Chapitre 2
Le sort fait à chaque tableau
p. 111-177
Texte intégral
1Les résultats analysés jusqu’ici ne constituent qu’une introduction à l’objet propre de cette enquête : les attitudes et les comportements que nous avons cernés dans la première partie sont caractéristiques des visiteurs ou des groupes de visiteurs considérés à travers le sort que leur visite fait au musée. Autrement dit, ces attitudes et ces prédispositions des groupes n’ont été jusqu’ici référées qu’à des tableaux eux-mêmes considérés dans leur généralité interchangeable. Si toutes les variations du regard jeté sur un tableau étaient résumées par ces résultats, on pourrait effectivement considérer que, lorsqu’ils regardent de la peinture, les visiteurs sont porteurs d’attitudes et d’attentes qui varient selon les propriétés socioculturelles des groupes auxquels ils appartiennent, mais que ces prédispositions s’actualisent de la même manière quel que soit le tableau qu’ils ont sous les yeux, pourvu, à tout le moins, que ces tableaux appartiennent à un même genre culturel. C’est la limite que son questionnement générique marque à une sociologie de la consommation culturelle du musée, pratique dont la géographie sociale est déjà assez connue, même si nous avons pu y apporter quelques correctifs, notamment dans la première partie de ce texte. Reste pourtant à se demander si l’effet propre de chaque œuvre se moule mécaniquement dans ces cadres ou s’il révèle une efficace propre qui se compose avec les attitudes génériques dont sont porteurs les visiteurs.
2Les choix méthodologiques de cette enquête découlaient précisément d’une question théorique qui visait à construire comme deux objets différents la consommation de musée et l’interprétation de chaque message artistique. Il s’agissait en somme de se donner les moyens de séparer et comparer ce qui revient aux prédispositions culturelles des visiteurs et ce qui revient à l’effet spécifique d’une structure d’œuvre : l’hypothèse soumise au test empirique est évidemment ici qu’aucun des deux modèles extrêmes n’est vérifié – ni le modèle intégralement sociologiste dans lequel la réception des regardeurs pourrait se déduire de leurs propensions génériques quel que soit le tableau regardé ; ni le modèle miraculeux selon lequel les tableaux détiendraient chacun par sa singularité d’œuvre le pouvoir de faire faire aux visiteurs ce qu’implique son efficace propre, quelles que soient les attitudes socialement conditionnées des visiteurs. Autrement dit, cette enquête a voulu se donner les moyens de rassembler des données permettant d’explorer l’hypothèse qu’on ne retrouve pas, dans ce que les visiteurs et les différentes catégories de visiteurs font de chaque tableau et devant chaque tableau, ce qu’ils font du musée et dans le musée en général.
3La question que se pose le sociologue peut donc être différente selon les tableaux que regarde un visiteur. La mesure organisée selon notre dispositif d’observation peut nous apprendre quelque chose à la fois à propos des tableaux qui ont le plus d’effet insubstituable sur la réception et à propos des prédispositions des visiteurs les plus ou les moins rebelles à l’effet de réception propre d’un tableau. Pour ce faire, on se référera non seulement au nombre d’arrêts, mais surtout à la longueur du temps de visionnement consacré à chaque tableau considéré dans sa singularité. Les enquêtes qui ont porté sur l’individualité des objets d’exposition et qui ont été menées dans une perspective muséologique ont tendu à caractériser le pouvoir d’arrêt d’un tableau ou d’un objet exposé en le rapportant exclusivement au nombre d’arrêts qu’il a suscités – quitte à définir de manière plus ou moins exigeante l’arrêt minimum1. Dans cette perspective, on considère le pouvoir d’arrêter plus ou moins de sujets comme un indicateur du pouvoir d’arrêter plus ou moins longtemps. En se donnant ici une technique plus lourde afin de décompter les longueurs de stationnement devant chaque tableau, on a parié que ces deux mesures constituaient les indicateurs de deux effets différents susceptibles d’être produits par une peinture ou un objet plastique. On verra, en effet, par les variations du rang des tableaux qu’opèrent les deux indicateurs, dès lors qu’on classe chacun d’eux en fonction du nombre d’arrêts enregistrés ou du temps moyen de contemplation, que ces deux mesures ne favorisent pas les mêmes tableaux, ce qui permet peut-être d’inférer que ceux-ci ne produisent pas les mêmes effets perceptifs ou artistiques. Toute une série d’autres indicateurs du comportement muséal face aux tableaux individualisés et surtout d’autres traitements du temps donné aux tableaux – par exemple le fait de pouvoir rapporter le temps d’un sujet (ou le temps moyen d’un groupe) face à un tableau déterminé au temps théorique que celui-ci lui aurait accordé, en fonction du temps qu’il a consenti au musée, s’il avait distribué ce temps global au hasard – permettent en principe, par l’analyse des variations de classement que déterminent ces différentes mesures, de formuler quelques hypothèses interprétatives sur le sort différent que les différents groupes de sujets font aux différents tableaux du musée.
4Pour aller du simple au complexe, c’est-à-dire ici du plus générique au plus spécifique, le compte rendu présentera d’abord sous leur forme la plus générale les classements que nos mesures opèrent sur les tableaux exposés dans les salles A et C, lorsque l’on considère l’ensemble de l’échantillon (voir chapitre 1, section I. « Les visiteurs du musée Granet »). Ce premier point de vue sur les tableaux qui consiste à interroger leur pouvoir de faire s’arrêter et stationner plus ou moins longtemps les visiteurs sans considération de leur appartenance sociale ou de leurs caractéristiques culturelles, correspond à ce que l’on pourrait appeler le point de vue marchand du musée sur les tableaux qu’il soumet au marché du visionnement. Dans cette perspective, on instaure en somme une expérience imaginaire de rentabilisation du fonds offert à l’œil par un musée (ou par un conservateur qui s’identifierait à la maximalisation de l’usage marchand de son offre) : il ne s’agit que de savoir avec précision combien chacun des tableaux offerts parvient à prélever de temps (le coût en temps concédé étant ici l’équivalent d’un paiement monétaire, virtuel ou éventuel) sur le temps global qu’un flux de visiteurs donne au musée. Pour les besoins simples d’une telle comptabilité abstraite ce serait effectivement une solution que de classer les tableaux par le score global qu’ils obtiennent sur le marché du regard. Peu importerait en effet à un musée, s’il pouvait penser en tant que gestionnaire calculateur de ce qu’il fait payer aux visiteurs pour chacun des tableaux qu’il offre, que tel ou tel groupe de visiteurs – les femmes plutôt que les hommes, les prolétaires ou les snobs, les gens pressés ou les nonchalants – ait classé différemment par le temps consenti les tableaux offerts à l’œil. Au total, par rapport au flux des visiteurs, il importerait seulement à une telle pensée du musée – forme pure et extrême d’une pensée de marketing – de connaître, à toutes fins utiles, le pouvoir d’arrêt différentiel des tableaux qu’il offre au regard.
5On peut évidemment raffiner cette analyse de la dépense en temps consentie par les visiteurs, telle qu’elle est faite lorsqu’on s’en tient exclusivement au point de vue du musée. En effet, dans une telle mesure, le score d’un tableau – qu’on le définisse par la somme des temps donnés par les visiteurs qu’il a arrêtés ou par la valeur moyenne du temps que lui a donné un visiteur – agrège des dépenses en temps consenties par des visiteurs qui, par définition, ne disposaient pas du même temps global à distribuer entre les différents tableaux, puisqu’ils ont cheminé plus ou moins rapidement dans le musée. Si cette inégalité des budgets-temps des différents visiteurs est sans conséquence pour une comptabilité qui ne se préoccupe que de ce qu’a « rapporté » un tableau indépendamment de la richesse ou de la pauvreté relatives des visiteurs qui ont payé de leur temps, elle produit un classement des tableaux dans lequel les choix des visiteurs pèsent d’autant plus ou d’autant moins qu’ils ont stationné plus ou moins longtemps dans le musée en fonction de leurs emplois du temps ou de leurs habitudes. On peut donc, pour les besoins d’une analyse de la demande, songer à neutraliser cette inégalité des budgets-temps afin de serrer de plus près goûts et préférences des visiteurs, en pondérant le temps donné à un tableau par chaque visiteur par le temps moyen que celui-ci a consacré aux différents tableaux devant lesquels il s’est arrêté.
6La division du temps qu’un sujet a donné à un tableau par le temps moyen donné par ce même sujet à ses arrêts-tableaux définit un coefficient d’intérêt relatif où un sujet se trouve, pour un tableau donné, à la valeur 1 s’il donne à un tableau l’exact équivalent de ce qu’il donne en moyenne à n’importe quel tableau, à une valeur inférieure à 1 s’il lui a donné moins, et supérieure à 1 s’il lui a donné plus. C’est ce score corrigé qui, dans les tableaux synoptiques, classe les tableaux sous la rubrique du temps pondéré.
7On présentera dans un deuxième temps l’analyse des classements que les mesures de l’enquête opèrent entre chacun des 32 tableaux lorsque l’on considère les 16 groupes que notre enquête permet de séparer (voir chapitre 1, section II. « Les types de visites »). Ce deuxième point de vue, fondé sur la différenciation interne du public de visiteurs permet en effet de décrire non seulement des goûts ou des dédains spécifiques à chaque groupe, mais aussi l’effet propre de certains des 32 tableaux ou de l’association de plusieurs d’entre eux selon qu’ils varient ou non entre les groupes. C’est là, si l’on veut le point de vue des singularités – visiteurs et tableaux – puisqu’on apprend quelque chose des œuvres par la connaissance de ceux qui les choisissent et du goût des visiteurs par la connaissance de ce qu’ils choisissent.
I. Le succès des œuvres : le classement des tableaux en fonction du sort que leur a fait l’ensemble des visiteurs
8Le plus direct des indicateurs du coût psychologique et symbolique que les visiteurs consentent à chaque tableau est évidemment le temps de visionnement qu’ils y consacrent et que cette enquête a essayé de mesurer aussi scrupuleusement que possible (par le temps « brut » ou le « temps pondéré »). Cet indicateur révèle, sur les 32 tableaux des deux salles où ont été conduites les observations quantifiées, une forte dispersion des temps moyens qui classent les différents tableaux. L’observation ethnographique a souvent rencontré sous sa forme qualitative cette variabilité du traitement réservé aux tableaux d’une exposition selon les visiteurs. Mais le sceptique en matière d’expérience esthétique peut encore supposer que, par-delà les déclarations de préférences que l’on obtient un peu trop facilement par un questionnaire (où une réponse coûte toujours moins que ce que coûte, dans une visite réelle, un acte d’attention et d’exploration), la distribution des regards sur les tableaux d’une exposition ne serait statistiquement pas très éloignée du traitement aléatoire que des chalands font visuellement d’un étalage dans une pratique d’exploration ou de promenade. Dans un tel modèle, qui n’est autre que celui du « shopping », l’attention exploratoire qu’un visiteur donnerait en plus à un tableau, un autre la lui donnerait en moins et, tout compte fait, on pourrait s’attendre à ce que les tableaux obtiennent un traitement proche d’une distribution au hasard du temps de visionnement où, à quelques produits-vedettes près, l’offre d’images serait consommée au hasard du picorage. Au travers de cette mesure, même limitée à deux salles d’un musée, on voit au contraire, en considérant les temps moyens de visionnement consacré à chaque tableau (quotient de la somme des stationnements de plus de trois secondes devant un tableau par le nombre de visiteurs ayant effectué un tel arrêt pour le temps moyen « brut » ; ou division de ce temps par le temps moyen consacré par chaque sujet aux tableaux qui l’ont retenu plus de trois secondes pour le temps « pondéré »), que cette mesure produit un véritable palmarès où les scores des tableaux les plus regardés sont nettement détachés par rapport aux suivants, appelant ou suggérant ainsi des questions iconographiques ou iconologiques : la simple lecture du T.2.01 laisse en effet perplexe et les questions qu’elle ouvre, par ses résultats agrégés, conduiront aux analyses de la section II.
T.2.01. La distribution décroissante des temps moyens « bruts » consacrés aux 32 tableaux des salles A et C (palmarès général)
![]() 1. P. Revoil (Tb.9) 23,6 s | ![]() 2. F.-M. Granet (Tb.5) 18,8 s | ![]() 3. P. Cézanne (Tb.22) 15,2 s |
![]() 4. P. Cézanne (Tb.31) 13,9 s | ![]() 5. P. Cézanne (Tb.21) 13,7 s | ![]() 6. P. Cézanne (Tb.23) 13,3 s |
![]() 7. Frères Le Nain (Tb.15) 13,3 s | ![]() 8. F.-M. Granet (Tb.17) 10,9 s | ![]() 9. P. Cézanne (Tb.20) 10,6 s |
![]() 10. M. Drolling (Tb.28) 10,3 s | ![]() 11. D. Ryckaert II (Tb.16) 10,3 s | ![]() 12. P. Cézanne (Tb.24) 9,2 s |
![]() 13. S. Van Beest (Tb.14) 9,0 s | ![]() 14. Th. Géricault (Tb.10) 8,8 s | ![]() 15. J.-F. P. Peyron (Tb.30) 8,6 s |
![]() 16. D. Teniers (Tb.18) 8,7 s | ![]() 17. P. Duqueylar (Tb.2) 8,4 s | ![]() 18. Attribué à J.-G. Drouais (Tb.4) 8,2 s |
![]() 19. J.-A. D. Ingres (Tb.1) 8,1 s | ![]() 20. É. Bernard (Tb.13) 8,0 s | ![]() 21. J.-A. D. Ingres (Tb.3) 8,1 s |
![]() 22. Anonyme, xviie siècle (Tb.29) 7,8 s | ![]() 23. J.-L. David (Tb.7) 7,7 s | ![]() 24. P. Cézanne (Tb.19) 7,7 s |
![]() 25. J.-L. David (Tb.6) 7,6 s | ![]() 26. F.-J. Kinson (Tb.12) 7,4 s | ![]() 27. J. Gibert (Tb.27) 7,2 s |
![]() 28. Anonyme (Tb.11) 6,5 s | ![]() 29. P.-M. Quay (Tb.8) 6,3 s | ![]() 30. P. Cézanne (Tb.26) 6,0 s |
![]() 31. P. Cézanne (Tb.25) 5,5 s | ![]() 32. F.-N. Frille (Tb.32) 1,0 s |
9Sept tableaux figurant en tête du palmarès des temps de visionnement ont un temps moyen qui, par le dénivelé des valeurs, individualise l’effet qu’ils ont produit sur un flux de visiteurs. Ces sept tableaux sont tous situés au-dessus du temps moyen consacré à un tableau par l’ensemble de l’échantillon.
A. La convergence des classements opérés par le comportement muséal des visiteurs
10Le temps moyen d’arrêt devant un tableau n’est pas la seule mesure possible du comportement par lequel les visiteurs ont individualisé un tableau : d’autres critères du sort fait aux tableaux offerts produisent d’autres classements qui peuvent suggérer, lorsqu’ils introduisent des différences de rangs, une interprétation plus nuancée à la fois du sens des divers comportements muséaux en même temps qu’ils suggèrent quelque chose des actes sémiques qui sont à l’œuvre dans la perception de la peinture.
11Le tableau synoptique T.2.02 (infra) donne, outre le classement selon le temps moyen « brut », le classement selon le temps moyen « pondéré », le classement par nombre des arrêts caractérisés (plus de trois secondes), le classement par le nombre de retours dont un tableau a été l’objet, enfin le classement par le nombre de fois dont a été consultée la notice qui l’accompagne. On aperçoit alors quelques tendances générales qui se dégagent de la convergence des divers classements (ci-dessous, A.1), mais surtout une structure qui semble commander les permutations de rang de certains groupes de tableaux selon la mesure qui opère le classement (voir ci-dessous, A.2).
On a intercalé ci-dessus (T.2.01), pour la commodité de la lecture des classements que nous présentons, les vignettes correspondant au numéro des tableaux ainsi que la position de ces tableaux dans l’espace de l’offre muséologique des salles A et C.
Schéma S.7. Implantation des tableaux dans les salles A et C

Les pastilles qui entourent le numéro des tableaux ont une surface proportionnelle aux temps moyens de l’arrêt qu’ils ont suscité de la part de l’ensemble de l’échantillon.
