Phénoménologie, existentialisme et marxisme dans la France de l’après-guerre
Enjeux philosophiques et politiques
p. 13-40
Texte intégral
1. Considérations préliminaires
1Cet essai s’articule de la manière suivante : après avoir brossé le tableau général du paysage intellectuel français jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, j’illustrerai, par quelques exemples – il s’agit bien entendu ici d’opérer une sélection très sévère car le sujet est immense – les deux moments fondamentaux de la connexion entre marxisme et phénoménologie en France. Le premier, au lendemain immédiat de la guerre, peut être défini comme le moment d’un lien entre phénoménologie du sujet et marxisme ; j’ai choisi d’y puiser, pour les examiner, certains textes de Merleau-Ponty et de Trần Đức Thảo, tous deux représentants majeurs de la relation marxisme-phénoménologie. Le second moment, coïncidant avec les années 1950-1960, diffère beaucoup du précédent : il s’agit de ce que Michel Foucault a nommé, dans un texte désormais célèbre1, la phénoménologie « du concept » et je commenterai dans ce cas des textes choisis pour la richesse et l’importance des précisions qu’ils fournissent sur cette période.
2Enfin, je livrerai quelques observations sur la question marxisme-phénoménologie aujourd’hui. Je me propose ici de parcourir les étapes fondamentales de cette histoire entre marxisme et phénoménologie, et d’indiquer, tout à la fois, des pistes comme des suggestions de recherche, sans pour autant énoncer de thèses ou même encore de conclusions définitives.
3Je me dois pourtant aussi de fournir une indication préalable quant à la structure de cette réflexion. En effet, pour reconsidérer la question historique marxisme-phénoménologie, menée du point de vue de l’actualité – c’est-à-dire en soulignant ce qui, dans ce riche noyau historique, politique et philosophique, peut aujourd’hui être considéré comme vivant, et dont les axes correspondent aux deux moments susmentionnés – j’ai dû sacrifier la figure, par ailleurs fondamentale, de Jean-Paul Sartre et je ne m’y référerai que brièvement et surtout de manière indirecte en passant par Jean-Toussaint Desanti. Une telle exclusion repose sur un motif principal : si l’on considère que la question capable, aujourd’hui, de redonner de l’actualité au problème marxisme-phénoménologie est celle de l’écologie, on peut bien dire que la philosophie de Sartre n’a, de ce point de vue, aucune utilité. En effet, il n’y a pas, à mon sens, de philosophie moins écologique que celle de Sartre.
4Quelques considérations préliminaires d’ordre méthodologique sur la question phénoménologie-marxisme sont nécessaires : aussi bien sur le plan théorique que depuis une perspective historique, nous sommes bien sûr face à deux objets profondément distincts : un mouvement philosophique, probablement le plus important du xxe siècle, d’une part, et de l’autre, le marxisme. À n’en pas douter, ce dernier est une philosophie, mais il est avant tout l’expression théorique du plus grand mouvement de masse de l’âge moderne, à savoir le mouvement ouvrier. L’un et l’autre phénomènes mobilisent des concepts, des stratégies d’argumentation, des choix qui appartiennent à des registres profondément différents : l’un des enjeux de ces pages est donc d’expliquer comment un lien aussi étroit a pu naître entre des objets si différents ; en plus, il faut considérer qu’un tel lien est caractéristique de la France, même s’il a aussi une grande résonance européenne (Italie, Tchécoslovaquie, Yougoslavie, etc.)2.
5Comment, donc, s’articule le paysage intellectuel français depuis 1870, c’est-à-dire celui de la France républicaine ? Je tiens d’abord à rappeler l’ouvrage, certes daté mais utile, de Daniel Lindenberg sur le caractère « imaginaire » du marxisme français3 : il souligne une des données fondamentales, voire un présupposé essentiel de la question marxisme-phénoménologie, autrement dit le caractère très particulier de la pénétration du marxisme en France4. Pendant de nombreuses années en effet, la pensée de Marx comme celle de Hegel ont eu une difficulté considérable à pénétrer en France. D’une part, les philosophies de Kant et Fichte sont les références majeures au sein du groupe dirigeant de la SFIO (Section française de l’Internationale ouvrière), ce qui affecte et conditionne très singulièrement la lecture de Marx5 ; d’autre part, dans le champ du syndicalisme révolutionnaire, avec Georges Sorel, ce sont Bergson et Nietzsche6 qui exercent une influence déterminante. Quant à Nietzsche, je pense par exemple ici à Charles Andler7, figure très caractéristique du milieu intellectuel et socialiste français de l’époque : il a été tout à la fois – fait absurde, d’ailleurs, si l’on se place du point de vue de la culture de la gauche italienne – l’un des premiers traducteurs de Marx en français et celui qui a le plus contribué à faire connaître scientifiquement l’œuvre de Nietzsche en France. Grand philologue et éminent germaniste, Andler introduit donc en France, de manière contemporaine, Marx et Nietzsche.
6Le nom de Hegel, quant à lui, ne circule que rarement à une période où prévaut généralement une version très antipositiviste du marxisme ou du socialisme.
7Après la Grande Guerre, la portée du marxisme et surtout la référence plus directe et plus fidèle à la pensée de Marx prennent sans aucun doute de l’importance, avec d’une part la fondation d’un parti communiste français et de l’autre une élite d’intellectuels communistes tels que Politzer, Nizan, Henri Lefebvre. Toutefois, s’il s’agit alors d’un contexte plus orthodoxe, influencé de manière décisive par la IIIe Internationale et l’Union soviétique, le paysage intellectuel français garde un profil on ne peut plus singulier dont voici quelques éléments.
8Dès leurs premières parutions (au cours de la décennie 1920-1930), les œuvres de jeunesse de Marx ont en France une importance majeure : il s’agit, encore une fois, d’un marxisme antidéterministe, antipositiviste, « humaniste » selon l’expression beaucoup plus tardive : un marxisme où le rôle du sujet est central.
9Sur cette même ligne humaniste, on trouve une référence au marxisme dit « occidental », au Lukács d’Histoire et conscience de classe8, très rattaché à l’idéalisme allemand et surtout à certains concepts hégéliens comme ceux d’aliénation et de fétichisme.
10Le poids de cette lecture occidentale du marxisme doit, selon moi, être souligné dès lors qu’est posée la célèbre question de l’introduction de Hegel en France à cette période9 : l’hégélianisme français de ces années-là n’est certes pas réductible à une telle lecture dont, pourtant, on ne peut ignorer l’influence.
11En outre, cette relation entre marxisme occidental et hégélianisme est également fondamentale pour la question marxisme-phénoménologie : les thèmes majeurs du marxisme occidental – aliénation, question du sujet, problème de la relation entre structure et superstructure, question des intellectuels – constitueront le noyau du premier moment d’étroite connexion entre marxisme et phénoménologie. De plus, dans le marxisme occidental, une version anti-staliniste du marxisme a déjà pris pied, et il s’agit, soulignons-le, d’une version révolutionnaire : l’insistance sur le rôle du sujet n’est autre que l’insistance sur la liberté de ce dernier à l’intérieur même du procès révolutionnaire. En effet, un certain lien s’établira entre phénoménologie et problème de la révolution.
12Dans ce panorama, un autre penseur joue un rôle considérable : Alexandre Kojève10, qui contribue à la diffusion de la pensée de Hegel en France. Marxiste et crypto-staliniste, il introduit – à sa manière, autrement dit plus proche de Heidegger que de Husserl – la phénoménologie, et il se distingue pour son concept de reconnaissance, qui se placera au centre du débat intellectuel jusqu’au début des années 1960. Les positions de Kojève, très particulières, ont une portée fondamentale mais l’articulation de cet essai ne permet pas leur examen.
13Outre Kojève, Jean Wahl et Jean Hyppolite figurent aussi parmi les représentants majeurs de la relation marxisme-phénoménologie-hégélianisme. Enfin, n’oublions pas le rôle du surréalisme, lui aussi traversé par les pensées de Marx et Hegel.
