Chapitre 8
L’incantation
p. 299-334
Texte intégral
Tout discours sur la catégorie de sacré pose un problème de méthode, car celle-ci se présente d’emblée sous une double face. Pour l’homme de science, elle constitue un concept analytique […]. L’homme de foi, pour sa part, y voit un mystère.
— Dominique Casajus et André Dumas, « Sacré », Encyclopædia Universalis
1Dans les études sur la réduplication, les travaux se concentrent toujours sur le redoublement comme le seuil à partir duquel on sort nécessairement du code de la langue. Mais si l’on sait qu’on entre nécessairement dans le discours au-delà de deux, que se passe-t-il au-delà de trois ? Dans quoi entre-t-on ? Pour les répétitions prédicatives, le seuil minimal de trois répétitions à l’identique marque sur le plan sensoriel une étape décisive pour les sujets parlant et entendant. La triplication peut très difficilement être interprétée de manière référentielle, car l’oreille a tendance à percevoir comme « musicale » une répétition répétée avec régularité et accentuée à partir de trois : « La répétition ne peut engendrer de rythme proprement dit que si elle porte sur plus de deux événements » (Groupe µ 1977, p. 149). C’est un phénomène que nous avons vu au chapitre 6, avec le procédé remarquable de la phrase-refrain, mais qu’il s’agit ici d’étudier pour un procédé bien plus courant. À partir de trois répétitions, la parole se rapproche du chant :
La voix humaine est perçue comme étant du chant si elle atteint ou dépasse un certain degré de musicalité, c’est-à-dire de régularité, sinon elle est considérée comme étant de la parole. (Fónagy 1983, p. 311, je souligne)
2Ce passage ne s’effectue cependant qu’à la condition d’être corrélé à certaines émotions :
Klara Magdics (Melody of speech, 1963) relève neuf degrés de musicalité, de régularité musicale dans la voix. La solennité, la tendresse, la prononciation enjouée rapprochent la voix du pôle positif, de la musicalité maximum. (ibid.)
3Ne sont considérées que les réduplications expressives, qui ne peuvent être mises en rapport, de manière prioritaire, avec la fonction référentielle – le mot triplication désignera de manière extensive toute répétition égale ou supérieure à trois. Lorsqu’on est confronté à un bégaiement, à des chevauchements pour prendre la parole, à des répétitions pour se faire comprendre ou entendre (face à une personne sourde et malentendante, dans une gare bondée, etc.), il va de soi que la triplication n’est pas musicale. Elle relève simplement d’une régulation de l’interaction et sert à transmettre le message coûte que coûte. En revanche, les discours prioritairement affectifs centrés sur la fonction expressive, comme dans les réduplications adressées aux tout-petits (1) ou aux animaux (2, 3), en anglais baby talk, pet talk, recourent massivement à une répétition « musicale » :
(1) | Alors on va mouiller les cheveux, oui, on mouille les cheveux, et puis après on met le shampoing, comme ça, voilà… voilà… Oh ça mousse ! Ça mousse ! Regarde regarde ! c’est joli la mousse c’est joli. (exemple personnel) |
(2) | Mais elle avait faim cette petite minette mais oui elle voulait manger elle voulait manger elle réclamait ses croquettes attends attends je vais te les donner mais faut que t’attendes un peu, mais oui elle avait faim cette petite minette. (exemple personnel) |
(3) | And just look at dear little Toto sitting up and looking such a clever little man with his little black nose wiggling, and he would, would he, the darling duck, he would, he would, and his mother would give him a lump of sugar, she would, she would. There, Toto! (George Orwell, cité par Wiese 2007, p. 124) |
4Dans ces situations, où l’un des interactants n’est pas encore entré (le tout jeune enfant) ou n’entrera jamais (l’animal) dans le langage verbal, il est difficile d’attribuer au langage une fonction informationnelle, il ne fait qu’accompagner des actions quotidiennes dites parfois, de manière un peu extensive, « rituelles », parce que leur déroulement est réglé selon un ordre immuable : donner à manger à un animal, laver les cheveux d’un bébé, le coucher, etc. On parle d’ailleurs couramment du « rituel du coucher » pour un bébé. Je regroupe ces divers emplois sous la modalité musicale de la tendresse, et réserve l’adjectif « rituelle » à la répétition solennelle.
5Dans la Grèce antique, c’est par le même mot mousiké qu’étaient désignés « la danse, la musique vocale et instrumentale, les structures métriques des poèmes et les éléments prosodiques de la parole » (Fónagy 1983, p. 149). Dans la modalité de la solennité, le rapprochement de la parole vers la voix chantée ouvre un entre-deux particulièrement expressif, avec des effets pragmatiques puissants. Incantatoires.
Incantation [ɛ̃kɑ̃tɑsjɔ̃] n. f.
ÉTYM. XIIIe ; bas lat. incantatio, du supin de incantare. → Enchanter.