Les tableaux de la salle A
![]() Tb.1 J.-A. D. Ingres, Étude d’homme de profil, en vue de la composition de Jupiter et Thétis. | ![]() Tb.2 P. Duqueylar, Bélisaire. |
![]() Tb.3 J.-A. D. Ingres, Étude d’homme, assis de profil. | ![]() Tb.4 Attribué à J.-G. Drouais, Thétis donnant les armes à Achille à la mort de Patrocle. |
![]() Tb.5 F.-M. Granet, Le cloître de la chartreuse Sainte-Marie-des-Anges à Rome. | ![]() Tb.6 J.-L. David, Portrait d’un jeune garçon. |
![]() Tb.7 J.-L. David, Première idée pour le vieil Horace du « Serment des Horaces ». | ![]() Tb.8 P.-M. Quay, Jeune homme. |
![]() Tb.9 P. Revoil, François Ierfaisant chevalier son petit-fils François II. | ![]() Tb.10 Th. Géricault, JeuneGrec endormi sur un rocher au bord de la mer. |
![]() Tb.11 Anonyme, Académie d’homme debout. | ![]() Tb.12 F.-J. Kinson, Portrait du comte Henri Siméon enfant. |
Les tableaux de la salle C
![]() Tb.13 É. Bernard, Hommage à Cézanne. | ![]() Tb.14 S. Van Beest, Homme à la pipe. |
![]() Tb.15 Frères Le Nain, Les joueurs de cartes. | ![]() Tb.16 D. Ryckaert II, Intérieur de corps de garde. |
![]() Tb.17 F.-M. Granet, Vieillard méditant sur une tête de mort. | ![]() Tb.18 D. Teniers, La tentation de saint Antoine. |
![]() Tb.19 P. Cézanne, Femme au miroir. | ![]() Tb.20 P. Cézanne, L’apothéose de Delacroix. |
![]() Tb.21 P. Cézanne, Baigneuses. | ![]() Tb.22 P. Cézanne, Portrait de Madame Cézanne. |
![]() Tb.23 P. Cézanne, Nature morte : sucrier, poires et tasse bleue. | ![]() Tb.24 P. Cézanne, Bethsabée. |
![]() Tb.25 P. Cézanne, Paysage de la campagne d’Aix. | ![]() Tb.26 P. Cézanne, Paysage de la campagne d’Aix : à la tour de César. |
![]() Tb.27 J. Gibert, Le Vallon de Saint-Pons. | ![]() Tb.28 M. Drolling, Jeune paysanne à sa fenêtre. |
![]() Tb.29 Anonyme, Nature morte aux pêches. | ![]() Tb.30 J.-F. P. Peyron, Sainte Madeleine méditant. |
![]() Tb.31 P. Cézanne, Le rêve du poète. | ![]() Tb.32 F. N. Frille, Le baiser de la Muse. |
T.2.02. Les classements des 32 tableaux selon quelques indicateurs de l’intérêt manifesté par les visiteurs
Indicateurs / Rangs | (1) Temps moyens | (2) Temps pondérés | (3) Nombre d’arrêts | (4) Nombre de notices lues | (5) Nombre de retours |
1 | Tb.9 Revoil | Tb.9 | Tb.22 | Tbs.27/9/15 | Tb.4 |
89 % | 30 % | ||||
2 | Tb.5 Granet | Tb.5 | Tb.21 | Tb.21 | |
83 % | 12 % | ||||
3 | Tb.22 Cézanne | Tb.22 | Tbs.23/5 | Tb.22 | |
82 % | 10,4 % | ||||
4 | Tb.31 Cézanne | Tb.31 | Tb.5 | Tb.23 | |
7 % | |||||
5 | Tb.21 Cézanne | Tb.23 | Tbs.27/9 | Tb.16 | Tb.20 |
81 % | 6 % | ||||
6 | Tb.23 Cézanne | Tb.15 | Tb.28 | Tbs.24/19 | |
5 % | |||||
7 | Tb.15 Le Nain | Tb.21 | Tb.31 | Tb.30 | |
80 % | |||||
8 | Tb.17 Granet | Tb.28 | Tb.20 | Tb.17 | Tbs.29/27/18/15/14/13 |
78 % | 3 % | ||||
9 | Tb.20 Cézanne | Tb.17 | Tb.26 | Tb.29 | |
75 % | |||||
10 | Tb.28 Drolling | Tb.20 | Tbs.24/19 | Tb.31 | |
73 % | |||||
11 | Tb.16 Ryckaert | Tb.16 | Tb.18 | ||
12 | Tb.24 Cézanne | Tb.30 | Tbs.16/7 | Tb.7 | |
71 % | |||||
13 | Tb.14 Van Beest | Tb.10 | Tb.10 | ||
14 | Tb.10 Géricault | Tb.18 | Tbs.29/28/25/14/10/6/4 | Tbs.14/3 | Tbs.25/17 |
70 % | 2,7 % | ||||
15 | Tb.30 Peyron | Tb.1 | |||
16 | Tb.18 Teniers | Tb.14 | Tbs.2/6 | Tbs.31/30/28/26/3 | |
2 % | |||||
17 | Tb.2 Duqueylard | Tb.4 | |||
18 | Tb.4 Drouais | Tb.2 | Tb.19 | ||
19 | Tb.1 Ingres | Tb.24 | Tbs.23/13 | ||
20 | Tb.13 Bernard | Tb.29 | |||
21 | Tb.3 Ingres | Tb.3 | Tb.30 | Tbs.21/11/12 | |
69 % | |||||
22 | Tb.29 École franc. xviie | Tb.12 | Tbs.15/11 | Tbs.32/16/2 | |
68 % | |||||
23 | Tb.7 David | Tb.19 | |||
24 | Tb.19 Cézanne | Tb.6 | Tbs.18/2 | Tb.24 | |
67 % | |||||
25 | Tb.6 David | Tb.7 | Tb.1 | Tbs.11/10/9/8/7/6/5/1 | |
0,7 % | |||||
26 | Tb.12 Kinson | Tb.13 | Tbs.17/12/8/3/1 | Tb.8 | |
66 % | |||||
27 | Tb.27 Gibert | Tb.27 | Tb.26 | ||
28 | Tb.11 Géricault | Tb.11 | Tbs.32/25 | ||
29 | Tb.8 Quay | Tb.26 | |||
30 | Tb.26 Cézanne | Tb.8 | |||
31 | Tb.25 Cézanne | Tb.25 | Tb.13 | ||
61 % | |||||
32 | (Tb.32) Frille | (Tb.32) | (Tb.32) | Tb.12 | |
26 % | 0 % |
1. L’hétérogénéité des genres de peinture sur lesquels converge l’attention d’un public de musée
12On aperçoit d’abord, sur le T.2.02, la superposition presque complète du classement des tableaux opéré par les temps moyens, « bruts » et « pondérés », dans les colonnes 1 et 2. Le palmarès aux temps des tableaux présentés dans les salles A et C est le même, puisque les permutations, d’un bout à l’autre du classement, ne portent jamais sur plus de deux ou trois rangs ; le classement selon les temps « bruts » et « pondérés » est exactement le même en haut comme en bas du classement. On sait, depuis la loi d’Engel, que, dans d’autres budgets que les budgets-temps, la variation du niveau de dépense disponible conditionne de fortes permutations dans la proportion des dépenses consenties à chaque poste budgétaire (dont l’équivalent serait ici chacun des 32 tableaux). En matière de temps concédé au plaisir ou à l’intérêt porté à des œuvres singulières, le temps absolu donné au visionnement des tableaux se révèle, au contraire, comme un bon indicateur, indépendamment de sa valeur relative par rapport au budget-temps de chacun des visiteurs. Ce parallélisme des classements opérés par les temps moyens « bruts » et « pondérés » (colonnes 1 et 2) est d’autant plus remarquable que les classements opérés par d’autres indicateurs du comportement muséal manifesté face à chacun des tableaux (colonnes 3, 4 et 5) produisent, eux, de fortes perturbations de rang.
13Ceci ne signifie pas que la neutralisation du volume différent des budgets-temps propres à chaque visiteur ne permette pas d’observer, lorsque l’on pousse l’analyse jusqu’aux choix caractéristiques des groupes découpés par l’enquête, des spécificités qui sont commentées ci-dessous (section II. B) et qui s’annulent dans une mesure globale comme celle que nous examinons ici.
![]() Tb.9 | ![]() Tb.5 | ![]() Tb.22 |
![]() Tb.31 | ![]() Tb.21 | ![]() Tb.23 |
![]() Tb.9 | ![]() Tb.5 |
14Les six tableaux qui, par le temps moyen (« brut » ou « pondéré ») qu’ils ont obtenu (tous visiteurs confondus), se détachent des autres sont aussi les six tableaux classés en tête par le nombre d’arrêts (colonnes 1, 2 et 3). Un succès est ainsi fait à un groupe de tableaux qui associe le Tb.9 (Revoil) ; le Tb.5 (Granet) ; le Tb.22 (Cézanne) ; le Tb.31 (Cézanne) ; le Tb.21 (Cézanne) et le Tb.23 (Cézanne). Comme le nombre d’arrêts produit un classement qui ne concorde pas toujours avec le classement produit par les temps moyens (comme on le voit en comparant les colonnes 1 et 2 à la troisième du T.2.02), cette convergence entre les trois premières colonnes sur un lot de tableaux nettement détachés en tête du palmarès souligne un intérêt qui se trouve attesté par des comportements muséaux de signification probablement différente. Si on se reporte à l’iconographie de ces six tableaux, au genre ou au style dont ils relèvent, à leur place dans l’histoire de l’art, il faut bien convenir que les tableaux vedettes des salles A et C constituent un ensemble hétérogène, une sorte de pot-pourri qui défierait le commentaire unificateur du « connaisseur » ou de l’historien des styles. On voit en effet se rassembler ici, par l’attention qui leur est majoritairement accordée, dans une sorte de « classement général », à la fois les Cézanne les plus caractéristiques proposés par le musée Granet (Tb.22 : Portait de Madame Cézanne, Tb.21 : Baigneuses et Tb.23 : Nature morte : sucrier, poires et tasse bleue), mais aussi, et encore mieux placés, deux tableaux qui sont d’une notoriété bien moindre en même temps que d’une facture également éloignée de toutes les formes d’art contemporain. De surcroît, ces deux outsiders diffèrent entre eux tant sous le rapport stylistique que par l’appartenance du mieux classé à la peinture d’histoire la plus traditionnelle et, partant, par la familiarité culturelle ou érudite qu’ils appellent. Il s’agit du Tb.9 (Revoil : François Ier faisant chevalier son petit-fils François II) et du Tb.5 (Granet : Le cloître de la chartreuse Sainte Marie des Anges à Rome).
15Que sont donc ces deux tableaux qui, évalués à l’indicateur le plus syncrétique mais aussi le plus sûr de l’attention prêtée à un objet plastique, à savoir le temps pendant lequel il immobilise le regard des spectateurs, apparaissent ainsi, dans les salles A et C, comme les deux tableaux les plus efficaces ? Et ceci, on le voit aussi tout autant par le classement au temps « brut » qu’au temps « pondéré », qui neutralise la vitesse inégale avec laquelle les visiteurs ont parcouru le musée.
16Ils ont assurément en commun d’être les deux tableaux les plus grands qui figurent dans ces salles. Et l’explication raisonnable proposée dans les études expérimentales2 qui ont mis en évidence le rôle de la taille dans le pouvoir d’arrêt propre aux objets d’exposition se trouverait ici confortée, par le fait que la grande taille est associée dans ces deux tableaux, comme souvent dans les « grandes machines » peintes, à la diversité et au nombre des personnages, offrant ainsi à l’œil un foisonnement pré-iconographique qui allonge d’autant le parcours interprétatif imposé au regard, ne serait-ce qu’en complexifiant la tâche – préalable en toute perception d’une peinture dès lors qu’on la regarde comme une image intentionnelle, et cela quelle que soit la visée artistique du spectateur – consistant à identifier le sens narratif et la conformation générale d’une scène ou d’une cérémonie de foule.
17Même si cette variable, sous sa forme la plus mécanique, lorsqu’elle ne se réfère qu’à la taille ou au remplissage du tableau, joue ici un rôle, nos mesures empiriques interdisent certainement de conclure que ce facteur3 suffit à porter en tête, en concurrence avec des Cézanne, une peinture d’histoire de Pierre-Henri Revoil, laquelle devance même, par le temps moyen de visionnement qu’elle a obtenu, une composition tout aussi travaillée de Granet. En effet, la toile de Granet avec plus de 5 m2 en impose visuellement davantage que les 2 m2 de celle de Revoil sans pour autant lui ravir une première place qui se trouve attestée dans les deux premières colonnes du T.2.01 : temps moyen « brut » (où le Revoil, avec 23,6 secondes, se situe au double du temps moyen), mais aussi temps moyen « pondéré ». En outre, une troisième toile dans les salles A et C est, elle aussi, d’une taille analogue à celle du Revoil ; c’est une peinture à l’antique de Duqueylard (Tb.2, Bélisaire), qu’il faut pourtant aller chercher en milieu des classements, quel que soit le critère classificateur que l’on retienne (17e et 18e rangs aux temps, 24e rang au nombre d’arrêts, 19e rang par la lecture des notices et 22e rang au nombre des retours).
Tb.2

18Le classement modeste d’autres toiles de ces mêmes salles, qui proposent pourtant des scènes à personnages multiples dont l’interprétation narrative requerrait aussi une exploration attentive, montre, par différence, que les deux tableaux (Tb.9 et Tb.5) favorisés par l’attention des visiteurs offrent à la perception picturale des caractères communs qui semblent jouer un rôle récurrent dans l’attention qu’un tout-venant de visiteurs de musée accorde à des toiles. Il existe, nous l’avons supposé en introduction, une « kuntswollen du récepteur », une « volonté vide », mais ferme, de se donner ou de se laisser aller au plaisir esthétique, qui, en l’absence des savoirs érudits ou des accoutumances formelles, arrimant chez le spécialiste ou l’amateur la perception sur des structures fines de l’œuvre, accomplit sa dégustation spontanée en la guidant sur des repères plastiques capables de la réassurer en lui assurant qu’elle s’applique à un objet méritant d’être goûté picturalement. Dans cette tâche d’identification des tableaux qui valent la peine d’être perçus comme objets picturaux, il est évident que se trouvent privilégiés les caractères d’une facture plastique capable d’attester, y compris avec redondance, l’appartenance d’une peinture particulière à la Peinture. Tout ce qui dans la composition, le traitement des détails, le fini, voire le léché, la richesse ou la rareté tant du matériau pictural que de l’objet représenté, dans la dignité ou la solennité des scènes (par opposition à l’anecdotique, au comique ou au familier), la virtuosité dans la maîtrise des difficultés surmontées au profit de l’effet illusionniste (perspectives rares, lumières, grain, reflets, sfumato) garantit et désigne une peinture comme « vraie peinture » – et cela indépendamment de la connaissance par ouï-dire des hiérarchies légitimes ou savantes – tend à privilégier les tableaux saturés de ces qualités directement reconnaissables et, à ce titre, rassurantes parce qu’elles exorcisent le risque de l’erreur sur l’objet dès lors que l’on a pris le risque de le prendre comme objet de plaisir.
19C’est sans doute, nous le supposons, cette composante de l’expérience artistique commune, que rien ne permet de placer hors expérience artistique ou de caricaturer comme faire-semblant social dépourvu de tout retentissement interne, qui explique ici la performance du Revoil, type-idéal d’un tableau capable de fonctionner comme un symbole plénier de la peinture pour ceux, les plus nombreux, qui veulent d’abord trouver dans une peinture le répondant autorisé du plaisir spécifique qu’ils prennent à la peinture comme imagerie travaillée. Type-idéal distinct de ces autres peintures, symboles éclatants de la peinture, que représentent des tableaux ou des peintres dont la légitimité nominale est connue ou reconnue indirectement, que ce soit sous les espèces des grands noms de la peinture classique ou des monstres sacrés de l’art contemporain.
2. Autres convergences des classements ; le cas des tableaux dédaignés : les « études » versus les œuvres
![]() Tb.2 | ![]() Tb.4 |
20Parmi les tendances générales qui s’attestent dans la convergence des divers classements, on peut encore noter, en descendant plus bas dans le classement, une prime au portrait de grande lisibilité ou à la scène de genre bien identifiable, peut-être aussi au tableau de référent mythologique symbolisant la solennité de la peinture lettrée (Tb.2, Duqueylard : Bélisaire, et Tb.4, Drouais : Thétis donnant les armes à Achille à la mort de Patrocle). En tout cas, on ne rencontre pas cette convergence tendancielle sur les tableaux négligés, ceux qui figurent dans les quinze derniers rangs : la plupart de ces mal classés se trouvent avoir retenu une attention, difficile à analyser plus avant ici, qui les déclassant au temps donné les classe plus haut, au moins sous le rapport d’un indicateur : on voit ainsi justifié le choix de diversifier les indicateurs de l’intérêt visuel porté à la peinture puisque la diversité des composantes d’une expérience visuelle se compose différemment selon les tableaux : on n’observe presque jamais dans un public réel de visiteurs de musée une unité indécomposable de l’effet propre à un tableau qui, bien ou mal, le classerait toujours de la même manière. Les indicateurs de l’expérience visuelle que nous avons retenus ne sont donc pas interchangeables, ils mesurent des composantes différentes de l’intérêt artistique.
![]() Tb.11 | ![]() Tb.12 | ![]() Tb.8 |
![]() Tb.6 | ![]() Tb.3 |
21Seule exception, quelque peu paradoxale, à cette loi de l’inégale vertu des tableaux selon la question que leur pose le comportement muséal, le lot des cinq tableaux (Tb.11, Tb.12, Tb.8, Tb.6 et Tb.3) qui figurent toujours aux derniers rangs, quel que soit l’indicateur retenu, contient 3 toiles signées de noms connus, Géricault (Étude d’académie)4, David (Portrait d’un jeune garçon) et Ingres (Étude d’homme, assis de profil). Ce n’est sans doute pas un hasard s’il s’agit dans les trois cas d’études désignées comme telles par leur titre et identifiables par leur facture comme par l’absence de mise en situation : on est ici aux antipodes de la saturation de l’objet peint en signes extérieurs de l’appartenance à la peinture au sens plénier, dont nous venons de voir avec le Revoil le rôle qu’elle jouait pour la plus grande partie d’un public de visiteurs de musée. En tout cas, elles ne sont pas elles-mêmes pré-désignées par une notoriété d’œuvre : c’est bien l’individualité d’une œuvre, reconnue ou attendue en son nom propre, plus que le nom propre du peintre qui fait frayage de l’attention. Ceci va en sens inverse de la représentation commune de l’effet de légitimité qui, en sa forme aplatie et vulgarisée, porte à ne voir dans l’efficacité de la légitimité culturelle qu’un effet mécanique de la notoriété des noms d’auteur.
22L’examen des palmarès suggère aussi que le mauvais classement des tableaux relevant de certains genres, par exemple le paysage ou la nature morte – et cela bien avant le décrochage du grand public par rapport aux formes non figuratives de l’art contemporain –, isole dans l’intérêt porté à des tableaux une composante de l’expérience picturale qui reste assez indifférente aux matières et aux structures formelles de la peinture et qui renverrait plutôt au plaisir actif de reconnaître et d’interpréter gestes et expressions de la vie. Cette composante dont le poids dans les goûts effectivement professés est assurément fort variable selon les groupes socioculturels et selon les périodes historiques définit un plaisir qui se satisfait plus facilement dans la représentation de l’animé que dans celle de l’inanimé et, plus précisément encore, dans les mises en intrigue ou en scénario du « sujet », potentialités ou manifestations de « vie » qui regroupent ici dans le milieu du palmarès de nombreuses scènes de genre ou des portraits expressifs. On aperçoit cette demande, dans notre enquête, sous une forme grossie avec les choix qui modèlent les orientations majoritaires vers le narratif ou l’anecdotique. La sensibilité différentielle des groupes à cette composante, qui, au total, pèse toujours dans un échantillon tout-venant, explique que c’est surtout dans l’examen plus affiné des préférences et des dédains des différents groupes que l’on verra son action sur les 32 tableaux5.
