Introduction
Du musée aux tableaux
p. 43-54
Texte intégral
1La sociologie de la réception artistique essaie de tirer les conséquences du fait – souvent rappelé mais plus rarement exploré – que les œuvres picturales ou musicales comme les œuvres littéraires n’existent et ne durent que par l’activité interprétative de leurs publics successifs. En leur diversité, lecteurs ou spectateurs figurent toujours en tiers entre le sens dont l’artiste a voulu doter une œuvre et le sens qu’elle prend dans l’interprétation de ceux qui la reçoivent. S’attachant à décrire les « pactes » de réception artistique qui caractérisent époques et publics, une sociologie centrée sur le sort réservé à des œuvres singulières se distingue donc de la sociologie de la consommation culturelle qui occupe aujourd’hui la plus grande place dans les enquêtes en sociologie de la culture. Elle vise en effet à identifier les actes sémiques de l’expérience esthétique, picturale ou musicale, en les cernant par des indicateurs objectifs – ce en quoi elle relève pleinement de la sociologie d’enquête.
I. Sociologie et iconologie
2Dans la recherche portant sur des arts non verbaux, trois principes de méthode sont indispensables pour soumettre à l’observation le projet d’une « esthétique de la réception »1 : 1. le principe de perceptibilité, qui impose à l’enquête de n’attribuer à une œuvre que les aspects, matériels ou symboliques, de l’œuvre qui ont été perçus par des publics réels, 2. le principe de spécificité, qui impose de tirer, dans la technique d’observation, les conséquences méthodologiques de la différence entre l’activité sémiotique qu’implique l’interprétation des images, lorsqu’on les compare au déroulement de l’interprétation d’un texte, aux diégèses filmiques ou aux compositions musicales, et 3. le principe de singularité qui impose de toujours prendre pour objet d’analyse la réception d’œuvres particulières, afin de pouvoir mettre le comportement, matériel et symbolique, des spectateurs en rapport avec la structure iconique de chaque œuvre décrite en sa singularité.
3L’enquête sur des publics réels est donc exigible avec ses contraintes d’échantillonnage et de standardisation des données, si l’on veut utiliser pleinement les ressources du raisonnement comparatif, en recourant à des techniques de mesure qui prêtent à traitement statistique. Dans le rapport à des œuvres picturales, ou à des images, de nombreuses situations de contact entre un public et un matériel iconique peuvent prêter à enquête : le feuilletage ou le stockage de reproductions comme la décoration de l’habitat, la rencontre des images publicitaires ou de l’affiche, l’entrelacs du texte et de l’image tel que l’aménagent les différents médias ou genres (livres illustrés, catalogues, bandes dessinées sans compter toutes les associations du verbe et de l’icône fixe ou diégétique). Si l’on a choisi, pour préluder à d’autres enquêtes concernant le regard porté sur la peinture, de rôder ici une méthodologie de l’observation quantifiée sur un public de visiteurs de musée – objet souvent sollicité par l’enquête sociologique – c’est que l’espace et le contenu de l’offre muséale présentent l’intérêt expérimental de maintenir constantes quelques variables du rapport entre des « regardeurs » et une collection de toiles. Un musée fixe en effet quelques-unes des conditions de l’expérience artistique des images : l’offre de peinture et son volume, l’espace du visionnement et la disposition des toiles dans leur environnement, le caractère formellement ouvert à tous et, en tout cas, public de la rencontre avec des tableaux. La situation de visite d’un musée procure à l’observation sociologique un public de pratiquants appréhendé sur les lieux mêmes de sa pratique. Trop souvent, on le sait, qu’il s’agisse de peinture ou de littérature, le spectateur ou le lecteur qu’invoque l’analyse formelle ou sémiotique des messages n’est autre qu’un « destinataire » déduit ou supposé à partir de quelques « marques » de l’image ou du texte. Le « lecteur implicite », attendu par le texte tel que l’a configuré l’auteur, gagnerait à être plus souvent confronté au lecteur réel saisi dans l’exercice de son activité de lecture. L’enquête dissuade, en tout cas, les opérations imaginaires par lesquelles tant « d’analyses » se donnent comme allant de soi un lectorat ou un regard du spectateur dont les caractéristiques alléguées ne reposent que sur l’universalisation arbitraire des impressions privées du commentateur.