1. Emploi de paroles, de formules magiques pour opérer un charme, un sortilège.
2. Action d’agir avec force par l’émotion. (Le Grand Robert de la Langue française)
6Chanter, en-chanter : c’est le lien entre langage et musique et, en définitive, langage et magie que l’incantation nous invite à explorer. Dans la langue actuelle, on n’entend plus le sens premier du mot en-chanter (sauf dans quelques désignations, comme « Merlin l’Enchanteur », « la forêt enchantée », etc.). Les liens qui unissent la poésie et la musique à la magie se sont peu à peu effacés, au point d’être aujourd’hui oubliés. Mais leur parenté originelle est dite dans l’étymologie : le mot latin carmen, dont est issu le mot chant, désignait à la fois le vers des poètes et l’incantation magique. La forme initiale casmen est elle-même une transcription du mot sanskrit çasman, qui veut dire « texte sacré, invocation, enchantement » (Combarieu 1909, p. 153). Dans son étude La musique et la magie, le musicologue Jules Combarieu va jusqu’à défendre la thèse suivante : « Le chant profane vient du chant religieux. Le chant religieux vient du chant magique » (ibid., p. 9). Dans la phylogénèse, la magie précède le chant. Les exemples de triplication solennelle manifestent une survivance de la pensée magique, considérée comme suffisamment importante par Jakobson pour qu’il la mentionne lorsqu’il décrit les fonctions du langage, et la nomme « fonction incantatoire » (1963, p. 217) – mais sans la retenir dans son schéma de la communication1. C’est sur elle que je souhaite achever ce livre : sur la répétition performative en tant que croyance en la parole créatrice et en la magie du langage.
1. Entre parole et chant : la répétition rituelle
1.1. La nécessité d’une approche interdisciplinaire
7Le terme de « magie »2 n’est pas linguistique. Dans les sciences humaines, l’anthropologie (Frazer 1981-1984 [1911-1915], Mauss 1995 [1950], Lévi-Strauss 1949, etc.) et la sociologie l’étudient (Durkheim 2015 [1912], Bourdieu 1982a et 1982b, Lahire 2015, etc.), mais pas la linguistique, où le mot même est en général soigneusement évité. La magie est du côté de l’occulte, si ce n’est de l’inculte, la performativité résolument placée du côté de la connaissance et de la scientificité. Dans les théories évolutionnistes du progrès (Frazer dans Le Rameau d’or, Freud dans Totem und Tabu…), la magie précède la religion qui précède la science. On admet aujourd’hui que la magie n’est pas réservée aux sociétés dites primitives et qu’elle peut tout à fait coexister avec la pensée rationnelle. Certaines de ses manifestations peuvent tout à fait être étudiées dans nos sociétés dites civilisées : par exemple, Jeanne Favret-Saada (1997) étudie les pratiques de sorcellerie dans le bocage mayennais, ou encore Claude Lévi-Strauss (1949) n’hésite pas à voir dans les psychanalystes de nouveaux sorciers et montre que la magie des mots, employés pour guérir, est à l’œuvre tant dans la cure chamanique que dans la cure psychanalytique. C’est également l’existence d’une pensée magique qui permet d’expliquer le succès mondial de la saga Harry Potter, qui a irrésistiblement fasciné des lecteurs « de 7 à 77 ans » (Smadja 2001). Au-delà d’un indéniable succès marketing, l’engouement pour les aventures de l’apprenti-sorcier ne laisse pas de nous confronter à « l’omniprésence de la magie comme […] véritable enjeu anthropologique » (Virole 2007)3. Lorsqu’on abandonne les étanchéités disciplinaires, les deux notions de magie et de performativité s’avèrent largement coïncider, en ce sens que leur commune visée n’est autre que de transformer par le pouvoir des mots la réalité.
8Qu’est-ce que qu’un énoncé magique, sinon un énoncé performatif d’un genre particulier ? Les sociologues, contrairement aux linguistes, reconnaissent et valident d’ailleurs cette constitutive affinité ; Bourdieu (1982a et 1982b) voit ainsi en la performativité une « magie sociale ». De fait, l’énoncé performatif inverse « la direction de correspondance » de la parole ordinaire entre les mots et la réalité. Tandis que dans les énoncés constatifs, « c’est ma parole qui se conforme à la réalité » (Recanati 1981, p. 85), dans le performatif, « c’est la réalité qui est censée se conformer à ma parole » (ibid.). Telle est aussi la définition des rites sympathiques :
Il existe un groupe d’incantations qui correspond à ce que nous avons appelé les rites sympathiques. […] Il s’agit de nommer les actes ou les choses et de les susciter ainsi par sympathie. Dans un charme médical ou dans un exorcisme, on jouera sur les mots qui signifient écarter, rejeter, ou bien sur ce qui désigne la maladie ou le démon, cause du mal. Les calembours et les onomatopées comptent parmi les moyens employés pour combattre verbalement, par sympathie, la maladie. Il semble qu’on ait supposé souvent que la description ou la mention de l’acte suffisent et à le produire et à produire son effet. (Mauss 1995 [1950], p. 47-48, je souligne)
9Tout acte performatif, contrairement à l’approche qu’en fait Bourdieu, ne doit pas être considéré comme « magique », et les domaines d’application de l’acte magique sont très particuliers (ici « la maladie ou le démon, cause du mal »). Une fois posée cette restriction, la définition recoupe parfaitement celle de la performativité, à laquelle on aurait ajouté la notion de « sympathie » – c’est-à-dire pour nous, en termes linguistiques, celle d’iconicité.