3. Le regroupement des tableaux en fonction de caractéristiques du « sujet » : le « vivant » et l’« inanimé » ; l’« intemporel » et le « narratif »
23On peut, pour systématiser l’analyse du rôle des actes sémiques à l’œuvre dans l’interprétation d’un tableau, tirer parti d’une éventuelle proximité du classement des tableaux qui sollicitent identiquement l’activité interprétante des visiteurs selon la part qu’ils font aux « sujets » ou « motifs » animés, par opposition aux sujets ou motifs inanimés, ainsi que selon le degré auquel l’image invite à restituer une scène à un récit, à une interaction entre personnages ou à la recherche d’un « avant » et d’un « après », qui impose ainsi au spectateur une attention ou une question diégétique6.
24Pour tester la convergence des effets-tableaux liés à ces deux dimensions de l’interprétation, on a donc réparti ici les 32 tableaux en 3 catégories ; (I) : tableaux dont le sujet présente un ou des êtres animés et impose ou sollicite une mise en diégèse au moins minimale pour pouvoir se prononcer sur ce qu’il représente ; (II) : tableaux présentant des êtres animés, mais dont l’interprétation n’appelle pas cette interrogation conditionnelle ou hypothétique sur l’avant ou l’après du moment figuré par l’image ou par certains traits ou zones de l’image ; (III) : tableaux excluant figures animées comme mouvement diégétique. Sur le lot des tableaux de notre enquête, on est ainsi amené à les répartir, pour 12 d’entre eux dans la première catégorie (personnages multiples, scènes réalistes mythologiques, religieuses, historiques ou énigmatiques) ; la deuxième catégorie regroupe 15 toiles (portraits pour l’essentiel, mais aussi académies et études), puisque nous exigeons dans la première catégorie, la présence de « sujets » ou de « motifs » appelant une interprétation diégétique caractérisée, c’est-à-dire capable de mettre en mouvement l’interrogation du spectateur à propos d’une interaction ou d’un scénario. La troisième catégorie, qui comprend ici 5 tableaux rassemble les natures mortes et les paysages.
Les classements de chacun des tableaux ainsi recatégorisés contribuent alors à chiffrer une réussite, auprès du spectateur, de la catégorie à laquelle appartiennent ces tableaux : on peut trancher du fait qu’il y a ou non une « prime à la réception » en fonction de cette catégorisation des contenus figuratifs. On voit la différence de cette méthode avec celle, souvent utilisée, qui consiste à questionner directement les sujets à propos de catégories dont on leur propose le nom, au lieu de rechercher l’effet d’une catégorie par l’agrégation des effets propres à chacun des tableaux qu’on y fait entrer comme dans les calculs que nous effectuons ici : le caractère clivant ou non de la catégorie constitue alors un test de la consistance de la catégorisation.
T.2.03a. Succès sur l’ensemble de l’échantillon de trois catégories de tableaux
Catégories | Succès des tableaux | Moyenne |
Animation et diégèse (I) | Tb.2, Tb.4, Tb.5, Tb.9, Tb.15, Tb.16, Tb.18, Tb.20, Tb.21, Tb.24, Tb.31, Tb.32 | 22,08 |
Animation sans diégèse (II) | Tb.1, Tb.3, Tb.6, Tb.7, Tb.8, Tb.10, Tb.11, Tb.12, Tb.13, Tb.14, Tb.17, Tb.19, Tb.22, Tb.28, Tb.30 | 15,30 |
Ni animation ni diégèse (III) | Tb.23, Tb.25, Tb.26, Tb.27, Tb.29 | 10,40 |
Le succès de la catégorie est chiffré par la moyenne des rangs obtenus par chacun des trente-deux tableaux dans le temps brut de visionnement : 32 points pour le premier, 31 pour le deuxième, etc.
25Le test est donc assez clair, il y a bien, à la réception, une prime d’intérêt qui va à la catégorie des « sujets » et « motifs » associant figures animées et questions diégétiques (22,08) qui est encore perceptible, dans le cas des sujets animés dépourvus d’arrière-plan diégétique (15,30), par rapport aux natures mortes et paysages dont le plus faible intérêt relatif (10,40) prend ici tout son sens dans une catégorisation fondée sur le type d’interprétation requis7.
B. Les divergences fortes et structurées entre les classements : le coup de chapeau à la notoriété et la captation du regard
1. L’arrêt et le visionnement : Cézanne et les autres
![]() Tb.9 | ![]() Tb.5 |
26Si les classements par le nombre d’arrêts et par les diverses mesures du temps de visionnement convergent sur le contenu du lot de tableaux placés en tête, ils se différencient et même s’opposent par le sort inverse qu’ils font aux deux groupes de tableaux figurant dans ce lot de tête (comparaison des colonnes 1 et 3 du T.2.01). Le classement selon les temps moyens de visionnement met au premier rang le Revoil et un Granet (Tb.9 avec 23,6 secondes et Tb.5 avec 18,8 secondes) et ne laisse apparaître qu’ensuite les trois Cézanne, alors que le classement fondé sur le nombre de visiteurs qui ont concédé l’arrêt de plus de trois secondes permute les deux groupes ainsi classés en faisant passer les Cézanne devant les deux peintures traditionnelles (à l’avantage, tout particulièrement, du Tb.22 Portrait de Madame Cézanne qui a arrêté 89 % des visiteurs).
![]() Tb.22 | ![]() Tb.21 |
27On peut saisir sans doute, grâce à cette permutation de rangs portant sur deux ensembles de tableaux iconographiquement et iconologiquement contrastés, le sens différent de ces deux indicateurs : le nombre d’arrêts semble enregistrer d’abord un effet mécanique de politesse envers la notoriété des toiles et des noms propres. Il manifeste d’abord et d’une manière qu’on pourrait dire « réflexe » l’entrée en jeu, au moins négative, d’une norme qui exclut comme une impossibilité d’interaction sociale, pratiquée même silencieusement dans un espace de musée, l’impolitesse que représenterait, surtout en situation publique, le refus d’un arrêt de salutation. Une fois l’arrêt devant le tableau obtenu, le temps plus ou moins long pendant lequel le visionnement se trouve mis au service des actes d’attention et d’exploration qui composent une expérience esthétique ou à tout le moins une curiosité perceptive, a chance de mesurer plus et autre chose, même si on ne peut identifier par l’observation le contenu sémique de l’expérience qui se déroule pendant le temps de visionnement. Le temps de contemplation que l’on consacre à un tableau ou à une image échappe en effet plus complètement à la conscience que l’on en prend ou à la conscience de l’interaction sociale que la décision, plus ostentatoire et plus socialisée, d’arrêter un instant la déambulation. L’arrêt fonctionne un peu comme un coup de chapeau donné à une œuvre qu’on croise en public : il arrive donc assez généralement que le geste de politesse culturelle se suffise à lui-même, tandis que l’immobilisation aux fins de contemplation, qui n’engage pas au même degré une transaction publique sur l’image de soi, a chance de révéler davantage les plaisirs ou les intérêts inhérents à une perception artistique.
28Cette opposition se voit clairement dans notre enquête parce qu’elle est illustrée paradigmatiquement par la permutation des tableaux 9 et 5 et des tableaux 22, 21, 23 dans les deux classements. Le classement par le nombre d’arrêts, qui signale le coup de chapeau quasi obligatoire, est très proche du classement que formuleraient les visiteurs s’ils répondaient à un questionnaire de préférences. C’est bien en effet ce classement que suggère la réponse à la seule question de préférence posée directement par l’enquêteur en fin d’observation et à laquelle les sujets ont répondu en classant majoritairement « les Cézanne » avant tous les autres parmi les tableaux qu’ils ont préférés dans les salles A et C8.
29Bref, les Cézanne ont un classement qui les privilégie systématiquement par référence à des indicateurs de comportements superficiel ou verbal plus que par des caractéristiques de l’exploration visuelle, comme le temps de visionnement. Cela vaut pour les trois Cézanne les plus remarqués, mais également pour tous les autres. On peut ainsi confirmer et préciser le sens contrasté des deux indicateurs. Nos résultats suggèrent qu’ils isolent tendanciellement deux composantes distinctes de l’expérience de la peinture qui sont inégalement représentées dans les tableaux soumis à l’enquête. Il faut pour cela systématiser la comparaison des rangs en construisant à partir du T.2.02 le T.2.03b qui isole les plus fortes permutations de classement. On voit alors que tous les Cézanne qui bougent de plus de 10 rangs d’un classement à l’autre sont systématiquement mieux classés par le nombre d’arrêts que par le temps moyen de visionnement.
T.2.03b. Les tableaux enregistrant les plus fortes différences entre leur classement aux temps moyens et aux arrêts (plus de 10 rangs)
Classement aux temps > classement aux arrêts | Classement aux temps < classement aux arrêts | ||||
Numéros | Peintres | Différence de rangs | Numéros | Peintres | Différence de rangs |
![]() Tb.17 | M. Granet | + 18 | ![]() Tb.27 | J. Gibert | - 22 |
![]() Tb.15 | L. Le Nain | + 15 | ![]() Tb.26 | P. Cézanne | - 21 |
![]() Tb.1 | J.-A. D. Ingres | + 11 | ![]() Tb.25 | P. Cézanne | - 16 |
![]() Tb.13 | É. Bernard | + 10 | ![]() Tb.19 | P. Cézanne | - 14 |
![]() Tb.7 | J.-L. David | - 10 |
30On voit sur ce tableau (voir T.2.03b), qui n’enregistre que les fortes permutations de rangs, que les Cézanne qui y figurent sont systématiquement mieux classés par le nombre d’arrêts qu’ils provoquent que par le temps durant lequel ils immobilisent les visiteurs. Plus généralement, même si c’est par des permutations de plus faible ampleur, les Cézanne sont toujours mieux classés par le pouvoir d’arrêter que par le pouvoir de faire stationner.
2. Autres permutations systématiques opérées par le classement aux temps et aux arrêts
Tb.27

31La remontée spectaculaire au nombre d’arrêts du Tb.27 (Gibert) est elle aussi liée au phénomène Cézanne ; elle est encore plus visible dans le classement opéré par la lecture des notices où le Gibert passe au premier rang : on la commentera donc dans la rubrique suivante où son sens se comprendra mieux.
32L’autre décalage notable entre les deux classements porte sur le sort des Tbs.15, 17 et 1 (Granet, Le Nain et Ingres) ainsi signalés comme les trois tableaux qui fonctionnent le plus complètement dans une logique inverse de celle des Cézanne : on reviendra ci-dessous sur cet intérêt, indépendant du coup de chapeau marqué par l’arrêt quasi obligatoire, et qui produit, une fois obtenu l’arrêt plus rare, une tendance au visionnement allongé.
3. Que signifient les classements par la lecture des notices ?
33Comme on le voit sur le synoptique T.2.02, c’est la quatrième colonne, classant les 32 tableaux par la lecture des notices les concernant, qui fait apparaître les plus fortes permutations par rapport aux classements que nous avons examinés jusqu’ici.
![]() Tb.27 | ![]() Tb.26 |
34Et d’abord on voit se détacher au premier rang le Tb.27 (Le Vallon de Saint-Pons, de Joseph Gibert) dont 41 % des visiteurs ont lu la notice, précisant que le peintre fut le maître de Cézanne à l’école de dessin d’Aix, alors que ce tableau ne figurait qu’au vingt-septième rang par le temps de visionnement. Associé à deux petits paysages peints dans la jeunesse de Cézanne (À la tour de César et Paysage), il est présenté avec eux sur un panneau et pose par-là explicitement au regard du visiteur la question de comprendre ce rapprochement muséologique. C’est la notice du Tb.27 qui donne la réponse, car elle isole la curiosité de type historique qui s’est portée sur trois tableautins qui ont été parmi les moins longtemps regardés, comme on le voit sur le T.2.02 où ces trois toiles sont en queue de classement tant par le temps brut que par le temps pondéré. Le sort fait à ce petit panneau comparatiste isole clairement, par l’intérêt exclusif accordé à la prise d’information (qui se manifeste dans la lecture fréquente de la notice comme dans le nombre d’arrêts où le Tb.27 figure au cinquième rang), la composante ascétique sinon érudite présente en tout intérêt artistique, et souvent même dissociée ou hypertrophiée par rapport au plaisir sensoriel ou au retentissement affectif. On peut même supposer que c’est ici une dimension encore plus particulière de la curiosité historiographique portée à l’art qui se manifeste, celle qui privilégie dans l’attirance exercée par la personne charismatique de l’artiste, sa jeunesse ou sa précocité : qu’était donc Cézanne avant d’être vraiment Cézanne ? Quel débutant a-t-il été ? Son génie s’annonçait-il ? Ernst Kries et Otto Kurz ont montré, dans leur prospection transculturelle des représentations sociales de l’artiste, la richesse des investissements qui s’attachent à l’enfance du créateur ou aux promesses de son génie9.
Tb.15

35La lecture horizontale des rangs présentés dans le T.2.02 permet d’apercevoir qu’un autre tableau, le Tb.15 (Les joueurs de cartes, des frères Le Nain), présente, comme le Tb.27, un profil qui le singularise au travers de ses divers classements. Bien classé par le temps de visionnement (au sixième rang ex aequo avec le dernier des Cézanne figurant dans le peloton de tête), mais déclassé par le nombre d’arrêts qu’il a obtenus (au vingt-troisième rang de ce classement), il figure, on le voit, au deuxième rang dans le classement fondé sur la lecture des notices. On rencontre ainsi dans le sort muséal fait à ce Le Nain un profil exactement inverse de celui des Cézanne, toujours mieux classés par le nombre d’arrêts que par le temps de visionnement et dont les notices sont peu regardées (7 sur 8 des toiles de Cézanne figurent dans le bas du classement de la colonne 5). Au travers des comportements muséaux que nous avons pu saisir, le profil des Cézanne définit donc un type de notoriété qui se caractérise par : (a) une identification des œuvres qui s’opère d’emblée, sur une information préalable ou sur des repères de facture déjà divulgués par la reproduction, (b) l’obligation de consentir aux œuvres au moins un arrêt-réflexe de politesse, (c) l’évitement de la consultation publique d’une notice qui risquerait de signaler l’ignorance. Cette notoriété ostensible et donc toujours susceptible d’appeler chez le visiteur un comportement ostentatoire s’oppose évidemment à une notoriété comme celle de Le Nain, moins divulguée, où le visionnement entrepris nonchalamment se nourrit ou se déclenche, chemin faisant, pour la plupart des visiteurs, de découvrir un nom de peintre déjà entendu ou vu ailleurs. Ce deuxième type de visibilité flottante qui, dans les salles de notre enquête, est aussi celui d’Ingres se marque assez bien, par la permutation des indicateurs muséaux qui fondent les classements des colonnes 1 et 3 du T.2.02. Plus précisément, le T.2.03b, qui montrait les plus fortes permutations selon ce principe, isolait en tête des tableaux dont le classement en temps l’emporte fortement sur le classement au nombre d’arrêts : Granet (Tb.17, Vieillard méditant sur une tête de mort : 18 rangs de différence), Le Nain (Tb.15, Les joueurs de cartes : 15 rangs), Ingres (Tb.1, Étude d’homme de profil, en vue de la composition de Jupiter et Thétis : 11 rangs).
![]() Tb.17 | ![]() Tb.15 | ![]() Tb.1 |
36Ce serait évidemment en examinant le sort différent fait à la lecture des notices par les différents groupes de visiteurs que l’on pourrait préciser le sens différencié de ce comportement muséal sur un échantillon plus important.
37a) Mais il y a plusieurs manières de lire les notices. Le plan d’observation permettait de distinguer entre lecture prolongée (P) et lecture rapide (R) des notices. Le coup d’œil furtif, signalé par la posture des visiteurs qui, en tournant simplement la tête, ne s’autorisaient tout au plus qu’une lecture du nom du peintre, était distingué d’un regard appuyé permettant une lecture plus longue de la notice, que manifestait un basculement de buste et un positionnement plus frontal face au texte. On peut en comparant le classement des tableaux selon qu’ils ont appelé une lecture de notice de type P ou R, isoler ceux qui voient leurs rangs les plus permutés dans un sens ou dans l’autre.
T.2.04. Les tableaux enregistrant les plus fortes différences entre le classement par la lecture rapide et par la lecture prolongée des notices (plus de 6 rangs)
Classement par R > classement P | Classement par R < classement P | ||||
Numéros | Peintres | Différence de rangs | Numéros | Peintres | Différence de rangs |
![]() Tb.5 | M. Granet | + 9 | ![]() Tb.21 | P. Cézanne | - 13 |
![]() Tb.10 | Th. Géricault | + 8 | ![]() Tb.23 | P. Cézanne | - 9 |
![]() Tb.9 | P. Revoil | + 7 | ![]() Tb.24 | P. Cézanne | - 7 |
![]() Tb.22 | P. Cézanne | - 6 | |||
![]() Tb.14 | S. Van Beest | - 6 | |||
![]() Tb.1 | J.-A. D. Ingres | - 6 | |||
![]() Tb.8 | J.-L. David | - 6 |
38On voit sur le tableau T.2.04 que les Cézanne, mieux classés par la lecture prolongée des notices que par la lecture rapide, s’opposent aux deux tableaux Tb.5 et Tb.9 (Revoil et Granet), qui étaient, on s’en souvient, les mieux classés par le temps de visionnement et dont le classement est ici meilleur par la lecture rapide que par la consultation appuyée. On retrouve ainsi l’opposition déjà rencontrée entre ces deux groupes de tableaux qui inversaient leurs classements aux temps et aux arrêts. Les Cézanne arrêtaient plus qu’ils ne mobilisaient le regard d’exploration du tableau et cette marque de respect convenu se manifeste de nouveau ici dans l’intérêt porté à la lecture complète de la notice des tableaux : sachant qu’ils ont affaire à des Cézanne, ceux des visiteurs qui jettent un œil sur les notices sont conduits à épuiser l’information disponible. En revanche, les toiles de Revoil et de Granet, longuement regardées n’arrachent aux visiteurs guère plus qu’une consultation du nom d’auteur : le regard rapide sur la notice s’épuise dans la vérification du nom du peintre : on veut savoir si c’est un nom qu’on connaît ou non.