14Le paysage intellectuel français des années 1930 est donc bouleversé par une série de nouveautés. De manière synthétique, à cette période dominée par des conceptions mais aussi par des situations en tous points apocalyptiques, on peut dire que la Lebenswelt husserlienne (quoi qu’il en soit largement filtrée par l’influence heideggérienne) et la question de l’histoire – d’une histoire comme rupture et comme apocalypse, comme révolution, plutôt que comme tradition et continuité – occupent le centre de la scène ; et l’idée même, husserlienne, de réduction, de conversion du regard se rattache à l’idée de révolution. Aussi se trouve-t-on face à une association entre réduction, révolution et hégélianisme qui peut paraître un mélange incompréhensible, mais qui renferme en réalité, d’un point de vue historique, un sens très précis, voire très riche.
2. Le premier moment, ou la centralité de la révolution
2.1. Merleau-Ponty
15Le premier moment de la relation entre marxisme et phénoménologie s’amorce juste après la Seconde Guerre mondiale, en 1945, et s’étend jusqu’au début des années 1950. Une dénomination précise, le distinguant ainsi du moment suivant, s’y accole : il s’agit d’un moment de révolution. Historiquement11, la révolution est à l’ordre du jour, elle représente une possibilité concrète pour la période, ou pour le moins, elle est considérée comme telle. D’ailleurs, les communistes ne sont pas les seuls à en parler : par exemple, le Rassemblement démocratique révolutionnaire (RDR), parti dont Sartre a été un membre influent, renvoie à la révolution même dans son appellation. Ce caractère révolutionnaire, précisons-le, prévaut sur le caractère humaniste propre au marxisme de cette période : l’humanisme est en fait une problématique, un point de vue plus tardif. De plus, il faut bien garder à l’esprit la présence non seulement d’un marxisme communiste orthodoxe (la marque du PCF), mais aussi d’une véritable nuée de positions marxistes. Entre ces dernières, le trotskisme a une importance particulière, les critiques du stalinisme et de sa bureaucratisation étant très précoces dans le milieu français12 ; rappelons en outre la grande diffusion, déjà évoquée, des écrits de jeunesse de Marx en France. Il faut pourtant aussi tenir compte d’une question récurrente tout au long du développement du marxisme classique et ayant déjà animé le grand débat sur le révisionnisme de la fin du xixe siècle, question si profondément méditée par Antonio Gramsci dans ses Cahiers : celle du rapport entre intellectuels et classe ouvrière. D’un certain point de vue, ce premier moment du lien marxisme-phénoménologie, ou, en substance, du lien entre marxisme et existentialisme, est bien rattaché à un tel rapport.
16Précisément en accord avec ce point de vue, relire la Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty a toute sa pertinence et l’on peut choisir ce chef-d’œuvre de la phénoménologie française, qui est aussi un texte marxiste13, comme exemple typique du premier moment. En particulier, la réflexion de Merleau-Ponty tend vers un renouveau du marxisme sur le point crucial du concept de classe : et précisément sur ce point, la phénoménologie se révélera alors un instrument fondamental de renouveau.
17Ce texte clé dans la réflexion philosophique du milieu du xxe siècle aborde la question du marxisme dans deux passages : la note célèbre située à la fin du cinquième chapitre de la première partie14 et une partie du chapitre conclusif – donc stratégique sur le plan philosophique – consacré à la question de la liberté15.
18La première phrase de la note contient déjà, in nuce, toute l’argumentation qui est ensuite déployée et prend forme à partir d’une association résolument originale entre psychanalyse et marxisme. À n’en pas douter, seule la phénoménologie peut être la base d’une telle proposition, celle de l’intrication entre psychanalyse et marxisme :
Pas plus que de la psychanalyse on ne peut se débarrasser du matérialisme historique en condamnant les conceptions « réductrices » et la pensée causale au nom d’une méthode descriptive et phénoménologique, car pas plus qu’elle il n’est lié aux formulations « causales » qu’on a pu en donner et comme elle il pourrait être exposé dans un autre langage. (p. 199)
19La note entière a pour objet la question de la causalité historique et soulève le problème classique de la relation entre structure et superstructure, en d’autres termes la relation économie-idéologie ou encore, classe ouvrière-intellectuels. Mais les considérations développées par Merleau-Ponty dans son chapitre sur la liberté en disent davantage.
20Quels concepts phénoménologiques le philosophe y mobilise-t-il pour réinterpréter le marxisme ? Il recourt aux concepts de Stiftung et de pré-téthique16, c’est-à-dire d’une conscience antéprédicative, non transparente, vitale et non intellectuelle. À travers ces concepts, Merleau-Ponty entend présenter un nouveau modèle non seulement de classe mais aussi de conscience de classe : cela implique alors aussi un nouveau modèle pour penser la révolution. La classe prend conscience de soi non extrinsèquement, cette prise de conscience n’advient donc ni par un simple déterminisme économique ni par le truchement du parti, qui de l’extérieur viendrait « éclairer » les ouvriers. D’un point de vue marxiste, il s’agit bien là d’une position antiléniniste, inspirée de Rosa Luxemburg – ce qui, d’ailleurs, était déjà le cas chez le Lukács d’Histoire et conscience de classe, dont Merleau-Ponty est un fin connaisseur. Toutefois, si l’influence de l’œuvre magistrale du philosophe hongrois est évidente, la solution ébauchée par Merleau-Ponty quant au problème de la classe s’en éloigne. En effet, à la différence de Lukács, il ne propose pas un idéalisme ultra-subjectif ; il ne s’agit pas, pour Merleau-Ponty, de concevoir la classe ouvrière comme un sujet absolu, qui assimile complètement, qui annule l’extériorité de la nature. Merleau-Ponty introduit alors le concept de Lebenswelt, de monde de la vie husserlien, en l’appliquant à l’idée d’histoire. Autrement dit c’est ici le modèle de la Gestalt qui doit être appliqué à l’histoire dans laquelle il n’y a pas de causes, mais des propensions, des motifs. De même que dans la perception, le donné sensible n’est jamais simplement reçu, mais construit, élaboré par les structures perceptives du sujet, la classe n’est pas un donné économique, mais un donné constitué par les sujets : c’est là, précisément, que le concept phénoménologique de Stiftung entre en jeu et se révèle fondamental pour Merleau-Ponty, car il permet la sortie nécessaire de l’alternative entre déterminisme et idéalisme. Si la classe est un produit de l’activité des sujets, cette activité n’est pourtant pas une création ex nihilo : il s’agit d’une activité conditionnée.