10Le lien intrinsèque entre magie et chant, chant et répétition, répétition et rite, ne peut être mis au jour dans une linguistique encore trop attachée au représentationalisme, mais requiert une approche interdisciplinaire. L’appréhension des phénomènes de croyance ne peut se cantonner au seul domaine de la raison. « La plupart des hommes, et même tous les hommes, dans les circonstances les plus importantes de leur vie, se décident sur des croyances et non sur des certitudes » (Brochard 1926, p. 464). À côté d’une approche rationnelle qui explique les notions de magie et de sacré par des caractéristiques sociales et institutionnelles, la notion même de croyance en tant qu’acte de foi, qu’il s’agisse de la croyance religieuse en un Dieu ou de la croyance dite superstitieuse en des éléments suprahumains ou surnaturels, n’est pas fondée sur le critère de la vérité mais intègre au contraire l’existence du mystère :
Par le sacré, l’homme se constitue un univers à la fois protégé, exigeant, orienté et prometteur. […] Il observe des règles et des rites. Il transmet des récits et des mythes. Il se situe grâce à des initiations et à des mystères. (Casajus et Dumas, s. d.)
11Le discours scientifique est fondé sur la notion de vérité, il doit être réfutable (c’est le critère de la démarcation de Popper 1973 [1959]), mais la croyance, comme acte de foi, est irréfutable. Cela ne doit pas signifier que tout discours sur la croyance est condamné à être une pseudo-science, mais que le critère de vérité est inadapté pour rendre compte du religieux et du sacré : « l’opposition de la foi et du savoir, de la croyance et de la rationalité, [est] un pur produit de l’Occident » (Fruteau de Laclos et Grellard 2017). Dans l’analyse du discours religieux, les sociologues et anthropologues ont d’ailleurs remplacé la notion de « vérité religieuse » par celle de « réalité religieuse » (Obadia 2009, p. 87).
12Ce chapitre dernier fait donc coexister, à côté de l’approche linguistique, deux démarches complémentaires. Il emprunte à la sociologie et à l’anthropologie pour ce qui est de la ratio, mais il ne s’interdit pas de puiser dans la théologie et notre expérience « phénoménologique » du sacré, qui ressortissent au mystère.
1.2. Rite et répétition, deux notions indissociables
13La magie ou performativité est indissociable de la notion de rite, le rite est lui-même indissociable de la répétition verbale et gestuelle. La langue du rituel se distingue par l’emploi conjugué de deux propriétés : sa très grande formalisation, le primat de la fonction symbolique sur la part référentielle. C’est ce qui explique qu’on puisse célébrer la messe en latin, alors que la majorité des célébrants ne comprennent ni ne parlent cette langue, ou encore utiliser l’arabe comme langue liturgique dans les pays musulmans non arabisants :
Ein zentrales Kennzeichen von Sprache im Ritual ist eine starke Stilisierung und Formalisierung; sie besitzt häufig eine konventionell vorgegebene, festgelegte Struktur. […] Ein weiterer zentraler Aspekt von Sprache im Ritual ist der Rückgang des propositionalen zugunsten des emotionalen Gehalts. (Wiese 2010, p. 125)4
14À l’extrême, le chant magique peut répéter des sons qui n’appartiennent à aucune langue, et sont pourtant (ou plutôt conséquemment) utilisés dans le monde entier. C’est le cas de la formule « Abracadabra », dont on ne sait si elle provient de l’araméen, de l’hébreu ou d’une autre langue sémitique. Elle servait au Moyen Âge de puissant talisman : « Il ne fallait que porter autour du cou cette sorte de phylactère, écrit dans la disposition triangulaire que voici, pour charmer diverses maladies et guérir la fièvre » (Chevalier et Gheerbrant 1982, p. 3). À l’oral, la formule est une réduplication (abra + kad + abra) ; la forme écrite répète quant à elle la formule autant de fois qu’il y a de lettres, en retranchant chaque fois une lettre à la fin, pour former un triangle inversé (où l’on retrouve le nombre trois, pour trois sommets).
Figure 14. Abracadabra

Wikimedia Commons. En ligne : [http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Abrakadabra,_Nordisk_familjebok.png].
15On qualifie de superstitions les actes de langage magiques, et de prières les actes de langage religieux. Mais sur quels critères cette distinction est-elle fondée ?
Il ne peut y avoir de démarcation rigoureuse entre une certaine religion et une certaine sorcellerie. Dans la prière la plus populaire du catholicisme, on jouxte les éléments des deux genres : « Notre Père qui es aux cieux… » relève de la prière ; mais « Donne-nous notre pain quotidien » ou « Délivre-nous du mal » sont des phrases qui pourraient figurer dans n’importe quel charme (la première relève de la conjuration, la seconde de l’exorcisme). (Todorov 1973, p. 47)
16Le sacrement de l’eucharistie dans la religion chrétienne fait l’objet de débats innombrables, et il est interprété radicalement différemment selon que l’on est catholique ou protestant, croyant ou non croyant. Quand on est catholique, « Ceci est mon corps » incarne le « mystère de la foi », et c’est la plus puissante des formules performatives : la formule de communion n’accomplit rien de moins que le miracle de la transsubstantiation, par lequel les substances du pain et du vin deviennent le corps et le sang du Christ. En revanche, quand on est non croyant, il n’y a aucun miracle, aucun changement de substance, le pain reste pain et le vin reste vin, et s’ils deviennent autres, c’est uniquement parce que le sacrement fait qu’on les considère autrement. Que la sacralisation soit interprétée comme un changement de la valeur symbolique ou bien de la substance, il demeure que le statut du pain est réellement modifié :
Les cérémonies et les rites ne changent rien de substantiel dans les êtres humains […]. Restés substantiellement les mêmes, ils changent pourtant radicalement d’état ou de statut, ce qui change la manière dont ils vont être considérés par tous ceux qui […] croient en l’efficacité des actes ou des rituels accomplis, mais aussi la perception qu’ils ont d’eux-mêmes […], et à terme, la façon dont ils se comporteront. (Lahire 2015, p. 115)
17Arnold Van Gennep définissait le rite comme passage ; lorsqu’on parle de magie et de performativité, la notion de conversion me semble plus adaptée. La conversion « magique » ou « rituelle » d’un objet ou d’un être, c’est le passage de cet objet ou de cet être d’un statut ordinaire à un statut sacré :
Il existe des rites officiels de sacralisation, c’est-à-dire des procédés de sacralisation (légitimation) des objets, des animaux, des personnes, des lieux ou des institutions. Pour faire passer un être humain, un animal, un objet ou un lieu, d’un statut à l’autre, de profane à sacré ou de sacré à profane, ou bien encore d’un degré de sacralité à un autre, plus élevé ou plus bas, on procède parfois à des actes officiels, des rites ou des cérémonies. Ceux-ci consistent en une série de gestes et de paroles adéquats, accomplis ou prononcés dans des conditions choisies et par des personnes habilitées. (ibid.)