39Le Tb.10 (Jeune Grec endormi sur un rocher au bord de la mer) de Géricault relève, comme on le voit sur le T.2.04, du même modèle de comportement ; la notoriété de ce peintre ne conduit pas les visiteurs à s’attarder pour extraire de la notice toute l’information possible. Du reste, l’on peut encore constater que le souhait d’épuiser l’information disponible n’est pas mécaniquement associé à tous les tableaux peints par des artistes aux noms les mieux connus : un seul des deux tableaux de Ingres (Tb.1) est mieux classé par les lectures appuyées de sa notice que par ses lectures rapides.
Enfin, il faut sans doute voir dans le meilleur classement du Tb.14 de Van Beest par la lecture prolongée de la notice que par la lecture rapide, l’effet de la mention de Cézanne dans le titre de cette toile Hommage à Cézanne.
40b) Une autre manière de saisir les usages différents de la notice consiste à comparer les classements des tableaux lorsque la lecture des informations s’accompagne d’un arrêt véritable (plus de 3 secondes) et lorsqu’elle s’accomplit dans la foulée à peine ralentie d’une déambulation.
T.2.05. Les tableaux enregistrant les plus fortes différences entre le classement par la lecture associée à un arrêt et par la lecture (rapide ou prolongée) de la notice.
Classement par la lecture associée à un arrêt < classement par la lecture simple ou appuyée | Classement par la lecture associée à un arrêt > classement par la lecture simple ou appuyée | ||||
Numéros | Peintres | Différence de rangs | Numéros | Peintres | Différence de rangs |
![]() Tb.3 | J.-A.-D. Ingres | + 8 | ![]() Tb.21 | P. Cézanne | - 5 |
![]() Tb.13 | É. Bernard | + 8 |
41Seul le Tb.21, Baigneuses de Cézanne, qui était déjà mieux classé par la lecture prolongée de la notice que par la lecture rapide, se trouve ici bénéficier de la prime d’intérêt que représente l’association de la prise d’information et de l’arrêt de plus de 3 secondes : on rencontre avec la cumulation de ces signes extérieurs d’intérêt intellectuel et visuel, que mesurait encore plus globalement sa deuxième place au nombre d’arrêts où il suivait Madame Cézanne (voir T.2.02), l’effet classique que produit, lorsqu’on la mesure dans les comportements muséaux, l’information qu’un tableau est un tableau connu d’un peintre connu. On a vu que ce statut public de l’œuvre ne produit pas automatiquement un allongement correspondant de l’exploration ou de la contemplation du tableau.
4. Retourner devant un tableau
42On a vu ci-dessus (chapitre 1, section II. B. « L’utilisation de l’offre du musée ») que le retour devant un tableau relevait d’une attitude muséale qui caractérisait assez bien certains groupes de visiteurs et qui, par sa dissociation d’avec les attitudes liées au métier et au diplôme, signalait l’existence de « manières de visite ». Mais cette propension liée aux attitudes dont sont génériquement porteurs certains groupes de visiteurs s’accomplit-elle indifféremment quel que soit le tableau ? Ou certains tableaux, révélant par là même quelque chose de leur effet propre, l’appellent-ils par eux-mêmes ?
Tb.4

43Le T.2.02 présente en sa colonne 5, qui classe les tableaux par le nombre de retours qu’ils ont suscités, une forme très particulière : dans la faible fréquence des retours devant un tableau – où même les trois Cézanne emblématiques n’ont ramené pour un deuxième regard qu’une dizaine de pourcents de visiteurs – le sort fait au Tb.4 (Thétis donnant les armes à Achille à la mort de Patrocle, par Drouais) est singulier en ce qu’il a été le fait de 30 % des visiteurs alors qu’il s’agit là d’un tableau peu singularisé par les autres comportements muséaux (il est toujours en milieu de classement). On peut conjecturer qu’est intervenu ici un effet de l’offre muséologique si l’on se reporte à la localisation de ce tableau qui pourrait avoir été omis dans le premier moment des déambulations avant de bénéficier d’un repentir (voir schéma S.5 sur le sens des déambulations). Mais comme le handicap muséologique de la position est léger, il pourrait tout aussi bien s’agir d’un aspect spécifique de l’effet-tableau : ce serait beaucoup plus intéressant, mais la chose reste ici hypothétique. Interroger son iconographie ou sa facture ne deviendrait possible que si un tel effet était attesté sur une série et non sur un cas : seuls de plus vastes échantillons d’offres pourraient répondre à la question de la spécificité éventuelle d’un tel indicateur.
II. L’effet-tableau et les attitudes des visiteurs : la caractérisation des tableaux par les groupes et des groupes par les tableaux
44Tout le monde admet que l’on puisse caractériser des groupes par leurs choix ou préférences, en matière d’art comme ailleurs. Il est plus difficile d’admettre que le sort fait à des œuvres par des récepteurs réels fait partie intégrante du sens de ces œuvres ; mais c’est précisément le propre d’une sociologie de la réception que de se refuser à caractériser des œuvres d’art par la seule analyse interne de leur structure ou de leur sens, indépendamment du traitement que leur réservent des publics réels dans la mesure où la lecture qu’ils font des œuvres est soumise à observation.
45L’enquête dont les résultats sont présentés ici avait précisément pour visée d’utiliser les données quantitatives recueillies sur le traitement réservé à des tableaux de musée par un public de visiteurs, afin de caractériser réciproquement les groupes de visiteurs par les tableaux que leur comportement privilégie ou néglige, et les groupes de tableaux qui sont rapprochés par les choix ou les dédains propres à différents groupes de visiteurs.
46Pour ce faire, après avoir commenté les préférences et les dédains que manifestent les choix absolus des différents groupes (A), on entreprendra de serrer de plus près la personnalité différentielle tant des groupes de visiteurs que des groupes de tableaux. Il nous faudra donc recourir à des analyseurs plus complexes (B) qui ont pour effet de neutraliser, dans les choix de chaque groupe, les choix qu’ils partagent avec d’autres et dont la convergence produit les choix majoritaires qu’enregistre le classement général des 32 tableaux sur l’ensemble de l’échantillon.
A. Préférences et dédains des différents groupes : aucun groupe n’est « puriste »
T.2.06. Les 6 tableaux les plus regardés (temps moyens « bruts » et arrêts) par groupes et dans l’ordre de leur classement
Tableaux regardés le plus longuement | Tableaux ayant provoqué le plus d’arrêts (4 premiers rangs) | |
Professionnels | 21/23/22/9/5/24 | 22/21/23/5-9-20-28 |
Professions intellectuelles | 9/5/15/22/17/21 | 21-23/20-24-31/5-9-22-28 |
Autres | 9/5/15/22/17/21 | 22/5-27/9-31/21-23 |
Milieu social inférieur | 5/9/13/14/15/18 | 22-28-29-5/11-13-14-16-20-23-27-31 |
Milieu social moyen | 9/5/21/15/23/22 | 22/21-23-5/31/9-19/ |
Milieu social supérieur | 9/22/5/23/21/15/ | 22/21-27-9/20/23/ |
Diplôme inférieur | 5/9/15/14/13/17 | 22/27-31/3-5/14-16-19-23/ |
Diplôme moyen | 9/5/21/22/23/15 | 22/21/23/5/20-31 |
Diplôme supérieur | 9-22/5/23/21/24 | 22/9/21-27/5-23 |
18-32 ans | 9/22/23/31/21/15 | 22/21/31/23/20 |
33-47 ans | 9/22/5/21/15/31/17 | 22/5/9-27/21-23/20 |
48 ans et plus | 9/5/31/15/23/16/21 | 22/16/5-9-10-19-23-27/6-14 |
Rappel du classement sur l’échantillon | 9/5/22/21/23/15 | 22/21/23-5/27/9 |
Le tiret indique les tableaux classés ex aequo par l’indicateur.
47À première vue la monotonie des têtes de classement dans les différents groupes n’est rompue que par deux permutations systématiques :
48– l’une dont nous avons anticipé le commentaire (chapitre 1, section II. E.1) afin de faire ressortir la spécificité du comportement des professionnels qui sont les seuls à classer trois Cézanne (Tb.21, Tb.23, Tb.22) avant le couple vedette du classement général formé par le Revoil et le Granet (Tb.9, Tb.5) ;
49– l’autre qui oppose la structure des classements au temps (première colonne) à la structure des classements au nombre d’arrêts (deuxième colonne). Les Cézanne, dont nous venons de voir qu’ils étaient toujours mieux classés, sur l’ensemble de l’échantillon, aux arrêts qu’aux temps – classements rappelés ici en bas de tableau –, conservent tendanciellement cette caractéristique déambulatoire dans les classements des divers groupes.
![]() Tb.21 | ![]() Tb.23 | ![]() Tb.22 |
![]() Tb.9 | ![]() Tb.5 |
50Une singularité ne s’attache dans ces têtes de classement qu’à deux groupes – et, à vrai dire, ils sont très proches statistiquement, puisqu’il s’agit du milieu social inférieur et des diplômés les plus bas –, c’est la disparition dans ces deux cas de tout Cézanne dans les six premiers rangs. On voit que, lorsqu’ils ne sont pas sous influence d’une interrogation par l’interview ou le questionnaire, qui met toujours en jeu le caractère légitimant ou illégitimant des réponses, les groupes populaires manifestent franchement, par le temps de visionnement qu’ils leur consacrent, une assez totale indifférence au plaisir visuel pris à des Cézanne, pourtant fléchés dans ce musée par la réputation ou les dépliants. Mais, on le voit aussitôt, les Cézanne réapparaissent, pour ces groupes, en tête de leurs classements par le nombre d’arrêts : on a ici la confirmation de l’interprétation que nous proposions ci-dessus (section I. B1) de cet indicateur qui signale toujours l’existence d’une forte composante de conformité sociale ; l’arrêt devant un tableau, dans l’espace social du musée, constitue un indicateur direct de la sensibilité à la notoriété, lorsqu’il fonctionne, pour un groupe, à l’inverse du temps donné à un tableau.
51Il reste que la réapparition dans le classement opéré par chaque groupe de l’essentiel du classement général observable sur l’ensemble de l’échantillon constitue un résultat qui signifie quelque chose : le goût général n’est pas, dans un public de musée, la simple résultante arithmétique de goûts totalement divergents propres à chaque groupe ; il y a bien en chaque groupe une juxtaposition, à peu près identique, de goûts pour des tableaux qui sont, eux, extrêmement différents par leur texture iconographique ou leur facture formelle. Le purisme ou l’exclusivisme du plaisir pictural, souvent revendiqué comme révélateur d’une « vraie » expérience esthétique, ne se laisse déceler statistiquement dans aucun groupe. Et, encore une fois, ce résultat que trahissent les comportements, à la fois objectifs et naïfs de la visite d’un musée, se dissimulerait sans doute derrière des réponses plus convenues à des questionnaires10.
52On peut également se demander, pour ne pas se limiter aux têtes ou aux fins de classement, à quel rang des groupes, opposés ou ordonnés en raison d’une caractéristique variant de l’un à l’autre, qu’il s’agisse du niveau de diplôme, de la proximité aux professions artistiques ou encore de l’appartenance à un milieu, classent un même tableau. On a sélectionné ci-dessous les tableaux qui se trouvent classés dans le même ordre (ou dans un ordre directement inverse) que celui qui définit la hiérarchie sociale des groupes11.
Tb.22

53Madame Cézanne (Tb.22) a un classement qui reproduit régulièrement la hiérarchie des groupes tant sur le T.2.04 que sur le T.2.05 et le T.2.06, c’est-à-dire sur plusieurs variables. Elle est mieux classée par les visiteurs de milieu social supérieur que par les visiteurs de milieu social moyen, et par les visiteurs de milieu social moyen que par les visiteurs de milieu social inférieur. Même dénivelé en ce qui concerne les niveaux de diplôme et, pour les professions artistiques ou intellectuelles, par rapport aux « autres » professions. On trouve dans cette régularité une mesure, extrinsèque mais efficace, de l’effet de légitimité propre à une toile. Cet effet n’est pas le seul mais il existe.
![]() Tb.13 | ![]() Tb.14 | ![]() Tb.15 |
54Il n’est pas utile d’insister beaucoup sur d’autres liaisons entre les classements d’un même tableau opérés par différents groupes, puisque les différences qui se décèlent à cette mesure des temps bruts apparaissent plus complètement à l’analyse des temps pondérés (voir ci-dessous, section II. B1)12. Deux relations peuvent cependant retenir l’attention. Si l’on met à part Mme Cézanne, trois autres portraits (Tb.13, Tb.14 et Tb.15) sont, eux, d’autant mieux classés que l’on descend dans la hiérarchie des niveaux scolaires. D’autre part, dans la liste des six Cézanne les mieux classés par l’ensemble de l’échantillon, chacun d’eux, comme on le voit en lisant les colonnes du T.2.06, est toujours mieux classé par les « professionnels » que par les « intellectuels » et par les « intellectuels » que par les « autres professions ».
T.2.07. Classement des tableaux en fonction du niveau de diplôme
Fonction directe | Fonction Inverse | |||
Classement des temps / Diplômes | ![]() Tb.22 | ![]() Tb.13 | ![]() Tb.14 | ![]() Tb.15 |
Inf. au Bac | 10e | 5e | 4e | 3e |
Bac à Bac + 2 | 4e | 16e | 17e | 6e |
Bac + 3 et plus | 2e | 31e | 27e | 10e |
T.2.08. Classement des tableaux en fonction du milieu social
Fonction directe | |||
Classement des temps / Milieux | ![]() Tb.22 | ![]() Tb.17 | ![]() Tb.27 |
Milieu social inférieur | 17e | 15e | 29e |
Milieu social moyen | 6e | 10e | 10e |
Milieu social supérieur | 2e | 7e | 7e |
T.2.09.a Classement des tableaux en fonction de la proximité aux professions artistiques
Fonction directe | |||||
Classement des temps / Professions | ![]() Tb.19 | ![]() Tb.20 | ![]() Tb.21 | ![]() Tb.22 | ![]() Tb.23 |
Artistiques | 11e | 6e | 1er | 3e | 2e |
Intellectuelles | 14e | 10e | 4e | 3e | 6e |
Autres | 27e | 14e | 7e | 5e | 8e |
T.2.09.b Classement des tableaux en fonction de la proximité aux professions artistiques
Fonction directe | Fonction inverse | ||
Classement des temps / Professions | ![]() Tb.24 | ![]() Tb.10 | ![]() Tb.12 |
Artistiques | 8e | 26e | 31e |
Intellectuelles | 12e | 17e | 25e |
Autres | 23e | 11e | 21e |
55Il faut cependant aller au-delà de ces données absolues – ici des temps bruts de visionnement ou des nombres d’arrêts – si l’on veut serrer de plus près la spécificité des préférences et des dédains qui caractérisent le plus précisément chaque groupe socioculturel. En effet, le caractère majoritaire, dans chaque groupe, d’un goût dominant (même si ce goût dominant est lui-même bariolé) fait passer à l’arrière-plan les divergences de préférences ou de dédains qui doivent cependant être décrites si l’on veut cerner de plus près la physionomie de chaque tableau ou de chaque groupe socioculturel.
B. Un analyseur des différences entre groupes de visiteurs et entre types de peinture : la neutralisation des convergences
56Pour isoler les propensions propres à chaque groupe telles que les objectivent les comportements que les visiteurs ont manifestés devant chacun des tableaux offerts au regard, il faut trouver un moyen technique de comparer leurs préférences et leurs dédains en neutralisant leurs écarts au comportement moyen de l’échantillon devant chacun des tableaux afin de pouvoir comparer directement leurs écarts relatifs. Autrement dit, il faut se donner un moyen d’opérer la caractérisation différentielle des groupes de visiteurs par les tableaux qu’ils regardent ou dédaignent relativement le plus ; comme il faut aussi opérer la caractérisation différentielle des tableaux par les groupes qu’ils arrêtent ou indiffèrent relativement le plus.
57Il s’agit de trouver une pondération du temps consacré à chaque tableau par un groupe13 qui, en neutralisant les choix manifestant la convergence enregistrée par le classement majoritaire, isole les choix positifs ou négatifs qui s’éloignent le plus des choix majoritaires. Techniquement cela consiste, pour neutraliser les choix convergents sur certains tableaux, à diviser le temps moyen obtenu par un tableau par le temps moyen obtenu par ce tableau sur l’ensemble de l’échantillon.
Si l’on désigne par G1 le premier groupe, par mtemT1 la moyenne pour le tableau Tb.1 du temps qu’y ont passé les n sujets du groupe G1 (mtemT1G1 = somme des temT1/n), on lira donc sur la matrice présentée sur le tableau T.2.10, pour chaque tableau et pour chaque groupe, une valeur numérique qui est donnée par la formule : mtemT1G1 / mtemT1E, où E est constitué par l’ensemble des sujets de l’échantillon qui ont regardé ce tableau.
On peut ainsi construire une matrice, le T.2.10, qui présente pour chaque tableau et chaque groupe un coefficient d’intérêt ou de dédain relatifs. Ce coefficient peut varier de 0 (si pour un tableau aucun sujet du groupe considéré n’a donné de temps) jusqu’à une valeur plusieurs fois supérieure à 1 (chiffrant le rapport du temps moyen consacré par le groupe à un tableau au temps moyen de l’échantillon sur ce même tableau), en passant par 1 lorsque le temps moyen du groupe est exactement égal au temps moyen de l’échantillon.