4L’obligation de prendre en compte la spécificité des signifiants d’un art non verbal, spécificité définie par une texture sémiotique et une organisation temporelle sui generis des messages, engage à une certaine méthodologie. La défiance vis-à-vis des discours d’accompagnement, produits de l’exercice du commentaire lettré, inégalement maîtrisé par les différents groupes socioculturels, est en ce cas exigible, si l’on veut restituer à l’enquête l’ensemble des réceptions artistiques dans leur diversité sociale. Ce constat suggère de recourir à une ethnographie quantitative seule capable de procurer au traitement des données un matériel comparatif, en privilégiant les aspects directement observables des actes sémiques non verbaux, par exemple les durées, les rythmes et les formes du visionnement des tableaux ou les découpages et les formes d’identification des œuvres musicales. Le projet de recourir à des indicateurs objectifs de la perception esthétique distingue donc la sociologie de la réception des œuvres d’art d’une sociologie des idéologies culturelles qui trouve l’essentiel du matériel qu’elle interprète dans les discours d’accompagnement de l’expérience esthétique.
II. Hypothèses, méthodes, indicateurs et terrains
5Parmi ces indicateurs, on a été amené, dans une enquête conçue comme une enquête-pilote, à privilégier la mesure des arrêts devant les tableaux et celle du temps consacré à leur visionnement. Ce choix de méthode semblera peut-être relever du parti pris ; il n’est en fait que le choix d’une méthodologie systématiquement conçue aux fins d’explorer toutes les possibilités descriptives d’un tel indicateur, qui présente évidemment l’avantage de procurer au traitement des données une « variable quantitative » au sens strict (d’où calculs de moyennes, d’intervalles, d’analyses multivariées, de coefficients). L’idée que le décompte des arrêts devant chacun des objets d’une collection exposée devant un public permet de saisir et, par la comparaison, d’analyser des intérêts ou des curiosités différentielles, a déjà été largement utilisée dans des enquêtes de muséologie ou de psychologie expérimentale2. Mais ces enquêtes, qui fixent d’ailleurs à un seuil fort différent la définition de « l’arrêt » (de 6/10 de secondes à 5 secondes selon les auteurs), tendent presque toujours à substantialiser « l’arrêt » en l’isolant des autres comportements muséaux comme une « réponse » dont le sens resterait invariant. Elles considèrent en somme le pouvoir d’arrêter plus ou moins de sujets comme un indicateur suffisant du pouvoir d’arrêter plus ou moins longtemps ces sujets et, implicitement, comme un indicateur du pouvoir de l’œuvre d’intéresser plus ou moins fortement les spectateurs. On a voulu ici, quitte à s’imposer une technique plus délicate de l’observation, chiffrer aussi les longueurs de visionnement, en pariant que les deux indicateurs, le bref arrêt et la longueur de la contemplation, ne mesuraient pas le même rapport à l’œuvre, ce que devrait permettre de tester la comparaison des classements opérés par chacun d’eux3. Plus généralement, c’est la multiplication des indicateurs du comportement muséal face à chaque tableau, utilisés dans cette enquête (déambulation, retour, lecture de notice, prise de distance, regard jeté en passant), qui permet de répondre à la question que pose le caractère ambigu d’un indicateur comportemental comme l’arrêt devant un tableau : quelle est la signification psychologique et surtout artistique de ce que l’on mesure ? On verra que la comparaison des informations fournies par divers indicateurs permet souvent de préciser descriptions et interprétations.
6On objectera sans doute, sur le fond, que le temps d’arrêt devant un tableau constitue un indicateur bien trop grossier pour « indiquer » ou révéler grand-chose d’une expérience aussi complexe et subtile que l’expérience esthétique de la peinture. Le temps passé à regarder un tableau agglomère sans doute des plaisirs et des actes sémiques très différents, que la longueur de l’arrêt ne suffit certainement pas à séparer. Rien ne permettra jamais de savoir si le visiteur que le sociologue a chronométré longuement immobile devant la Bethsabée s’abîmait dans une contemplation « purement » esthétique, dépourvue donc de toute motivation « pathologique » au sens de Kant4, ou si sa rêverie était érotique, s’il décortiquait professionnellement des caractéristiques de la touche de jeunesse du peintre, s’il était en train de ruminer ses tracas financiers ou, plus simplement peut-être, s’il digérait un repas trop copieux. À cette objection qui court les rues et qui porterait contre l’usage que font les sciences sociales de tous leurs indicateurs et de toutes leurs mesures, il n’y a pas d’autre réponse que statistique : un corpus d’informations, pour autant que celles-ci aient été standardisées aux fins de comparaison, permet toujours, par-delà l’objection du sens commun qui collectionne les cas-limites, atypiques ou erratiques, de dégager des relations tendancielles. C’est sur ces relations stochastiques que repose la connaissance propre aux sciences de l’homme – où il faut, comme le disait humoristiquement Boas5, « se contenter des vérités à 40 % ».