18Le fait que la répétition est attestée dans tous les rites, magiques et religieux, anciens et actuels, pose donc l’existence d’un lien constitutif entre conversion et répétition. Et ce lien est si fort qu’il peut lui permettre de se passer de la validation par l’institution et n’avoir plus que la seule signifiance pour légitimation.
19Le test de la substitution, c’est-à-dire de la possible ou de l’impossible variation des signifiants, par lequel j’ai opposé signifiance et signification, semble fournir un critère fiable pour distinguer les énoncés performatifs ordinaires des énoncés performatifs rituels5.
20Les performatifs ordinaires se disent de multiples façons. Pour avertir quelqu’un d’un danger, je peux dire indifféremment : « Attention ! » ou « Fais gaffe ! » ou « Le camion ! ». Inversement, un même énoncé admet plusieurs actes : « La séance est levée » sera, suivant qui le prononce, constatif, si c’est un journaliste, ou performatif, si c’est le président de séance. En d’autres termes : il n’existe aucune relation bi-univoque entre énoncé et acte.
21Tout autres sont les énoncés rituels et les énoncés magiques. Ils relèvent de la signifiance, parce qu’ils sont strictement non substituables. Impossible de les dire autrement si l’on veut conserver leur efficacité. Plus l’énoncé tend au sacré, moins la variabilité et moins l’individualité sont autorisées. On se souvient du terrible sort réservé au frère d’Ali Baba, le malheureux Kassim, qui finit découpé par les quarante voleurs pour n’avoir pas su se rappeler avec exactitude la formule « Sésame, ouvre-toi ! ». Toute substitution, qu’elle soit gestuelle ou verbale (passage à la voix passive, reformulation, etc.), tout ajout de commentaire, toute modalisation, etc., menace la substance même de l’acte rituel ou magique. Impossible d’admettre, quand il s’agit de sacré, aucun changement, ni dans les symboles ni dans les signes. Soit la formule religieuse de baptême :
(4a) | Je te baptise, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. (geste d’aspersion d’eau bénite) |
22À partir du moment où l’on introduit une modification, l’efficacité du rite est menacée.
(4b) | Je te baptise, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. (geste d’aspersion de vin béni !) |
(4c) | (?) Je te baptise – et j’en suis très fier – au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit. (geste d’aspersion d’eau bénite) |
(4d) | (?) Je te baptise – pour utiliser la formule consacrée – au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit. (geste d’aspersion d’eau bénite) |
(4e) | (?) Te voilà baptisé au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. (geste d’aspersion d’eau bénite) |
(4f) | (?) Je te baptise, au nom de la Sainte Trinité. (geste d’aspersion d’eau bénite) |
23Pas plus qu’il n’est possible de remplacer l’eau du baptême, qui a pour fonction de laver le péché originel, par le vin de l’eucharistie, qui représente le sang du Christ, il n’est possible de remplacer les mots d’un rite sacramentel par d’autres mots. Dans le rituel, les mots et les gestes sont employés à l’exclusion de tous les autres. Ils sont donnés comme naturels et absolument motivés. L’explication de cette motivation diffère suivant les disciplines. En quoi la répétition est-elle iconique du sacré ?