Afin de faire apparaître, en les simplifiant, les structures essentielles de la matrice T.2.10, on a mis en gras pour chaque groupe (c’est-à-dire sur chaque colonne) les cinq coefficients les plus forts qui singularisent positivement ce groupe par ses choix différentiels et pour ce même groupe on a souligné (sur la même colonne) les cinq coefficients qui singularisent négativement ce groupe par ses dédains différentiels.
T.2.10. Matrice des temps pondérés par rapport aux marges de l’échantillon (32 tableaux x 16 groupes et marge)
Tb | ECH | D1 | D2 | D3 | PR | INT | AUT | A1 | A2 | A3 | O | MI | MM | MS | HOM | FEM | FRA | ETR |
1 | 8.08 | 1.25 | 0.95 | 0.87 | 1.06 | 0.74 | 1.04 | 0.93 | 0.68 | 1.38 | 1 | 0.57 | 1.08 | 0.99 | 1.18 | 0.84 | 1.02 | 0.98 |
2 | 8.37 | 1.12 | 1.09 | 0.82 | 1.13 | 0.84 | 1.00 | 0.85 | 0.73 | 1.40 | 2 | 1.10 | 1.28 | 0.82 | 1.25 | 0.78 | 1.14 | 0.82 |
3 | 8.06 | 1.39 | 0.86 | 0.87 | 1.84 | 0.74 | 0.86 | 0.76 | 0.79 | 1.42 | 3 | 0.86 | 1.08 | 0.98 | 1.26 | 0.77 | 1.18 | 0.76 |
4 | 8.15 | 0.96 | 1.15 | 0.87 | 0.82 | 1.07 | 1.02 | 0.88 | 0.78 | 1.33 | 4 | 1.05 | 0.97 | 0.96 | 1.29 | 0.74 | 1.07 | 0.91 |
5 | 18.82 | 1.28 | 1.11 | 0.70 | 1.00 | 0.87 | 1.02 | 0.59 | 0.88 | 1.48 | 5 | 1.83 | 1.04 | 0.87 | 1.13 | 0.88 | 1.11 | 0.86 |
6 | 7.58 | 0.81 | 0.97 | 1.15 | 1.19 | 0.82 | 0.99 | 0.81 | 0.99 | 1.17 | 6 | 0.34 | 1.07 | 1.06 | 1.15 | 0.86 | 1.11 | 0.86 |
7 | 7.71 | 0.98 | 0.98 | 1.02 | 1.12 | 0.83 | 1.00 | 0.84 | 0.85 | 1.28 | 7 | 0.69 | 1.10 | 0.96 | 1.01 | 0.98 | 0.98 | 1.04 |
8 | 6.25 | 0.81 | 1.06 | 1.05 | 1.24 | 0.90 | 0.96 | 1.08 | 0.84 | 1.09 | 8 | 0.78 | 1.02 | 0.95 | 1.04 | 0.96 | 0.90 | 1.14 |
9 | 23.56 | 1.10 | 1.02 | 0.91 | 0.87 | 1.17 | 0.98 | 0.74 | 0.95 | 1.27 | 9 | 1.24 | 1.08 | 0.93 | 1.10 | 0.91 | 1.06 | 0.93 |
10 | 8.83 | 0.94 | 1.04 | 0.99 | 0.76 | 0.91 | 1.07 | 0.71 | 1.01 | 1.24 | 10 | 0.60 | 0.98 | 1.05 | 0.94 | 1.04 | 0.93 | 1.10 |
11 | 6.53 | 1.14 | 1.07 | 0.83 | 0.97 | 0.93 | 1.01 | 0.80 | 0.80 | 1.37 | 11 | 0.93 | 0.85 | 1.09 | 1.09 | 0.92 | 1.05 | 0.95 |
12 | 7.36 | 1.08 | 1.06 | 0.87 | 0.74 | 0.85 | 1.09 | 0.86 | 0.91 | 1.21 | 12 | 1.06 | 1.00 | 0.97 | 1.23 | 0.79 | 1.10 | 0.87 |
13 | 8.02 | 1.54 | 1.06 | 0.58 | 0.76 | 0.73 | 1.11 | 0.90 | 1.00 | 1.08 | 13 | 3.20 | 0.79 | 0.88 | 0.92 | 1.06 | 0.94 | 1.08 |
14 | 8.98 | 1.44 | 0.99 | 0.71 | 0.78 | 0.04 | 1.04 | 0.49 | 1.21 | 1.21 | 14 | 2.71 | 0.88 | 0.90 | 0.96 | 1.02 | 1.04 | 0.94 |
15 | 13.31 | 1.19 | 1.21 | 0.65 | 0.95 | 0.99 | 1.01 | 0.89 | 0.99 | 1.10 | 15 | 1.50 | 1.02 | 0.90 | 0.96 | 1.02 | 1.13 | 0.81 |
16 | 10.27 | 1.06 | 1.22 | 0.73 | 0.78 | 1.22 | 0.99 | 0.65 | 0.95 | 1.34 | 16 | 1.30 | 1.01 | 0.95 | 1.12 | 0.89 | 1.08 | 0.88 |
17 | 10.97 | 1.10 | 1.29 | 0.60 | 0.83 | 1.06 | 1.02 | 0.74 | 1.15 | 1.06 | 17 | 0.63 | 0.88 | 1.08 | 0.97 | 1.02 | 1.01 | 0.96 |
18 | 8.65 | 0.92 | 1.15 | 0.90 | 1.13 | 0.81 | 1.01 | 0.72 | 0.95 | 1.29 | 18 | 1.83 | 0.79 | 0.99 | 1.18 | 0.84 | 1.03 | 0.95 |
19 | 7.67 | 0.78 | 1.06 | 1.08 | 1.35 | 1.09 | 0.87 | 0.86 | 0.93 | 1.19 | 19 | 0.65 | 0.92 | 1.09 | 1.02 | 0.97 | 1.06 | 0.93 |
20 | 10.60 | 0.63 | 1.35 | 0.89 | 1.52 | 1.04 | 0.86 | 1.13 | 0.99 | 0.88 | 20 | 0.77 | 0.83 | 1.12 | 0.97 | 1.02 | 0.97 | 1.05 |
21 | 13.65 | 0.51 | 1.48 | 0.84 | 1.70 | 1.08 | 0.81 | 0.86 | 1.18 | 0.92 | 21 | 0.42 | 1.16 | 1.01 | 0.92 | 1.06 | 1.07 | 0.91 |
22 | 15.21 | 0.67 | 1.16 | 1.05 | 1.47 | 1.02 | 0.88 | 1.14 | 1.11 | 0.75 | 22 | 0.44 | 0.86 | 1.16 | 1.04 | 0.95 | 0.99 | 1.01 |
23 | 13.34 | 0.59 | 1.28 | 0.98 | 1.74 | 1.03 | 0.81 | 1.09 | 0.87 | 1.04 | 23 | 0.50 | 0.99 | 1.07 | 1.03 | 0.97 | 0.96 | 1.05 |
24 | 9.24 | 0.59 | 1.16 | 1.11 | 1.57 | 1.11 | 0.84 | 0.98 | 0.73 | 1.28 | 24 | 0.82 | 0.78 | 1.18 | 1.13 | 0.88 | 0.86 | 1.18 |
25 | 5.54 | 0.81 | 1.12 | 0.99 | 1.31 | 1.23 | 0.87 | 0.85 | 1.09 | 1.03 | 25 | 0.65 | 1.01 | 0.99 | 1.06 | 0.94 | 0.90 | 1.13 |
26 | 6.03 | 1.03 | 1.06 | 0.91 | 1.05 | 1.33 | 0.91 | 0.82 | 0.80 | 1.35 | 26 | 0.66 | 0.96 | 1.03 | 0.98 | 1.01 | 1.02 | 0.97 |
27 | 7.21 | 0.92 | 1.11 | 0.93 | 1.10 | 1.12 | 0.94 | 0.68 | 0.98 | 1.29 | 27 | 0.57 | 0.91 | 1.09 | 1.13 | 0.88 | 1.06 | 0.91 |
28 | 10.28 | 0.90 | 1.11 | 0.95 | 0.74 | 1.02 | 1.05 | 0.79 | 1.05 | 1.12 | 28 | 1.19 | 1.02 | 0.91 | 1.01 | 0.98 | 1.08 | 0.88 |
29 | 7.83 | 1.09 | 1.19 | 0.74 | 0.96 | 0.86 | 1.03 | 0.81 | 0.93 | 1.23 | 29 | 1.18 | 0.96 | 1.01 | 0.96 | 1.03 | 1.20 | 0.71 |
30 | 8.65 | 0.94 | 1.15 | 0.88 | 0.75 | 0.84 | 1.09 | 0.99 | 1.10 | 0.89 | 30 | 0.96 | 1.02 | 0.96 | 1.03 | 0.97 | 1.01 | 0.95 |
31 | 13.95 | 0.99 | 1.15 | 0.84 | 0.92 | 1.05 | 1.00 | 0.97 | 0.93 | 1.08 | 31 | 0.81 | 1.26 | 0.85 | 0.89 | 1.08 | 1.00 | 0.98 |
32 | 1.01 | 0.92 | 1.26 | 0.78 | 1.03 | 1.21 | 0.94 | 0.98 | 0.75 | 1.26 | 32 | 0.86 | 1.08 | 0.97 | 1.03 | 0.97 | 1.06 | 0.89 |
58Un premier coup d’œil sur cette matrice permet de repérer de très forts coefficients qui signalent à la fois les groupes ayant divergé le plus fortement des choix majoritaires et les tableaux sur lesquels se sont concentrés ces choix divergents :
![]() Tb.13 | ![]() Tb.14 | ![]() Tb.18 |
![]() Tb.5 | ![]() Tb.15 |
59– Ce sont les visiteurs de milieu social inférieur qui enregistrent, dans leurs cinq coefficients supérieurs à 1 les plus fortes valeurs numériques observables sur la matrice : 3,2 sur le Tb.13, 2,71 sur le Tb.14, 1,83 tant sur le Tb.18 que sur le Tb.5, et 1,5 sur le Tb.15. Ce qui veut dire qu’une fois neutralisés les choix qui les rapprochent des autres visiteurs, ils s’éloignent fortement de l’échantillon en passant relativement beaucoup plus de temps (jusqu’à trois fois plus dans le cas du Tb.13) devant des portraits expressifs ou truculents, des tableaux de genre chargés ou riches en « signes extérieurs de picturalité » : Bernard, Hommage à Cézanne, Van Beest, Homme à la pipe ; Teniers, La tentation de saint Antoine, et Granet, Le cloître de la chartreuse Sainte Marie des Anges à Rome. Cette interprétation d’une orientation populaire du goût décelable dans les choix relatifs se voit confortée par le fait qu’on retrouve la plupart de ces tableaux parmi ceux que désignent les plus forts coefficients propres aux bas diplômés. On voit qu’on pourrait par cette méthode documenter des spécificités du goût qui ne peuvent apparaître qu’indirectement, puisque, dans des mesures qui ne neutralisent pas l’effet de convergence, elles se trouvaient rejetées à l’arrière-plan par la participation aux choix majoritaires14.
![]() Tb.23 | ![]() Tb.21 |
60– Le raisonnement ne vaut pas seulement pour un goût comme le goût populaire, toujours partiellement dissimulé par son alignement de principe derrière le consentement superficiel aux comportements convenus, puisque la méthode de neutralisation que met en œuvre ce calcul révèle aussi, chez les « professionnels », des choix tout à fait « significatifs quant au sens culturel »15 qui se trouvaient noyés dans les classements non pondérés. À côté des coefficients, 1,74, 1,70, 1,57, 1,47 qui signalent, chez eux le sur-intérêt relatif porté aux Tb.23, Tb.21, Tb.24 et Tb.22 – quatre Cézanne –, leur plus fort coefficient d’intérêt relatif, mesuré au temps donné, signale avec la valeur 1,84 (presque le double du temps moyen de l’échantillon devant ce tableau) le Tb.3, Étude d’homme, assis de profil, de Ingres. Ici la méthode isole, par la valeur relative, une caractéristique du regard guidé par un intérêt professionnel puisqu’il ne s’agit pas de celui des deux tableaux d’Ingres qui se trouvait banalement fléché par son rattachement à la grande toile présentée ailleurs dans le musée, Jupiter et Thétis, mais d’une étude jaugée pour elle-même16. C’est surtout pour une curiosité armée de ses attentes les plus spécifiques, ici celle d’un groupe professionnel, que l’effet-tableau se laisse clairement identifier.
![]() Tb.24 | ![]() Tb.22 | ![]() Tb.3 |
1. La « personnalité » différentielle des groupes dessinée par les tableaux
61Soit à trouver les groupes qui singularisent au maximum par leurs préférences ou leurs dédains relatifs chacun des 32 tableaux exposés. On voit, d’après les définitions qui nous ont permis de construire la matrice T.2.10, qu’il faut simplement rechercher sur cette matrice quelles sont les toiles qui écartent au maximum les préférences ou les dédains d’un groupe des préférences ou des dédains de l’ensemble du public.
62Les impressions en gras et les soulignements isolent les tableaux qui caractérisent en propre, positivement ou négativement, chacun des groupes que nos données permettaient de distinguer dans l’échantillon. Pour simplifier la lecture de la grande matrice du T.2.10, on peut ne retenir que les trois tableaux qui maximisent, positivement et négativement, l’écart entre le classement des préférences ou des dédains propres à un groupe et le classement des préférences ou des dédains de l’ensemble du public.
63La lecture verticale de cette matrice simplifiée donne alors directement les tableaux qui caractérisent le mieux, positivement et négativement, chacun des groupes découpés par nos variables.
T.2.11. Les trois préférences et les trois dédains relatifs les plus prononcés par tableau et par groupe
Diplôme inf. au Bac | Diplôme de Bac à Bac + 3 | Diplôme Bac + 4 et plus | Milieu social inférieur | Milieu social moyen | Milieu social supérieur | Professions artistiques | Professions intellectuelles | Professions autres | |
Préférences | Tb.13 | Tb.21 | Tb.6 | Tb.13 | Tb.2 | Tb.24 | Tb.3 | Tb.26 | Tb.13 |
Tb.14 | Tb.20 | Tb.24 | Tb.14 | Tb.31 | Tb.22 | Tb.23 | Tb.25 | Tb.12 | |
Tb.3 | Tb.17 | Tb.19 | Tb.5 | Tb.21 | Tb.20 | Tb.21 | Tb.16 | Tb.30 | |
Dédains | Tb.21 | Tb.3 | Tb.13 | Tb.6 | Tb.24 | Tb.2 | Tb.28 | Tb.13 | Tb.21 |
Tb.23 | Tb.1 | Tb.17 | Tb.21 | Tb.13 | Tb.31 | Tb.12 | Tb.1 | Tb.23 | |
Tb.24 | Tb.6 | Tb.15 | Tb.22 | Tb.18 | Tb.5 | Tb.30 | Tb.3 | Tb.24 | |
Jeunes | Adultes | Âgés | Hommes | Femmes | Français | Étrangers | |||
Préférences | Tb.22 | Tb.14 | Tb.5 | Tb.4 | Tb.31 | Tb.29 | Tb.24 | ||
Tb.20 | Tb.21 | Tb.3 | Tb.3 | Tb.13 | Tb.3 | Tb.8 | |||
Tb.8 | Tb.17 | Tb.2 | Tb.2 | Tb.10 | Tb.2 | Tb.25 | |||
Dédains | Tb.14 | Tb.1 | Tb.22 | Tb.31 | Tb.4 | Tb.24 | Tb.29 | ||
Tb.5 | Tb.2 | Tb.20 | Tb.13 | Tb.3 | Tb.25 | Tb.3 | |||
Tb.16 | Tb.24 | Tb.30 | Tb.21 | Tb.2 | Tb.8 | Tb.2 |
a) Le pouvoir de faire réagir différemment les groupes : à chacun son Cézanne
![]() Tb.13 | ![]() Tb.14 | ![]() Tb.3 |
64Une telle matrice ne permet évidemment de commenter, pour chaque groupe, que les choix ou dédains qui le singularisent par rapport aux classements des tableaux observables sur l’ensemble de l’échantillon. Le principe de calcul sur lequel repose la matrice fait en effet abstraction pour chaque groupe de ce en quoi il contribue à l’établissement du classement majoritaire. Ainsi par exemple le groupe des bas diplômés classait par les temps moyens bruts qu’il leur accordait les 32 tableaux dans un ordre dans lequel le Revoil et le Granet arrivaient en tête comme dans beaucoup d’autres groupes ; mais le principe adopté dans la matrice T.2.11 isole ce qui appartient en propre à ce groupe dans sa tête et sa queue de classement : la présence des Tb.13, Tb.14 et Tb.3 dans les préférences, et la présence (palmarès négatif) des trois Cézanne (Tb.21, Tb.23, Tb.24) dans ses dédains.
![]() Tb.21 | ![]() Tb.23 | ![]() Tb.24 |
65Plus généralement, lorsqu’on le mesure aux temps pondérés qui leur est accordé par chaque groupe, le pouvoir des tableaux d’arrêter le regard des visiteurs ne peut être décrit que singulièrement : il n’est pas possible de trouver ici un classement parallèle des tableaux pour tous les groupes, au contraire de ce que nous avons vu plus haut (T.2.06) où quatre ou même cinq toiles se retrouvaient pour tous les groupes dans le lot des cinq tableaux regardés le plus longuement (en temps bruts) ou ayant suscité un arrêt. Mesurées en temps pondérés, les caractéristiques des œuvres singulières auxquelles réagissent les différents groupes varient selon les groupes et selon les tableaux.
