Genèse et structure de Phénoménologie et matérialisme dialectique de Trần Đức Thảo
p. 41-78
Texte intégral
1. Introduction
1Le débat sur le rapport entre phénoménologie et marxisme joue un rôle structurant dans le champ philosophique français des années 1940 et 19501. Dans l’immédiat après-guerre, ce sont d’abord les rapports entre marxisme et existentialisme qui occupent les discussions, mais vers la fin des années 1940, les espoirs de la Libération s’éloignent et la Guerre froide s’installe dans le paysage politique et intellectuel : on cherche alors plutôt à dépasser la perspective existentialiste et à interroger le rapport possible entre marxisme et phénoménologie husserlienne2.
2Phénoménologie et matérialisme dialectique3 (PMD) de Trần Đức Thảo constitue certainement l’ouvrage emblématique de ce second moment. Cet ouvrage, publié en 1951, a en effet joué un rôle déterminant, mais un peu oublié, dans le champ philosophique des années 1950, non seulement parce qu’il constitue une étape importante de la réception de la philosophie de Husserl en France, mais surtout par la fascination qu’il a exercée à la fois sur la jeune génération intellectuelle en formation durant ces années4 (Derrida, Lyotard5, Foucault6, Althusser7, etc.), et sur des philosophes déjà confirmés (Cavaillès8, Ricœur9, Desanti10, mais aussi Sartre ou Merleau-Ponty). PMD représentait le projet ambitieux et rigoureux, d’une part, de revenir au sens même du projet husserlien en deçà de son appropriation existentialiste, d’autre part, d’articuler plus nettement phénoménologie et sciences (naturelles et humaines) en faisant davantage droit aux savoirs positifs, et cela dans la perspective d’une vaste reconstruction des savoirs humains sous la bannière du marxisme. Jacques Derrida évoque dans plusieurs textes l’influence de Trần Đức Thảo sur la formation intellectuelle de sa génération :
Le souci que je partageais avec pas mal de gens à l’époque, c’était celui de substituer à une phénoménologie à la française (Merleau-Ponty, Sartre), peu soucieuse de scientificité et d’épistémologie, une phénoménologie plus tournée vers les sciences. La question de l’objectivité scientifique nous occupait beaucoup. C’était aussi un souci politique. Tran Duc Tao [sic] joue un grand rôle dans cet espace. Je n’étais pas rigoureusement communiste ni marxiste, mais là aussi c’était une question d’atmosphère. Le livre de Tran Duc Tao, c’est Foucault qui me l’a signalé.11
Ce livre [PMD] a sans doute beaucoup compté pour moi, on en retrouve bien des traces dans mon mémoire sur Husserl [Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl]. […] à ce moment-là, il signalait, si vous voulez, dans certains milieux philosophiques, l’intérêt qu’il pouvait y avoir à se servir de la problématique de Husserl pour poser des questions sur la scientificité, sur l’émergence de la pratique théorique, de l’attitude cognitive, sur la possibilité de l’objectivité scientifique : de façon non formelle, non idéaliste (à la manière de Kant), tout en allant au-delà de l’empirisme, d’un certain empirisme ou positivisme marxiste, tout comme au-delà de la phénoménologie comme simple « phénoménologie de la perception ».12
3En effet, comme il le rappelle ailleurs, la problématique et le langage même de Trần Đức Thảo sont emblématiques de ce qu’était la « carte philosophique et politique à partir de laquelle, dans la France des années 1950, un étudiant en philosophie cherchait à s’orienter »13.
4Il s’agira pour nous d’essayer de comprendre cette articulation entre phénoménologie et marxisme qui a tant fasciné les penseurs des années 1950. Nous voudrions d’abord ressaisir la genèse de la nouvelle problématique philosophique qui est au cœur de PMD à partir de la critique que Trần Đức Thảo fait de la lecture de Hegel par Kojève. L’un des traits caractéristiques de cette époque est en effet que le rapport entre Husserl et Marx passe presque nécessairement par la médiation de Hegel. Nous analyserons ensuite la structure de l’ouvrage de 1951 pour comprendre le rapport complexe que Trần Đức Thảo institue entre la phénoménologie et le marxisme – et cela en nous intéressant d’abord à la critique interne qu’il fait de la phénoménologie dans la première partie de PMD, puis à la reconstruction matérialiste de la phénoménologie qu’il propose dans la seconde partie.
2. Genèse d’une nouvelle problématique philosophique : du marxisme phénoménologique au « matérialisme dialectique »
5Le titre de l’ouvrage de 1951 Phénoménologie et matérialisme dialectique semble presque identique à celui de l’article de 1946 « Marxisme et phénoménologie ». La substitution du terme de « matérialisme dialectique » à celui de « marxisme » n’a pourtant rien d’anodin, et indique un changement profond de problématique. En 1946, Trần Đức Thảo cherche à élaborer un marxisme phénoménologique qui intégrerait les apports des deux traditions de pensée dans une synthèse qui se rapproche fortement de celle que propose Merleau-Ponty à la même époque. En 1951, en revanche, Trần Đức Thảo affirme ouvertement la nécessité de dépasser la perspective phénoménologique pour se situer sur le seul terrain du matérialisme dialectique.
6Que faut-il entendre par « matérialisme dialectique » ? Cette formule, qui n’apparaît ni chez Marx ni chez Engels, désigne la philosophie (ou l’ontologie) du marxisme (dont le « matérialisme historique » serait l’application dans le domaine de l’histoire). Elle est devenue aujourd’hui presque synonyme du dia-mat stalinien dont les dogmes sont énoncés dans la célèbre brochure de Staline Matérialisme historique et matérialisme dialectique14. Cependant, dans les années 1930 et 1940, le « matérialisme dialectique » représentait tout autre chose pour de nombreux scientifiques et philosophes : il désignait une tentative de réunification des sciences autour de principes et de méthodes communs, sur une base rationaliste, pour répondre à la crise des sciences et à leur dispersion15. Par sa volonté de répondre non seulement à une crise théorique, mais aussi à une crise pratique de l’humanité, ce projet était à bien des égards comparable à celui que s’était donné Husserl avec la phénoménologie (même si les solutions proposées étaient évidemment très différentes)16.
7Trần Đức Thảo inscrit pour la première fois son travail philosophique dans cette perspective à l’occasion du compte rendu de l’Introduction à la lecture de Hegel d’Alexandre Kojève qu’il publie dans les Temps modernes17. Le choix qu’il fait de critiquer cet ouvrage n’a rien d’anodin. Les cours d’Alexandre Kojève sur la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel ont exercé une influence profonde sur les orientations de la philosophie française (et notamment l’existentialisme) par sa volonté de produire une certaine synthèse de Hegel, Husserl et Marx18. En s’attaquant à Kojève, Trần Đức Thảo s’en prend donc aux fondements mêmes de la synthèse existentialiste entre phénoménologie et marxisme. Cependant, l’importance de « La Phénoménologie de l’Esprit et son contenu réel » ne tient pas seulement au fait qu’il s’agit de son acte de rupture officiel avec l’existentialisme, mais surtout au fait que ce texte contient déjà en germe la plupart des décisions philosophiques qui alimenteront ses œuvres philosophiques ultérieures. Trần Đức Thảo pose, à cette occasion, non seulement le cadre ontologique qu’il reprendra ensuite dans PMD19, mais également les problèmes philosophiques auxquels l’ouvrage dans son ensemble cherche à répondre.
8La critique de Trần Đức Thảo porte d’abord sur la méthode de lecture de la Phénoménologie de l’Esprit que propose Kojève20. Ce dernier estime en effet que le célèbre passage du chapitre IV sur la « dialectique du maître et de l’esclave » ne constitue pas simplement un moment parmi d’autres de la dialectique de la conscience, mais contient la clé d’intelligibilité de l’ensemble de l’œuvre. Cette décision se retrouve dans le choix éditorial qui a été fait de placer le commentaire de ce passage non pas à sa place dans l’enchaînement de l’œuvre, mais en introduction de l’ensemble du volume. Si Trần Đức Thảo estime « exagéré de vouloir interpréter le contenu de la Phénoménologie tout entière par la dialectique du maître et de l’esclave »21, sa critique cherche surtout à montrer comment ce choix interprétatif (et éditorial) est tributaire, à un niveau bien plus profond, d’une certaine philosophie ou d’une ontologie. En effet, le fait d’isoler ce passage de celui qui le précède (et qui porte sur la dialectique de la vie), est révélateur de la volonté kojévienne d’introduire une discontinuité radicale entre l’animal et l’être humain, et plus généralement entre la nature et l’histoire (et la société).
Le concept fondamental de reconnaissance se trouve séparé, dans le commentaire de M. Kojève, de tout le développement antérieur : il définit même le principe de la séparation, comme dualité absolue et totalement inexplicable de l’homme et de la nature. L’animal ne sait désirer que des objets et reste ainsi lui-même sur le plan de l’objet. L’homme « désire le désir », il met volontairement sa vie en danger dans une « lutte de prestige », pour se démontrer comme indépendant de l’existence biologique. […]
La scission serait donc totale et ferait de l’apparition de l’humanité un commencement absolu. (ibid., p. 495)
9L’un des principaux gestes philosophiques de Kojève dans son cours est sa critique de ce qu’il appelle « l’erreur moniste » de Hegel, à savoir la tentative de comprendre dialectiquement le mouvement de la nature22. Kojève affirme en effet ouvertement la nécessité d’adopter une ontologie dualiste, ou plutôt une double ontologie. La nature (physique, animale), qui ne contiendrait que de la positivité, renverrait à une ontologie de l’Identité « non dialectique » explicable seulement par les sciences de la nature. Avec l’homme apparaît la négativité : par la lutte des consciences et son travail de transformation du monde, celui-ci introduit la dialectique dans le monde. Le monde culturel et humain doit donc être compris à partir d’une ontologie dialectique (de la contradiction). Ce partage kojévien, qui critique explicitement la philosophie de la nature de Hegel, vise peut-être plus fondamentalement la dialectique de la nature d’Engels et surtout des marxistes soviétiques23. Il influence par ailleurs très fortement la manière dont l’existentialisme essaie de saisir son rapport au marxisme24.
10Pour Trần Đức Thảo, la position de Kojève pose problème à trois niveaux (logique, ontologique, génétique-historique) – ce qui permet de définir les trois grandes orientations de son travail à venir. Elle pose tout d’abord problème à un niveau logique car elle méconnaît la spécificité de la logique dialectique, non seulement marxiste mais également hégélienne :
La scission serait donc totale et ferait de l’apparition de l’humanité un commencement absolu. Or, la dialectique, telle que l’entend Hegel, consiste justement à identifier les contradictoires et à faire jaillir la différence de l’unité elle-même. […] Or, en fait, on n’a pas simplement éliminé le « matérialisme » : on a refusé toute dialectique en général, même dans le sens hégélien. La répugnance de M. Kojève pour le monisme serait justifiée, s’il s’agissait d’affirmer l’identité abstraite de la nature et de l’esprit ; mais nul n’ignore que toute l’œuvre de Hegel a été écrite pour protester contre une telle interprétation. L’identité véritable implique en elle la négation et la différence, comme identité de l’identité et de la non-identité.25
Le concept de l’identité des contradictoires définit le fondement même de la dialectique. En défendant le dualisme – avec une verve du reste étincelante –, M. Kojève se place délibérément en dehors de l’horizon hégélien. (ibid., p. 518)
11Le premier enjeu de son travail sera logique : refusant toutes les pensées non dialectiques (que ce soit la dialectique « non dialectique » de Kojève et de l’existentialisme ou le matérialisme réductionniste), Trần Đức Thảo va s’efforcer de proposer une conception matérialiste de la dialectique en s’appuyant sur Hegel, Marx et Engels.