21Nous voilà donc ramenés sans détour à la problématique merleau-pontienne de la liberté : en effet, on peut lire le dernier chapitre sur la liberté de la Phénoménologie de la perception comme un dialogue avec Marx tout autant qu’avec Sartre. Le marxisme se situe exactement dans la position intermédiaire entre déterminisme empiriste et causaliste d’un côté, kantisme et idéalisme du sujet constituant et omnipotent de l’autre. Ainsi positionnée, à cette place intermédiaire, la classe s’enracine dans le monde de la vie – fréquemment nommé « situation » par Merleau-Ponty –, avant chaque prise de conscience thétique, intellectuelle et transparente :
Ce n’est pas l’économie ou la société considérées comme système de forces impersonnelles qui me qualifient comme prolétaire, c’est la société ou l’économie telles que je les porte en moi, telles que je les vis, – et ce n’est pas davantage une opération intellectuelle sans motif, c’est ma manière d’être au monde dans ce cadre institutionnel.17
22Les moments supérieurs de la conscience de classe, ceux que l’on nomme moments de la classe pour soi, jusqu’au moment de l’insurrection révolutionnaire, sont eux-mêmes basés sur des perceptions collectives : la vie, bien avant et plus encore que la conscience thétique, est la racine de la révolution. C’est le policier qui considère le mouvement insurrectionnel comme un ensemble de forces aveugles et irrationnelles à la tête desquelles se place quelque meneur conscient ; au contraire, il faut penser la révolution comme une Stiftung, c’est à dire sur le modèle de l’artiste, produisant ses instruments au fur et à mesure qu’elle avance :
Le mouvement révolutionnaire, comme le travail de l’artiste, est une intention qui crée elle-même ses instruments et ses moyens d’expression. Le projet révolutionnaire n’est pas le résultat d’un Jugement délibéré, la position explicite d’une fin. Il l’est chez le propagandiste, parce que le propagandiste a été formé par l’intellectuel, ou chez l’intellectuel, parce qu’il règle sa vie sur des pensées. Mais il ne cesse d’être la décision abstraite d’un penseur et ne devient une réalité historique que s’il s’élabore dans les relations interhumaines et dans les rapports de l’homme avec son métier. Il est donc bien vrai que je me reconnais comme ouvrier ou comme bourgeois le jour où je me situe par rapport à une révolution possible et que cette prise de position ne résulte pas, par une causalité mécanique, de mon état civil ouvrier ou bourgeois (c’est pourquoi toutes les classes ont leurs traîtres), mais elle n’est pas davantage une valorisation gratuite, instantanée et immotivée, elle se prépare par un processus moléculaire, elle mûrit dans la coexistence avant d’éclater en paroles et de se rapporter à des fins objectives. (ibid., p. 508-509)
23Et Merleau-Ponty d’ajouter peu après que la révolution « est à son objet plutôt que de le poser » (p. 509), en se référant à son concept d’inhérence.
24Une idée de la révolution, donc, en aucun cas prométhéenne et résolument anti-léniniste où le recours au concept husserlien de Stiftung préfigure la conception écologiste et naturaliste du dernier Merleau-Ponty, thème qui sera repris à la fin de cet essai. Quelles conclusions pouvons-nous maintenant exprimer sur ce marxisme de Merleau-Ponty ? Comme nous le savons, la révolution est donc pour lui aussi à l’ordre du jour. L’espérance et la foi dans la classe ouvrière comme force rénovatrice de la société sont grandes ; entre le bloc des classes moyennes et intellectuelles qui constituent la base du radicalisme et, en partie, du socialisme jaurésien, et cette classe ouvrière qui est un sujet nouveau au regard de la tradition de la IIe Internationale, il faut souder une alliance. Tel est le noyau le plus essentiel du projet politique et philosophique de Merleau-Ponty et de son marxisme phénoménologique – une union profonde entre classes moyennes, intellectuels et ouvriers avec à son fondement la Lebenswelt, posée par le philosophe comme nappe pré-politique commune entre les classes, comme lieu de communication naturel, pour ainsi dire, entre les classes. L’unité entre classe ouvrière et intellectuels proposée par Merleau-Ponty n’a donc rien d’aristocratique ou de paternaliste : les intellectuels n’ont aucun projet préétabli à imposer à la classe ouvrière. L’égalité dont nous parle Merleau-Ponty n’est pas celle, abstraite, de la tradition de la grande Révolution à laquelle renvoie à son tour la tradition, semblable au fond, marxiste et socialiste (exception faite de Marx lui-même). Il s’agit d’une égalité fondée sur l’enracinement commun des diverses classes dans le monde de la vie et cela dans le respect de la différence. Il faut en outre préciser qu’ici, Merleau-Ponty prend ses distances par rapport à l’idée française de civilisation pour se rapprocher de la Kultur allemande18.
25La réflexion merleau-pontienne implique une autre question fondamentale : dans ce marxisme phénoménologique articulé sur l’idée de Stiftung, la conception du temps de l’histoire ne s’accorde nullement au modèle dix-huitiémiste et positiviste du progrès : l’ekstasis fondamentale du temps est le présent, le présent vivant (on le verra encore avec Trần Đức Thảo) ; quant à la révolution, elle n’est ni un destin ni une nécessité. Pour Merleau-Ponty, dont la position exercera une influence décisive sur le groupe de Socialisme ou barbarie, il y a dans l’histoire actuelle une alternative entre l’ordre socialiste et le chaos, la décadence, la barbarie. Enfin, le marxisme phénoménologique de Merleau-Ponty recèle un autre élément très important : en effet, l’idée de Stiftung pour penser la question classique structure-superstructure est à mon sens très actuelle car elle peut aujourd’hui servir à élaborer une idée féconde sur le plan économique en réponse, ou mieux comme alternative à la pensée économique néolibérale : si l’on pense aux conceptions anti-utilitaristes et intégrant l’économie et la sociologie de Karl Polanyi ou aux idées de Marcel Mauss19, on peut trouver dans la lecture phénoménologique du marxisme livrée par Merleau-Ponty de nombreux appuis importants.
2.2. Trần Đức Thảo
26Dans ce parcours de reconstruction de la question marxisme-phénoménologie, la figure de Trần Đức Thảo retient notre attention. D’un certain point de vue, Trần Đức Thảo est en effet le personnage central, si ce n’est le protagoniste du marxisme phénoménologique20 : militant communiste, révolutionnaire et profondément enraciné dans le marxisme d’un côté ; phénoménologue et éminent spécialiste de Husserl de l’autre. Élève de Merleau-Ponty, il a pourtant aussi influencé son maître et ses origines vietnamiennes ne l’ont en rien empêché de s’affirmer en tant que philosophe européen incarnant même un véritable point de jonction entre les deux moments et les deux générations de phénoménologues français qui font l’objet des pages présentes21 : Trần Đức Thảo a autant d’importance pour la période du marxisme existentialiste que, par la suite, pour celle de la phénoménologie du concept. Je souhaite renvoyer ici à l’article « Marxisme et phénoménologie » (1946)22, me limitant donc à certaines considérations sur un texte qui n’exprime qu’un moment déterminé de la réflexion de Trần Đức Thảo mais qui est, à bien des égards, caractéristique du débat de l’époque. À ce propos, rappelons qu’il a été publié dans une revue tout sauf neutre, à savoir la Revue internationale23, au sein de laquelle des penseurs comme Charles Bettelheim, Gilles Martinet, Maurice Nadeau et Pierre Naville jouent un rôle central. Le trotskisme est l’un des pivots de la revue qui a donné une impulsion fondamentale au débat sur la question marxisme-phénoménologie : dans le deuxième numéro, une contribution de Jean Domarchi s’ajoute à l’article de Trần Đức Thảo, alors que dans les numéros suivants, Pierre Naville et Merleau-Ponty lui-même interviendront sur le même sujet24.