![]() Tb.21 | ![]() Tb.22 |
66Par exemple, il n’est plus possible de ranger dans une seule classe l’ensemble des quatre Cézanne isolés précédemment en tête par les temps bruts (à savoir les Tbs.21, 22, 23 et 24). Du reste, c’est bien pour cette raison qu’un même groupe peut exprimer par son comportement mesuré aux temps pondérés à la fois ses préférences pour certaines toiles du lot des Cézanne et ses dédains pour d’autres toiles du même lot. C’est le cas, par exemple, des visiteurs de milieu social moyen comme on peut le constater sur le T.2.11 (colonne 5) : leur préférence relative pour le Tb.21 répond à leur dédain relatif pour le Tb.24. C’est aussi le cas des visiteurs d’âge intermédiaire sur l’ensemble des Cézanne : leur préférence relative pour le Tb.21 s’accompagne d’un dédain relatif pour le Tb.24. Autrement dit, ces groupes manifestent une préférence relative pour Baigneuses, associée à un dédain relatif pour Bethsabée. La nuance de cette sélection, tant positive que négative, prend tout son sens quand on constate que Bethsabée (Tb.24) est précisément le Cézanne qui caractérise spécifiquement les préférences du milieu social supérieur (en premier rang) comme des plus hauts diplômés de l’enseignement supérieur (deuxième rang). Tout autre est la logique de la sélection qu’opèrent les professionnels au sein du lot des Cézanne puisqu’ils associent, eux, par leurs préférences relatives, Nature morte : sucrier, poires et tasse bleue aux Baigneuses, s’opposant ainsi clairement aux « autres professions » qui associent, par leurs dédains relatifs, Baigneuses à Nature morte.
![]() Tb.23 | ![]() Tb.24 |
67Une autre manière de lire le T.2.11 consiste à rechercher les tableaux qui, revenant souvent dans les préférences ou les dédains relatifs des différents groupes, permettent le mieux, grâce à leur pouvoir de faire réagir les groupes, de caractériser différentiellement les goûts de chacun d’eux.
68Le pouvoir réactif propre à chaque tableau est alors caractérisé globalement, puisque sa fréquence d’apparition dans le T.2.11 est observée sans que l’on distingue ses apparitions dans les préférences ou les dédains. Un même tableau peut en effet faire réagir (a) en ce qu’il apparaît souvent dans les préférences mais non dans les dédains, (b) souvent dans les dédains mais non dans les préférences, (c) souvent dans les préférences comme dans les dédains – c’est cette forme complète et contrastée du pouvoir réactif qui sera retenue ci-dessous comme la première des deux contraintes supplémentaires afin de construire le T.2.12 –, (d) et, bien sûr, être pratiquement absent de cette sélection des tableaux à pouvoir réactif fort.
69On peut prendre par exemple le cas des six Cézanne qui apparaissent plusieurs fois dans la matrice simplifiée du T.2.11. Les réactions des différents groupes à ces toiles précisent alors quelque chose de leur goût le plus spécifique :
Tb.21

70– Les visiteurs de milieu social inférieur, les plus bas diplômés, les professions non intellectuelles et non artistiques, comme les visiteurs les plus âgés ont manifesté, dans les choix qui les caractérisent en propre un dédain marqué pour l’ensemble de ces toiles de Cézanne, et en particulier pour Baigneuses (Tb.21).
71– Ce dédain se retrouve, mais à un degré moindre, dans la partie masculine de la population par opposition aux femmes.
72– Qu’il s’agisse des préférences relatives manifestées, par les professionnels de l’art ou par les intellectuels, par les membres du milieu social supérieur ou par l’ensemble des visiteurs diplômés de l’enseignement supérieur, toutes comprennent des toiles du maître d’Aix. Néanmoins, les préférences de ces différents groupes se portent sur des toiles à chaque fois différentes :
![]() Tb.23 | ![]() Tb.25 | ![]() Tb.26 |
73– Les professionnels de l’art ont privilégié, en premier lieu, dans l’ensemble des toiles de Cézanne, la Nature morte : sucrier, poires et tasse bleue (Tb.23).
74– Les intellectuels ont privilégié deux paysages de Cézanne dédaignés par l’ensemble de l’échantillon (Tb.25 et Tb.26).
75– Les diplômés de l’enseignement supérieur court (Bac à Bac + 3), les visiteurs appartenant à un milieu social moyen, les « adultes » (de 33 à 47 ans) ont manifesté le plus d’intérêt relatif pour la plus célèbre des toiles de Cézanne, à savoir Baigneuses (Tb.21), justement la plus dédaignée par les groupes les moins cultivés.
![]() Tb.19 | ![]() Tb.24 | ![]() Tb.21 |
76– Les diplômés de l’enseignement supérieur long ont privilégié les deux nus de Cézanne, Femme au miroir (Tb.19) et Bethsabée (Tb.24). Constatons, en outre, que cette dernière toile a été dédaignée par cinq groupes, ce qui l’isole comme le tableau de Cézanne le plus dédaigné relativement ; ce dédain est apparemment paradoxal, puisqu’il va de pair, chez les diplômés de l’enseignement supérieur court comme chez les visiteurs de milieu social moyen, avec la préférence pour Baigneuses (Tb.21). On voit que les nus n’induisent pas des réactions semblables selon qu’ils apparaissent dans des tableaux présentant un groupe ou selon qu’ils isolent un personnage dont la nudité est soulignée par sa solitude même, et selon que la nudité est neutralisée par la légitimité du tableau ou qu’elle ne l’est pas.
b) La dispersion du pouvoir des différents tableaux : conformismes et originalités
77On peut, au-delà des Cézanne, généraliser le procédé que nous venons d’utiliser et simplifier dans la matrice T.2.11 en ne retenant que les tableaux (1) dont le « pouvoir réactif » est à la fois fort et contrasté, c’est-à-dire les tableaux qui ont suscité de nombreuses préférences, mais aussi de nombreux dédains relatifs, (2) qui caractérisent différentiellement les groupes découpés par une même variable (par exemple les hommes et les femmes selon la variable sexe).
T.2.12. Les tableaux caractérisés à la fois par leur pouvoir différenciateur (entre les groupes découpés par une même variable) et par leur pouvoir réactif contrasté : nombre d’apparitions dans les préférences et les dédains relatifs
Indice / Tableau | Préférence | Dédain | Somme | Indice / Tableau | Préférence | Dédain | Somme |
![]() Tb.3 | 5 | 4 | 9 | ![]() Tb.14 | 3 | 1 | 4 |
![]() Tb.2 | 4 | 4 | 8 | ![]() Tb.20 | 3 | 1 | 4 |
![]() Tb.13 | 4 | 4 | 8 | ![]() Tb.22 | 2 | 2 | 4 |
![]() Tb.21 | 4 | 4 | 8 | ![]() Tb.5 | 2 | 2 | 4 |
![]() Tb.24 | 3 | 5 | 8 | ![]() Tb.31 | 2 | 2 | 4 |
78On voit que le T.2.12 ne concerne que 10 tableaux sur les 25 qui contribuent à différencier les groupes entre eux. Il existe donc peu de tableaux répondant à la double exigence qui est au principe du T.2.12. On constate, en outre, que ces tableaux à pouvoir réactif contrasté n’ont jamais ce pouvoir tous (ou presque tous) ensemble pour plusieurs groupes. Ce qui revient à constater la dispersion des préférences et des dédains relatifs : il y a bien une personnalité spécifique des goûts propres à chaque groupe. Et c’est cette originalité des goûts de groupes, révélée par le calcul des intérêts ou des désintérêts relatifs, qui se trouvait dissimulée dans la monotonie du classement opéré par les différents groupes en temps bruts de visionnement (voir ci-dessus, T.2.01).
![]() Tb.5 | ![]() Tb.22 |
79On pourrait se demander si cette dispersion n’est pas engendrée par la procédure de pondération qui neutralise en principe les convergences de choix entre les groupes. Ce n’est pas le cas puisque certains groupes ont manifesté de fortes préférences relatives pour des toiles déjà désignées par les choix majoritaires, même si l’on ne retrouve pas dans leurs choix spécifiques l’association de plusieurs tableaux que dégageaient les choix majoritaires. C’est le cas des plus âgés et du milieu social inférieur (pour le Tb.5 de Granet17), des plus jeunes et des visiteurs de milieu social supérieur (pour le Tb.22, Madame Cézanne).
80On peut trouver là une définition opératoire du conformisme dans les goûts artistiques : un groupe peut, dans cette logique, être dit « conformiste » lorsqu’il a pour caractéristique la plus spécifique (puisqu’on la mesure à ses choix relatifs) ce qui est déjà désigné par le goût majoritaire (dans le classement aux temps bruts). Cette spécification permet d’ailleurs de distinguer plusieurs conformismes : celui des plus âgés et du milieu social inférieur qui privilégie la grande toile de Granet n’est pas le conformisme des plus jeunes et des visiteurs de milieu social supérieur qui privilégie Madame Cézanne.
c) L’effet de l’expressivité : la typicité de l’atypique
![]() Tb.13 | ![]() Tb.14 | ![]() Tb.3 | ![]() Tb.2 |
81Outre les Cézanne, qui répondent aux exigences des neuf tableaux isolés dans la matrice simplifiée T.2.12, quatre des cinq autres tableaux s’associent régulièrement – par paires – dans les préférences ou dans les dédains relatifs inventoriés dans le T.2.11 : le Tb.13 avec le Tb.14 et le Tb.3 avec le Tb.2.
82Dans le T.2.11, les Tb.13 (Hommage à Cézanne) et Tb.14 (Homme à la pipe), deux portraits, sont régulièrement associés dans les préférences. C’est le cas chez les visiteurs de milieu social inférieur comme chez les faibles diplômés. En revanche, le dédain de ces deux toiles n’est jamais associé ; le dédain du portrait de Bernard, Hommage à Cézanne, se rencontre chez les plus diplômés, chez les intellectuels, chez les visiteurs de milieu social moyen et également chez les visiteurs de sexe masculin. Le dédain du Tb.14, Homme à la pipe de Van Beest, oppose les plus jeunes au groupe des adultes qui l’ont préféré.
![]() Tb.13 | ![]() Tb.14 | ![]() Tb.17 |
![]() Tb.3 | ![]() Tb.11 |
83Ces associations confirment des proximités de goût propres à quelques groupes que nous avons déjà rencontrées : les deux portraits ainsi isolés ont en commun cette expressivité immédiatement identifiable à des signes extérieurs de ce qu’on pourrait appeler une « typicité de l’atypique », tels que des singularités morphologiques ou des accessoires, qui caractérisait, on s’en souvient, le goût populaire. Que les visiteurs de sexe féminin préfèrent relativement l’Hommage à Cézanne de Bernard ajoute une dimension nouvelle à la façon dont les groupes se distinguent par leurs préférences comme par leurs rejets : comme on peut le voir sur le T.2.10, les femmes se caractérisent constamment par le choix de toiles représentant des hommes mûrs dans le lot des portraits qui définissent leur intérêt relatif (Tbs.13, 14, 17). On remarquera en passant qu’il n’existe pas, apparemment, de prime à la nudité féminine pour les hommes ou à la nudité masculine pour les femmes, puisque les tableaux de nus, qu’ils soient masculins ou féminins (Tb.3, Ingres : Étude d’homme, Tb.11, Anonyme xixe siècle : Académie d'homme debout, Tb.19, Cézanne : Femme au miroir, Tb.24, Cézanne : Bethsabée), sont tous mieux classés par les hommes que par les femmes.
d) Une catégorie « indigène » de la perception esthétique : la peinture « à l’antique »
![]() Tb.19 | ![]() Tb.24 | ![]() Tb.2 | ![]() Tb.3 |
84La deuxième paire de toiles (Tb.2 et Tb.3) associée sur le T.2.11 l’est aussi souvent dans les préférences que dans les dédains. Bélisaire, de Duqueylard, et l’Étude d’homme, assis et de profil, d’Ingres, sont associés dans les préférences des hommes, mais aussi dans les dédains manifestés par les femmes. On retrouve exactement la même opposition entre les préférences conjointes des visiteurs français et les dédains identiquement conjoints des visiteurs étrangers. L’association entre les deux toiles est encore le fait des visiteurs les plus âgés.
85Ces éléments partiels ne permettent sans doute pas de localiser sociologiquement le goût ou l’indifférence de certains publics pour un genre qui est sans doute assez vaste et flou, mais qui constitue pourtant une catégorie agissante de la perception de la peinture, celle que l’on pourrait appeler « à l’antique » et qui va de la scène mythologique ou historique mettant en jeu des personnages gréco-latins, reconnaissables au costume, au décorum ou aux instruments, jusqu’à des traitements de posture comme le nu académique évoquant une atmosphère antique par association de souvenirs avec la statuaire. Cette catégorie syncrétique comprendrait, dans les salles de notre enquête, les tableaux 1, 2, 3 et 4, c’est-à-dire outre les deux toiles de notre paire, l’Étude d’homme de profil, en vue de la composition de Jupiter et Thétis, ainsi que Thétis donnant les armes à Achille à la mort de Patrocle. Et précisément, si l’on revient à la matrice synoptique du T.2.10, on aperçoit que ces quatre toiles se trouvent associées, de diverses manières, par les comportements de plusieurs groupes : tous ces tableaux ont regroupé les quatre plus fortes préférences relatives des hommes et, symétriquement, concentré les quatre dédains les plus accentués manifestés par les femmes. Ce regroupement s’observe encore dans les préférences relatives des visiteurs les plus âgés comme dans les dédains de la classe d’âge intermédiaire. Plus généralement, il n’existe pas de groupe qui ne les ait associés, au moins tendanciellement, dans ses préférences ou ses dédains, à la seule exception du groupe des professionnels qui reste étranger à cette logique de regroupement, ne privilégiant que le nu académique d’Ingres dans ses préférences relatives. La « peinture à l’antique » ne constitue sans doute ni une catégorie iconographique ou iconologique ni une manière picturale, identifiables comme telles par des « professionnels », mais elle isole nettement une catégorie syncrétique de la perception esthétique où se rencontrent de nombreux groupes socioculturels.
86On peut, pour repérer d’autres configurations analogues à celles qui viennent d’être commentées, porter systématiquement dans chacune des cases du T.2.11 les informations supplémentaires concernant chaque tableau et découlant du questionnement précédent (pouvoir différenciateur, pouvoir réactif contrasté ou non) : on obtient alors le récapitulatif présenté dans le T.2.13.
87Dans ce récapitulatif :
– Les couleurs isolent les types de réaction suscitées par chacun des tableaux : (a) les tableaux soulignés en rouge ont accumulé beaucoup de préférences et beaucoup de dédains relatifs ; (b) les tableaux soulignés en vert n’ont accumulé que des préférences relatives ; (c) les tableaux soulignés en bleu n’ont accumulé que des dédains relatifs.
– Le R signale que la préférence pour un tableau est associée à un dédain pour ce même tableau parmi les catégories découpées par une variable (par exemple entre les diverses catégories de diplômés).
– Les nombres récapitulent, dans chaque case, le nombre d’apparitions que le tableau mentionné dans cette case a additionnées à la fois dans les préférences et dans les dédains relatifs des groupes : il chiffre le pouvoir réactif du tableau considéré.
T.2.13. Récapitulatif du pouvoir réactif des tableaux et des choix ou dédains relatifs des groupes

e) La propension des groupes à s’exprimer par des choix plus ou moins contrastés ; deux formes de la singularité : la prévisibilité et l’imprévisibilité
88D’autres calculs opérés sur les données récapitulées dans le T.2.10 permettraient de préciser le portrait différentiel des groupes de visiteurs qui se singularisent le plus dans leurs comportements muséaux. On peut en effet caractériser les groupes par l’ouverture plus ou moins grande de l’éventail de leurs choix relatifs, positifs ou négatifs. Mais la question de la divergence par rapport à une tendance majoritaire peut se formuler de deux manières : (a) soit par référence à la forme qu’ont revêtue les choix de l’ensemble de l’échantillon sur chacun des tableaux ; (b) soit par référence à la dispersion des choix d’un groupe autour de sa propre moyenne.
- le décalage de l’éventail des choix d’un groupe par rapport à celui de l’ensemble des visiteurs
89Les groupes se singularisent en ce cas par l’ampleur de l’écart entre les coefficients maximum et minimum qui mesurent (si l’on se reporte à la matrice T.2.10) la distance entre la préférence et le dédain les plus marqués propres à chaque groupe. On constate sur le tableau T.2.14, qui chiffre l’écart, que quelques groupes se singularisent par l’ampleur de cet écart : ce sont le milieu inférieur (avec un écart de 286), suivi par la catégorie des « professionnels » (110), puis par les plus faibles diplômés (103).
T.2.14 Écarts entre les temps pondérés extrêmes pour les 16 groupes
Groupes / Valeurs | Diplômés 1 | Diplômés 2 | Diplômés 3 | Professionnels | Intellectuels | Autres |
Valeur maximum | 154 | 148 | 115 | 184 | 133 | 111 |
Valeur minimum | 51 | 86 | 58 | 74 | 73 | 81 |
Écart | 103 | 62 | 57 | 110 | 60 | 30 |
Groupes / Valeurs | Jeunes | Adultes | Âgés | Milieu inférieur | Milieu moyen | Milieu supérieur |
Valeur maximum | 114 | 121 | 148 | 320 | 128 | 118 |
Valeur minimum | 49 | 68 | 75 | 34 | 78 | 82 |
Écart | 65 | 53 | 73 | 286 | 50 | 36 |
Groupes / Valeurs | Hommes | Femmes | Français | Étrangers | ||
Valeur maximum | 129 | 108 | 120 | 118 | ||
Valeur minimum | 89 | 74 | 86 | 71 | ||
Écart | 40 | 34 | 34 | 47 |
Pour toutes les valeurs de ce tableau, les temps bruts du tableau T.2.10 ont été multipliés par 100.
90On retrouve ici, sous une forme qui agrège la distribution des dépenses de temps consenties à chaque tableau, la position particulière occupée par des groupes que toutes les mesures situent comme les plus éloignés de la tendance moyenne de l’échantillon.