12Cette méconnaissance de la dialectique chez Kojève se manifeste de manière plus grave au niveau ontologique. Tributaire de ce que Trần Đức Thảo appelle (après Engels) une conception « métaphysique » de la réalité, c’est-à-dire une perspective statique utilisant des concepts fixes et une logique binaire26, Kojève (et plus généralement l’existentialisme) serait incapable de comprendre le rapport entre le monde naturel et le monde humain. Une telle perspective « métaphysique » ne peut aboutir qu’aux erreurs symétriques du réductionnisme (matérialiste ou idéaliste) ou au dualisme, qui pose plus de problèmes qu’il n’en résout :
Il n’y aurait aucun profit à chercher si le réel est matière ou esprit, en entendant par là une matière qui ne serait que matière et un esprit qui se serait qu’esprit : car il apparaît trop évidemment qu’il ne saurait être exclusivement ni l’un, ni l’autre. Et il serait parfaitement désastreux d’en conclure que la totalité est matière et esprit, car on n’aurait fait, une fois de plus, que baptiser la difficulté. L’unité véritable ne peut se trouver ni sur le plan abstrait d’une réduction arbitraire, ni sur le plan éclectique d’une juxtaposition sans concept.27
13Au niveau ontologique, Trần Đức Thảo cherchera donc à dépasser les oppositions abstraites (entre matière et conscience, nature et esprit) pour essayer de saisir leur articulation de manière dialectique. Dans sa critique de Kojève, Trần Đức Thảo indique déjà les éléments fondamentaux de ce que sera l’ontologie moniste et dialectique de PMD. Toute la difficulté consiste à tenir ensemble une double exigence : il s’agit d’une part d’affirmer, contre le réductionnisme idéaliste et le dualisme, l’unité fondamentale de l’être (monisme matérialiste), et d’autre part, contre le réductionnisme matérialiste, de respecter la différence « phénoménologique » entre la matière physique, la matière vivante et la matière consciente, c’est-à-dire l’irréductibilité du monde de l’esprit au monde naturel28. Il en résulte que, s’il faut comprendre l’être comme matérialité, celle-ci ne doit pas être comprise de manière statique comme inertie : la matière est essentiellement du mouvement qui prend différentes configurations (physiques, biologiques, psychologiques). L’ontologie de Trần Đức Thảo affirme ainsi que l’être n’est pas identité à soi, mais capacité de production de nouveauté, bref, l’être est processualité. Pour comprendre l’articulation entre la matière et la conscience, entre la nature et l’esprit, il est donc nécessaire de dépasser un point de vue statique pour adopter une perspective dynamique et génétique, c’est-à-dire dialectique :
L’unité véritable […] ne se réalise que par le passage de l’un des termes dans son opposé. Dès lors, le vrai problème n’est pas métaphysique mais dialectique : il ne concerne pas la nature de l’être mais le sens du devenir. (ibid., p. 519)
14Il s’agit de comprendre par quel processus la matière physique est devenue matière vivante puis matière consciente, c’est-à-dire comment la nature, au cours de l’évolution, devient elle-même sujet. En effet, « la nature devient esprit par une dialectique qui lui est propre » (p. 519). L’explication matérialiste consistera donc en « l’explication du mouvement constitutif de l’esprit, comme devenir-esprit de la nature, ou devenir-sujet de la substance » (p. 502).
15Enfin, à un troisième niveau (génético-historique), Trần Đức Thảo montre comment la perspective de Kojève, plutôt que de suivre ce long processus dialectique du devenir-conscience de la matière, introduit une cassure absolue dans l’histoire du monde avec l’événement de l’apparition de l’humanité. En effet, pour Kojève, avec l’homme, on passe d’un monde non dialectique à un monde dialectique. Or, cet événement est absolument inexplicable puisque rien de ce qui précédait l’apparition de l’homme ne peut la préparer. Kojève livre pourtant, dans un passage de l’Introduction à la lecture de Hegel, ce qui constituera l’un des enjeux des recherches philosophiques de Trần Đức Thảo:
c’est l’Être réel existant en tant que Nature qui produit l’Homme qui révèle cette Nature (et soi-même) en en parlant. C’est l’Être réel qui se transforme ainsi en « vérité » ou en réalité-révélée-par-la-parole, et qui devient une vérité de plus en plus « haute » à mesure que sa révélation discursive devient de plus en plus adéquate et complète.29
16Si Kojève semble bien dire que l’être humain est un produit de la nature, son cadre théorique ne permet cependant pas de poser le problème en ces termes. Pour lui, « l’être réel existant en tant que Nature » est pure positivité non dialectique : il est par conséquent incapable de « produire » l’Homme, c’est-à-dire l’être par lequel la négativité et donc la dialectique est introduite dans l’existant. Comment la positivité pure pourrait-elle produire la négativité ? Deux options sont possibles. Soit le négatif est quelque chose qui arrive à l’être de l’extérieur, il s’agit d’un « événement » qui arrive à l’être sans être produit par l’être : l’apparition de l’homme s’apparente alors à un surgissement ex nihilo et l’histoire de l’évolution et du monde devient une énigme (c’est la voie suivie par Kojève et Sartre). Soit il y a bien production du négatif par la nature, mais alors la nature doit déjà être dialectique d’une certaine manière : il y a donc une dialectique de la nature. C’est cette seconde voie que choisit Trần Đức Thảo. Il s’agit pour lui de comprendre comment l’Être réel existant en tant que Nature produit par son propre mouvement un être qui existe autrement et est capable de saisir de manière consciente cette nature, c’est-à-dire comment le mouvement dialectique de la nature produit par soi-même une nouvelle dialectique, la dialectique de la conscience et de la société humaine.
17C’est donc à l’occasion de sa critique de la lecture existentialiste de Hegel que Trần Đức Thảo expose pour la première fois la nouvelle problématique philosophique qui le guidera ensuite tout au long de son existence. Dans un texte autobiographique de 1986, il date en effet de 1948 l’élaboration du « projet » qu’il tentera de réaliser dans tous ses ouvrages, à savoir celui de « saisir en profondeur la genèse et le développement de la conscience à partir de la production matérielle »30.
3. La critique de la phénoménologie comme phénoménologie du matérialisme dialectique
18Ce projet philosophique trouve sa première réalisation en 1951 dans Phénoménologie et matérialisme dialectique. Cet ouvrage, qui condense les recherches menées par Trần Đức Thảo à partir de 1948, répond à deux enjeux qui correspondent chacun à l’une des parties de l’ouvrage. Tout d’abord un enjeu critique : après s’être confronté à l’hégélianisme existentialiste en 1948, Trần Đức Thảo se propose de faire un exposé historique et critique de la phénoménologie husserlienne. Mais l’enjeu est également positif : il s’agit de montrer, sur les bases du matérialisme dialectique, le mouvement même de la nature se transformant en esprit. Certains n’ont pas manqué de souligner l’hétérogénéité de ces deux parties et le caractère artificiel de leur articulation31. Cependant, une lecture plus attentive de l’ouvrage conduit à réviser cette conception. L’idée que nous voulons défendre est qu’il ne s’agit pas d’un simple rapport de juxtaposition contingente, mais d’une construction dialectique complexe32.
19La première partie, intitulée « La méthode phénoménologique et son contenu effectivement réel », retrace l’évolution de la philosophie de Husserl à travers les trois grands moments de son œuvre : « l’idéalisme objectif » des Recherches logiques (chapitre 1), « l’idéalisme transcendantal » des Ideen I (chapitre 2) et la phénoménologie génétique des années 1930 (chapitre 3). Cependant, Trần Đức Thảo ne se contente pas de décrire leur succession : il cherche plutôt à ressaisir la logique (ou dialectique) immanente qui amène Husserl à radicaliser et à transformer en permanence sa manière de théoriser la phénoménologie. Le moteur de cette progression est, selon Trần Đức Thảo, la tension ou contradiction entre, d’une part, une visée réaliste et ontologique (le célèbre appel au « retour aux choses mêmes » signifiant que le sens manifesté est le sens des choses elles-mêmes) et, d’autre part, un résultat théorique qui reconduit sans cesse une position idéaliste33. Le passage d’un « moment » à un autre est à chaque fois un retour à la visée originaire contre des théorisations inadéquates de cette visée. Ainsi, l’idéalisme transcendantal des Ideen n’est pas une rupture absolue avec les analyses des Recherches logiques, mais plutôt la mise au jour de ce qui restait seulement implicite dans ce premier ouvrage : « l’a priori universel de la corrélation »34, qui permet de thématiser le rôle constituant de la conscience concrète. De la même manière, Trần Đức Thảo montre que le passage d’une analyse statique de la conscience à la phénoménologie génétique et la découverte du « monde de la vie » (Lebenswelt) comme fondement sensible antéprédicatif des formes « supérieures » de conscience, reviennent en fait à dégager ce qui était présupposé mais non thématisé dans les Ideen.
20Le mouvement d’ensemble de la première partie de PMD cherche à ressaisir ce qu’on pourrait appeler la « dialectique subjective »35 à l’œuvre chez Husserl, c’est-à-dire le mouvement par lequel la pensée prend conscience de ses contradictions et s’efforce de les dépasser. Trần Đức Thảo expose les principes d’une telle dialectique dans le § 18 de la première partie, lorsqu’il décrit la « dialectique de la conscience spontanée », c’est-à-dire le « mouvement par lequel la pensée naturelle, à certains moments critiques, met en question ses propres évidences dans un retour spontané à la conscience de soi »36. Cependant, la phénoménologie husserlienne n’est pas une simple illustration de cette dialectique : son grand mérite est d’avoir su thématiser et produire une compréhension conceptuelle de ce mouvement de la conscience naturelle. La phénoménologie constitue donc le moment où la pensée prend conscience de la dialectique qui l’anime.
21Mais d’après Trần Đức Thảo, la mise au jour de cette dialectique subjective est également ce qui conduit la phénoménologie à prendre conscience de ses limites et de la nécessité de dépasser son propre cadre conceptuel. La première partie de PMD suivant ainsi un mouvement typiquement hégélien d’auto-dépassement de soi, on pourrait la décrire comme une vaste phénoménologie (au sens hégélien) du matérialisme dialectique. Le cheminement consiste à montrer comment les formes successives qu’a prises la phénoménologie échouent toutes à réaliser la visée originaire, et que seul le matérialisme dialectique peut parvenir à la réaliser effectivement. Comme le Hegel de la Phénoménologie de l’Esprit, Trần Đức Thảo adopte un point de vue strictement interne : c’est en développant les conséquences de ses propres principes que la figure phénoménologique de la connaissance rencontre des difficultés insurmontables37, qui la contraignent à changer de base théorique : « […] le marxisme s’est imposé à nous comme la seule solution concevable des problèmes posés par la phénoménologie elle-même »38. Ainsi, de la même manière que la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel se veut une « introduction » qui nous achemine vers le Savoir absolu, le passage par la phénoménologie husserlienne serait une introduction, à ce qui occupe structurellement la place du Savoir absolu hégélien : le « matérialisme dialectique »39.
22Mais en quoi la phénoménologie échoue-t-elle à réaliser sa visée ? La phénoménologie rate d’abord sa visée par défaut en ceci que, comme nous l’avons vu, sa conceptualisation idéaliste n’est pas à la hauteur de son aspiration réaliste. Alors que l’appel au retour aux choses mêmes devait conduire à saisir le sens manifesté comme le sens des choses elles-mêmes, la phénoménologie, avec son analyse de la « constitution de la chose » (Dingkonstitution), montre plutôt le rôle déterminant de la conscience dans la constitution du sens de l’objet. Or, Husserl généralise cet idéalisme en se servant de la « constitution de la chose » comme modèle et soubassement à partir duquel penser la constitution de tout ce qui existe : il en vient alors à faire de l’ensemble de l’être un simple corrélat idéel de la conscience et manque ainsi entièrement sa visée réaliste. Cette contradiction se manifeste tout particulièrement selon Trần Đức Thảo lorsque Husserl affronte la constitution d’autrui40, puisque ce dernier se lance à cette occasion dans le projet impossible de saisir l’existence absolue d’autrui à partir de sa constitution par la conscience sur fond de constitution des choses. L’incapacité à constituer autrui montre en retour les défauts de sa théorisation de la constitution des choses :
le maintien de la constitution par modes d’apparition enveloppe une contradiction qui trouve sa sanction dans une idéalisation totale, le monde de l’esprit étant fondé sur la Dinglichkeit. Puisque toute expérience implique le moment de la chose, la dialectique qui s’élève de la matière à l’esprit ne peut aboutir à une réalité que si le point de départ est lui-même une réalité. […] Il manquait à la doctrine husserlienne une constitution de la chose qui ne la réduise pas à un équivalent dans la conscience.41
23Le fait que Husserl n’ait pas publié les tomes II et III des Ideen est, pour Trần Đức Thảo, le signe de la prise de conscience de ces difficultés42. Mais Husserl ne serait jamais parvenu à y échapper : c’est pour cette raison qu’il serait arrivé « au seuil » du matérialisme dialectique, sans jamais réussir à franchir le pas. Car seul ce « naturalisme d’un genre nouveau » est en mesure de réaliser la visée réaliste de Husserl et de reconnaître la « réalité de la Dinglichkeit » (ibid., p. 97).