1.2.1. L’approche sociologique : les rites d’institution
24On a vu que Van Gennep attribuait au rite une fonction de passage, et l’interprétait comme une pratique sociale faisant passer un individu ou une entité d’un état à un autre. Le baptême fait entrer l’enfant ou l’adulte dans la communauté des chrétiens, la première communion consacre son alliance avec Dieu, etc. Bourdieu définit les rites comme des « actes de magie sociale » (1982a, p. 59 et p. 62), et la magie sociale comme un acte d’institution, les deux étant pour lui interchangeables (« L’institution est un acte de magie sociale », ibid., p. 59). Sont énumérés comme rites : « le mariage ou la circoncision, la collation de grades ou de titres, l’adoubement du chevalier, la nomination à des postes, des charges, des honneurs, l’imposition d’une griffe [d’un grand couturier], l’apposition d’une signature ou d’un paraphe » (p. 63). La magie chez Bourdieu n’a rien de surnaturel :
Parler de rite d’institution, c’est indiquer que tout rite tend à consacrer ou à légitimer, c’est-à-dire à faire méconnaître en tant qu’arbitraire et reconnaître en tant que légitime, naturelle, une limite arbitraire. (p. 58)
25En sociologie, le terme d’« arbitraire » est d’abord associé à la notion de pouvoir – « le pouvoir arbitraire », « l’arbitraire du pouvoir » –, mais pour un linguiste, il renvoie au signe. Le performatif rituel pose la question immémoriale d’Hermogène et Cratyle, sur le caractère naturel ou bien conventionnel des mots. La notion de « limite » introduite par Bourdieu est en revanche purement sociologique. Elle substitue à la notion temporelle et dynamique de passage une vision statique insistant sur la fonction d’exclusion par le rituel :
un des effets essentiels du rite […] [est] de séparer ceux qui l’ont subi, non de ceux qui ne l’ont pas encore subi, mais de ceux qui ne le subiront en aucune façon […]. En réalité, le plus important, et ce qui passe inaperçu, c’est la division qu’[il] opère entre l’ensemble de ceux qui [en] sont justiciables […], de ceux qui [n’en] […] sont pas […]. (ibid., je souligne le second mot)
26Soit on est « du bon côté de la ligne », soit on la passe « dans le mauvais sens » (p. 61). Le rite « consacre la différence, il l’institue » (p. 58) : entre les « élus et les exclus »6, « le masculin et le féminin »… et au bout du compte, entre les dominants et les dominés. C’est une approche résolument séparatiste. Pour Bourdieu, le légitime est nécessairement arbitraire, et le naturel un arbitraire déguisé. Le sociologue reproche aux linguistes de ne chercher le pouvoir des mots que dans leurs propriétés verbales ; les linguistes peuvent inversement considérer que la question de leur motivation et de leur « force illocutoire » (Searle 1972) ne peut être réduite de manière exclusive à de la violence symbolique, et récuser la thèse selon laquelle le pouvoir des mots ne découle que d’une puissance sociale (Bourdieu 1982b).
1.2.2. L’approche théologique : les rites sacramentels
27L’oubli des propriétés verbales des mots, le fait de les considérer uniquement en fonction du « pouvoir » qu’ils véhiculent est devenu chose commune. Aux xxe et xxie siècles, toutes les disciplines des sciences humaines se sont emparées de la notion de performativité, avec pour conséquence le passage à la trappe de l’aspect proprement linguistique des performatifs. Les sociologues se concentrent sur le « pouvoir social », les philosophes sur le « pouvoir politique » (Butler 1997, 2004), etc. C’est à l’opposé d’une telle réduction que se situe la tradition théologique du Moyen Âge. Entre le xiie et le xive siècle, bien avant qu’Austin ne propose le concept de « performatif », les scolastiques forgèrent le concept de « signe efficace », signum efficax, en étudiant les formules sacramentelles. L’histoire et l’élaboration de ce concept qui s’étalent entre le xiie et le xive siècle, sont exposées avec minutie dans les travaux d’Irène Rosier-Catach (2004, 2008). Cette approche, bien que très savante pour les non-initiés, est d’une grande richesse : les rites y sont examinés sous tous leurs aspects, tant verbaux qu’institutionnels.
28Les formules sacramentelles (« Ego te baptizo », « Je te baptise », etc.) constituent en effet les formules rituelles par excellence. Le sacrement est défini comme ce qui « produit (effectue) ce qu’il signifie » (« efficit quod significat »). Quand signifier, c’est faire. La signifiance du sacrement inclut la gestuelle, une dimension largement passée sous silence dans la théorie austinienne, le terme de « dire » étant beaucoup plus restreint que celui de « signifier ». Au centre de toutes les réflexions théologiques, il y a le mystère de l’eucharistie, la formule au fondement de la religion chrétienne occidentale : « Ceci est mon corps » (« Hoc est corpus meum »).
29Le critère de non-substituabilité des signifiants, qui permet de distinguer les énoncés performatifs rituels des énoncés performatifs conventionnels, trouve dans les développements des médiévaux des arguments d’une richesse et d’une ingéniosité passionnantes, parce qu’ils convoquent à la fois logique, sémantique, grammaire et théologie. Le mystère du corps du Christ y apparaît comme la quintessence du mystère du corps des signes, ces corps dont j’ai montré que le maintien ou la substitution fondent la signifiance ou la signification. L’importance accordée aux mots par les scolastiques ne saurait être plus grande : il ne s’agit de rien de moins que de respecter la parole divine et de légitimer les conditions et possibilités de sa transmission. On trouve ainsi de très longs développements sur les possibles et les impossibles substitutions.
30Par exemple, sur le (faux) paradoxe entre la pluralité des langues et l’impossibilité d’employer aucun synonyme dans une langue donnée. Comment se fait-il qu’on ne puisse accepter des variations et des reformulations alors que les paroles de Jésus ont été prononcées en araméen et qu’elles ont été traduites, et donc reformulées, en de multiples langues (Rosier-Catach 2004, p 231-256)7 ? Sur la différence entre signification et mode de signifier : pourquoi, dans la Bible, la pierre n’est-elle jamais désignée par lapis mais toujours par petra8 ? Sur la question des instances énonciatives : la formule « Je te baptise » peut-elle être prononcée pour des frères siamois ? Qu’advient-il du geste d’immersion si le prêtre est manchot, est-il possible qu’il soit assisté par un prêtre muet, pendant que lui-même prononce « Nous te baptisons »9 ? L’examen de ces cas des plus saugrenus débouche ainsi sur la formulation de la règle linguistique qu’« un énoncé opératif, ou performatif, doit nécessairement être prononcé par l’agent de l’acte, et à la première personne du singulier » (Rosier-Catach 2004, p. 194). On découvre ainsi que les questions sur les conditions et l’existence d’une performativité verbale autant que gestuelle (les felicities et infelicities) ont été posées bien des siècles avant la théorie austinienne, dans le cadre du discours sur les sacrements.