- la dispersion des choix d’un groupe par rapport à sa propre moyenne :
91C’est une autre forme de singularité qui apparaît lorsqu’on rapporte la dispersion des valeurs extrêmes d’un groupe à sa propre moyenne, puisque ce calcul classe alors les groupes selon leur degré d’homogénéité interne. Le tableau T.2.15 repart des temps bruts de visionnement d’un groupe pour chaque tableau et divise chacun par le temps moyen brut du groupe pour tout tableau regardé. Il donne alors pour chaque groupe les valeurs extrêmes ainsi que l’écart entre maximum et minimum.
T.2.15 Écarts entre les temps extrêmes d’un groupe après division par sa propre moyenne
Groupes / Valeurs | Diplômés 1 | Diplômés 2 | Diplômés 3 | Professionnels | Intellectuels | Autres |
Valeur maximum | 2.2 | 1.7 | 1.8 | 1.6 | 2.2 | 1.9 |
Valeur minimum | 0.4 | 0.4 | 0.4 | 0.4 | 0.5 | 0.4 |
Écart | 1.8 | 1.3 | 1.4 | 1.2 | 1.7 | 1.5 |
Groupes / Valeurs | Jeunes | Adultes | Âgés | Milieu inférieur | Milieu moyen | Milieu supérieur |
Valeur maximum | 1.4 | 1.8 | 2.2 | 2.7 | 2.0 | 1.7 |
Valeur minimum | 0.4 | 0.4 | 0.4 | 0.2 | 0.4 | 0.4 |
Écart | 1.0 | 1.4 | 1.8 | 2.5 | 1.6 | 1.3 |
Groupes / Valeurs | Hommes | Femmes | Français | Étrangers | ||
Valeur maximum | 2.0 | 1.7 | 2.0 | 1.6 | ||
Valeur minimum | 0.5 | 0.4 | 0.4 | 0.4 | ||
Écart | 1.5 | 1.3 | 1.6 | 1.2 |
Le calcul est fait sur les seuls tableaux regardés. On a exclu les valeurs du Tb.32 qui sont régulièrement, pour tous les groupes, inférieures à 0,1 en raison de la difficulté de l’observation.
92On voit que ce tableau statistique signale encore, comme les plus singuliers, les groupes populaires et les moins diplômés (et aussi les plus âgés et les intellectuels). Mais ici, les professionnels témoignent d’une singularité de sens opposé : le rapprochement du T.2.14 et du T.2.15 souligne en effet la spécificité des visiteurs professionnels qui, par rapport à la tendance moyenne de l’échantillon, divergent autant que les groupes populaires ou les moins diplômés, mais qui, par rapport à la tendance moyenne propre à leur groupe, sont aussi les plus homogènes. Autrement dit, dans le cas des professionnels, il est possible, à partir du temps donné en moyenne à un tableau par un membre du groupe professionnel, de prévoir sans grand risque d’erreur le temps moyen d’un autre membre du groupe, puisque tous les membres de cette catégorie sont resserrés autour de la moyenne de leur groupe (voir chapitre 1, section II. B.1, T.1.15, le même resserrement de ce groupe dans la distribution des temps donnés au musée). Le comportement muséal des professionnels fait ainsi contraste avec celui des autres groupes les mieux singularisés, qui sont, eux, les plus dispersés autour de leur moyenne de groupe.
2. La « personnalité » différentielle des tableaux dessinée par les groupes
93Quels sont les tableaux que les différents groupes ont singularisés au maximum par leurs préférences ou leurs dédains ?
94La lecture horizontale des soulignements positifs et négatifs isolant les valeurs les plus caractéristiques de chaque groupe sur la matrice initiale (T.2.10) permet d’isoler (dans la matrice T.2.16) les tableaux qui ont provoqué le plus de réactions différentielles de la part des différents groupes et qui sont ici récapitulées par la somme portée en gras.
f) L’effet-tableau
![]() Tb.9 | ![]() Tb.5 | ![]() Tb.15 |
95On a ci-dessus18 caractérisé l’effet propre à un tableau comme un effet qui serait, à la limite, capable de s’imposer à l’attention des spectateurs, quels que soient les groupes socioculturels auxquels ils appartiennent, c’est-à-dire indépendamment des prédispositions culturelles socialement conditionnées dont les visiteurs sont génériquement et différentiellement porteurs. La neutralisation des choix majoritaires qu’opérait la matrice T.2.10 permet ici de poser la question à partir d’un critère simple qui isole la forme consensuelle ou unanimiste d’un effet-tableau : quelles sont les toiles bien classées par l’ensemble de l’échantillon (sur le T.2.02) qui disparaissent du haut d’un classement qui les reclasserait par la variation de leur pouvoir de faire réagir différemment les groupes de l’échantillon ? Autrement dit, quelles sont celles des sept toiles classées en tête sur le T.2.02 qui ne figurent plus dans les onze caractérisées sur le T.2.16 par une forte somme de réactions spécifiant et distinguant les groupes (par exemple les sept sommes supérieures à 5 marquées en gras) ? Ce sont le Tb.9 (le Revoil qui était la vedette incontestée du classement aux temps « bruts »), le Tb.5 (la toile de Granet qui le suivait au classement) et le Tb.15 (Le Nain classé lui aussi au-dessus du temps moyen par tableau de l’ensemble de l’échantillon).
T.2.16. Matrice simplifiée des cinq temps pondérés les plus élevés et des cinq temps pondérés les plus faibles obtenus par les 32 tableaux
Tb.1 | Tb.2 | Tb.3 | Tb.4 | Tb.5 | Tb.6 | Tb.7 | Tb.8 | Tb.9 | Tb.10 | Tb.11 | Tb.12 | Tb.13 | Tb.14 | Tb.15 | Tb.16 | |
+ | 3 | 4 | 5 | 1 | 2 | 1 | 1 | 3 | 0 | 3 | 0 | 3 | 4 | 3 | 3 | 1 |
– | 4 | 4 | 4 | 2 | 3 | 3 | 0 | 1 | 1 | 4 | 1 | 2 | 7 | 5 | 2 | 2 |
Somme | 7 | 8 | 9 | 3 | 5 | 4 | 1 | 4 | 1 | 7 | 1 | 5 | 11 | 8 | 5 | 3 |
Tb.17 | Tb.18 | Tb.19 | Tb.20 | Tb.21 | Tb.22 | Tb.23 | Tb.24 | Tb.25 | Tb.26 | Tb.27 | Tb.28 | Tb.29 | Tb.30 | Tb.31 | Tb.32 | |
+ | 2 | 1 | 3 | 3 | 5 | 5 | 4 | 4 | 2 | 2 | 1 | 1 | 2 | 3 | 2 | 3 |
– | 1 | 2 | 1 | 4 | 5 | 3 | 3 | 5 | 2 | 0 | 2 | 1 | 1 | 2 | 2 | 1 |
Somme | 3 | 3 | 4 | 7 | 10 | 8 | 7 | 9 | 4 | 2 | 3 | 2 | 3 | 5 | 4 | 4 |
![]() Tb.22 | ![]() Tb.21 | ![]() Tb.23 |
96Si un effet-tableau, ainsi défini en sa forme consensuelle, se laisse bien déceler sur cette enquête, on voit qu’il ne concerne pas les Cézanne, mais des tableaux dont nous avons déjà commenté quelques-unes des caractéristiques picturales qui semblaient appeler une attention largement répartie dans tous les groupes ou, ce qui revient au même, n’appelaient presque jamais le dédain. Mais il faut alors isoler une autre forme de l’effet-tableau, qu’illustrent ici plusieurs Cézanne : quelques toiles de ce peintre figurant dans les sept premiers sur le T.2.02 doivent en effet cette position à une tout autre répartition des attentions et des dédains dans les différents groupes : ce sont le Tb.22 (3e), le Tb.21 (5e) et le Tb.23 (6e)19. L’effet-tableau qui caractérise ces Cézanne associe un bon classement sur l’ensemble de l’échantillon à un fort pouvoir de produire des réactions contrastées selon les groupes, puisque leur pouvoir réactif est parmi les plus forts (somme des réactions spécifiant des groupes : 8, 10 et 7 occurrences sur le T.2.16) et que ce pouvoir réactif est nettement contrasté (5, 5 et 4 préférences spécifiques pour le Tb.22, le Tb.21 et le Tb.23 ; 3, 5 et 3 dédains spécifiques pour ces mêmes tableaux).
![]() Tb.13 | ![]() Tb.21 | ![]() Tb.22 | ![]() Tb.24 |
97L’examen général du tableau T.2.16 livre les dix toiles qui séparent le mieux les différents groupes. Le portrait de Bernard (Tb.13) avec 4 préférences et 7 dédains est le tableau le plus disputé entre les 16 groupes que distinguait l’enquête. On peut dire qu’il illustre le mieux l’effet-séparateur d’un tableau, en entendant par là le contraire de l’effet consensuel d’un tableau tel que l’illustrent le Revoil et le Granet. Mais certains tableaux, comme les Tbs.21, 22 et 23 de Cézanne, associent, comme nous venons de le voir, ces deux effets caractéristiques de signification inverse : l’association de ces deux composantes de la réception peut ainsi être retenue comme un indicateur du pouvoir d’un tableau de provoquer une réaction complexe. Sur les 10 tableaux isolés par leur effet-séparateur, cinq sont des toiles de Cézanne (la Baigneuses, le Portrait de Madame Cézanne, la Bethsabée, L’Apothéose de Delacroix et la Nature morte), mais seules trois d’entre elles (Tbs.21, 22, 23) présentent la forme mixte de l’effet-tableau (effet paradoxal, à la fois unanimiste et séparateur) tel que nous venons de la définir. Les indicateurs de la réception dont nous dégageons progressivement le sens mesurent en effet, dans leur cas, la coexistence de la recherche d’une position originale et de l’alignement du goût dans les réactions des spectateurs.
Tb.20

98On finit par cerner une série de propriétés qui caractérisent le sort fait aux Cézanne : (1) d’une part la variabilité du traitement réservé à chaque toile dans le lot selon les groupes qu’on envisage ; (2) d’autre part le fait que le lot des Cézanne constitue bien, en plusieurs de nos mesures, une catégorie tendanciellement indivise de la perception esthétique pour l’ensemble de l’échantillon, puisque la variation des indicateurs de la réception fait souvent varier en bloc la position de plusieurs Cézanne lorsqu’on change de principe de classement : (a) on a constaté une telle permutation solidaire des Cézanne les plus connus selon qu’ils étaient classés par le temps de visionnement ou par le simple arrêt (ci-dessus, T.2.02) ; (b) on a remarqué deux propriétés générales de tous les Cézanne, celle d’être toujours mieux classés aux arrêts qu’aux temps (voir ci-dessus, T.2.02) et celle de ne susciter que rarement une lecture rapide de leurs notices d’accompagnement, tout en provoquant une lecture approfondie chez ceux des visiteurs qui prêtaient attention à ces notices ; (c) ici c’est une nouvelle propriété qui apparait : la force du pouvoir réactif des Cézanne, manifesté par le caractère contrasté de ce pouvoir d’un groupe à l’autre. La plupart de ces traits, tant ceux de type (1) que de type (2), les oppose donc aux toiles de Revoil et de Granet qui illustrent dans notre enquête l’effet-tableau en sa forme la plus simple à mesurer, à savoir en sa forme consensuelle ou, si l’on préfère, « attrape-tout ». L’effet-tableau, défini comme un pouvoir propre à une image particulière de s’imposer, par-delà la diversité des propensions socioculturelles d’un public réel, n’est pas un effet monolithique, il a lui-même ses figures et ses dosages.
99Le sort commun de plusieurs Cézanne, au moins selon quelques-uns des indicateurs utilisés, atteste la réalité de l’effet complexe et donc différencié que produisent les toiles du maître d’Aix : le « coup de chapeau » donné à la plupart des Cézanne des salles A et C aussi bien que la présence, dans ses trois toiles les mieux classées, de trois types différents de « sujets » (un portrait, une scène d’ensemble, une nature morte) peuvent sembler confirmer l’influence d’une signature prestigieuse et d’une légitimité largement diffusée. Mais l’ensemble des résultats que nous venons de parcourir interdit de considérer l’effet-signature comme l’explication unique de la variation des effets de réception : un modèle qui voudrait anticiper, en fonction de la notoriété des noms de peintre dont les toiles sont exposées dans les salles A et C, le classement de ces toiles selon les divers indicateurs utilisés ne rendrait absolument pas compte des distributions observées. Les noms de David, Géricault et même Ingres, présents par deux fois pour chacun d’eux parmi les 32 tableaux exposés, n’ont eu aucun effet décisif sur le classement de leurs toiles (tant aux arrêts qu’aux temps moyens de visionnement)20. Est caractéristique sous ce rapport le faible intérêt porté par les visiteurs aux Géricault, à quelque indicateur qu’on mesure cet intérêt. Même dans le cas des Cézanne, dont la « manière » est, sur l’ensemble des toiles exposées, la plus « reconnaissable » par un large public, l’effet-signature est circonscrit et limité par la variabilité des classements de chacun des tableaux de ce maître. L’importance des réactions contrastées selon les groupes, y compris pour les trois toiles les mieux classées de ce peintre, montre bien l’absence d’un effet homogène comme celui que produirait, indépendamment de la singularité des toiles, l’influence mécanique de la notoriété : on l’a vu ci-dessus, chaque groupe de visiteurs a son Cézanne de prédilection.
g) L’effet contrastif de la représentation du vivant et de la diégèse
100On avait, ci-dessus (section I. A3), utilisé un test pour évaluer l’influence de la représentation animée ou diégétique de la peinture en rassemblant en trois catégories les toiles de l’enquête selon qu’elles faisaient intervenir ou non ces deux dimensions du « sujet ». On avait alors constaté, en s’appuyant sur le « succès » remporté par chaque tableau dans son classement aux temps bruts de visionnement, l’existence d’une « prime à la réception » qui allait aux représentations animées et/ou diégétiques (ces deux « primes » s’additionnant pour la catégorie des toiles conjuguant les deux critères).
101On peut maintenant, en s’appuyant sur la matrice T.2.10, donnant pour chaque tableau le coefficient qui, dans chaque groupe, mesure (par la division à la marge) les préférences et les dédains relatifs et neutralise ainsi les effets de consensus, se demander comment nos trois catégories agrègent ces préférences et ces dédains relatifs.
T.2.17 La moyenne des préférences et dédains caractérisés des différents groupes selon les trois catégories de « sujets »
Animation avec diégèse | Animation sans diégèse | Ni animation ni diégèse | |
Préférences | 2,58 | 2,86 | 2,2 |
Dédains | 2,75 | 2,60 | 1,6 |
Effet contrastif | 5,46 | 5,33 | 3,8 |
Chaque tableau est caractérisé par le nombre d’occurrences des cinq plus forts et des cinq plus faibles coefficients de groupe qui lui échoient sur la matrice T.2.10 ; chaque catégorie de tableaux est caractérisée par la moyenne de ces occurrences.
102On voit que, lorsque la neutralisation des mesures de temps bruts efface les tendances majoritaires en isolant les préférences les plus caractérisées de chaque groupe, la « prime à la réception » va d’abord aux « sujets » animés, même dépourvus de diégèse. C’est là une inversion du classement entre les catégories I et II, tel qu’il s’établissait aux temps moyens bruts. On se souvient que la catégorie II rassemble essentiellement des portraits. L’ensemble du T.2.17, qui fait intervenir les dédains relatifs, montre que la catégorie I qui conjugue l’animation et la diégèse (scène, narration, interaction) suscite le plus de dédains marqués, ce qui suggère, une fois rapproché de la « prime à la réception » qu’enregistrait cette catégorie au classement des préférences brutes, que la catégorie I est celle qui contraste le plus les réactions. Le résultat le plus clair de ces divers calculs faits sur l’agrégation des tableaux en trois catégories concerne la catégorie de peinture (ici les paysages et les natures mortes) qui exclut à la fois l’animation et la diégèse : défavorisée au classement par les temps bruts de visionnement (voir T.2.01), cette catégorie a nettement moins le pouvoir de contraster les préférences et les dédains des groupes que les autres catégories de tableaux (3,8 contre 5,46 et 5,33).
III. Traces de conclusion
103On peut, pour conclure synoptiquement les analyses qui ont dû, chemin faisant, s’attarder sur des relations partielles entre les toiles ou les groupes de toiles et le sort qui leur était fait par le comportement muséal des différents groupes de visiteurs, recourir au traitement systématique des relations entre données que permet l’analyse factorielle des correspondances.
104Quelques plans factoriels d’une analyse des correspondances confirment les relations que nous avons commentées avec le plus d’insistance. Elles sont en effet très proches des données récapitulatives que nous avons utilisées (par exemple dans la matrice T.2.10 qui neutralisait la tendance majoritaire), puisque l’analyse factorielle est fondée sur un principe analogue de neutralisation. On se contentera de donner ici la forme simplifiée que le calcul des traces21 retient de l’analyse de correspondances. Ce programme visualise directement la hiérarchie des corrélations les plus fortes jusqu’à un plancher22. On y lit donc les degrés de saturation des relations entre les choix de tableaux (mesurés au temps de visionnement) et les groupes de visiteurs qui ont le plus contribué à cette saturation. L’ordre hiérarchique dans lequel apparaissent graphiquement les traces est résumé dans le tableau que nous donnons en trois phases (1, 2 et 3) figurées par la taille des noms de modalités.
G.4. Tracé des relations entre les groupes et les tableaux préférés ou dédaignés dans l’espace de l’analyse des correspondances

- Le groupe de tableaux qui est le premier constitué par « l’analyse des traces » – parce que les valeurs numériques des corrélations qui le construisent sont les plus fortes – est celui qui rapproche les préférences pour trois portraits (Étude d’homme de profil et Étude d’homme, assis de profil, d’Ingres, et Hommage à Cézanne, de Bernard) et une scène à l’antique (Bélisaire, de Duqueylard). Ces préférences relient les groupes qui ont le plus contribué à leur conjonction, à savoir les diplômés inférieurs, le milieu social inférieur et le groupe des plus âgés. Aux préférences qui les rapprochent sont associés les rejets des trois Cézanne les plus connus (Portrait de Madame Cézanne, Baigneuses et Nature morte).