7L’expérience de l’art est chose assez complexe pour que théoriciens et philosophes qui entendent la décrire dans son ontologie ou sa structure s’y soient beaucoup contredits. Alain, en ses Propos sur l’esthétique, disait, en commentant la notion de « sublime » chez Kant, qu’il n’y a guère à gloser sur l’effet artistique, une fois constaté le fait incontournable que certains objets ou spectacles détiennent le pouvoir d’arrêter « sans concept » de « stupéfier », comme le fait « un mur cyclopéen » lorsqu’on le découvre à Mycènes, Wittgenstein, en ses Conversations sur l’esthétique6 ramenait lui aussi l’analyse esthétique à l’évidence phénoménologique que le sentiment du « beau » relève d’abord de l’ordre expressif de l’« interjection », de la « mimique », et non du « jugement attributif » que la force grammaticale de la prédication produit dans le langage dès que nous parlons du « beau » comme d’une propriété des choses. Autrement dit, la propriété la plus certaine qui permet de dire « artistique » une expérience c’est son intensité interne. Mesurer le temps que des visiteurs de musée consacrent à chaque toile n’est donc pas la plus mauvaise manière de décrire l’effet que cette toile fait sur eux : elle leur fait, en tout état de cause, dépenser le temps de la contemplation, qui est un temps privé. C’est en tout cas le temps que les visiteurs d’un musée se sentent le plus libres de dépenser ou de refuser, ne serait-ce que parce qu’ils ne le décomptent pas ou guère. On peut en effet justifier le choix de méthode propre à cette enquête par la spécificité psychosociologique des rapports entre la « temporalité » de la réception et la « lecture » de l’image. Il semble bien que l’image, plus que tout autre message, tende à soustraire à la conscience le pouvoir de compter le temps qu’elle accorde à l’inspection ou à la contemplation des formes et couleurs d’un tableau, alors que – on le remarque dans les enquêtes sur la lecture – le volume de pages lues est toujours assez exactement perçu et mémorisé par le lecteur. Chaque fois que l’on peut comparer le résultat d’une mesure objective du temps donné à un tableau à ce que les contemplateurs disent de l’objet de leur admiration ou de l’intérêt qu’ils lui ont porté, c’est – et cette enquête en offre de multiples exemples – la mesure directe du comportement qui dit plus vrai que le discours d’apparat, d’illusion ou de faire-valoir. En fait, le temps accordé par le regard à un tableau est ce que le regardeur lui-même contrôle et évalue le moins bien7 : excellente occasion de restituer en son objectivité une réalité non filtrée par le langage avec toutes les majorations et tous les travestissements qu’autorise son usage social.
8Dans le cas de la peinture, l’indicateur du temps accordé à l’œuvre est sans doute de meilleur aloi qu’en d’autres arts. On n’est pas également maître d’interrompre la réception d’une œuvre selon la forme d’art ou de divulgation dont elle relève : outre les contraintes internes au message qui tiennent à l’inscription différente des divers arts dans le temps, il existe aussi des contraintes sociales, inscrites dans les situations publiques ou privées de la réception d’un message artistique, qui rendent plus ou moins captives les écoutes d’une œuvre. On quitte, par exemple, plus facilement une salle de cinéma que de théâtre ou de concert, on interrompt plus facilement encore une écoute de télévision ; et c’est sans doute dans le regard donné à un tableau ou à une image fixe que la liberté de ne pas faire durer la contemplation ou de la prolonger est la plus grande en même temps que la plus spontanément pratiquée par les regardeurs. La liberté d’exploration du regard sur l’image contraste avec la pression syntagmatique de la phrase que la lecture d’un texte, l’écoute musicale ou la diégèse filmique font subtilement peser sur le récepteur8. On peut raisonnablement supposer qu’on dispose avec la longueur du visionnement d’un des indicateurs les plus « parlants » – et les moins trompeurs – du sort que le spectateur fait à un tableau.