31Pour les théologiens, le signe sacramentel n’a rien d’arbitraire, il est au contraire doublement légitimé. La relation qu’il instaure avec ce qu’il désigne est naturelle avant d’être institutionnelle. C’est d’abord parce que l’eau sert à laver qu’elle a été choisie comme signe de purification spirituelle et c’est parce que cette propriété naturelle a été ratifiée par l’institution qu’elle est devenue le signifié du sacrement baptismal. Le signe efficace « fait ce qu’il signifie », à la fois institué (il reprend des paroles prononcées) et instituant (par la réassomption de ces paroles, il convertit ce sur quoi il porte). La subtilité des développements sur les sacrements éclaire la performativité rituelle, qu’elle soit ou non religieuse.
2. Le pouvoir de conversion de la répétition
2.1. La fonction performative ou incantatoire
2.1.1. Magie ésotérique vs magie universelle
32Tous les linguistes qui se sont intéressés à l’anaphore rhétorique la qualifient à un moment ou à un autre de magique ou d’incantatoire (voir chapitre 5), sans s’aventurer plus avant sur ce terrain glissant. Dans son célèbre essai « Linguistique et poétique », Jakobson mentionne l’existence de la « fonction incantatoire ou magique ». Il se contente de citer trois exemples :
(5) | Puisse cet orgelet se dessécher, tfu, tfu, tfu ! (formule lituanienne) |
(6) | Eau, reine des rivières, aurore ! Emporte le chagrin au-delà de la mer bleue, des océans… (incantation russe) |
(7) | Soleil, arrête-toi sur Gabaon, et toi, lune, sur la vallée d’Ayyalôn ! (formule biblique) |
(Jakobson 1963, p. 217, je souligne) |
33Il les commente brièvement :
La fonction magique ou incantatoire peut se comprendre comme la conversion d’une « troisième personne » (le « quelqu’un » ou « quelque chose » dont on parle) absente ou inanimée en destinataire d’un message conatif. (ibid., je souligne)
34Ce n’est pas une définition de l’acte, mais une description de l’apostrophe comme marqueur de conversion. Mais l’apostrophe n’est pas le seul marqueur d’entrée dans l’extraordinaire. À côté de l’apostrophe accompagnée du subjonctif et de l’impératif (exemples 5 et 6), on retrouve en effet, même si Jakobson ne la commente pas, une triplication (5), qui se distingue des autres formules par sa simplicité (tfu, tfu, tfu).
35Pas plus que la fonction poétique ne peut être réduite à la poésie, la fonction incantatoire ne peut être réservée aux formules ésotériques et aux personnes habilitées, prêtres, magiciens ou sorciers. Il suffit de recourir aux deux embrayeurs sur l’extraordinaire que sont l’apostrophe et la répétition. La fonction incantatoire s’observe chaque fois qu’un locuteur s’efforce de soumettre le réel à la toute-puissance de son « désir » – au sens psychanalytique de Wunsch (souhait) et non de Begierde (désir charnel) – par l’emploi de mots régulièrement modulés, mi-parlés, mi-chantés. Toutes les incantations ne sont pas des répétitions, mais je ne m’intéresse qu’aux répétitions solennelles et rythmées, aux auto-répétitions plus qu’aux hétéro-répétitions. Lorsque la voix se rapproche du chant, la répétition n’est plus seulement emphatique, expressive, émotive, communiante, etc. Elle devient « magique ».
36Freud s’est intéressé à l’existence d’une pensée magique dans le rêve et dans les névroses obsessionnelles – on parle aujourd’hui des TOC : troubles obsessionnels compulsifs –, la psychologie et la psychanalyse ont montré l’existence d’une pensée magique chez l’enfant (Piaget 1923, Morgenstern 1934). Les contes de fées, le Père Noël, la petite souris, le lapin de Pâques… L’enfance est peuplée de magie. Qu’en est-il de la magie dans la vie des adultes ? La modalité de la répétition solennelle nous rappelle que la magie n’est pas seulement réservée à l’enfance, à la névrose, ou au rêve10. À tout âge, en certaines circonstances, la pensée magique peut surgir et coexister avec la pensée rationnelle. Elle exprime le désir et la foi, non en une « toute-puissance de la pensée » – c’est ainsi que Freud définit la magie dans Totem und Tabu (1913)11 – mais en la toute-puissance de la parole.
2.1.2. Rites formulaires et rites incantatoires
37Tout rite n’est pas à proprement parler magique. Mais tout rite renvoie à une dimension supra-individuelle, sinon supra-humaine ou surnaturelle. Sur le plan énonciatif, cela se traduit par une « désindividualisation » du je, la présence d’un surlocuteur et d’un surdestinataire.