24Mais la phénoménologie échoue également en ceci qu’elle est par ailleurs en excès par rapport à sa visée. Trần Đức Thảo montre en effet, à travers l’étude des inédits de Husserl43, que les analyses concrètes de Husserl amènent celui-ci à déborder et dépasser en pratique son cadre théorique44. « L’exactitude scrupuleuse qu’il [Husserl] observa dans l’analyse intentionnelle l’amena aux abords du matérialisme dialectique »45. Ces analyses mettent en effet au jour le fait que toute prise de conscience est un phénomène second qui renvoie à une couche fondamentale constituante qui déborde la part consciente. C’est ce que Trần Đức Thảo désigne sous le terme de « contenu effectif », lequel renvoie aux structures du comportement ainsi qu’au monde social. La « dialectique subjective » que thématise la phénoménologie prend donc conscience de la nécessité de se dépasser elle-même afin de comprendre son propre mouvement – l’enjeu étant de comprendre l’articulation entre cette dialectique subjective et une dialectique non subjective, qui est première par rapport à la conscience. Pour respecter à la fois la visée originaire et les résultats pratiques de la phénoménologie, il serait donc nécessaire d’abandonner la figure phénoménologique du savoir pour passer à un plan supérieur, celui du matérialisme dialectique.
25Ce dépassement doit cependant être entendu en un sens hégélien : il ne s’agit pas d’une négation ou d’une suppression absolues, mais d’un mouvement qui conserve en dépassant (d’une Aufhebung). Il nous semble que Trần Đức Thảo retient en particulier trois thèses qu’il a mises en lumière dans son exposé de la phénoménologie. La première thèse, à caractère ontologique, concerne le sens même de l’être. La phénoménologie montre en effet qu’être c’est être constitué. Son erreur tient à l’interprétation idéaliste et subjectiviste qu’elle en fait : l’être est constitué par une conscience. Il faut, au contraire, donner un sens réaliste et dialectique à cette formule : l’être ne peut être constitué par rien d’autre que par lui-même. À la suite de Hegel et d’Engels, Trần Đức Thảo pose donc que la nature fondamentale de l’être est la processualité. Le matérialisme dialectique a donc pour tâche de comprendre le processus d’autoconstitution par lequel l’être produit ses différentes formes46. La deuxième thèse concerne le caractère dialectique du sujet. Trần Đức Thảo montre, dans sa note sur le Présent Vivant47, que l’idéalisme transcendantal des Ideen est une perspective encore abstraite qui présuppose une constitution plus fondamentale (exposée notamment dans les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps ainsi que dans un certain nombre de textes inédits). Cette constitution temporelle originaire consiste en une dialectique entre protention et rétention qu’il est nécessaire de comprendre en un sens hégélien48. Trần Đức Thảo cherchera cependant à montrer que loin d’être une spécificité humaine, une telle dialectique existe dès les premières formes de vie. Enfin, la troisième thèse que Trần Đức Thảo retient concerne le rapport entre les formes supérieures (les « superstructures ») et les formes fondamentales (les « infrastructures ») qui les soutiennent. Trần Đức Thảo montre que, tout au long de son œuvre, Husserl cherche à dégager l’articulation à la fois ontologique et épistémologique entre des phénomènes « fondés » et des phénomènes « fondants » (que ce soit à travers la distinction entre intuition sensible et catégoriale dans les Recherches logiques ou dans les années 1930 avec les analyses du monde de la vie et de l’articulation entre le prédicatif et l’antéprédicatif). Le niveau fondamental est non seulement le soubassement « ontologique » des formes supérieures (ce sans quoi elles ne peuvent exister), mais également le fondement de toute connaissance authentique de celles-ci. Le fondement et la vérité d’une idéalité, c’est le processus d’idéalisation, c’est-à-dire la production à partir du monde sensible d’une idéalité, qui dépend toujours de ce monde sensible. L’approche résolument génétique que Trần Đức Thảo ne cesse de déployer trouve ici sa justification théorique : le sens authentique d’une réalité se trouvant dans le moment de sa création, il est nécessaire pour comprendre un phénomène d’en ressaisir la genèse.
26Le mouvement d’ensemble de la première partie de PMD est donc celui d’une « dialectique subjective ». Le grand mérite de la phénoménologie husserlienne est d’avoir mis au jour le mouvement par lequel des phénomènes se manifestent à la conscience en passant d’un état latent (ou implicite) à un état explicite. Cependant, comme nous l’avons vu, ce qui se manifeste à la conscience est toujours déjà présent avant cette prise de conscience et son existence ne peut pas s’expliquer par cette dialectique de la thématisation. Pour comprendre l’apparition de nouveauté dans cette couche non subjective, il faut accéder à un niveau infra-phénoménologique, qui échappe au point de vue de la conscience sur elle-même. La dialectique subjective est toujours seconde par rapport à une dialectique première qui produit de nouvelles formes. C’est cette dialectique non subjective que Trần Đức Thảo cherche à comprendre dans la seconde partie de son ouvrage.
4. Reconstruction matérialiste de la phénoménologie : la dialectique matérialiste comme mouvement du réel
27L’enjeu de la seconde partie de PMD est de poser les bases d’une conception marxiste des phénomènes psychiques. Mais si une telle psychologie doit dépasser le point de vue idéaliste et abstrait de la phénoménologie et prendre en compte les résultats positifs de la science, elle ne doit pas pour autant adopter le matérialisme mécaniste et réductionniste de certains scientifiques. Le « naturalisme d’un genre nouveau »49 que Trần Đức Thảo tente de définir, non seulement ne se détourne pas des phénomènes de conscience, mais prétend même, en réinscrivant ces derniers dans leur fondement matériel, mieux les comprendre que la phénoménologie. « La dialectique du mouvement réel » qu’annonce le titre de cette seconde partie consiste donc en une « genèse réelle de la conscience »50. En décrivant les transformations successives par lesquelles la matière est devenue peu à peu consciente d’elle-même, il s’agit donc de proposer ce que nous appellerons une reconstruction matérialiste de la phénoménologie. L’objectif de Trần Đức Thảo est d’établir l’origine et le fondement matériel de la conscience (en montrant comment une dialectique objective peut produire de la subjectivité), tout en faisant droit à la spécificité des phénomènes subjectifs et des idéalités (en déterminant de manière précise l’articulation entre dialectique objective et dialectique subjective).
28Si dans la première partie les références au marxisme étaient à peu près absentes (il s’agissait d’une articulation de Husserl et de Hegel), celles-ci prennent davantage d’importance dans la seconde partie. Cependant, bien plus qu’à Marx, c’est plutôt à Engels que se réfère Trần Đức Thảo : dans les années 1870 et surtout après la mort de Marx, Engels a en effet tenté de compléter leur projet commun en cherchant, d’une part, à unifier l’ensemble des sciences (naturelles et historiques) dans un cadre matérialiste et dialectique, et d’autre part, à combler certaines lacunes du marxisme en répondant à des difficultés restées jusque-là implicites. La seconde partie propose donc, dans la lignée d’Engels, des réponses à trois problèmes classiques de la tradition marxiste. Il s’agit en premier lieu de clarifier le sens du renversement matérialiste de la dialectique hégélienne, c’est-à-dire de dégager les principes d’une dialectique « objective » et de montrer son articulation avec la dialectique « subjective ». En second lieu, il s’agit de comprendre l’articulation entre la nature et la société dans un cadre marxiste. En effet, si Marx et Engels avaient pour projet de déterminer à la fois la continuité et la discontinuité entre ces deux ordres et s’ils ont laissé un certain nombre d’indications à ce sujet51, il reste à déterminer clairement leur rapport ainsi que la manière dont la société a émergé de la nature. Enfin, en troisième lieu, il s’agit de résoudre le problème classique du rapport entre infrastructures (biologiques et sociales) et superstructures (idéalités).
29La structure de cette partie suit également un mode d’exposition hégélien, mais elle s’appuie cette fois moins sur la structure de la Phénoménologie de l’Esprit que sur celle de l’Encyclopédie des sciences philosophiques. Le paragraphe introductif (§ 1 « Conscience et matière ») reprend en quelque sorte la perspective de la Science de la logique et présente de manière condensée les principales catégories logiques et ontologiques de cette dialectique objective ou matérialiste. L’essentiel de la partie est ensuite consacré à l’exposition des dialectiques à l’œuvre dans les deux grands secteurs de l’être (la nature et la société). Le premier chapitre (qui répond à la Philosophie de la Nature hégélienne) expose la dialectique objective « naturelle », c’est-à-dire la dialectique qui permet de comprendre l’évolution du vivant et la manière dont la nature produit elle-même de nouvelles structures dans le vivant (en allant des organismes unicellulaires jusqu’à l’apparition de l’espèce humaine). Le second chapitre (qui forme le pendant matérialiste de la Philosophie de l’Esprit) analyse la dialectique objective humaine ou historique – dialectique qui permet de saisir la production de structures sociales de l’humanité (des sociétés de chasseurs-cueilleurs jusqu’à l’établissement à venir du communisme).
30Le mouvement d’ensemble est celui du devenir-sujet de la matière et de la vie. À chaque « moment » du processus, Trần Đức Thảo cherche à articuler la dialectique objective avec les structures subjectives qui lui correspondent. L’exposé de la dialectique de la nature montre ainsi comment à chaque stade objectif de développement du vivant correspond une certaine manière subjective de se rapporter au monde. De la même manière, l’exposé de la dialectique sociale et historique tente d’articuler le développement objectif des sociétés humaines et la manière propre qu’a chaque culture ou époque de saisir, au niveau subjectif, le monde. Le mouvement décrit ainsi à la fois le développement progressif des capacités d’action et la complexification croissante de la manière dont apparaît subjectivement le monde. Ce mouvement, qui a commencé avec le début de la vie, trouve sa réalisation dans la société communiste : en décidant de manière consciente et volontaire de son organisation sociale, l’être devient enfin pleinement sujet.
4.1. La dialectique de la nature comme déduction matérialiste de la conscience humaine
31Le premier chapitre (« La dialectique du comportement animal comme devenir de la certitude sensible ») a pour objet d’établir l’origine matérielle de la conscience humaine. L’adversaire est le dualisme, et notamment celui qui menace de se développer au sein même de la tradition marxiste, avec les lectures dites « humanistes » de Marx (celles notamment de Kojève, de Sartre ou de Merleau-Ponty à l’époque). De telles lectures, qui attribuent souvent à Engels l’erreur de vouloir étendre la dialectique à l’étude de la nature, méconnaissent le fait que Marx comme Engels non seulement ont toujours refusé la disjonction entre nature et société, mais ont eu pour projet de penser leur articulation52. En effet, l’existence de l’espèce humaine, que les auteurs de l’Idéologie allemande posent comme la « première présupposition de toute l’histoire »53, est elle-même le produit d’une préhistoire. Dans « Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme »54 – texte qui contient une esquisse du programme philosophique que se donne Trần Đức Thảo – Engels utilise ainsi Darwin et les découvertes contemporaines de la paléontologie pour montrer comment l’espèce humaine est le produit d’un développement dialectique de la nature qui a engendré son propre dépassement (et conservation) dans une dialectique historique.