9L’originalité de cette enquête tient assurément au choix de rapporter l’essentiel des mesures et des observations à des tableaux identifiés dans leur singularité d’œuvre, c’est-à-dire comme une valeur insubstituable par une autre. L’intérêt de la méthode fait en même temps sa lourdeur puisqu’elle oblige à une certaine minutie technique dans l’enregistrement exact de données représentatives. Des conclusions statistiquement sûres appelleraient de plus vastes collections et de plus larges échantillons de spectateurs que ceux qui ont été utilisés dans cette première enquête, dont les résultats esquissent d’abord des hypothèses et testent des procédures de traitement9. Mais, sur le fond, il est certain que cette démarche est la seule capable de procurer son objet à une sociologie de la réception artistique puisqu’elle maintient ouverte, tout au long du traitement des données, la possibilité de mettre en rapport les comportements des spectateurs avec l’analyse formelle, iconographique ou iconologique qui, par définition, ne peut s’appliquer qu’à des œuvres singulières. Ce choix n’exclut pas la possibilité de regrouper les œuvres dans des catégories de la perception artistique construites a posteriori. Mais, à la différence des questionnaires et des questionnements courants qui empruntent à la taxinomie commune ou savante des tendances artistiques ses découpages a priori, déjà stabilisés dans le langage ou l’histoire de l’art « classique », « impressionniste », « abstrait », etc., il subordonne la construction de catégories descriptives à la constatation statistique que des œuvres particulières ont été regroupées objectivement par les choix visuels de leurs spectateurs.
III. L’implantation du protocole d’observation au musée Granet
10Ventilés sur les deux ailes du premier étage, les tableaux offerts aux visiteurs étaient dans ce musée au nombre de 154 au moment de l’enquête. L’aile droite, plus chargée avec ses 90 toiles, comprenait notamment une salle I (voir Schéma S.1.) rappelant l’accrochage pratiqué à l’époque de Cézanne ; sa principale caractéristique est d’offrir au regard des panneaux où s’étagent jusqu’à 15 tableaux. La vocation conférée par ce type d’accrochage aux quatre salles de cette aile est donc essentiellement historique, autant en raison de la visée didactique de la salle I que par la présentation sériée d’« écoles » historiques. L’aile gauche, où notre dispositif d’observation a été installé, ne renfermait que 60 toiles réparties dans six salles. La présentation plus aérée, la présence d’une série de tableaux de Cézanne ainsi que de la plupart des œuvres de grande réputation possédées par le musée manifestent sans doute le plus grand intérêt porté par le Conservateur et son équipe à cette partie du musée10.
11Puisque l’enquête visait à individualiser les comportements muséaux des visiteurs et surtout les temps de visionnement accordés en propre à chaque tableau, l’étagement des toiles ne pouvait convenir au protocole d’observation mis en place. En revanche, les salles A, B et C, offraient, par la diversité des toiles qui s’y trouvaient accrochées, un échantillon d’œuvres propice à l’analyse de la variation picturale des époques et des manières ; enfin l’aile gauche favorisait des parcours plus aisément observables par les enquêteurs, en même temps que les figures de ces parcours se prêtaient à la comparaison, puisqu’ils résultaient tous de la visite terminale d’une aile.
Schéma S.1 : Plan simplifié du musée (1er étage)

12Imposé par les exigences d’une sociologie conséquente de la réception artistique, le recours à l’observation d’un public réel saisi sur les lieux et dans les actes spontanés de sa pratique a évidemment pour conséquence de rendre plus complexe l’interprétation du sens de la contemplation des œuvres à partir des indicateurs objectifs du comportement de visite relié à des toiles particulières. En effet, il associe inévitablement, dans l’effet observé, les caractéristiques picturales qui font la texture propre d’un tableau et les caractéristiques les plus extrinsèques du dispositif d’offre, tel qu’il est aménagé dans un musée déterminé. Il existe toujours dans l’organisation muséologique d’une exposition de peintures, des propriétés de localisation ou d’éclairage des tableaux qui sont indissociables du déclenchement et de la forme des expériences artistiques ; il s’agit là d’une série de déterminants de la perception – à la fois banals et en somme « parasites » dans une enquête portant sur la perception esthétique – dont on ne peut mesurer ou isoler l’efficacité qu’indirectement.