38Il faut distinguer entre les rites formulaires, hétéro-répétés, dont le surlocuteur est habilité par une institution (par exemple, les serments, qui sont proférés tels quels, sans modification, dans une profession donnée : « Je jure, comme avocat, d’exercer mes fonctions avec dignité, conscience, indépendance, probité et humanité », serment des avocats en France), et les rites incantatoires, non institués, où le locuteur doit lui-même se hisser au statut de locuteur en majesté, et pour ce faire, recourt à l’amplification. Les énoncés auto-répétés sont proférés par un individu singulier, qui n’est doté, au départ, d’aucun pouvoir particulier : « Sois maudit ! Sois maudit ! Sois maudit ! ». Subsumant cette distinction, le rite à la fois formulaire et autorépété est bien sûr celui qui est doté du pouvoir le plus grand. Dans la religion, ce sont les litanies. Le terme bourdieusien de « rite d’institution » permet de décrire de manière aspectuelle la distinction.
39Soit les deux sens d’« institution » : a) le sens premier est actif et processuel, il renvoie à l’« action d’instituer » ; b) le deuxième est passif et résultatif, il renvoie aux choses, personnes ou structures d’organisation sociale résultant de cette action (« les institutions ») – l’ordre aspectuel choisi ici, de l’actif au passif, inverse d’ailleurs l’usage, qui a fait du sens passif le plus lexicalisé.
Rites formulaires
40Toutes les formules rituelles solennelles, sacramentelles, ésotériques sont des hétéro-répétitions : transmises telles quelles, sans modification, de génération en génération. À la fois instituées et instituantes, elles ne valent que prononcées par des acteurs « dûment mandaté[s] pour […] accomplir [le rite] […] dans les formes reconnues, c’est-à-dire selon les conventions tenues pour convenables en matière de lieu, de moment, d’instruments, etc. » (Bourdieu 1982a, p. 62-63). Il faut être maire pour dire « Je vous déclare unis par les liens du mariage », prêtre pour dire « Ceci est mon corps », sorcier comme Harry Potter pour faire voler les objets avec le sortilège « Wingardium Leviosa »12. Aujourd’hui, nul ne recourt plus de manière ouverte à la magie, mais il existe des recueils de formules qui attestent de leur existence et utilisation dans un passé pas si lointain, même en France (voir Favret-Saada 1997). Les formules incantatoires ci-après sont rangées par ordre de longueur décroissant ; on voit que certaines coexistent avec des formules ou références religieuses chrétiennes – tous les soulignements sont de moi13.
(6) | contre le charbon |
Levain ou charbon, que tu sois noir ou rouge, de quelle couleur ou espèce que tu puisses être, je te conjure dans les airs ou le plus profond de la mer, et te commande de la part du grand Dieu vivant, de sortir de suite du corps de N… aussi vite que Judas a trahi Notre-Seigneur Jésus-Christ au jardin des Oliviers et que les douze martyrs l’ont assisté et sont montés au ciel. Natusex, christusex, mortusex, résurrex (3 fois). | |
(Rives, Dauphiné) |
(7) | pour bien se marier |
Grand saint Joseph, puisque les bons mariages se font au ciel, je vous conjure, par le bonheur incomparable que vous reçûtes, lorsque vous fûtes fait le vrai légitime époux de Marie, de m’aider à trouver un parti favorable, une compagne fidèle, avec la grâce que je puisse aimer et servir Dieu à jamais. | |
(Hautes-Vosges) |
(8) | contre la grêle |
Sorcier ou sorcière qui a composé cette nuée, je te conjure de la part du grand Dieu vivant et du grand Adonaï, qui est ton maître et le mien, je te conjure de ne pas t’approcher de mon territoire, de t’en aller dans les déserts. Oui, je te conjure par les trois grandeurs qui sont les personnes de la sainte Trinité, le Père, le Fils et le Saint-Esprit. | |
(Hautes-Vosges) |
(9) | contre le mal d’yeux |
Dragon rouge, dragon bleu, dragon blanc, dragon volant, de quelle espèce que tu sois, je te somme, je te conjure d’aller dans l’œil du plus gros crapaud que tu pourras trouver. | |
(Hautes-Vosges) |
(10) | pour guérir les boutons sur l’œil |
Kyria, Kyria, Kassaria Sourorbi14 |
(11) | pour guérir les boutons sur l’œil |
Va-t’en, va-t’en, je suis plus fort et je te chasse |
(12) | pour guérir les maux de ventre |
Alabanda, alabandi, alambo |
(13) | pour guérir l’orgelet |
Rica, rica, sero |
41Les exemples de 6 à 9 nomment de manière explicite l’acte magique et recourent à l’intercession d’une force divine ou surnaturelle, Dieu, Jésus-Christ ou un saint. Dans les exemples 10 à 13 en revanche, qui sont aussi les plus courts, nul intercesseur n’est invoqué et la répétition joue un rôle de tout premier plan, chacun des carmina étant agencé selon un rythme ternaire ou quadripartite15 : « pour retrouver la survivance de la pensée magique, ce n’est pas du côté de la science qu’il faudrait chercher, mais du côté des arts dits phonétiques » (Bastide et Alleau, s. d.). Tout se passe comme si la répétition venait compenser ou même remplacer par le rythme l’absence d’intercesseur, le caractère rudimentaire de la formule, ou bien son absence de signification. Jules Combarieu, qui cite ces formules 10 à 12, ne donne aucun détail sur leur origine : sont-elles empruntées à des langues, ou bien des simples sons ? Il ne le précise pas et se consacre uniquement au rythme ternaire dans l’incantation. De 10 à 13, chaque carmen est composé de trois hémistiches, selon le schéma 2 + 1 (10, 11, 13), ou A + A’ + B (12), le troisième hémistiche étant en général plus long (10, 11), mais pas toujours (12, 13). Pour être vraiment efficace, chacun de ces vers ou carmina devait lui-même être répété trois fois ou neuf fois, voire trois fois neuf fois dans les ter novies, ce qui permettait de former des strophes :
(14) | Kyria, Kyria, Kassaria Sourorbi |
Kyria, Kyria, Kassaria Sourorbi | |
Kyria, Kyria, Kassaria Sourorbi |
(15) | Alabanda, alabandi, alambo |
Alabanda, alabandi, alambo | |
Alabanda, alabandi, alambo |
(16) | Rica, rica, sero |
Rica, rica, sero | |
Rica, rica, sero |
42Combarieu rapproche la composition de ces strophes magiques des strophes musicales :
Je n’éprouve aucun scrupule à rapprocher de pareils textes d’exemples pris dans les chefs-d’œuvre de l’art musical, pas plus que je n’en éprouverais à dire que le sang circule dans les veines d’un Bach ou d’un Mozart comme dans celle d’un Pawnee ou d’un nègre [sic] d’Afrique […]. (Combarieu 1909, p. 161)
43De la même façon, je vois dans les triplications prédicatives, l’auto-répétition rythmée portant sur les actes de langage, le moyen « naturel » par lequel le locuteur amplifie sa parole pour la rendre magique – d’une performativité incarnée.