32Trần Đức Thảo propose donc ce qu’on pourrait appeler une déduction matérialiste de la conscience humaine. En effet, si l’on s’en tient à une confrontation statique entre la conscience humaine et la matière, leur hétérogénéité semble absolue – donnant ainsi en apparence raison au dualisme. La perspective génétique adoptée par Trần Đức Thảo permet en revanche de reconstituer les formes successives du vivant et ainsi de montrer comment la matière a pu passer par toute une série de formes intermédiaires avant de produire la conscience humaine. L’origine et le fondement matériel de la conscience humaine seront établis s’il parvient, en partant de l’organisme vivant le plus rudimentaire, à engendrer dialectiquement les formes de conscience de plus en plus complexes qui conduisent jusqu’à l’être humain55. La vaste fresque de l’évolution du vivant que propose Trần Đức Thảo reprend le mouvement décrit par Engels dans la Dialectique de la nature56, mais cherche à l’enrichir, d’une part en mobilisant les avancées récentes de la science biologique, et d’autre part en montrant que chaque moment de l’évolution correspond, au niveau subjectif, à l’acquisition d’actes intentionnels (phénoménologiques) de plus en plus complexes.
33À chaque « moment » de l’évolution (Trần Đức Thảo distingue neuf stades) correspondent, d’une part, d’un point de vue objectif, le développement d’une structure organique plus complexe et donc d’un comportement plus varié, et d’autre part, d’un point de vue subjectif, l’acquisition de nouvelles structures intentionnelles et donc d’une capacité de saisir le monde d’une manière plus riche. La « conscience » n’est donc pas le propre de l’homme, mais se dit en autant de sens qu’il y a d’espèces vivantes différentes. Ainsi, l’impression apparaît avec les Spongiaires, la sensation avec les Cœlentérés, le champ sensoriel avec les Vers, l’objet-fantôme avec les Poissons, l’objet-réel avec les Mammifères, la saisie de rapports réels entre les objets avec les Singes inférieurs, les images (rapports idéels) avec les Grands Singes, et enfin la représentation et la conceptualisation avec l’être humain. Or, ces modes d’apparition du monde de plus en plus riches (d’un point de vue « noématique ») correspondent (d’un point de vue « noétique ») à la possibilité de réaliser des actes intentionnels de plus en plus complexes : rétention (correspondant à la sensation), protention (le champ sensoriel), saisie de l’extériorité (l’objet-fantôme), unité de l’expérience (l’objet-réel), saisie de rapports réels, imagination, et enfin représentation et jugement. Les actes intentionnels que la phénoménologie a su thématiser, mais qu’elle a attribués à la seule conscience humaine, renvoient donc aux étapes successives de l’évolution des vivants. La conscience humaine n’est que la forme intentionnelle la plus développée et elle ne fait qu’intégrer l’ensemble des autres formes en les dépassant.
34Cependant, pour réussir la « déduction matérialiste de la conscience humaine », il ne suffit pas de montrer la continuité entre les consciences animales et humaines : encore faut-il établir l’origine et le fondement matériel de ces différentes formes de conscience. Or Trần Đức Thảo refuse de répéter comme un dogme que « ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, c’est la vie qui détermine la conscience »57 : tout l’enjeu de l’élaboration d’une psychologie marxiste tient au fait de comprendre concrètement comment la vie (l’existence matérielle) peut effectivement déterminer la conscience. Ici encore, Trần Đức Thảo adopte une perspective génétique. C’est en effet en analysant la forme minimale de conscience qu’on peut voir le processus de détermination sous sa forme la plus simple. Ainsi, chez les organismes pluricellulaires les plus rudimentaires (les Spongiaires), la « conscience » du monde ne consiste qu’en de pures impressions sensorielles immédiates et à chaque instant changeantes. Qu’est-ce qui produit cette impression sensorielle ? Pour Trần Đức Thảo, il s’agit de l’épreuve que l’organisme fait de l’inhibition d’un mouvement d’attraction et de répulsion qu’il sent se préparer en lui. En effet, alors que l’organisme unicellulaire (Protiste) ne peut que subir l’attraction et la répulsion qui viennent de l’extérieur, l’organisme pluricellulaire est capable de refuser d’être attiré ou repoussé en se contractant (ce qui constitue la première ébauche de la fonction musculaire) : il devient ainsi la première forme vivante capable d’activité, c’est-à-dire ayant un comportement. C’est ce comportement de contraction, en tant qu’il réprime ou inhibe le mouvement d’attraction et de répulsion s’esquissant en lui (en réaction à l’extériorité), qui est vécu par l’organisme comme une pure impression sensorielle. Cette capacité de ne pas effectuer le comportement qui s’esquisse en soi constitue la forme originelle de la fonction nerveuse58. Ainsi, la fonction nerveuse, en tant que capacité de l’organisme à inhiber ses propres comportements possibles, est l’origine et le fondement matériel de la conscience dans sa forme minimale.
35Le développement de cette fonction nerveuse dans l’évolution a un double effet sur la complexification du vivant. D’un point de vue objectif, la capacité de réprimer des comportements permet, en fait, une augmentation de la capacité d’agir de l’organisme. Ainsi, tout comme l’inhibition de l’attraction et de la répulsion (marquant le passage du stade 1 au stade 2) donne naissance au premier comportement (la contraction), l’inhibition du déplacement purement réflexe (marquant le passage du stade 3 au stade 4) permet de donner naissance au comportement de « locomotion » (c’est-à-dire de déplacement orienté). D’un point de vue subjectif, cette capacité de réprimer des comportements permet un enrichissement de la manière dont l’organisme se rapporte au monde. En effet, l’une des forces de l’exposé de Trần Đức Thảo est de montrer que chaque développement de la capacité de répression de la fonction nerveuse correspond à l’acquisition des actes phénoménologiques fondamentaux. Ainsi, l’inhibition du comportement de contraction (passage du stade 2 au stade 3), qui permet de développer le comportement de déplacement réflexe, a pour effet subjectif de retenir un temps l’impression sensorielle (le temps de l’acte de déplacement), et de produire une conscience plus riche du monde : il ne s’agit plus alors d’un pur présent d’impressions, mais de sensations proprement dites, c’est-à-dire de l’unité d’une pluralité d’impressions. Cette nouvelle structure nerveuse et ce nouveau comportement sont donc le fondement matériel de l’acte phénoménologique de la rétention, et de l’apparition d’une temporalité interne minimale59.
36Trần Đức Thảo décrit donc, dans ce chapitre, l’engendrement successif des actes phénoménologiques en lien avec le développement des fonctions nerveuses et de la structure du comportement des organismes – et cela jusqu’à l’apparition de l’être humain, dont la « conscience » est certes plus riche et complexe que celle des animaux, mais tout autant ancrée dans son être matériel et dans la structure de son comportement : la conscience chez l’être humain n’est pas autre chose qu’un comportement esquissé et réprimé qui apparaît du fait même de cette répression. C’est ce que montre Trần Đức Thảo à partir de l’analyse de la perception humaine d’un arbre :
Une telle dialectique est […] visible dans n’importe quel phénomène de conscience, pris dans son contenu effectif, en ce qu’il renvoie irréductiblement à des mouvements réels, esquissés dans l’organisme vivant. Quand je vois cet arbre, je sens plus ou moins confusément s’esquisser en moi un ensemble de réactions qui dessinent un horizon de possibilités pratiques – par exemple la possibilité de m’approcher, m’éloigner, tourner autour, grimper, couper, cueillir, etc. Le sens vécu de l’objet, son être-pour-moi, se définit par ces possibilités mêmes, senties et vécues dans ces comportements esquissés et immédiatement réprimés ou inhibés par les données objectives, l’acte réel se réduisant à une simple adaptation oculo-motrice. La conscience comme conscience de l’objet, n’est justement que le mouvement même de ces esquisses réprimées. Dans cette répression, le sujet, nous entendons l’organisme vivant, les maintient en soi et c’est ce maintien même qui constitue la conscience de soi.60
37En parvenant au stade de la conscience humaine, Trần Đức Thảo a achevé sa déduction matérialiste de la conscience humaine. Il a, selon lui, établi l’origine et le fondement matériel des phénomènes de conscience ainsi que la manière dont la conscience est effectivement déterminée dans son contenu par sa réalité matérielle.
38Cette analyse permet à Trần Đức Thảo de renvoyer dos-à-dos deux fausses conceptions matérialistes de la conscience – présentes toutes les deux dans la tradition marxiste. La première, héritée de la tradition empiriste (et dont on trouve trace également dans la phénoménologie), conçoit la conscience comme une faculté de recevoir passivement un pur « donné » venant du monde extérieur. Trần Đức Thảo montre au contraire, dès son analyse du stade minimal de la conscience, que la conscience est toujours le produit d’une certaine activité de l’organisme (qui lui donne son « sens ») et qu’elle n’est rien d’autre que l’épreuve subjective de cette activité61. Quant à la seconde conception, si elle cherche bien à lier la conscience à l’activité de l’organisme, elle conçoit cependant cette conscience comme étant le reflet du comportement effectif. Trần Đức Thảo montre au contraire que ce qui devient conscient, ce n’est pas le comportement réel, mais l’action que l’organisme exerce sur lui-même lorsqu’il réprime un comportement qui s’esquisse en lui.
39La conception de la conscience proposée par Trần Đức Thảo permet ainsi d’expliquer un phénomène identifié à la fois par le marxisme et la phénoménologie, à savoir ce que l’on peut appeler le « retard de la conscience ». L’activité des individus déborde toujours ce dont ils ont effectivement conscience, et comme nous l’avons vu, la prise de conscience est toujours un phénomène second par rapport à une activité première. Il y a toujours un décalage entre ce qu’un organisme est capable de faire et ce dont il est « conscient », entre « l’acte réel » et le « sens vécu ». L’excès de la pratique sur la conscience renvoie, en fait, à une loi fondamentale qui caractérise toute forme de conscience : « la forme réelle du comportement échappe à la conscience »62.
On voit […] qu’à chaque niveau, le sens vécu ne révèle pas le comportement effectivement réel mais le mouvement des niveaux antérieurs esquissé et réprimé. L’acte réel ne se réfléchit dans la conscience que par le passage au stade suivant où il sera réprimé par une nouvelle forme de comportement qui, à son tour, échappera en tant que telle au vécu.63
40Le phénomène s’explique donc par le processus même de genèse de la subjectivité. Le sens vécu ou conscient étant le produit d’un acte esquissé et réprimé par la structure de l’organisme, un être vivant n’est conscient que des comportements qu’il est en mesure de réprimer. Or, l’acquisition de la capacité de réprimer un acte grâce à un développement de la fonction nerveuse est toujours également corrélative d’une extension de la capacité positive d’agir. Mais cette nouvelle capacité d’agir n’a pas encore de structure nerveuse capable de la réprimer, de sorte que le comportement réel d’un organisme a toujours une signification qui excède et déborde ce dont cet organisme peut prendre conscience. La conscience de soi est donc nécessairement une perspective partielle de l’organisme sur lui-même. Trần Đức Thảo peut alors proposer un schéma général du développement de la conscience du vivant64 où « la structure du comportement réel au stade qui précède, définit le contenu intentionnel de l’acte vécu au stade qui suit »65.
Ainsi, à condition d’opérer un décalage systématique, il est possible de faire coïncider en toute rigueur la série phénoménologique et la série réelle, les formes intentionnelles de chaque stade s’identifiant avec les formes réelles du stade précédent. Le sens vécu de la conscience n’enveloppe rien de plus que le mouvement abstrait des structures dépassées dans l’évolution du comportement : en d’autres termes, la conscience est le mouvement des conduites différées, ce qui nous renvoie aux circuits différés dans le trajet de l’influx nerveux. […] Ainsi la subjectivité n’est que l’aspect formel du processus dialectique réel, où chaque structure nouvelle réprime celle qui la précède et l’absorbe dans l’intériorité vécue.66
41La perspective génétique de Trần Đức Thảo ne vise donc pas seulement à établir l’origine matérielle de la conscience humaine, mais permet également de mieux comprendre le processus d’idéalisation qui caractérise toute forme de conscience.