27L’examen du texte de Trần Đức Thảo permet de voir que, non sans une certaine hardiesse, ce communiste de la IIIe Internationale se rallie explicitement au révisionnisme : ici, ce n’est pas seulement le marxisme occidental qui est visé – d’ailleurs très important pour le philosophe vietnamien – mais, très explicitement, le marxisme tout court ; et la phénoménologie est au cœur de cette révision. Trần Đức Thảo prend acte non seulement de l’embourgeoisement de la classe ouvrière mais aussi de la prolétarisation des classes moyennes ; le besoin économique brut ne pouvant plus constituer la base de la révolution, il faut alors faire appel à la conscience de classe et au concept d’aliénation. En outre, Trần Đức Thảo lie la question du besoin économique au concept heideggérien de déréliction, d’une réalité humaine « jetée dans le monde ». L’élément crucial est néanmoins le lien entre un nouveau marxisme, un marxisme révisé, la phénoménologie et ce que l’on peut appeler la question des intellectuels : sans doute s’agit-il d’une position très proche de celle de Merleau-Ponty, mais elle rejoint aussi les profondes réflexions développées sur ce sujet par Antonio Gramsci. Dans « Marxisme et phénoménologie » en particulier on peut noter une grande affinité entre l’auteur et le penseur italien même si Trần Đức Thảo ne se réfère pas explicitement à Gramsci25. Enfin, concernant le problème historisme-présent, il faut préciser qu’en revendiquant un socialisme différent d’une simple aspiration à la satisfaction des besoins matériels, en opposition au positivisme et au réformisme, Trần Đức Thảo affirme qu’il représente un moment de jouissance de soi-même : il relie ainsi la leçon du Marx de la Critique du programme de Gotha et celle des Manuscrits à la revendication d’une plénitude du présent vivant, d’une jouissance de soi qui a quelque chose d’éternel :
II ne s’agit pas pour l’homme de prendre possession – au sens de l’avoir – mais de jouir de son œuvre, en y reconnaissant son être propre. Dans la société « sans classes » où s’appliquerait, grâce au développement de la technique moderne, la formule « de chacun suivant ses capacités, à chacun suivant ses besoins », les biens créés par la communauté sont éprouvés par les individus comme des objectivations d’eux-mêmes, où, en se reconnaissant, ils jouissent d’eux-mêmes, dans la plénitude du sens que ce mot comporte pour une conscience humaine.26
28Voilà un concept de reconnaissance qui n’est pas si banal ni si conservateur qu’ont voulu le faire entendre plus tard les caricatures de l’hégélianisme français. En reprenant les célèbres affirmations de Marx sur le monde de la mythologie grecque, Trần Đức Thảo rappelle :
Ce monde n’est pas le reflet des rapports matériels de production : il exprime la manière dont la vie des Grecs prenait un sens esthétique, la manière dont ils vivaient, sur le mode esthétique. Leur art ne faisait qu’expliciter ce sens de leur vie. (ibid., p. 171)
29Ici, il est principalement question du rôle de la relation esthétique du sujet au monde, et l’idée selon laquelle le moment esthétique est une manière de donner sa plénitude à l’instant vivant laisse entrevoir dans le discours de Trần Đức Thảo une pointe de spinozisme, voire de philosophie orientale. Dans son ouvrage majeur, Phénoménologie et matérialisme dialectique27, l’auteur envisagera le matérialisme comme le moment d’un rapport naturel, de naturalisme et de plénitude du présent, et en ce sens il prendra ses distances par rapport à l’historisme. À partir de là, on peut donc saisir toute la centralité de la question du temps et du concept de genèse, deux points cruciaux pour la génération suivante des phénoménologues.
3. Le second moment
3.1. La double vérité, Desanti et Althusser
30Les considérations précédentes nous ont amenés au second moment de cette histoire du lien entre marxisme et phénoménologie : le moment épistémologique, celui de la logique et des idéalités husserliennes, en d’autres termes le moment d’une phénoménologie du concept. Il faut d’emblée souligner qu’il s’est agi d’une double rupture, à la fois historique et théorique. Les années 1950 voient l’échec de la révolution qui n’est plus à l’ordre du jour : c’est le retour de la politique traditionnelle et institutionnelle. En outre, la France se heurte au drame de la décolonisation dont la bataille de Diên Biên Phu et la crise algérienne sont les exemples les plus éclatants : les communistes et les marxistes orthodoxes se trouvent alors face à des problèmes théoriques et politiques très graves. De plus, les Trente Glorieuses sont désormais amorcées, années tumultueuses du développement économique qui conduiront bientôt à la société de consommation et à la perspective d’une intégration de la classe ouvrière28. En général, une sorte de grand écart se creuse entre phénoménologie et marxisme, et les problèmes politiques, philosophiques et culturels se poseront alors de manière complètement inédite. D’un côté, le problème de la double vérité occupe la pensée de nombreux intellectuels, de l’autre c’est la question de la science et de la vérité scientifique qui assume des contours nouveaux en coïncidence avec l’essor rapide de l’industrie et de la technologie : de ce point de vue, la seconde révolution industrielle du xxe siècle constitue la base certaine de cette nouvelle phénoménologie marxiste.
31En examinant ici la première étape de ce moment, on comprendra pourquoi elle peut être définie comme celle de la double vérité. Une rencontre advenue autour de 1954 entre Merleau-Ponty et Desanti ainsi que la discussion ayant marqué leur échange sont très emblématiques de la nouvelle situation. Dans Un destin philosophique, Desanti retrace cette rencontre, désormais célèbre :
Je me souviens d’un jour (je crois bien que c’était en 1954 mais je n’en jurerais pas) où j’ai rencontré, boulevard Saint-Germain, au coin de la rue Saint-Benoît, Maurice Merleau-Ponty. Depuis des années, je ne le voyais plus. J’avais pour lui la même affection que je gardais secrète : « Parti » oblige. « Je suis sûr, m’a-t-il dit, que tu ne penses pas un mot, tel que je te connais, de ce que tu écris dans la Nouvelle critique. » Je me rappelle ma réponse, proprement inhumaine : « Ce que je pense, cela me regarde. Mais mon problème n’est pas de paraître penser ; il est de faire penser ce qu’il convient qu’on pense. »29
32Et Desanti de commenter : « J’adhérais à cette fonction cléricale : faire penser ce qui convient » (ibid., p. 290). Donc, face aux critiques de Merleau-Ponty, Desanti admet non seulement une théorie de la double vérité, mais il la soutient aussi de manière explicite : à cette époque, il est en effet phénoménologue en privé et marxiste en public30. Certes, ni la figure de Desanti ni son activité ne peuvent être réduites à cela, mais il a été aussi cela. En réalité, voilà bien un intellectuel complexe et les années 1950 présentent, pour ainsi dire, trois Desanti : le Desanti de La Nouvelle Critique, qui défend le matérialisme dialectique stalinien, refusant donc la phénoménologie comme irrationalisme bourgeois (sur ce point, il cite explicitement La destruction de la raison de Lukács)31 ; le Desanti privé, qui s’intéresse à Husserl en tant que philosophe de la mathématique ; et le Desanti professeur qui, avec Althusser, tente d’articuler marxisme et phénoménologie différemment des existentialistes – c’est précisément ce troisième Desanti qui sera le maître d’une génération entière de jeunes philosophes français. En marge mais aussi à la frontière de ces trois aspects, il y a le Desanti qui repense la question de la praxis en visant surtout la réflexion sartrienne de la Critique de la raison dialectique32.
33Certes, en considérant les deux derniers aspects de l’activité de Desanti, l’écart entre marxisme et phénoménologie n’apparaît pas si profond ; néanmoins, on ne peut oublier l’aspect de la double vérité qui est incontestablement, entre autres choses, une réaction ou encore une réponse à la nouvelle situation politique et historique. Or une telle situation pèse davantage encore sur la nouvelle génération dont Foucault et Derrida sont par exemple des représentants majeurs. En effet, pour cette génération, la relation entre marxisme et phénoménologie ne peut qu’être beaucoup moins immédiate et directe, et l’articulation entre les deux n’est plus l’existence concrète, la corporéité, l’histoire, la réflexion sur le concept de classe ; c’est l’examen des fondements de la science, c’est l’épistémologie et une certaine manière de faire l’histoire, celle de la science ou de l’idéalité ou encore, l’histoire de la vérité. Le clivage entre intellectuels et classe ouvrière est une donnée objective, et pour les intellectuels, il paraît naturel de miser sur l’autonomie de leur fonction afin de se rallier différemment au marxisme – même des penseurs comme Sartre et Desanti réfléchissent sur la praxis de manière très théorique et philosophique ou, plus exactement, ils réfléchissent sur l’interruption de la praxis qui est à la base du stalinisme. Sur ce point, intervient alors un autre personnage central : Louis Althusser33. Militant du parti, ce dernier aspire également à un renouvellement du marxisme – lequel est avant tout intellectuel, philosophique – qui doit en quelque sorte être réformé sur la base d’une certaine épistémologie et du savoir scientifique.