- Le groupe de tableaux qui se constitue en deuxième est celui qui rapproche les préférences pour un portrait de Quay (Jeune homme), des préférences pour quatre Cézanne (Portrait de Madame Cézanne, Femme au miroir, Bethsabée, L’Apothéose de Delacroix). Cette constellation de préférences relie les visiteurs de milieu social supérieur et les diplômés ayant fait les études supérieures les plus longues (plus de quatre ans après le baccalauréat). Aux préférences qui rapprochent ces groupes sont associés aussi bien le dédain pour le Granet, qui triomphait sur l’ensemble de l’échantillon, et pour un portrait de Van Beest (Homme à la pipe) que l’indifférence aux Baigneuses de Cézanne.
- Le groupe qui se constitue en dernier, c’est-à-dire dont la consistance statistique est la plus faible est celui qui rapproche la préférence pour Baigneuses – et pour ce seul Cézanne – du dédain des deux toiles d’Ingres (Étude d’homme de profil et Étude d’homme, assis de profil) et du portrait de Bernard (Hommage à Cézanne) ainsi que de toute une série d’indifférences relatives : Madame Cézanne, Nature morte, Homme à la pipe (Van Beest), Le Vallon de Saint-Pons (Gibert), Le cloître de la chartreuse Sainte Marie des Anges (Granet), Portrait du comte Henri Siméon (Kinson), Jeune Grec endormi sur un rocher au bord de la mer (Géricault). Cette configuration de goûts, de dédains et d’indifférences relatives rapproche alors deux groupes, celui des intellectuels « généralistes » (par opposition aux « professionnels ») et celui des diplômés supérieurs de niveau moyen (du baccalauréat à Bac + 3).
*
105L’intérêt de la technique de calcul utilisée ici, qui ne retient, au travers de l’analyse de toutes les corrélations entre les données, que celles dont la convergence a le plus de poids statistique, est de faire apparaître quelques principes d’une anatomie contrastive des goûts, tels qu’on peut la formuler a posteriori, sans préjuger a priori de l’appartenance des toiles à une catégorie générique, fût-elle même celle de l’ensemble des tableaux d’un même peintre.
106Le calcul montre ainsi que les rejets, voire les indifférences, sont aussi importants pour caractériser une convergence entre des choix de groupes, c’est-à-dire un goût structuré, que les préférences les plus fortes. On voit par exemple comment le dédain des Cézanne précise le goût des groupes les moins cultivés pour des portraits ou pour une scène « à l’antique », ou comment le dédain marqué, par les groupes intellectuels ou moyennement diplômés, pour le Granet accentue, dans la deuxième constellation, la recherche d’une position originale. Statistiquement, cette caractérisation négative d’un goût par ses évitements pèse lourd, c’est-à-dire 66 % des 21 premières modalités. L’expérience esthétique est d’abord une expérience, qui s’affirme dans et par sa pratique du plaisir de l’œil, que quelques rares messages et eux seuls sont ressentis et choisis comme des « œuvres » en ceci précisément qu’ils se détachent sur fond du quelconque ou du n’importe quoi, signaux eux-mêmes aussi signifiants de l’insipidité perceptive du quotidien. Le sentiment du « banal » exclut d’emblée la possibilité d’une perception artistique.
107Dans les regroupements de tableaux qui sont ainsi rassemblés, positivement ou négativement, par les convergences statistiques du comportement perceptif et déambulatoire des visiteurs de musée, on retrouve toujours, dispersés entre plusieurs constellations, des tableaux que la catégorisation coutumière ou savante regroupe traditionnellement dans des unités classificatoires qui se trouvent ici éclatées. L’unité apparemment la plus naturelle et la plus installée dans le langage, celle de catégories, par exemple « le portrait », « les Cézanne », les « scènes littéraires ou mythologiques », ne résiste pas au test auquel les soumet la réaction diversifiée d’un public réel face aux tableaux qui composent ces catégories génériques. Ainsi, l’ensemble des portraits qui figuraient dans les salles A et C révèle que le genre « portrait » peut être reçu différemment (a) lorsque, s’agissant de ceux de Duqueylard ou de Bernard, ils sont associés, dans la constellation 1 (par les groupes les moins diplômés ou les plus âgés), au rejet des trois Cézanne les plus estimés ailleurs, et (b) lorsque, s’agissant d’un portrait de Quay ou du portrait de Madame Cézanne, ils sont associés à d’autres Cézanne, en particulier à ceux représentant des nus, par les visiteurs de milieu sociaux supérieurs et les plus diplômés.
108Ainsi, la réception d’un même « genre », d’une même « manière », d’un même « sujet » change de signification lorsqu’elle se trouve associée à d’autres éléments distinctifs (préférences, rejets, indifférences selon les groupes socioculturels) dans une constellation qui donne un autre sens différentiel à chacun des éléments qu’elle rassemble. Les tableaux choisis en commun contribuent à définir le portrait culturel des groupes qui les choisissent ; et, corrélativement, les groupes qui effectuent les mêmes choix précisent la définition du sens artistique des tableaux qu’ils choisissent ensemble. L’esthétique est une dimension spécifique de l’identité symbolique des groupes sociaux. Et, corrélativement, la géographie sociale des publics qui choisit ou néglige un groupe de tableaux est partie prenante dans la constitution du sens artistique d’un tableau.
109Les trois constellations isolées par le « calcul des traces » qui, rappelons-le, ne retient que le noyau le plus significatif d’un ensemble de convergences statistiques, éclairent, on le voit, les associations de tableaux par le goût des groupes sociaux qui les associent. L’étroite association de la préférence pour les portraits de genre, ou les portraits d’Ingres, au dédain des toiles de Cézanne les plus connues, ne prend tout son sens que dans la constellation 1 qui associe à cette orientation du goût les choix des plus bas diplômés, des milieux inférieurs et des plus âgés, dessinant ainsi une nébuleuse du goût polairement opposée au goût cultivé, érudit ou informé. Mais les constellations 2 et 3 montrent qu’on simplifie la géographie du goût lorsqu’on oppose le goût populaire à un pôle unique du goût cultivé. Ici, les choix des visiteurs de milieu supérieur et des plus hauts diplômés construisent une constellation certes « cultivée », mais dont le sens se précise par l’abondance des signes d’hétérodoxie ou de désinvolture. La constellation 2, déjà commentée, qui associe la mise en vedette des Cézanne secondaires ou paradoxaux au dédain du trop emblématique Granet, se distingue très bien de la constellation 3, construite par les choix des « intellectuels » et des diplômés d’enseignement supérieur court, constellation à la fois moins provocante dans son conformisme cultivé et moins sûre de ses hiérarchies. Témoigne alors de ce goût à la fois suiviste et prudent le poids des « indifférences » relatives à de nombreux tableaux : « indifférences » qui, dans cette enquête, sont signalées par un temps de visionnement moyen plus souvent accordé à plus de toiles.
110L’absence flagrante des « professionnels » dans cette topographie du goût, qui se fonde à la fois sur des choix de toiles et sur les groupes qui les choisissent de manière convergente, ne doit pas surprendre. Comme on l’a vu tout au long de ce compte rendu les « professionnels de l’art » (au sens où nous avons pu dans cette enquête les distinguer des autres professions « intellectuelles ») pratiquent des choix et des comportements bien caractérisés statistiquement ; mais comme ils se distinguent par ces choix de tous les autres groupes, cette singularité même les exclut d’une topographie qui privilégie la convergence de plusieurs groupes23. Leur absence statistique signe la singularité de leur goût et de leur comportement muséal. Comme on le voit, le calcul des traces extrait d’abord les conformités sociales qui associent plusieurs conformismes.
111Le recours à une méthodologie qui, nous l’avons dit dès le début, impose de singulariser l’observation de la perception esthétique jusqu’au niveau des tableaux considérés dans leur individualité picturale, est évidemment plus exigeant en mesures et en recueil d’informations que le recours à une méthodologie du questionnement qui se contente d’interroger des publics sur leurs « préférences » pour des genres de peinture. On le voit, nos résultats ne font pas double emploi avec ceux que recueillent des méthodes plus expéditives ou plus panoramiques. La mesure sociologique, lorsqu’elle s’applique à des tableaux singuliers et non pas à des catégories prédécoupées par le critique d’art ou le sociologue de questionnaire, objective d’autres regroupements des toiles et suggère par là une anatomie sociale du goût plus proche des taxinomies mises en œuvre dans l’interprétation indigène. Celles-ci, souvent déconcertantes, nous apprennent quelque chose des déterminations et des composantes du goût, précisément en ce qu’elles s’écartent des catégorisations savantes. Ce sont ces regroupements, inaccessibles au questionnement opéré selon les catégories routinières d’un langage de description, qui permettent d’approcher la dynamique des expériences artistiques dans leur diversité. C’est dans le rapprochement opéré a posteriori, par le comportement visuel et déambulatoire des spectateurs, entre des tableaux appréhendés dans leur individualité singulière que l’on peut trouver aussi bien le principe de questions posées à l’analyse iconographique ou iconologique des œuvres que le principe d’un approfondissement de la description des goûts caractéristiques des groupes sociaux qui opèrent ces rapprochements.
Notes de bas de page
1 Voir « Introduction », note 2.
2 Voir l’analyse rétrospective des enquêtes sur le pouvoir d’arrêt des objets d’exposition recensées par Hana Gottesdiener. [Hana Gottesdiener, Analyse de l’influence de l’organisation spatiale d’une exposition sur le comportement des visiteurs, Compte rendu, Nanterre, Laboratoire de Psychologie, 1979.]
3 L’enquête sur « La description des tableaux » (infra, chap. ii), qui recourrait à l’entretien pour approcher les actes d’exploration et d’interprétation du sens d’une peinture, montre que la « lisibilité » d’un tableau figuratif (définie par la proportion des « descripteurs théoriquement possibles du tableau » utilisée effectivement dans la description par des visionneurs réels) n’était pas mécaniquement commandée par la richesse du tableau en personnages ou par son ampleur et sa précision figuratives : le vaste panorama portuaire du Lorrain où fourmillent scènes et personnages (L’embarquement de sainte Paule à Ostie) mobilisait une plus faible part de ses « descripteurs théoriquement possibles » que le Munch qui ne propose que trois personnages dans un petit paysage (Jeunes filles sur un pont). [Cette note de bas de page fait référence à un chapitre suivant de l’ouvrage initialement imaginé, dont Le temps donné aux tableaux ne devait constituer que le premier chapitre. Cette suite n’a jamais paru (voir la préface), et cette note se rapporte donc à une enquête sur la « description des tableaux » qui n’a finalement pas été publiée.]
4 [Faussement attribuée à Géricault, cette toile est aujourd’hui déclarée anonyme, datée du xixe siècle, et elle porte le titre : Académie d’homme debout.]
5 Les préférences manifestées dans l’enquête sur la « description d’un tableau » (infra, chap. ii), par les sujets d’un échantillon tout-venant, qui ont sélectionné dans un lot les tableaux soumis à description détaillée, révélaient une économie comparable du goût majoritaire : les tableaux les plus dédaignés étaient ceux qui, indépendamment de toute proximité de facture, de style ou d’époque, échappaient le plus complètement à une structure narrative ou aux possibilités de projection affective. Les tableaux préférés constituaient, comme dans la présente enquête, un lot hétérogène (Munch, Le Lorrain, La Tour ou Le Breton), dont de nombreuses caractéristiques se laissent rapprocher de celles que nous venons d’analyser dans ce palmarès : pensons à ce que nous avons appelé « les signes extérieurs de la picturalité » (lumière, grandes compositions), d’ailleurs souvent commentés comme tels par les interviewés à propos du Lorrain comme du La Tour, le pouvoir projectif d’un « motif » à fort retentissement affectif du La Tour, ou les devinettes posées par un scénario implicite (Munch) ou explicite (Le Breton). [Cette note fait référence à une enquête qui n’a finalement pas été publiée : voir supra, note 3 d’éditeur.]
6 C’est dans l’enquête spécifiquement dévolue à l’étude des cheminements de l’interprétation d’un tableau, tels qu’ils se manifestent dans les réponses à une invite à « décrire ce que représente un tableau », que s’est révélée l’importance de ces deux dimensions de l’interprétation d’une peinture : voir ci-dessous, chap. ii, « La description des tableaux ». [Voir la note d’éditeur précédente.]
7 Ce résultat contraste avec ceux qu’ont enregistrés diverses enquêtes de préférences, par exemple celle d’Yvonne Bernard (Psycho-sociologie du goût en matière de peinture, Paris, Éditions du CNRS, 1973) qui montre, dans un comportement comme celui de l’achat de reproductions, une préférence nette pour les paysages. La divergence est intéressante, puisque nous mesurons ici la « préférence » par le temps consenti aux tableaux dans la visite d’un musée. On ne « préfère » pas les mêmes images selon la forme d’appropriation visuelle que définit la situation ou la fonction de la contemplation : la fonction d’ornementation ou de décoration dans laquelle s’investit de manière prédominante l’utilisation de reproductions définit un autre rapport à la peinture que l’usage muséal des tableaux qui réduit le regard au regard sans lendemain.
8 Il est caractéristique de l’engendrement mécanique d’un classement par la connaissance sociale de la notoriété que le nom de l’auteur finisse par amalgamer les toiles singulières et fasse à lui seul catégorie perceptive. Dans la préférence majoritaire pour le maître d’Aix (45 % de l’échantillon), celle-ci s’exprime plus souvent par la nomination des Cézanne que par celle de toiles particulières.
9 Ernst Kris et Otto Kurz, L’image de l’artiste. Légende, mythe et magie, trad. par Michèle Hechter, Paris, Rivages, 1987 (1re édition Vienne, 1934).
10 Pour n’en prendre qu’un exemple, l’indifférence que manifestent par leurs comportements visuels à l’égard des Cézanne les plus faibles diplômés et les visiteurs de milieu populaire n’empêchait pas, sur ce même échantillon, ces sujets de répondre au questionnement placé en fin d’observation qu’« ils avaient préféré les Cézanne » dans la proportion de 44 % (milieu social inférieur) et de 34 % (faibles diplômés), la moyenne de cette réponse dans l’échantillon se situant à 45 % (voir chap. 1, T.1.24).
11 Dans cette sélection, on n’a retenu que les tableaux dont le classement manifestait un fort écart de rang en passant d’un groupe à un autre.
12 Cette convergence signale la cohérence des observations effectuées à partir de mesures différentes. Elle se voit en particulier à propos des comportements muséaux des professionnels de l’art ; ils accordent, on s’en souvient, une attention particulière à l’aile droite du musée que la plupart des autres groupes ont négligée ; leurs arrêts les plus fréquents, comme les temps bruts passés à regarder les 32 tableaux des salles A et C, isolent parmi eux les Cézanne ; les classements auxquels nous nous référons dans le T.2.06 généralisent cette tendance, et les analyses qui reposent ci-dessous sur les temps moyens pondérés que les différents groupes ont consacré à chaque tableau confirment encore ce classement.
13 Nous ne publions pas la matrice de départ dans ce volume par exigence de lisibilité.
14 On voit ici comment la neutralisation dans chaque groupe des choix qu’il partage avec l’ensemble de l’échantillon permet d’identifier des goûts spécifiques d’un groupe, qui n’apparaissaient pas dans les têtes du classement opéré par le temps brut de chaque groupe (T.2.01), ou qui n’apparaissaient qu’indirectement dans la comparaison des rangs propres à certains tableaux noyés dans le classement (T.2.02 et T.2.06).
15 On pense bien sûr au sens que donnait Max Weber à la signification d’une action (« sinnhaftes handeln ») en exigeant du sociologue qu’il associe au constat de l’« adéquation causale » (en particulier sous forme statistique) le constat d’une « adéquation significative ».
16 Bien que les guides savants comme le Répertoire des musées et collections publiques de France soulignent l’importance de la présence au musée Granet de « deux œuvres capitales de Ingres », Le portrait du peintre Granet et Jupiter et Thétis, il est peu probable que le nom d’Ingres et plus encore les titres des portraits aient joué un rôle dans les arrêts des professionnels : il y aurait alors une anomalie manifeste dans l’intérêt porté à l’Étude d’homme, assis de profil au détriment de l’Étude préparatoire au Jupiter et Thétis.
17 Le sens de la préférence relative pour le Tb.5 se précise encore lorsque l’on suit à travers les groupes le déclin puis l’inversion de cette préférence. Alors que chez les visiteurs de milieu social inférieur le coefficient d’intérêt relatif avoisine 2 (voir T.2.10), cette préférence conformiste s’atténue chez les visiteurs de milieu social moyen puis s’inverse chez les visiteurs de milieu social supérieur. Dans ce même conformisme, les plus âgés se distinguent des adultes, et les adultes des plus jeunes, par une structure analogue.
18 Voir plus haut l’introduction de ce chapitre.
19 On maintient ici encore hors analyse un autre Cézanne (le Tb.31), comme on l’a expliqué ci-dessus, à cause des conditions particulières de la mesure des temps le concernant. Les Tb.21 et Tb.23 sont alors classés respectivement 4e et 5e.
20 Seules les toiles d’Ingres se révèlent, lorsqu’on neutralise la tendance majoritaire, occuper les premiers rangs dans le tableau des préférences relatives (T.2.10) qui isolent les intérêts spécifiques de nombreux groupes.
21 Le programme TRACES de Philippe Cibois, dans sa version de 1989.
22 Le calcul des traces est ici arrêté au seuil de 1,8 ; c’est-à-dire deux fois moins que la relation la plus forte entre deux modalités du même graphe.
23 Le recours successif à différentes méthodes de traitement des données se révèle indispensable non seulement pour les confirmations qu’il procure, mais surtout parce qu’aucune de ces méthodes ne peut, à soi seule, révéler tous les traits distinctifs de comportement que contient virtuellement le matériel d’enquête.
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Principes de géographie humaine
Publiés d'après les manuscrits de l'auteur par Emmanuel de Martonne
Paul Vidal de La Blache
2015
Historiographie de la littérature belge
Une anthologie
Björn-Olav Dozo et François Provenzano (dir.)
2014