4.2. De la dialectique de la nature à la dialectique des sociétés humaines
42Si Trần Đức Thảo cherche à réinscrire l’espèce humaine et la conscience humaine dans le mouvement d’ensemble de développement du vivant, il ne s’agit pas pour autant de nier la spécificité de l’être humain. Celui-ci est certes d’abord le résultat ultime de cette dialectique naturelle, et l’apparition de ses capacités propres est entièrement explicable par cette dialectique. Ainsi, Trần Đức Thảo montre que le travail et le langage, qui caractérisent en propre l’espèce humaine, existent déjà sous une forme rudimentaire et non thématisée dans le comportement de certains animaux. Les Grands Singes non seulement font usage d’instruments mais peuvent même en fabriquer pour atteindre un objet67. Cependant, cet « usage de l’outil » se distingue du travail au sens humain parce qu’il est toujours lié à une situation concrète. Le caractère proprement humain du travail consiste à produire des instruments en dehors d’une situation concrète (en vue d’une situation seulement virtuelle) et à les conserver. Or, l’acquisition de ce nouveau comportement se fait pour l’être humain de la même manière que pour toutes les autres espèces, à savoir par l’inhibition du comportement antérieur : la fabrication animale se stabilise ainsi en production humaine. Et de la même manière, l’inhibition provoque la prise de conscience de la vérité de ce comportement : l’être humain n’agit pas seulement en utilisant les « pouvoirs » des objets, mais il est capable de se représenter ces pouvoirs (l’objet représenté a pour l’homme des qualités intrinsèques permanentes)68. Ainsi le nouveau comportement de travail produit une prise de conscience correspondant au comportement effectif mais non conscient des Grands Singes. Trần Đức Thảo reproduit la même opération en ce qui concerne le langage69. Celui-ci n’apparaît pas ex nihilo chez l’être humain, mais existe déjà sous des formes plus simples chez l’ensemble des mammifères70. Cependant, la fonction symbolique ne devient consciente d’elle-même que dans le langage humain (qui utilise des concepts et produit des jugements). Celui-ci est le résultat du développement d’une nouvelle structure du comportement (l’organisation et l’enseignement) qui inhibe le mouvement immédiat de travail qui s’esquisse en l’individu : l’individu apprend des techniques de travail et le travail peut devenir une activité commune (c’est-à-dire une force productive sociale)71. C’est dans cette inhibition du mouvement immédiat de travail que Trần Đức Thảo trouve l’origine du langage humain :
Le travail idéal du concept n’est que le mouvement même du travail réel s’interrompant pour un instant en raison de sa structure objective et se poursuivant sur le plan symbolique par l’usage de la parole. En d’autres termes, il est vrai que l’homme a parlé parce qu’il « avait quelque chose à dire ». Mais ce qu’il « avait à dire » ne se présentait pas originellement sous une forme intentionnelle : l’Ancêtre humain n’a pas dit ce qu’il pensait parce qu’il le pensait, mais l’a pensé parce qu’il l’a dit, et il l’a dit parce qu’il s’arrêtait de le faire.72
43L’apparition de l’espèce humaine et de toutes ses caractéristiques ne constitue donc pas un « commencement absolu », mais n’est que le moment ultime de la dialectique naturelle de développement des espèces.
44Cependant, si la genèse de l’espèce humaine est entièrement intelligible à partir de la dialectique naturelle, il reste qu’une fois que l’espèce humaine est apparue, les nouvelles formes de comportement dont elle est capable font que son propre développement ne peut se comprendre à partir de la seule dialectique de la nature. Avec l’apparition de l’être humain, la dialectique naturelle se dépasse elle-même en une « dialectique des formes humaines »73. En effet, dans l’évolution des espèces, le facteur fondamental de développement était l’acquisition par l’organisme de nouvelles capacités d’inhibition (ce qui d’une part libérait la possibilité d’un nouveau comportement et d’autre part permettait la prise de conscience du comportement inhibé). En revanche, dans le développement humain (social et historique), ce sont des structures sociales objectives extérieures à l’organisme humain qui introduisent de nouvelles inhibitions – et qui permettent donc le développement de nouveaux comportements et d’une compréhension plus riche du monde. Le rapport au monde n’est plus celui de la « certitude sensible » immédiate, mais est maintenant toujours médiatisé par des structures sociales symboliques. Ainsi, alors que le premier chapitre décrit la genèse des capacités naturelles de l’espèce humaine, le second chapitre suit la genèse historique de l’humanité en tant qu’elle parvient à s’organiser et à comprendre le monde de manière de plus en plus rationnelle. On passe donc à ce que Trần Đức Thảo appelle la « dialectique des sociétés humaines comme devenir de la raison » (titre du second chapitre).
45Ces remarques permettent de dissoudre certaines des illusions que la conscience humaine se fait sur elle-même. En effet, dans le cas de l’animal, comme nous l’avons vu, il y a toujours un excès du comportement effectif sur celui dont il peut prendre conscience. Chez l’être humain, en revanche, non seulement la conscience semble en mesure de saisir le comportement réel (adéquation épistémologique), mais elle paraît même libre de décider du type de comportement à adopter (liberté pratique).
[…] avec l’apparition de l’activité productrice et sa réflexion dans le symbolisme du langage, un renversement se produit, où le comportement semble passer sous le contrôle effectif de la conscience. […] Avec le mouvement du travail, le donné s’absorbe dans le produit, et se pose comme tel pour la conscience dans l’acte du jugement. Le sujet semble pouvoir désormais se retrouver dans les choses et la dialectique constitutive de l’espèce humaine se présente comme un passage à la liberté.74
46Or, Trần Đức Thảo montre que l’adéquation épistémologique et la liberté pratique ne sont pas davantage vraies pour l’être humain que pour les animaux – ou plutôt ne sont pas encore vraies pour lui. En effet, l’être humain est conscient de son activité productive parce qu’une nouvelle structure du comportement (l’organisation et l’enseignement – c’est-à-dire les rapports sociaux) permet son inhibition. Cependant, l’être humain n’est pas en mesure de prendre conscience de cette nouvelle structure du comportement, c’est-à-dire du caractère social de son activité productive.
[…] le mouvement même de la production engage nécessairement les sujets dans un ensemble de rapports humains dont la structure réelle échappe de nouveau à leur conscience.75
47Ce qui échappe aux hommes c’est d’une part le fait que leur activité productive n’est pas libre et individuelle, mais conditionnée par l’ensemble social auquel ils appartiennent, et d’autre part le fait que ce sont les structures sociales qui déterminent la manière dont leur apparaît le monde. En effet, le propre de l’activité humaine, en tant qu’activité productive, est d’être un travail producteur de valeur d’usage. Or, une valeur d’usage est en elle-même valeur d’usage pour tous : l’activité productive est donc une activité immédiatement sociale à vocation universelle. Les structures sociales empêchent cependant l’être humain de prendre conscience de cette dimension sociale de son travail : celui-ci se représente plutôt le travail comme une activité d’appropriation individuelle qui exclut les autres de la jouissance du produit. L’appropriation du monde dans le travail est donc vécue comme
[…] une expropriation de l’ensemble des producteurs, puisqu’elle ne consiste pas dans la simple jouissance de l’objet, mais bien dans l’exclusion de droit de toute participation d’autrui, alors qu’il appartient précisément à l’être réel de la valeur d’usage de pouvoir servir à tous.76
48La « propriété privée » est donc la manière dont l’être humain conçoit son rapport à son propre travail et au monde en tant qu’il n’est pas en mesure de saisir le caractère universel de l’activité humaine.
49L’élargissement des limites propres de la conscience prend cependant une forme différente chez l’être humain et chez l’animal. L’animal ne peut prendre conscience de son comportement réel que par une transformation de son propre organisme, c’est-à-dire par le processus de l’évolution. Pour l’être humain, en revanche, cela peut passer par la transformation des structures sociales qui entravent cette prise de conscience, c’est-à-dire par le processus historique. Le second chapitre décrit ainsi les différentes formes historiques qu’a prises cette méconnaissance par l’être humain de sa propre activité, et qui consistent généralement dans une projection de cette activité sur différents types de transcendances (selon un mouvement qui rappelle celui décrit par Feuerbach). Il se termine toutefois sur la perspective d’un dépassement de cette situation. Le communisme représente en effet pour Trần Đức Thảo une société dans laquelle sont réalisées les conditions pour que l’être humain prenne enfin conscience de ce qu’est authentiquement son activité :
[…] le progrès des forces productives les a élevées sur le plan d’une universalité totale qui […] enlève définitivement au producteur réel tout espoir de s’approprier, sur le plan individuel, le résultat de sa production. C’est alors l’exclusivisme de l’appropriation privative qui se révèle comme duperie et aliénation, et le retour à soi ne consiste plus à inventer une nouvelle forme de transcendance, qui permette d’adapter le mouvement de l’accaparement à l’universalité du travail social, mais bien à assurer une appropriation sans exclusion par la reconnaissance de la réalité matérielle de l’activité productrice comme le fondement de son sens de vérité. […] Dans la construction du socialisme et le passage au communisme, se réalise enfin cette réconciliation universelle, […] où se suppriment toute structure de classe et tout prétexte d’exclusivité.77
50Comparé au chapitre précédent, « La dialectique des sociétés humaines comme devenir de la raison » apparaît cependant beaucoup moins abouti. Alors que dans les sociétés humaines les rapports deviennent encore plus complexes et impliquent de nombreuses médiations, Trần Đức Thảo ne donne que des aperçus rapides et souvent peu convaincants. Cela tient peut-être au fait qu’il ne peut plus se servir de la phénoménologie comme fil conducteur. Celle-ci n’est féconde, selon Trần Đức Thảo, que pour expliquer la dialectique du développement du vivant :
Contrairement à un préjugé répandu, le domaine privilégié de la phénoménologie pure n’est pas dans les significations humaines, mais bien dans les couches primitives et proprement animales : la sensation, le champ sensible, l’objet-fantôme et la « chose » primordiale. C’est ici que la technique descriptive, une fois débarrassée de sa gangue idéaliste, permet une confrontation décisive entre la conscience et le comportement.78
51Or, si au niveau de la dialectique des sociétés humaines Trần Đức Thảo s’appuie principalement sur la tradition sociologique et anthropologique française (Durkheim et Mauss), sa connaissance du domaine est bien plus partielle que dans le cas de la phénoménologie. L’usage qu’il fait notamment des catégories marxistes pose problème. La périodisation historique qu’il mobilise ne correspond pas à celle de Marx (qui distingue différents « modes de production » : asiatique, esclavagiste, féodal, capitaliste, communiste), mais s’appuie en fait assez librement sur celle utilisée par Engels dans L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État. Or, si la tripartition chez Engels avait pour fonction de distinguer entre sociétés avec ou sans classes sociales (sociétés sans classe de chasseurs-cueilleurs, sociétés de classe, société communiste sans classe), chez Trần Đức Thảo, elle rend difficile la distinction entre des sociétés aussi différentes que l’Égypte ancienne, l’Athènes classique ou le Moyen Âge. Trần Đức Thảo fait par ailleurs un usage anhistorique des concepts de « bourgeoisie », de « capital », ou de « féodalisme » pour analyser des sociétés qui ne sont manifestement ni capitalistes ni féodales. Mais, de manière plus fondamentale, Trần Đức Thảo ne parvient pas à proposer une solution satisfaisante du rapport entre infrastructures et superstructures au niveau de la dialectique sociale et historique. En effet, si l’on considère la finesse avec laquelle il essaie de comprendre le rapport entre infrastructures biologiques et superstructures (formes de conscience), ses tentatives d’articuler infrastructures économiques et superstructures (mythes, religions, idéologies, philosophies, etc.) apparaissent quant à elles très réductionnistes. Les structures symboliques sont ainsi toutes interprétées comme des reflets presque immédiats de combats réels79. Le caractère précipité des analyses et sa maîtrise très partielle des références théoriques dans le domaine de l’histoire et de la sociologie s’expliquent sans doute par la décision qu’il prend en 1950 de rentrer au Vietnam : il s’empresse alors de finir la rédaction de PMD avant son départ80. Le second chapitre, tel qu’on peut le lire, ne correspond sans doute que très partiellement à ce qu’il aurait été si Trần Đức Thảo avait eu tout le loisir de mener à bien ses recherches. Mais, comme il le dit dans sa « Note biographique » de 1984, dans PMD
les positions de principe, nettement affirmées, suffisaient à me déterminer à revenir au Viêt-nam. Il fallait mettre la vie en accord avec la philosophie, accomplir un acte réel, qui réponde aux conclusions théoriques de mon livre. (ibid.)