34Mais avant de préciser la position d’Althusser même, effectuons une halte du côté de Foucault, à travers un passage inédit d’un entretien qu’il a mené avec Roger Pol-Droit34. Ce texte, où Foucault assigne au marxisme un poids résolument plus grand par rapport à d’autres écrits postérieurs sur le même thème, souligne la divergence stratégique entre Desanti et Althusser, deux philosophes qui étaient aussi des hommes de parti. Ainsi, entre 1948 et 1955, « on se demandait effectivement si le marxisme n’allait pas être ce à partir de quoi cette interrogation husserlienne allait pouvoir être formulée sans se donner une philosophie transcendantale ». Foucault poursuit en décrivant « la lente montée du marxisme à l’intérieur même d’une pratique qu’on peut dire traditionnelle et universitaire », selon deux stratégies opposées. D’une part, la stratégie du parti consistant à infiltrer le discours universitaire et philosophique et dont le meilleur exemple serait le « modèle Desanti » qui consiste à « prendre la phénoménologie comme une sorte de discours de rationalité universellement acceptable et académiquement honorable, et dans ce vocabulaire reprendre un certain nombre des notions et des contenus de la pensée marxiste et les introduire sous ce pavillon ; la phénoménologie comme pavillon acceptable des notions marxistes ». D’autre part, la stratégie d’Althusser diamétralement inverse, « c’est-à-dire que ce n’est pas finalement au marxisme de s’introduire à l’intérieur du discours universitaire sous les espèces d’un vocabulaire acceptable, mais c’est au discours universitaire d’aller à Marx, au texte marxiste en tant que ce sont des textes sur lesquels on peut faire les mêmes exercices que sur Spinoza, ou sur Rousseau ou sur Kant ». L’« althussérisme » consistait alors à transformer la philosophie en manœuvre stratégique : « l’althussérisme c’est toute une série de processus qui se sont entrecroisés, c’est-à-dire des manœuvres, c’est-à-dire des mouvements tactiques et stratégiques qui se sont appuyés les uns sur les autres, qui finalement dessinent une espèce de figure ». Tous ces « mouvements » et ces « stratégies » ont toujours comme objectif principal l’entrée du parti communiste dans l’appareil d’État (ibid., p. 175).
35Voilà, me semble-t-il, une précision importante, car à partir de ces deux postures différentes, on comprend bien la diversité des jeux d’alliance qu’elles recèlent, distinguant ainsi les deux philosophes marxistes. Cela dit, la confrontation Althusser/Desanti ne peut aucunement se réduire à ces aspects purement sociologiques : nos deux philosophes sont, du point de vue des contenus, profondément différents ; Desanti relit le marxisme en accouplant la question d’une phénoménologie formelle au problème de la praxis, et par là il entend repenser la crise du marxisme sur la lignée de Sartre ; pour sa part, Althusser s’intéresse beaucoup plus, à chaque période de sa réflexion, au problème de la révolution et à celui de la rupture révolutionnaire proprement dite : donc, du point de vue de leur action respective au sein du Parti aussi, cette différence de posture politico-philosophique devrait être approfondie.
36Revenons maintenant à la position d’Althusser au cœur des années 1950 : un article en particulier fournit un précieux éclairage, à savoir « L’enseignement de la philosophie »35, publié en 1954 dans la revue Esprit. Dans ce texte, Althusser dresse en premier lieu un tableau de la situation philosophique française de l’époque caractérisée, selon lui, par une lutte entre idéalisme phénoménologique et existentialisme d’un côté et marxisme rationaliste et matérialiste de l’autre. Il signale ensuite, parmi ceux qu’il identifie comme les dangers de la situation actuelle, « la rupture consacrée par l’existentialisme et certains phénoménologues avec la grande tradition rationaliste classique qui liait étroitement la philosophie aux problèmes des sciences positives » – ici, ne négligeons pas la restriction introduite par « certains », car c’est bien là une précision fondamentale. C’est alors qu’Althusser affirme :
Il existe aujourd’hui un front de résistance tacite, des marxistes aux rationalistes, aux idéalistes classiques, et jusqu’à certains [c’est moi qui mets en italiques !] phénoménologues, qui refusent de voir la philosophie déchoir dans la « littérature », se couper de la science, ou disparaître comme théorie générale. Le phénomène le plus intéressant de ces toutes dernières années est sans doute le nouvel intérêt que les jeunes philosophes portent aujourd’hui aux problèmes scientifiques, la faveur dont le marxisme bénéficie à cette occasion, et même parmi les étudiants ou les jeunes professeurs qui subissent l’influence de l’idéalisme phénoménologique, l’abandon de plus en plus net de l’existentialisme et le « retour à Husserl », à ses thèses rationalistes, et à sa théorie des sciences (on note même un renouveau d’intérêt pour Brunschvicg). On voit donc de nombreux esprits rechercher à l’intérieur de l’idéalisme lui-même un recours contre les formes les moins rigoureuses de la philosophie moderne. (ibid., p. 860)
37Ce passage est très clair tout en appelant une autre précision : ici, c’est de lui-même, ou si l’on préfère, c’est aussi de lui-même dont parle Althusser car, avec Desanti, il est bien au centre de ce mouvement de retour au Husserl des sciences. Et ces « jeunes philosophes » évoqués par Althusser ? Voyons justement ici comment certains d’entre eux reconstruiront, à leur tour, cette situation.
3.2. Derrida et Foucault
38En phénoménologie, l’enseignement de Desanti et Althusser se traduira dans la réflexion sur le statut des objets idéaux et c’est, par exemple, L’origine de la géométrie de Husserl qui occupera la réflexion. Néanmoins, cette « phénoménologie du concept » est aussi manifestement très liée à l’épistémologie française : Bachelard et Canguilhem, quoiqu’ils n’aient pas de relation étroite, à proprement parler, avec Husserl36, trouvent également leur place dans l’horizon de la phénoménologie française. Si les jeunes philosophes, précisément Foucault, Derrida, et Lyotard empruntent des voies très différentes, leur travail a sans doute été marqué, de manière décisive, par ce noyau de marxisme, phénoménologie et épistémologie dont Althusser et Desanti étaient deux représentants distincts bien qu’ils aient chacun accordé au livre de Trần Đức Thảo une importance capitale. De ce point de vue, et dans ces limites, le lien marxisme-phénoménologie n’a pas cessé d’être décisif.
39Pour donner un aperçu de cette nouvelle situation philosophique et culturelle, il est intéressant d’analyser un passage de Derrida, extrait de Il gusto del segreto37 qui, entre autres écrits sur le même argument38, est à mon sens le plus significatif.
40Derrida rappelle d’abord que la phénoménologie existentialiste, celle de Sartre et Merleau-Ponty, n’a pas vraiment pris en considération les problèmes de l’épistémologie, de l’histoire de la science et des idéalités mathématiques. Il poursuit :
Lorsque j’étais jeune normalien, j’ai été sensible à cette effervescence en même temps marxiste et épistémologique ; il y avait des cours de Foucault sur Merleau-Ponty et sur Ideen II.39
41Ce texte permet une constatation : ranger non seulement Trần Đức Thảo, mais aussi Merleau-Ponty entre ces deux générations n’est pas si aisé : même Derrida, qui ne l’apprécie guère, reconnaît l’importance de Merleau-Ponty aussi pour sa génération. Et Derrida ajoute :
En lisant Husserl, je me suis dit qu’il fallait retourner à ce qui de Husserl n’avait pas été reçu en France, c’est-à-dire le problème de la science, de la couche dans laquelle s’enracinent les jugements idéaux, de l’histoire, et tout cela en lien avec le travail de Tran Duc Thao, dans sa tentative d’articuler la phénoménologie avec le matérialisme dialectique. D’où le choix que j’ai fait dans mon premier travail sur Husserl : privilégier la constitution génétique, la genèse des objets mathématiques, la genèse de l’objectivité et de la science. (ibid.)
