ». A. Tosel, « Sur un cours inédit de Gérard Granel », art. cité, p. 343.
41 A. Tosel, « Sur un cours inédit de Gérard Granel », art. cité, p. 346.
42 En effet cela « produit un effet dangereux […], un effet proprement idéaliste (de dialectique idéaliste), parce que c’est effectivement écrit comme est écrit le début de La grande logique où l’Être pur se reverse dans le Néant pur, et où l’un et l’autre, dans leur co-négation, engendrent le devenir qui engendre la force, etc. Ce n’est qu’une apparence, c’est pourquoi j’ai commencé par la fin : il ne s’agit pas de dire que la forme-marchandise engendre le capital. Si ça marche comme ça apparemment, si la forme-marchandise engendre la forme-valeur, [etc.] (la forme-valeur, la forme-argent, la forme-argent, la forme-monnaie, la forme-monnaie, la forme-trésor, la forme-trésor, la forme-capital, financier, commercial, industriel, et toutes les trois finalement la forme générale du capital en soi), si on dirait qu’ainsi les abstractions rationnelles simples se compliquent et engendrent le complexe, c’est parce qu’en réalité chacune d’elles est analysée dans la forme qu’elle est à l’âge du capital, c’est pourquoi j’ai commencé par la fin. Il n’y a donc pas du tout de pseudo-engendrement d’une détermination par le simple mouvement du concept logique formel, comme […] Marx critiquait Hegel de l’accomplir dans la théorie de l’État. Alors il ne s’agit pas du tout d’une pseudo-invention dialectico-idéaliste de la déterminité croissante, c’est seulement la forme de l’exposition, et en réalité, c’est pour cela qu’il faut lire à partir de la fin. Chacune des formes dont il s’agit est la forme à l’âge du capital, c’est la marchandise à l’âge du capital, c’est la valeur à l’âge du capital, etc. », LGM, Cours 9.
43 A. Tosel, « Sur un cours inédit de Gérard Granel », art. cité, p. 347.
Auteur
Université Paris Ouest Nanterre La Défense
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