5. Conclusion
52Dans Le réformisme et les fétiches, Jean-Paul Sartre salue Phénoménologie et matérialisme dialectique en affirmant que Trần Đức Thảo est l’un des rares représentants contemporains de ce qu’il appelle le « marxisme ouvert »81. Un tel marxisme ne se contente pas de défendre le dogme, mais ose « combattre l’adversaire sur son propre terrain », entreprend « de tourner les dernières philosophies bourgeoises, de les interpréter, d’en briser la coquille, de s’en incorporer la substance ». L’ouvrage de Trần Đức Thảo est en effet l’un des seuls à affronter véritablement la phénoménologie, à en produire une critique immanente et à tenter de la dépasser en intégrant certains de ses acquis les plus valables.
53Phénoménologie et matérialisme dialectique aura ainsi marqué toute la génération intellectuelle des années 1940 et 1950. L’oubli dans lequel il est ensuite tombé lorsque cette génération est arrivée à maturité dans les années 1960 et a posé sa problématique philosophique propre tient sans doute, d’une part au retour de Trần Đức Thảo au Vietnam (il disparaît alors du champ philosophique français), mais d’autre part aux qualités et aux défauts de l’ouvrage lui-même. Celui-ci manifeste assurément non seulement une maîtrise absolument remarquable de l’œuvre husserlienne (en particulier pour l’époque), mais également des choix philosophiques d’une grande force, alors que l’auteur n’a que 34 ans au moment de sa publication. Néanmoins, bien que de nombreuses personnes aient salué l’entreprise de reconstruction matérialiste de la phénoménologie à laquelle il procède dans la seconde partie, rares sont ceux qui ont pu pleinement adhérer à son résultat82.
54Ces défauts n’ont pas échappé à Trần Đức Thảo lui-même. Si l’orientation ultérieure de son travail se situe bien dans la continuité de la problématique philosophique de PMD, elle cherche cependant à corriger les insuffisances de cette première tentative de réalisation. À son retour au Vietnam en 1952, il prend peu à peu conscience de la nécessité de revoir ses propositions concernant en particulier le passage de l’animal à l’être humain et la dialectique des sociétés humaines83. Dans les années 1960 et 1970, il estime que ces défauts tiennent au fait qu’il ne s’était pas suffisamment dégagé de l’influence de la phénoménologie husserlienne, et refuse même que l’on réédite l’ouvrage84. Alors que PMD brossait un vaste tableau de l’évolution générale de la nature, par la suite, Trần Đức Thảo s’intéresse surtout à un seul moment de cette dialectique : le passage de la dialectique de la nature à la dialectique sociale et historique, c’est-à-dire le processus d’hominisation – et cela en s’intéressant toujours davantage aux savoirs positifs (en particulier à la paléontologie, mais également à la linguistique). Mais son œuvre ultérieure garde toujours un style propre qui consiste en une alliance originale entre des choix théoriques à la fois ambitieux et audacieux, et un souci de rigueur scientifique qui le rend capable de se critiquer et de renoncer à ses positions antérieures. C’est ce qu’il écrit dans une lettre à Lucien Sève en 1971 :
Naturellement, ce que je présente n’est qu’un ensemble d’hypothèses de travail destinées, selon la règle, à être critiquées et dépassées. Certains points peuvent sembler aventureux : j’ai pensé que quand la certitude n’est pas acquise, il vaut toujours mieux proposer une solution qui sera peut-être éliminée, que ne rien dire du tout. Car le fait même de la réfuter sera déjà un progrès vers la solution véritable. – Si donc il ne doit rien rester de mes hypothèses, j’espère qu’elles auront eu l’utilité d’un échafaudage qui aura aidé à bâtir la maison.85
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Althusser Louis, L’avenir dure longtemps ; suivi de Les faits, Paris, Stock/IMEC, 1994.
Baring Edward, The Young Derrida and French Philosophy. 1945-1968, Cambridge / New York / Melbourne, Cambridge University Press, 2011.
Benoist Jocelyn, « Une première naturalisation de la phénoménologie ? », L’itinéraire de Trần Đức Thảo. Phénoménologie et transferts culturels, J. Benoist et M. Espagne dir., Paris, Armand Colin, 2013, p. 25-46.
10.3917/arco.tran.2013.01 :Benoist Jocelyn et Espagne Michel dir., L’itinéraire de Trần Đức Thảo. Phénoménologie et transferts culturels, Paris, Armand Colin, 2013.
D’Alonzo Jacopo, Trần Đức Thảo’s Theory of Language Origins, Thèse en sciences du langage soutenue à l’université Sorbonne Nouvelle - Paris 3, 2018.
D’Alonzo Jacopo, Feron Alexandre, Stanciu Ovidiu dir., « Trần Đức Thảo philosophe », Revue philosophique de Louvain, vol. 117/3, août 2019.
Derrida Jacques, Politique et amitié. Entretiens avec Michael Sprinker sur Marx et Althusser, Paris, Galilée, 2011.
Derrida Jacques,Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, Paris, PUF, 2010.
Derrida Jacques, Du droit à la philosophie, Paris, Galilée, 1990.
Engels Friedrich, Anti-Dühring, Paris, Éditions sociales, 1973.
10.2307/j.ctv120qr2d :Engels Friedrich, Dialectique de la nature, Paris, Éditions sociales, 1952.
10.1522/cla.enf.dia :Feron Alexandre, Le moment marxiste de la phénoménologie française (Sartre, Merleau-Ponty, Trần Đức Thảo), Cham, Springer (Phaenomenologica), 2021.
Ferrières Gabrielle, Jean Cavaillès, philosophe et combattant (1903-1944), Paris, PUF, 1950.
Gouarné Isabelle, Introduction du marxisme en France. Philosoviétisme et sciences humaines (1920-1939), Rennes, PUR, 2013.
Israël Stéphane, Les études et la guerre. Les normaliens dans la tourmente (1939-1945), Éditions Rue d’Ulm, 2005.
10.14375/NP.9782728803378 :Janicaud Dominique, Heidegger en France, II. Entretiens, Paris, Hachette littératures, 2005.
Jarczyk Gwendoline et Labarrière Pierre-Jean, De Kojève à Hegel. 150 ans de pensée hégélienne en France, Paris, Albin Michel, 1996.
Kojève Alexandre, L’empereur Julien et son art d’écrire, Paris, Fourbis, 1990.
Kojève Alexandre, Introduction à la lecture de Hegel [1947], Paris, Gallimard (Tel), 1968.
Labica Georges, Le marxisme-léninisme (Éléments pour une critique), Paris, Éditions Bruno Huisman, 1984.
Labica Georges et Bensussan Gérard, Dictionnaire critique du marxisme, Paris, PUF, 1982.
Lawlor Leonard, Derrida and Husserl: The Basic Problem of Phenomenology, Bloomington/Indianapolis, Indiana University Press, 2002.
Lyotard Jean-François, La phénoménologie, Paris, PUF, 1954.
10.3917/puf.lyota.2004.01 :Marx Karl et Engels Friedrich, L’idéologie allemande. Premier et deuxième chapitres, G. Fondu et J. Quétier trad., Paris, Éditions sociales, 2014.
Marx Karl et Engels Friedrich, Lettres sur les sciences de la nature, Paris, Éditions sociales, 1973.
Merleau-Ponty Maurice, « Marxisme et philosophie », Revue internationale, no 6, juin-juillet 1946, p. 48-66. Repris dans Sens et non sens, Paris, Gallimard, 1996, p. 152-166.
Moreno Pestana José Luis, En devenant Foucault. Sociogenèse d’un grand philosophe, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2006.
Ricœur Paul, « Sur la phénoménologie », Esprit, no 209, 1953, p. 821-839. Repris dans À l’école de la phénoménologie, Vrin, 1987, p. 141-159.
Sartre Jean-Paul, « Le réformisme et les fétiches », repris dans Situations VII, Paris, Gallimard, 1965, p. 104-118.
Sartre Jean-Paul, « Matérialisme et révolution », Les Temps modernes, no 9, juin 1946, p. 1537-1563 ; no 10, juillet 1946, p. 1-32. Repris dans Situations, III. Lendemains de guerre, Paris, Gallimard, 2003, p. 103-166.
Stanciu Ovidiu, « Le lieu de la négativité. Trần Đức Thảo, Kojève et le “contenu réel” de la Phénoménologie de l'esprit », Revue philosophique de Louvain, vol. 117/3, août 2019, p. 441-463.
Trần Đức Thảo, « Note biographique » (1984), Les Temps modernes, no 568, novembre 1993, p. 144-153.
Trần Đức Thảo, « De la phénoménologie à la dialectique matérialiste de la conscience (I) », La Nouvelle Critique, no 79-80, décembre 1974 - janvier 1975, p. 37-42 ; « De la phénoménologie à la dialectique matérialiste de la conscience (II) », La Nouvelle Critique, no 86, septembre 1975, p. 23-29.
Trần Đức Thảo, Phénoménologie et matérialisme dialectique, Paris, Éditions Minh-Tân, 1951. Rééditions : New York, Gordon & Breach, 1971 et Paris, Éditions des archives contemporaines, 1992.
Trần Đức Thảo, « Existentialisme et matérialisme dialectique », Revue de métaphysique et de morale, vol. 58, no 2-3, 1949, p. 317-329.
Trần Đức Thảo, « La Phénoménologie de l’Esprit et son contenu réel », Les Temps modernes, 3e année, no 36, septembre 1948, p. 492-519.
Trần Đức Thảo, La formation de l’homme, Paris, [édité par l’auteur], 1991.
Tosel André, « Matérialisme, dialectique et “rationalisme moderne”. La philosophie des sciences à la française et le marxisme (1931-1945) », Philosopher en français, Jean-François Mattéi dir., Paris, PUF, 2001, p. 387-407.
Van Breda Herman Leo, « Maurice Merleau-Ponty et les Archives-Husserl à Louvain », Revue de métaphysique et de morale, 67e année, no 4, octobre-décembre 1962, p. 410-430.
Notes de bas de page
1 Ce texte est issu d’une intervention de 2015. Nous avons depuis lors prolongé et approfondi plusieurs points exposés ici dans nos recherches doctorales : Alexandre Feron, Le moment marxiste de la phénoménologie française (Sartre, Merleau-Ponty, Trần Đức Thảo), Cham, Springer (Phaenomenologica), 2021. La recherche sur Trần Đức Thảo s’est également développée ces dernières années. Voir par exemple le dossier « Trần Đức Thảo philosophe » de la Revue philosophique de Louvain (vol. 117/3, août 2019).
2 Voir supra, Manlio Iofrida, « Phénoménologie, existentialisme et marxisme dans la France de l’après-guerre : enjeux philosophiques et politiques ».
3 Phénoménologie et matérialisme dialectique, Paris, Éditions Minh-Tân, 1951. Rééditions : New York, Gordon & Breach, 1971 et Paris, Éditions des archives contemporaines, 1992.
4 L’influence de Trần Đức Thảo s’exerce en fait sur ses camarades dès ses années à l’ENS (voir les témoignages recueillis par Stéphane Israël dans Les études et la guerre. Les normaliens dans la tourmente (1939-1945), Éditions Rue d’Ulm, 2005). Elle se poursuit ensuite avec les cours que Trần Đức Thảo a donnés aux ENS d’Ulm et de Sèvres à la fin des années 1940.