42La référence de Derrida à l’introduction à L’origine de la géométrie de Husserl40 ne fait aucun doute, ce qui amène une autre considération : Derrida parle du Husserl des jugements idéaux et, en lien, il renvoie à Trần Đức Thảo, précisément à son œuvre majeure, Phénoménologie et matérialisme dialectique. Voilà à nouveau Trần Đức Thảo qui refait surface : la centralité du philosophe vietnamien est donc confirmée tout comme sa place à l’intersection des deux générations.
43On trouve en outre, dans un autre passage, une référence à Louis Althusser dont l’importance, ou mieux, le rôle primordial est alors attesté :
Ça va de soi, dans cette institution [l’ENS], il y avait Althusser, qui, à l’époque, n’enseignait pas beaucoup, mais dont on savait qu’il était marxiste, et encore Foucault, qui faisait cours sur Merleau-Ponty et sur les aphasies, sur Goldstein, la psychopathologie, le membre fantôme, etc.41
44À ce stade du développement, quelle conclusion, provisoire bien entendu, pouvons-nous tirer ? Hormis Althusser – dont le rôle fondamental dans cette histoire du lien marxisme-phénoménologie n’est plus à démontrer mais dont le marxisme, selon moi, n’a pas grand-chose de « phénoménologique », d’où la difficulté à le ranger parmi les « phénoménologues » –, les jeunes philosophes, comme nous l’avons évoqué, entretiennent un rapport beaucoup plus vague avec le marxisme. Cela va de soi, Foucault et Derrida ne sont pas des philosophes marxistes. On pourrait alors dire que, assurément, un certain lien entre phénoménologie et marxisme subsiste, ce qu’attestent très bien les passages cités d’Althusser et de Derrida. Il faut pourtant beaucoup élargir le sens des deux termes : « marxisme » doit être considéré suivant une acception très étendue, et il en va de même pour la phénoménologie car, tel était déjà le cas dans la période précédente, il ne s’agit pas d’une phénoménologie au sens d’un husserlianisme orthodoxe, d’autant plus que tout ce mouvement de phénoménologie idéalisante et scientiste se déroule sur un fond heideggérien, celui antihumaniste du « second » Heidegger et de la Lettre à Jean Beaufret sur l’humanisme42 : la science et la vérité sont des modalités de l’Être, leçon heideggérienne qui se révèle fondamentale pour Derrida comme pour Foucault43.
45Il devient alors intéressant de confronter le récit autobiographique de Derrida avec celui de Foucault. Comme Derrida, Foucault a évoqué à plusieurs reprises la période de sa formation intellectuelle : après l’analyse du passage issu de l’entretien mené par Foucault avec Roger-Pol Droit, voici un commentaire de la première version de la préface à la traduction anglaise du Normal et pathologique de Canguilhem – texte auquel j’ai déjà renvoyé plusieurs fois. Foucault identifie
une autre ligne de partage […] qui sépare une philosophie de l’expérience, du sens, du sujet et une philosophie du savoir, de la rationalité et du concept. D’un côté, une filière qui est celle de Sartre et de Merleau-Ponty ; et puis une autre qui est celle de Cavaillès, de Bachelard et de Canguilhem. En d’autres termes, il s’agit de deux modalités selon lesquelles on a repris, en France, la phénoménologie, lorsque, bien tardivement, vers 1930, elle a commencé enfin à être sinon connue, du moins reconnue. La philosophie contemporaine en France débuta dans ces années-là. Les Méditations cartésiennes […] permet[ent] deux lectures [de la phénoménologie] : l’une dans la direction d’une philosophie du sujet – et ce sera l’article de Sartre sur « La Transcendance de l’ego », en 1935 : et l’autre qui remontera vers les problèmes fondateurs de la pensée de Husserl, ceux du formalisme et de l’intuitionnisme, ceux de la théorie de la science – et ce sera, en 1938, les deux thèses de Cavaillès, sur la Méthode axiomatique et sur la Formation de la théorie des ensembles. Quels qu’aient pu être par la suite les déplacements, les ramifications, les interférences, les rapprochements même, ces deux formes de pensée ont constitué en France deux trames qui sont restées profondément hétérogènes.44
46Pourquoi une citation si longue ? Parce que nous sommes face à un texte très important qui mérite à la fois une analyse et un débat profonds, au vu des thèses qu’il renferme, et qui sont loin d’être évidentes45.
47Il faut d’abord préciser que le texte de Foucault est bien plus riche que celui de Derrida, ce qui est une occasion pour combler quelques lacunes du présent écrit. Je renvoie donc ici à deux références utilisées par Foucault lui-même : d’une part La transcendance de l’ego de Sartre, lequel est, chose pour le moins curieuse, classé du côté de la phénoménologie du sujet, et d’autre part le travail de Cavaillès, si important pour toute la reprise de la phénoménologie husserlienne en France.
48Si un premier regard plutôt superficiel nous permet sans doute d’apparenter les deux textes, un examen plus attentif laisse en revanche émerger des différences sensibles. L’une d’elles, la plus importante, réside dans le rôle attribué par Foucault à Canguilhem : en ce sens, Foucault ébauche une phénoménologie non seulement nietzschéenne46, inspirée par le thème de la vie qui est au centre de la réflexion de Canguilhem, mais aussi marxiste, car l’auteur de Le normal et le pathologique était lié, tout du moins au cours des années 1950, à la perspective marxiste de Georges Friedmann47. À ce propos, et le livre de Baring, The Young Derrida and French Philosophy, 1945-196848 l’atteste bien, n’oublions pas qu’Althusser rangeait Canguilhem du côté des phénoménologues « du sujet » (ibid., p. 41) : cela surprend et appelle donc une réflexion sur la distance toujours plus grande entre Althusser et son élève Foucault. Ce dernier développe en effet une phénoménologie qui se veut résolument être du concept, mais qui est marquée par la réflexion de Canguilhem : c’est précisément cette branche de la phénoménologie, liée au statut de la vie et à la biologie, qui conduira Foucault à la question de la biopolitique. Voilà l’élément qui sépare radicalement Foucault de Derrida car s’il est vrai que ce dernier a aussi élaboré une « phénoménologie de la vie », son idée de vie diverge totalement de celle de Foucault49. Mais ces considérations ne doivent pas effacer les points communs qui relient les deux jeunes philosophes : alors que Foucault ne mentionne que rarement Trần Đức Thảo, de son côté, Derrida a déclaré que Foucault en personne lui avait conseillé de lire l’œuvre du vietnamien50.
49Une chose est donc sûre : Trần Đức Thảo est une figure centrale et ces écrits nous le confirment. En outre, dans un autre texte, l’entretien avec Duccio Trombadori dans lequel il reconstruit sa jeunesse, Foucault mentionne aussi Merleau-Ponty et précise : « Sous bien des aspects, l’œuvre de Merleau-Ponty essayait de ressaisir les deux aspects de la phénoménologie »51. Ces « deux aspects » ne sont autres que la phénoménologie du concept et la phénoménologie du sujet. Ici, les mots de Foucault attestent donc l’importance de la pensée merleau-pontienne qui devient alors une référence pour le second moment de la relation marxisme-phénoménologie.
4. Conclusions : le problème marxisme-phénoménologie aujourd’hui, ou bien la confluence du rouge et du vert
50Ces pages nous mènent tout naturellement au présent et à la question : quelle relation entre marxisme et phénoménologie aujourd’hui ?