13Nombre d’enquêtes, notamment américaines, ont tenté d’isoler ce qui revient à la structuration de l’espace dans les comportements déambulatoires et dans les arrêts consentis aux différents objets exposés dans un musée. De toute évidence, certaines dispositions de l’offre dissuadent l’arrêt alors que d’autres le favorisent. On rencontrera dans ces pages de nombreux exemples qui illustrent les observations déjà effectuées ailleurs. Il est par exemple possible de prédire que la présentation de la salle I, qui procède par étagement des tableaux, décourage la plus grande partie des visiteurs de distribuer également leur attention entre chacune des 45 toiles accrochées dans cette salle. D’autre part, les rythmes déambulatoires des visiteurs sont assez prévisibles à partir de quelques généralités établies par la psychologie expérimentale : on peut s’attendre à une plus grande fréquence (a) des visites débutant par l’aile droite du musée, (b) des cheminements empruntant le sens inverse des aiguilles d’une montre ; (c) à une diminution du nombre d’arrêts devant les toiles placées à l’angle situé à droite de l’entrée des salles.
14On pourrait allonger cette liste des tendances statistiquement observables dans les cheminements de la visite d’un musée. Dès lors qu’on se donne le moyen de mesurer les temps d’arrêt devant les tableaux, on constate que le rapport entre le nombre d’arrêts et le temps moyen consacré à un tableau est un bon indicateur des comportements liés à l’espace muséal. Ainsi, si les tableaux placés à l’angle situé à droite de l’entrée des salles ont suscité moins d’arrêts que les autres toiles exposées dans ces mêmes salles, les temps d’arrêt qu’ils ont provoqués n’enregistrent pas une diminution corrélative. On constate bien une gêne liée à la présentation d’un tableau dans cet espace muséologiquement défavorisé, mais elle se dissipe facilement, puisque, d’une certaine façon, la longueur des temps d’arrêt vient contrebalancer la baisse caractérisée du nombre des arrêts. En revanche, la prime offerte par l’accrochage aux tableaux de grande taille placés au centre d’un mur d’exposition, et mieux encore face à une entrée, se marque à la fois par l’allongement de la durée des arrêts et par leur nombre. La comparaison systématique entre durée de contemplation et nombre d’arrêts est donc un instrument d’une grande sensibilité pour évaluer la variation des effets d’une offre visuelle. C’est la constance de la structure des relations entre des types de tableaux, ou des groupes de visiteurs, et des temps donnés aux tableaux, qui, lorsqu’on les mesure successivement dans des positions muséologiquement favorisées ou défavorisées, permettra d’attribuer, dans les analyses qui suivent, un effet propre à une catégorie de peinture ou à une propension artistique de groupe.
15Autrement dit, l’influence de l’accrochage ou de l’organisation de l’espace muséal n’est pas l’objet de cette enquête et les mesures que l’on peut comparer, à disposition muséologique variante ou invariante, suffisent à garantir que ces variables externes de la présentation ne parviennent jamais à neutraliser ou à modifier les variations significatives du comportement des visiteurs face aux caractéristiques proprement picturales ou artistiques des tableaux. On le constatera par exemple à propos de la corrélation qui lie les temps moyens passés devant chacune des toiles regardées plus de trois secondes par les groupes de visiteurs distingués selon leur niveau de diplôme : cette corrélation ne se modifie pas selon qu’on mesure ce temps pour les visiteurs qui étaient en fin de parcours ou pour ceux qui étaient au début de leur visite.
16L’enquête repose ainsi sur deux types d’unités statistiques : d’une part, des tableaux chacun soumis dans leur individualité à l’épreuve du comportement des visiteurs et, d’autre part, des visiteurs caractérisés par des propriétés socioculturelles. Les visiteurs ont donc été suivis tout au long de leur visite des deux salles A et C et observés dans tous les comportements par lesquels ils faisaient un sort particulier aux différents tableaux de ces salles, dans la mesure où ces comportements se prêtaient à notation objective ou à décompte quantitatif. Aux étalonnages près qu’a nécessités la mise au point d’une grille d’observation quantifiée dans cette enquête-pilote, deux contraintes ont guidé le déroulement de l’enquête et défini la technique du recueil de l’information : l’invisibilité de l’observateur-enquêteur et le prélèvement aléatoire des sujets observés sur un flux de visiteurs.