5 L’ouvrage de J.-F. Lyotard La phénoménologie (Paris, PUF, 1954) doit beaucoup à celui de Trần Đức Thảo.
6 Sur les rapports entre Foucault et Trần Đức Thảo, voir J. L. Moreno Pestana, En devenant Foucault. Sociogenèse d’un grand philosophe, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2006.
7 Dans L’avenir dure longtemps (Paris, Stock/IMEC, 1994) Althusser écrit : « je n’eus en philosophie, comme je l’ai dit dans la préface de Pour Marx, aucun vrai maître, aucun maître sauf Thao, mais il nous quitta vite pour retourner au Vietnam […] et Merleau » (p. 203) ; et dans Les faits : « À l’École, je connus Tran-Duc-Thao, qui s’était rendu célèbre en publiant très tôt son mémoire sur la phénoménologie et le matérialisme dialectique […]. Thao et Desanti portaient alors les espoirs de notre génération » (p. 362). Dans les archives d’Althusser à l’IMEC, on trouve des notes prises lors d’un cours de Trần Đức Thảo sur les Méditations cartésiennes (ALT2 A56-09, p. 1-19), ainsi que des notes de travail sur Phénoménologie et matérialisme dialectique (ALT2 A56-09, p. 21-61). Son exemplaire de PMD (qui porte la dédicace : « à Althusser en toute amitié Thao ») est fortement travaillé (BP ALT B55/1).
8 Cavaillès dirige en 1941-1942 le DES de Trần Đức Thảo La méthode phénoménologique chez Husserl, qui constitue une première version de PMD. Dans une lettre, Cavaillès écrit à Léon Brunschwicg que « Thao m’a fait un excellent mémoire sur Husserl, un Husserl un peu hégélianisé – ou finkisé » et qu’il encourageait Trần Đức Thảo à approfondir ses recherches en vue d’une publication. Il suggère également que le mémoire de Thao n’a pas été sans influence sur l’orientation de ses propres recherches : « J’aurais voulu essayer une vieille querelle contre la logique transcendantale, spécialement celle de Husserl sur laquelle le diplôme de Thao m’a donné occasion de revenir » (cité par G. Ferrières, Jean Cavaillès. Philosophe et combattant (1903-1944), Paris, PUF, 1950, p. 169 – cette lettre, dont la date n’est pas précisée par Ferrières, ne fait pas partie du fonds Cavaillès déposé à l’ENS).
9 Dans sa recension de Phénoménologie et matérialisme dialectique (« Sur la phénoménologie », Esprit, no 209, 1953, p. 821-839 ; repris dans À l’école de la phénoménologie, Vrin, 1987, p. 141-159), Paul Ricœur salue non seulement le remarquable travail d’explication de la phénoménologie de Husserl, mais affirme également la justesse des critiques que Trần Đức Thảo adresse à Husserl.
10 Trần Đức Thảo et Jean-Toussaint Desanti ont été très proches (d’un point de vue amical, philosophique et politique) jusqu’au départ de Trần Đức Thảo en 1952. Althusser, qui a suivi les cours des deux philosophes à l’ENS, signale cette proximité dans ses textes autobiographiques. L’ouvrage Phénoménologie et praxis (republié sous le titre Introduction à la phénoménologie) témoigne de l’influence que Trần Đức Thảo a pu exercer sur Desanti.
11 D. Janicaud, Heidegger en France, II. Entretiens, Paris, Hachette littératures, 2005, p. 93-94.
12 J. Derrida, Politique et amitié. Entretiens avec Michael Sprinker sur Marx et Althusser, Paris, Galilée, 2011, p. 16-18. Voir aussi son discours de soutenance de thèse « Ponctuations : le temps de la thèse » (1980), dans Du droit à la philosophie, Paris, Galilée, 1990, p. 444. Sur l’influence de Trần Đức Thảo sur Derrida, voir L. Lawlor, Derrida and Husserl: The Basic Problem of Phenomenology, Bloomington/Indianapolis, Indiana University Press, 2002, chap. 4 : « Upping the Ante on Dialectic: An Investigation of Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl », et E. Baring, The Young Derrida and French Philosophy. 1945-1968, Cambridge / New York / Melbourne, Cambridge University Press, 2011.
13 « Avertissement », Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, Paris, PUF, 2010, p. VII-VIII.
14 Sur cette question, voir notamment G. Labica, Le marxisme-léninisme (Éléments pour une critique), Paris, Éditions Bruno Huisman, 1984, et P. Macherey, « Matérialisme dialectique », dans G. Labica et G. Bensussan, Dictionnaire critique du marxisme, Paris, PUF, 1982.
15 Voir à ce sujet A. Tosel, « Matérialisme, dialectique et “rationalisme moderne”. La philosophie des sciences à la française et le marxisme (1931-1945) », Philosopher en français, J.-F. Mattéi dir., Paris, PUF, 2001, et I. Gouarné, Introduction du marxisme en France. Philosoviétisme et sciences humaines (1920-1939), Rennes, PUR, 2013. Les lecteurs français découvrent le versant philosophique de cette entreprise notamment à travers Henri Lefebvre, qui publie Le matérialisme dialectique (Paris, Félix Alcan, 1939) avant de se lancer, dans l’immédiat après-guerre, dans un ambitieux projet d’une série d’ouvrages À la lumière du matérialisme dialectique (dont seul le premier paraît : Logique formelle, logique dialectique, Paris, Éditions sociales, 1947).
16 On retrouve, à la Libération, cette tentative d’unification des savoirs dans le grand projet d’Encyclopédie de la Renaissance française lancé par le Parti communiste. Il s’agit de faire pour la révolution communiste à venir ce que Diderot et D’Alembert avaient fait pour la révolution bourgeoise au xviiie siècle. Le « matérialisme dialectique » représentait le « rationalisme moderne » seul capable d’intégrer les nouvelles avancées des sciences du xxe siècle (incompatibles avec le matérialisme positiviste du xixe). Ainsi, chaque savant avait pour tâche de montrer comment les concepts et principes du matérialisme dialectique permettaient de mieux expliquer les développements récents de leur discipline que l’ancienne philosophie positiviste et mécaniste – d’où la multiplication, à l’époque, d’ouvrages portant le titre d’une discipline associée au « matérialisme dialectique ». Sur le projet d’encyclopédie, voir notamment H. Wallon, « Pour une encyclopédie dialectique. Sciences de la nature et sciences humaines », La Pensée, no 4, juillet-septembre 1945, p. 17-22, et P. Langevin, « Matérialisme mécaniste et matérialisme dialectique », La Pensée, no 12, mai-juin 1947, p. 8-12 ; repris dans le volume P. Langevin, La pensée et l’action, textes recueillis et présentés par Paul Labérenne, préfaces de Frédéric Joliot-Curie et Georges Cogniot, Paris, Les Éditeurs Français Réunis, 1950, p. 164-175.
17 « La Phénoménologie de l’Esprit et son contenu réel », Les Temps modernes, 3e année, no 36, septembre 1948, p. 492-519. C’est Merleau-Ponty qui lui propose de faire ce compte rendu (voir Trần Đức Thảo, La formation de l’homme, Paris, [édité par l’auteur], 1991, préface, p. 6).
18 Ainsi Trần Đức Thảo raconte-t-il que Merleau-Ponty « nous lisait des extraits de sa thèse en préparation sur la Phénoménologie de la perception, et disait souvent que tout cela finirait par une synthèse de Husserl, Hegel et Marx » (La formation de l’homme, ouvr. cité, p. 6).
19 Le cadre ontologique est principalement exposé dans le paragraphe introductif de la deuxième partie de PMD : « Conscience et matière » (p. 233-247).
20 Sur le débat entre Kojève et Trần Đức Thảo, voir Ovidiu Stanciu, « Le lieu de la négativité. Trần Đức Thảo, Kojève et le “contenu réel” de la Phénoménologie de l'esprit », Revue philosophique de Louvain, vol. 117/3, août 2019, p. 441-463.
21 « La Phénoménologie de l’Esprit et son contenu réel », art. cité, p. 494.
22 Voir en particulier A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel [1947], Paris, Gallimard (Tel), 1968, note p. 485-487, ainsi que la correspondance entre Kojève et Trần Đức Thảo reproduite dans G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, De Kojève à Hegel. 150 ans de pensée hégélienne en France, Paris, Albin Michel, 1996, p. 64-68.
23 Pour des indications sur la manière de lire Kojève, voir Kojève, L’empereur Julien et son art d’écrire, Paris, Fourbis, 1990.
24 Voir notamment Sartre, « Matérialisme et révolution », Les Temps modernes, no 9, juin 1946, p. 1537-1563 ; no 10, juillet 1946, p. 1-32 (repris dans Situations, III. Lendemains de guerre, Paris, Gallimard, 2003, p. 103-166), et Merleau-Ponty, « Marxisme et philosophie », Revue internationale, no 6, juin-juillet 1946, p. 48-66 (repris dans Sens et non-sens, Paris, Gallimard, 1996, p. 152-166).
25 « La Phénoménologie de l’Esprit et son contenu réel », art. cité, p. 495-496.
26 Voir notamment l’introduction de l’Anti-Dühring d’Engels (Paris, Éditions sociales, 1973), ainsi que, dans la Dialectique de la nature (Paris, Éditions sociales, 1952) l’introduction et « L’ancienne préface de l’Anti-Dühring sur la dialectique ».
27 « La Phénoménologie de l’Esprit et son contenu réel », art. cité, p. 519.
28 L’« explication matérialiste n’est pas une “réduction” de l’esprit à la nature » (ibid., p. 502).
29 Introduction à la lecture de Hegel, ouvr. cité, p. 450.
30 La formation de l’homme, préface, ouvr. cité, p. 1.
31 Trần Đức Thảo semble leur donner raison au début de sa préface : « L’ouvrage que nous présentons au public comprend des recherches de date et d’inspiration différentes. Dans la première partie, rédigée entre 1942 et 1950, nous exposons l’essentiel de la phénoménologie d’un point de vue purement historique et dans les perspectives mêmes de la pensée de Husserl […]. En revanche la seconde partie, achevée en 1951, se place entièrement sur le plan du matérialisme dialectique » (PMD, préface, p. 5 – c’est nous qui soulignons).
32 C’est également la position défendue par Jocelyn Benoist dans « Une première naturalisation de la phénoménologie ? », L’itinéraire de Trần Đức Thảo. Phénoménologie et transferts culturels, J. Benoist et M. Espagne dir., Paris, Armand Colin, 2013, p. 25-46.
33 Jocelyn Benoist salue ainsi le fait que le cadre d’analyse marxiste de Trần Đức Thảo « permet admirablement de cerner l’aporie constitutive de la phénoménologie au xxe siècle » (ibid., p. 29).
34 Trần Đức Thảo est certainement le premier à avoir mis l’accent sur cette formule, qui se trouve dans une note de la troisième partie (inédite à l’époque) de la Krisis (voir PMD, I, chap. 2, § 5, p. 40-41).
35 La tradition marxiste distingue classiquement la « dialectique subjective », qui renvoie au mouvement dialectique de la pensée (dont la logique aurait été révélée par Hegel), de la « dialectique objective », qui désigne le mouvement dialectique de la réalité (dont la logique aurait été dégagée par Marx et Engels).
36 PMD, I, p. 165-166.
37 « La condamnation à laquelle nous aboutissons [à la fin de la première partie], ne fait que constater les contradictions internes de l’œuvre husserlienne elle-même » (PMD, préface, p. 5).
38 PMD, préface, p. 5.
39 C’est déjà ce que Trần Đức Thảo suggérait en 1949 : c’est dans la « dialectique immanente [de la phénoménologie et de l’existentialisme] [que] nous trouverons une introduction naturelle aux concepts de la théorie marxiste » (« Existentialisme et matérialisme dialectique », Revue de métaphysique et de morale, vol. 58, no 2-3, 1949, p. 317-329).