51Toute l’histoire que nous venons de parcourir, si abrégée soit-elle, appartient-elle au passé ? N’a-t-elle désormais qu’une signification historique ? Tandis qu’en 1989, après la chute du Mur, on répondait positivement à cette interrogation, aujourd’hui la réponse pencherait plutôt vers la négative. D’une part, la crise économique amorcée en 2007 a ressuscité au moins certains aspects de la pensée de Marx ; or si de tels aspects occupent les premières lignes du champ intellectuel, il faut nécessairement les rattacher au problème politique et philosophique central de notre époque, à savoir le problème écologique. De ce point de vue, la renaissance de Marx ne peut s’accomplir qu’avec une révision profonde de la structure essentielle de sa pensée ; c’est ici, encore une fois, que la phénoménologie peut être un outil pour enrichir et corriger le marxisme ; ici aussi, l’actualité des deux philosophes qui ont animé les pages précédentes, Merleau-Ponty et Trần Đức Thảo, est pour le moins surprenante. L’attention portée par le dernier Merleau-Ponty au problème de la nature ne nécessite aucune démonstration, mais il faut souligner : certes, la pensée merleau-pontienne est marquée par une discontinuité du fait de la rupture avec Sartre, tant sur la question du marxisme (Les aventures de la dialectique52 en sont l’expression majeure), que du point de vue philosophique (il passe de la phénoménologie de la perception à l’ontologie du visible et au concept de nature), mais il y a toutefois une continuité fondamentale à travers l’approfondissement du concept de Stiftung dont nous avons parlé, un concept clé aussi bien dans les cours sur la passivité et l’institution que dans ceux sur la Nature. Quant à l’« acommunisme » ou à la révision critique du marxisme mise en œuvre par Merleau-Ponty à partir de sa rupture avec Sartre, il faut se demander si, aujourd’hui, celui qui fut accusé de traîtrise ne doit pas en réalité être considéré comme le continuateur authentique d’un marxisme libéré de ses aspects totalitaires, à la hauteur des problématiques de notre temps.
52Si, donc, l’actualité de Merleau-Ponty semble être assurée, celle de Trần Đức Thảo et de son ouvrage majeur Phénoménologie et matérialisme dialectique, dans lequel la question de la nature est cruciale, ne laisse guère d’hésitation, même si c’est de façon différente ; il n’est donc pas étonnant qu’un des phénoménologues français les plus éminents de notre époque ait pu récemment parler d’une naturalisation de la phénoménologie à partir de ce livre53. Dans un sens différent mais aussi plus large, on peut alors dire que l’histoire du lien entre ces deux concepts, marxisme et phénoménologie, est loin d’être achevée : la question de l’écologie, si elle est liée, sur le plan philosophique, à la phénoménologie, implique une critique du capitalisme et par là même un retour à la critique de l’économie politique du grand philosophe allemand, ou pour le moins à certains de ses aspects.
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Notes de bas de page
1 M. Foucault, Introduction à G. Canguilhem, On the Normal and the Pathological, Boston, D. Reidel, 1978, traduction française dans M. Foucault, Dits et écrits, vol. III, Paris, Gallimard, 1994, en particulier p. 430 et suiv.
2 Dans l’immense bibliographie consacrée à la phénoménologie, je suggère quelques études d’ensemble : H. Spiegelberg, The Phenomenological Movement. An Historical Introduction, The Hague, Nijhoff, 1982 et The Context of the Phenomenological Movement, The Hague, Nijhoff, 1981 ; B. Waldenfels, Phänomenologie in Frankreich, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1998 ; pour une attention particulière au lien phénoménologie-marxisme, voir G. D. Neri, Prassi e conoscenza. Con una sezione sui critici marxisti della fenomenologia (Lukács, Adorno, Marcuse, Tran-Duc-Thao, Naville, Schaff), Milan, Feltrinelli, 1966 ; O. Pompeo Faracovi, Il marxismo francese contemporaneo fra dialettica e struttura, Milan, Feltrinelli, 1972 ; S. Petrucciani dir., Storia del marxismo, vol. II, Roma, Carocci, 2015, en particulier l’essai de M. Iofrida, « Marx in Francia », p. 43 et suiv., et la bibliographie relative ; voir aussi G. Cesarale, « Filosofia e marxismo nell’Europa della Guerra fredda », en particulier p. 127 et suiv., et la bibliographie relative ; quant aux acteurs et aux moments plus spécifiques de cette histoire voir infra.
3 D. Lindenberg, Le marxisme introuvable, Paris, Calmann-Levy, 1979.
4 À ce propos voir M. Iofrida, « Marx in Francia », art. cité.
5 L’exemple typique de ce « socialisme allemand » est incarné par Jean Jaurès, dont il faut rappeler la thèse de jeunesse De primis socialismi germanici lineamentis, Toulouse, Chauvin & Fils, 1891 (pour la traduction française plus récente voir J. Jaurès, Philosopher à trente ans, Paris, Fayard, 2000, p. 383 et suiv.)
6 G. Sorel, Considérations sur la violence, Paris, Marcel Rivière et Cie, 1908.
7 Voir l’ouvrage fondamental de Charles Andler : Nietzsche ; sa vie et sa pensée, 6 volumes, Paris, Bossard, 1920-1931. Pour quelques considérations sur le profil intellectuel d’Andler et pour une bibliographie plus détaillée voir M. Iofrida, « Michel Foucault entre Marx et Burckhardt : esthétique, jeu et travail », Marx & Foucault. Lectures, usages, confrontations, Christian Laval et al. éd., Paris, La Découverte, 2015, en particulier p. 144-145.
8 Geschichte und Klassenbewusstsein. Studien über marxistische Dialektik, Berlin, Malik-Verlag, 1923 ; traduction française : Histoire et conscience de classe, Paris, Minuit, 1960.
9 Dans la vaste bibliographie sur Hegel en France, ce lien n’est pas toujours signalé ; pour un retour relativement récent sur la question, voir G. Jarczyck et P.-J. Labarrière, De Kojève à Hegel. 150 ans de pensée hégélienne en France, Paris, Albin Michel, 1996.
10 Le texte principal de Kojève pour notre question est assurément : A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Paris, Gallimard, 1947.
11 Pour la reconstruction du contexte historique de l’après-guerre, voir J.-P. Rioux, Nouvelle histoire de la France contemporaine, t. 15, La France de la IVe République, 1944-1952, Paris, Le Seuil, 1980.
12 Sur l’importance du trotskisme à certains moments cruciaux de la question phénoménologie-marxisme, voir infra, p. 9-10.
13 Sur la pensée politique de Merleau-Ponty, outre la référence majeure à M. Revault d’Allonnes, Le pouvoir des commencements. Essai sur l’autorité, Paris, Le Seuil, 2006, voir Ph. Corcuff, « Actualité de la philosophie politique de Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) - (I) - Politique et raison critique », en ligne : [https://blogs.mediapart.fr/philippe-corcuff/blog/050109/actualite-de-la-philosophie-politique-de-maurice-merleau-ponty-1908-1961-i-politique-et-raison] et « Actualité de la philosophie politique de Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) - (II) - Politique et histoire », en ligne : [https://blogs.mediapart.fr/philippe-corcuff/blog/070109/actualite-de-la-philosophie-politique-de-maurice-merleau-ponty-1908-1961-ii-politique-et-histo].
14 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 199-202.
15 Ibid., p. 496 et suiv.
16 Concept fondamental de la phénoménologie husserlienne, le pré-thétique constitue un des piliers de la reconsidération phénoménologique du corps développée dans l’ouvrage par Merleau-Ponty ; la Stiftung est un fil conducteur de toute sa recherche ultérieure, dont le développement culmine dans les cours sur l’institution et la passivité : voir M. Merleau-Ponty, L’institution. La passivité. Notes de cours au Collège de France (1954-1955), Paris, Belin, 2003.
17 Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, ouvr. cité, p. 506.
18 Cette prise de position remonte à la toute première jeunesse de Merleau-Ponty : voir son premier écrit, « Christianisme et ressentiment », recension de Scheler, L’homme du ressentiment, Paris, Gallimard, 1933, publié originairement dans La vie intellectuelle, t. XXXVI, 1935, p. 278 et suiv. et repris dans M. Merleau-Ponty, Parcours 1935-1951, Paris, Verdier, 1997, p. 10 et suiv. ; pour la question de la Kultur et de la civilisation, voir p. 30.