17L’observation incognito – en particulier celle qui permettait le chronométrage des temps de visionnement et les descriptions de posture face aux tableaux – constituait une condition sine qua non de la pertinence des données : le regard consenti à un tableau constitue en effet un comportement particulièrement contrôlé lorsque, dans une situation « publique » comme celle d’un musée, un individu se « présente lui-même », se sachant observé, au travers d’une action aussi emblématique de sa valeur culturelle que l’est la « mise en scène » d’un acte de plaisir ou d’admiration artistique11. Cette partie discrète de l’enquête était suivie, lorsque l’observation avait pu répondre complètement aux exigences de la grille d’observation tout au long d’une visite dans les salles A et C, d’une demande d’une brève interview qui, à quelques questions semi-ouvertes près, n’avait d’autre ambition que de situer sociologiquement le visiteur. L’enquête a pris place au printemps 1987, entre mai et juillet, à divers jours de la semaine.
Le prélèvement aléatoire sur un flux d’entrants a été effectué classiquement12 – compte tenu de simplifications portant sur la distribution horaire et hebdomadaire des observations (puisqu’une statistique descriptive du public du musée Granet ne constituait pas l’objectif principal de l’enquête) – mais à une restriction importante près : le sondage porte exclusivement sur des visiteurs non accompagnés. En effet, dans une tâche de rodage de la technique d’observation, il était essentiel d’éliminer les « pratiques conjointes » (de couple, de groupe, de famille) afin d’individualiser, sans complications ou subdivisions superfétatoires du protocole, la mesure des temps de visionnement ou l’identification des arrêts. C’est donc seulement sur la partie du flux de visiteurs du musée Granet qui pratiquaient leur visite en solitaires que le prélèvement a été aléatoire.
18C’est dans la deuxième partie de ce compte rendu que l’on trouvera les analyses qui tirent parti de la mesure des comportements et des temps individualisant le sort fait à chacun des 32 tableaux de notre enquête. La première partie du compte rendu analyse les variations de comportement des différents groupes de visiteurs dans l’espace muséal de la visite, en agrégeant les mesures particulières dans le temps global donné au musée ou dans le temps consacré en moyenne à un tableau de la collection. Cette partie n’est cependant pas extérieure au raisonnement d’ensemble. Construisant des indices synthétiques sur des mesures spécifiques et particularisées des comportements intra-muséaux, cette approche nous introduit déjà au-delà du tourniquet d’entrée dans le musée, seuil symbolique de la curiosité sociologique devant lequel s’arrêtent trop souvent les enquêtes qui bornent leurs observations et leurs mesures à la consommation générique du musée (le temps entre l’entrée et la sortie). Outre que, par ses mesures agrégées, elle dégrossit le sens des indicateurs qui seront ultérieurement utilisés pour préciser le sort fait à chacun des 32 tableaux, cette partie préparatoire permet de distinguer, par leurs convergences de comportement et leurs oppositions, les différents groupes de visiteurs, qui sont utilisés dans la deuxième partie, comme interprètes du sens des tableaux. En sélectionnant les profils de visite les plus consistants statistiquement, la première partie vise surtout à isoler quelques « acteurs collectifs » de l’usage d’un musée, particulièrement reconnaissables. Et ces acteurs collectifs ne sont pas exactement ceux auxquels s’était habituée une sociologie de la culture trop dépendante d’un découpage, devenu canonique, des niveaux de diplôme, comme on le voit dans cette enquête à la récurrence de ce qui est appelé ci-dessous « l’effet paradoxal de diplôme »13.
Notes de bas de page
1 Pour l’application des principes généraux d’une esthétique de la réception (Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, trad. par Claude Maillard, Paris, Gallimard, [Bibliothèque des idées], 1978 [1re éd. Constance, 1972]) à un art non verbal comme la peinture, voir Jean-Claude Passeron, « L’usage faible des images. Enquêtes sur la réception de la peinture », Le raisonnement sociologique. L’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Paris, Nathan (Essais & recherches), 1991, chap. xii, p. 257-288 ; pour la musique, voir Emmanuel Pedler, Entendre l’opéra, Paris, L’Harmattan, 2003.