40 Voir en particulier PMD, I, chap. 2, § 10-12.
41 PMD, I, chap. 2, § 11, p. 97.
42 PMD, I, chap. 2, p. 96.
43 Dont il a une connaissance remarquable grâce à ses séjours aux Archives Husserl de Louvain ainsi que grâce aux manuscrits de Husserl qui lui ont été confiés. À ce sujet, voir H. L. Van Breda, « Maurice Merleau-Ponty et les Archives-Husserl à Louvain », Revue de métaphysique et de morale, 67e année, no 4, octobre-décembre 1962, p. 410-430.
44 Voir en particulier le dernier chapitre de la première partie : « Résultat de la phénoménologie » (PMD, chap. 4, § 21, p. 214-228).
45 PMD, II, p. 238.
46 C’est pour cette raison que Trần Đức Thảo peut affirmer que le « naturalisme d’un genre nouveau » qu’il cherche à fonder n’est pas un retour au naturalisme naïf d’avant la réduction phénoménologique, mais se situe bien « sur un plan postérieur à la réduction » (note p. 227). Le geste de Trần Đức Thảo est donc une radicalisation de la réduction phénoménologique. Si celle-ci révèle que le sens de l’être est d’être constitué par une conscience, la réduction radicalisée révèle, à un niveau encore plus fondamental, que la conscience est elle-même constituée par le mouvement de l’être.
47 PMD, note, p. 139-144.
48 « Le mouvement du Présent Vivant consiste à se dépasser constamment en maintenant en soi-même son passé à titre de moment supprimé, conservé, dépassé. Le concept hégélien de l’Aufhebung ne prend sa valeur concrète que dans le courant originaire qui se supprime à chaque instant et, par cette suppression même, se réalise dans son être véritable » (PMD, I, chap. 3, § 15, note p. 143). Cette interprétation dialectique de la temporalité originaire, qui aura notamment une grande influence sur le premier Derrida, a sans doute été formulée pour la première fois par Yvonne Picard, jeune étudiante en philosophie arrêtée pendant la guerre et morte en déportation. Une partie de son mémoire a été publié à la Libération : « Le temps chez Husserl et chez Heidegger », Deucalion, no 1, août 1946, p. 93-124 (republié dans Philosophie, no 100, 2008/4, p. 7-37). Étant tous les deux proches de Merleau-Ponty, il est possible qu’Yvonne Picard et Trần Đức Thảo se soient connus. Sur Yvonne Picard, voir notamment D. Giovannangeli, « Présentation », Philosophie, no 100, 2008/4, p. 3-6, et « La lecture dialectique des Leçons », La conscience du temps. Autour des « Leçons sur le temps » de Husserl, J. Benoist éd., Paris, Vrin, 2008, p. 137-159.
49 PMD, I, chap. 2, § 11, p. 97.
50 PMD, II, chap. 1, § 2, p. 252.
51 Dans Les manuscrits de 1844 de Marx, dans la correspondance entre Marx et Engels, ou encore dans les travaux d’Engels (Anti-Dühring et Dialectique de la nature).
52 Ainsi, bien après les Manuscrits de 1844 (où l’identité entre humanisme et naturalisme est posée) Marx peut écrire à Engels que dans L’origine des espèces de Darwin « se trouve le fondement historico-naturel de notre conception » (Lettre de Marx à Engels, 19 décembre 1860, dans Lettres sur les sciences de la nature, Paris, Éditions sociales, 1973, p. 20). Lorsque Engels entreprend, dans les années 1870, le projet d’une « dialectique de la nature », il le fait donc dans un échange permanent avec Marx – comme en attestent les Lettres sur les sciences de la nature.
53 « La première présupposition de toute l’histoire humaine est naturellement l’existence d’individus humains vivants. Le premier état de fait à constater est donc l’organisation corporelle de ces individus ainsi que leur rapport, donné par là-même, au reste de la nature. Nous ne pouvons naturellement ici nous occuper ni de la constitution physique des hommes eux-mêmes, ni des conditions naturelles que les hommes trouvent là avant eux […]. Pour écrire l’histoire, il faut nécessairement partir de ces bases fondamentales naturelles et de leur modification par l’action des hommes au cours de l’histoire » (Marx et Engels, L’idéologie allemande. Premier et deuxième chapitres, G. Fondu et J. Quétier trad., Paris, Éditions sociales, 2014, p. 273).
54 Dans la Dialectique de la nature, ouvr. cité, p. 171-183.
55 Trần Đức Thảo redouble également cette déduction matérialiste phylogénétique d’une déduction matérialiste ontogénétique de la conscience adulte, qui s’appuie principalement sur les travaux de Piaget. Sa conception de la « théorie de la récapitulation » reconnaît cependant que le parallélisme n’est pas strict : « Les correspondances avec le développement de l’enfant ne portent évidemment que sur la dialectique générale des structures » (PMD, II, chap. 1, § 3, p. 268).
56 Voir notamment Engels, Dialectique de la nature, ouvr. cité, p. 38-46.
57 Marx et Engels, L’idéologie allemande, ouvr. cité, p. 301. Cette formule apparaît à plusieurs reprises et sous différentes formes dans la seconde partie de PMD (voir par exemple p. 286).
58 « La fonction nerveuse apparaît ainsi comme la forme secondaire du comportement : les réactions originelles d’attraction et de répulsion propres aux cellules épithéliales sont inhibées par la contraction de l’oscule et se trouvent ainsi réduites au mouvement de transmission. Ainsi la colonie de Protistes [organismes unicellulaires] a évolué en une totalité organique qui réagit par son comportement propre aux excitations externes. L’impression sensorielle, comme forme originaire du vécu, n’implique aucun mystère transcendant : elle n’est que l’irritabilité de l’élément cellulaire, absorbée et réprimée dans la réaction de l’organisme total » (PMD, II, chap. 1, § 3, p. 252-253).
59 « L’intentionnalité de la rétention n’est précisément que le mouvement réprimé d’attraction et de répulsion qui se maintient durant l’accomplissement du réflexe comme une unité de pulsations qui durent “encore” tout en s’enfonçant continuellement dans le passé immanent » (PMD, II, chap. 1, § 3, p. 263-264).
60 PMD, II, chap. 1, § 1, p. 243-244.
61 « On remarquera […] que même à ce niveau la conscience se définit dans son contenu effectivement réel comme un mode de l’activité. L’impression n’est pas une “donnée” extérieure, mais une réaction réprimée. La transmission neuroïde n’est pas un transfert passif de l’excitation, mais un mouvement propre à la cellule vivante, résultant de son irritabilité. L’impression, comme mouvement réprimé d’attraction ou de répulsion, comporte un sens défini précisément par cette attraction ou cette répulsion même » (PMD, II, chap. 1, § 3, p. 253).
62 PMD, II, chap. 1, § 3, p. 280.
63 PMD, II, chap. 1, § 3, p. 264.
64 PMD, II, chap. 1, § 2, p. 248-252.
65 PMD, II, chap. 1, § 2, p. 250.
66 PMD, II, chap. 1, § 2, p. 252.
67 PMD, II, chap. 1, § 4, p. 279-281.
68 PMD, II, chap. 1, § 4, p. 281-283.
69 Sur la question de l’origine du langage chez Trần Đức Thảo, voir Jacopo d’Alonzo, Trần Đức Thảo’s Theory of Language Origins, Thèse en sciences du langage soutenue à l’université Sorbonne Nouvelle - Paris 3, 2018.
70 Voir son analyse intentionnelle de l’aboiement du chien, PMD, II, chap. 1, § 4, p. 285-289.
71 PMD, II, chap. 1, § 4, p. 283-285.
72 PMD, II, chap. 1, § 4, p. 291-292.
73 PMD, II, chap. 1, § 4, p. 295.
74 PMD, II, chap. 1, § 5, p. 299-300.
75 PMD, II, chap. 1, § 5, p. 300.
76 PMD, II, chap. 2, § 6, p. 304.
77 PMD, II, chap. 2, § 10, p. 364-365.
78 PMD, II, chap. 1, § 5, p. 297.
79 Voir par exemple son interprétation de la légende d’Osiris (PMD, II, chap. 2, § 8, p. 329-332) ou encore celle qu’il propose des hypothèses du Parménide de Platon (PMD, II, chap. II, § 9, p. 349-352).
80 « […] j’ai achevé en toute hâte mon livre annoncé depuis fin 1943 […]. Le livre parut avec seulement 368 pages en raison du manque de temps » (« Note biographique » de 1984 publiée dans Les Temps modernes, no 568, novembre 1993, p. 150).
81 J.-P. Sartre, « Le réformisme et les fétiches », repris dans Situations VII, Paris, Gallimard, 1965, p. 111.
82 D’où l’évaluation rétrospective de Derrida lors de sa soutenance de thèse : « Je voudrais rappeler ici, comme un indice parmi d’autres, un livre dont on ne parle plus aujourd’hui, un livre dont on peut très diversement évaluer les mérites mais qui marqua pour certains d’entre nous le lieu d’une tâche, d’une difficulté, sans doute aussi d’une impasse. C’est Phénoménologie et matérialisme dialectique de Tran-Duc-Thao » (« Ponctuations : le temps de la thèse », dans Du droit à la philosophie, ouvr. cité, p. 444).
83 « Dès la publication de l’ouvrage en 1951, je me sentais déjà une certaine gêne du fait que la méthode ainsi définie, à savoir l’analyse vécue pratiquée sur la base du matérialisme dialectique, ne semblait donner de résultats effectifs que pour la compréhension du comportement animal exposé dans le premier chapitre de la seconde partie. Le deuxième chapitre, consacré à “la dialectique des sociétés humaines comme devenir de la raison” ne faisait en réalité que reprendre des recherches antérieures à l’année 1950, autrement dit antérieures à mon passage aux positions théoriques du marxisme. […] Quant aux faiblesses trop évidentes des esquisses présentées sur la dialectique des sociétés et de la conscience humaine, je pouvais à la rigueur leur chercher une excuse dans la rapidité avec laquelle j’ai dû rédiger ce deuxième chapitre, en raison des nécessités immédiates de la lutte réelle » (Trần Đức Thảo, « De la phénoménologie à la dialectique matérialiste de la conscience (I) », La Nouvelle Critique, no 79-80, décembre 1974 - janvier 1975, p. 37).
84 « J’ai appris entre temps, à ma grande surprise la réédition de Phénoménologie et matérialisme dialectique malgré mon opposition. À la réflexion, je pense qu’il est nécessaire d’insister davantage » (Lettre à Lucien Sève du 1er décembre 1972). La question resurgit à propos de la traduction en anglais de l’ouvrage : « En ce qui concerne la traduction de Phénoménologie et matérialisme dialectique, j’ai écrit aux USA pour interdire sa publication. […] En réalité le problème porte sur le contenu et pour le résoudre, il faut aller au fond des choses » (Lettre à Antoine Spire du 9 mai 1973). Ce choix est ensuite formulé publiquement en conclusion de son article de La Nouvelle Critique : « J’ai ainsi pu m’apercevoir que c’était précisément la conception de mon ancien livre, Phénoménologie et matérialisme dialectique, qui m’avait arrêté pendant de longues années. C’est la raison pour laquelle j’en ai interdit la ré-édition » (Trần Đức Thảo, « De la phénoménologie à la dialectique matérialiste de la conscience (II) », La Nouvelle Critique, no 86, 1975, p. 29).
85 Lettre à Lucien Sève du 14 juin 1971.
Auteur
Université Paris I Panthéon-Sorbonne
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Raison pratique et normativité chez Kant
Droit, politique et cosmopolitique
Caroline Guibet Lafaye Jean-François Kervégan (dir.)
2010
La nature de l’entraide
Pierre Kropotkine et les fondements biologiques de l'anarchisme
Renaud Garcia
2015
De Darwin à Lamarck
Kropotkine biologiste (1910-1919)
Pierre Kropotkine Renaud Garcia (éd.) Renaud Garcia (trad.)
2015