19 De Karl Polanyi voir surtout La subsistance de l’homme : la place de l’économie dans l’histoire et la société, Paris, Flammarion, 2011 ; de Marcel Mauss, voir le célèbre Essai sur le don [1923-1924], Paris, PUF, 2012.
20 Sur Trần Đức Thảo voir surtout J. Benoist et M. Espagne éd., L’itinéraire de Tran Duc Thao. Phénoménologie et transferts culturels, Paris, Armand Colin, 2013 ; et l’excellent essai de Diego Melegari, « La verità di questo mondo. Rileggendo Tran-Duc-Thao », Dianoia, vol. XIX, 2014, p. 280 et suiv.
21 Sur cette distinction et sur l’essai de Michel Foucault qui l’a introduite voir supra, note 1.
22 Trần Đức Thảo, « Marxisme et phénoménologie », Revue internationale, no 2, 1946, p. 168-174.
23 Il n’existe, à ma connaissance, aucune étude à ce propos ; pour une reconstruction très riche du contexte historique et culturel de ces années voir M. Surya, La révolution rêvée. Pour une histoire des intellectuels et des œuvres révolutionnaires 1944-1956, Paris, Fayard, 2004.
24 J. Domarchi, « La théorie de la valeur et la phénoménologie », Revue internationale, no 2, 1945-1946, p. 154 et suiv. ; P. Naville, « Marx ou Husserl (I) », Revue internationale, no 3, 1946, p. 227 et suiv. et « Marx ou Husserl (II) », Revue internationale, no 5, 1946, p. 445 et suiv. ; M. Merleau-Ponty, « Marxisme et philosophie », Revue internationale, no 6, 1946, p. 518-526.
25 Du nom de Gramsci, à ma connaissance, on ne trouve pas trace dans les écrits du philosophe vietnamien.
26 Trần Đức Thảo, « Marxisme et phénoménologie », art. cité, p. 168.
27 Phénoménologie et matérialisme dialectique, Paris, Minh-Tân, 1951.
28 Sur ce nouveau contexte historique on peut voir J.-P. Rioux, Nouvelle histoire de la France contemporaine, t. 16, La France de la IVe République, l’expansion et l’impuissance, 1952-1958, Paris, Le Seuil, 1983.
29 J.-T. Desanti, Un destin philosophique ou les pièges de la croyance, Paris, Grasset, 1982, p. 289-290.
30 Sur Desanti voir Sylvain Auroux éd., Hommage à Jean-Toussaint Desanti, Paris, T.E.R., 1991 ; G. Ravis-Giordani éd., Jean-Toussaint Desanti. Une pensée et son site, Fontenay-aux-Roses, ENS Éditions, 2000. On doit aussi rappeler l’Archive numérique Desanti, éditée par l’Institut Desanti de l’ENS de Lyon, qui, depuis 2010-2011, opère la mise en ligne des parties importantes des archives du philosophe (un fonds de plus de 60 000 pages) : [http://archive.desanti.huma-num.fr/desanti].
31 J.-T. Desanti, Une pensée captive. Articles de La Nouvelle Critique (1948-1956), Paris, PUF, 2008.
32 Sur cet aspect voir surtout J.-T. Desanti, Phénoménologie et praxis, Paris, Éditions sociales, 1963.
33 La bibliographie sur Althusser est désormais immense ; outre le livre d’Étienne Balibar, Écrits sur Althusser, Paris, La Découverte, 1991, voir, aussi pour son ample répertoire bibliographique, l’étude plus récente de F. Raimondi, Il custode del vuoto. Contingenza e ideologia nel materialismo radicale di Louis Althusser, Vérone, Ombre Corte, 2011.
34 Pour ce passage, voir Luca Paltrinieri, « Philosophie, psychologie, histoire dans les années 1950. Maladie mentale et personnalité comme analyseur », L’angle mort des années 1950 : philosophie et sciences humaines en France, Giuseppe Bianco et Frédéric Fruteau de Laclos éd., Paris, Publications de la Sorbonne, 2016, p. 169 et suiv.
35 Esprit, XXII, juin 1954, p. 858 et suiv.
36 Pour cette connexion, voir à nouveau M. Foucault, Introduction à G. Canguilhem, On the Normal and the Pathological, ouvr. cité, en particulier p. 432-433, où l’auteur avance que l’épistémologie et l’histoire des sciences françaises ont constitué un moment essentiel de l’interprétation de la philosophie husserlienne.
37 Il gusto del segreto, Bari, Laterza, 1997.
38 Par exemple dans J. Derrida, « Ponctuations : le temps de la thèse », Du droit à la philosophie, Paris, Galilée, p. 444-445.
39 J. Derrida et M. Ferraris, Il gusto del segreto, ouvr. cité, p. 40 (la traduction française de ce passage et des suivants est la mienne).
40 E. Husserl, L’origine de la géométrie, traduction et introduction de Jacques Derrida, Paris, PUF, 1962.
41 J. Derrida et M. Ferraris, Il gusto del segreto, ouvr. cité, p. 41.
42 M. Heidegger, Lettre sur l’humanisme, traduction française de Roger Munier, Paris, Aubier Montaigne, 1957.
43 Dans une reconstruction plus ample et exhaustive de la question marxisme-phénoménologie, il faudrait approfondir le poids, dans toute la question, du « facteur Heidegger », en rappelant que, dès le début, la lecture française de Husserl a été très liée, si ce n’est confondue, avec celle de l’auteur d’Être et Temps.
44 M. Foucault, Introduction à G. Canguilhem, On the Normal and the Pathological, ouvr. cité, p. 430.
45 Même la distinction si rigide entre une phénoménologie du sujet et une phénoménologie du concept, très utile d’un point de vue opératoire – c’est d’ailleurs dans ce sens que je l’ai adoptée ici comme fil conducteur – ne tient pas à un examen plus rigoureux, tant il est vrai que Foucault même démontre qu’il ne la respecte pas toujours.
46 Ici, on pourrait ouvrir un autre chapitre pour une reconstruction plus complète de la question marxisme-phénoménologie en France, centré sur le rôle de la reprise de Nietzsche dont la philosophie a eu en effet une importance considérable, non seulement dans le second moment de cette histoire, mais aussi dans le premier. En ce sens, il suffit de rappeler que Sartre et Merleau-Ponty ont été contemporains de deux grands nietzschéens comme Bataille et Blanchot et qu’une autre figure de proue du paysage intellectuel français – restée ici dans l’ombre pour des raisons d’économie du texte – à savoir Henri Lefebvre, a publié en 1939, alors qu’il était marxiste et communiste, un ouvrage où il reliait Marx et Nietzsche : H. Lefebvre, Nietzsche [1939], Paris, Syllepse, 2003.
47 Friedmann, guère connu de nos jours, a joué un rôle important dans les débats politiques et philosophiques de l’après-guerre : son texte le plus célèbre est Problèmes humains du machinisme industriel, Paris, Gallimard, 1946.
48 The Young Derrida and French Philosophy, 1945-1968, Cambridge, CUP, 2011.
49 Voir à ce propos E. Stimilli dir., Decostruzione o biopolitica?, Macerata, Quodlibet, 2017, et, en particulier, mon essai « Fenomenologie della vita. Il confronto Derrida-Foucault nella Francia del dopoguerra fra Husserl, Heidegger e Nietzsche », p. 83-95.
50 D. Janicaud, Heidegger en France, vol. II, Paris, Albin Michel, 2011, p. 94.
51 Entretien avec Michel Foucault, dans M. Foucault, Dits et écrits, vol. IV, ouvr. cité, p. 53.
52 Les aventures de la dialectique, Paris, Gallimard, 1955.
53 J. Benoist, « Une première naturalisation de la phénoménologie ? », L’itinéraire de Tran Duc Thao, J. Benoist et M. Espagne éd., ouvr. cité, p. 25 et suiv.
Auteur
Université de Bologne
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