2 Pour un recensement de ces travaux, voir Hana Gottesdiener, Évaluer l’exposition. Définitions, méthodes et bibliographie sélective commentée d’études d’évaluation, Paris, La Documentation française, 1987. L’intention dominante de ces enquêtes est muséologique, portant sur des caractéristiques du dispositif d’offre ou sur les parcours de visiteurs plus que sur la forme et le contenu iconiques des objets offerts : par exemple Alvin Going et G. Grifenhagen, « Psychological studies of museum and exhibits at the U.S. National Museum », The Museologist, no 64, 1957, p. 1-6 ; ou Ayala Gordon, « The exploration route in an exhibition: A new follow-up technique employed in the Ruth Youth Wing », The Israël Museum Journal, no 1, 1982, p. 79-90 ; ou encore Hana Gottesdiener, Analyse de l’influence de l’organisation spatiale d’une exposition sur le comportement des visiteurs, Compte rendu, Nanterre, Laboratoire de Psychologie, 1979. Le perfectionnement technique des mesures va souvent de pair avec l’indifférence à l’égard du sens des gestes et des comportements perceptifs, comme on le voit dans une enquête raffinant, grâce à un système électrique implanté dans le sol, l’enregistrement des pas : Robert B. Bechtel, « Hodometer research in Museums », Museum News, no 7, 1967, p. 23-26.
3 On verra effectivement dans ce compte rendu que le sort différent fait aux tableaux de Cézanne les plus regardés par le classement au nombre d’arrêts et par le classement à la longueur du visionnement permet de séparer deux significations esthétiques du regard porté sur une œuvre d’art exposée en public.
4 Emmanuel Kant, Critique du jugement [1790], trad. par J. Gibelin, Paris, Vrin, 1946.
5 [Franz Boas, anthropologue].
6 Ludwig Wittgenstein, Leçons et conversations sur l’esthétique, la psychologie et la croyance religieuse, trad. par Jacques Fauve, Paris, Gallimard, 1971.
7 Lorsqu’on lui demande devant quel tableau il est resté le plus longuement, l’interviewé répond le plus souvent en citant une toile bien connue, alors que la mesure opérée invisiblement par l’enquêteur montre que ce n’est pas le cas.
8 On saisit ici une différence fondamentale entre la contemplation picturale et l’écoute musicale, qui est sans doute l’activité réceptive la plus rebelle à l’observation, puisqu’elle est à la fois la plus contrainte par la temporalité interne de l’œuvre et la moins exclusive d’autres activités mentales et comportementales susceptibles de l’accompagner. Plus une réception est contrainte dans ses choix de borner ou de prolonger la réception, plus en effet elle favorise, en même temps que la dépendance du récepteur par rapport au temps de l’émission (perception captive), la réception distraite (perception en parallèle). Cela ne vaut évidemment que dans le cas de l’écoute musicale fondée sur le recueillement qui isole l’auditeur, et non dans les formes de l’écoute participante qui s’accompagne de gestes, cris et autres signes de participation.
9 C’est sur la base de ces premiers résultats qu’on a pu définir le déroulement et le contenu d’un dispositif expérimental (TATEM) qui, par le recours à l’automatisation informatique du visionnement et la possibilité de faire varier les collections en fonction d’hypothèses, permet l’extension des publics et des corpus.
10 On peut remarquer que les dispositifs de sécurité sont plus développés dans cette aile que dans la partie droite du musée, confirmant ainsi la relative marginalisation de l’aile droite.
11 La « transaction » que constitue dans un musée la gestion, même silencieuse et anonyme, des « présentations de soi » est aussi chargée de petites intentions que les transactions symboliques les plus travaillées analysées par Erving Goffman : voir La mise en scène de la vie quotidienne, trad. par Alain Accardo, Paris, Éditions de Minuit, 1973 (1re éd. Édimbourg, 1956). L’objectif, ici incontournable, d’invisibilité de l’observateur a conduit à mettre au point un instrument de prise de notes précodées, associé à un chronomètre qui, se présentant comme un bloc-note compact, suggérait seulement la présence d’un étudiant d’art studieux dans les salles du musée ; c’est la rapidité des notations qui a exigé le plus de minutie dans la préparation de la fiche d’observation.
12 Malgré ce que promet son titre (« Les visiteurs de grands établissements culturels : enquêtes au Louvre et à Versailles », Courrier des Statistiques, no 19, 1981, p. 24-26), l’article de Marc Petit ne rappelle, opportunément d’ailleurs, que quelques règles générales du prélèvement aléatoire sur un flux.
13 Voir en particulier, infra, « Un flux de surdiplômés » (première partie, chapitre 1, section I. A) et « Le temps passé dans le musée » (première partie, chapitre 1, section II. A).
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