Rites incantatoires
44Les hétéro-répétitions sont des formes instituées. Mais quand le locuteur est seul pour soumettre par sa parole le réel au désir, c’est sa voix, c’est le rythme de la répétition musicale qui convertit l’énonciation ordinaire en énonciation rituelle. S’élève alors une parole magique primitive, non pas « magie sociale » validée par les institutions, mais magie d’une parole-chant dédiée à l’affectivité et aux émotions. Lorsque aucune institution n’est là pour légitimer la parole du locuteur, c’est le rythme qui, en l’amplifiant, lui donne pouvoir et légitimation. Le rythme de la répétition comme rite d’institution. C’est le supporter de match qui encourage à voix basse son équipe près de marquer ou de manquer un but, c’est celui ou celle qui implore en tenant dans ses bras celle ou celui qui souffre, est blessé.e ou se meurt :
(17) | Score ! Score ! Score ! |
(18) | »Halt mich fest«, haucht sie zitternd und drückt mit kleiner weißer Faust meine Hand, »halt mich ganz fest«. »Ich hab dich, Jule«, beruhige ich sie, »ich hab dich«. Sie lächelt schwach. »Es wird alles wieder gut ja?«. »Sicher, Jule«, nicke ich, »alles wird gut«. Sie sieht mich an aus großen Augen, ihr Blick wird weit und klar. Dann fällt ihr Kopf kraftlos hintenüber. Nein, denke ich, bitte nicht! JULE! Ich presse sie fest an mich. Jule, geh nicht weg, tu mir das nicht an! Bleib bei mir, bleib bei mir, bleib bei mir! (Oliver G. Wachlin, Grenzwärts, 2011)16 |
45Expression de l’emphase, de l’émotion trop forte, de l’affectivité… Mais aussi, et cette dimension ne peut être écartée, acte de conjuration. Répéter, pour que la parole, de réelle, devienne vraie. Répéter, pour mettre en œuvre le principe premier sur lequel repose toute magie, principe baptisé par Frazer loi de similitude ou de ressemblance : « Tout semblable appelle son semblable » (1981, p. 41, en anglais « Like produces like »). Du même au même, de la partie au tout, de la réalité à la vérité, et pour le Verbe, du signe à la chose. Dans la triplication rituelle, le mimologisme n’est pas entre le son et le sens, mais entre le mot et l’objet, le dire et le faire. La magie est de la « musique gelée » (Combarieu 1909, p. 12). La triplication exprime, dans des situations qui pour le locuteur ne sont pas ordinaires, la pensée magique la plus humble, mais universellement employée. La répétition rythmée comme quête d’opérativité.
2.2. La parole performative : magie de la nomination, magie de la répétition
Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu. Elle était au commencement avec Dieu. Toutes choses ont été faites par elle, et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans elle.
— Jean I, 1-3
46Le rite repose sur une « magie de la parole », et toute magie de la parole est d’abord la croyance au pouvoir du nom17. « Nomen est omen » : le nom est augure et destin. Rien n’existe qui n’ait de nom, et inversement il faut nommer pour faire exister. Un être humain n’a de vie et n’échappe à l’oubli que par son nom. Comment se souvenir de (ce) qui n’est pas nommé ? « Quand on ne donne pas de nom à un être humain, on ne lui donne pas le droit de mourir, pour ainsi dire, puisqu’on ne lui a pas donné le droit de vivre. Un être humain ne vit que nommé » (Dolto 1988, p. 147, je souligne). Le premier des droits est un droit à l’identité. Pour vivre : un enfant sans état civil est un « enfant fantôme », privé de tous les droits, en proie à toutes les possibles exactions. Pour ne pas sombrer dans le néant en mourant : le nom dure au-delà de la mort. En l’absence de tombe ou de sépulture, il suffit que le nom soit donné pour sauver le mort de l’oubli18. Garant de l’identité des vivants, gardien du souvenir des morts, le nom échappe à la signification, il ressortit à la signifiance… comme la répétition (voir chapitre 2).
47Aussi puissante que la magie du nom est la magie de la répétition. Mais à la différence de la première, consacrée par la parole biblique (Jean I), elle n’est jamais reconnue et célébrée comme magique. Lorsque les deux sont employées, dans les rites, dans la prière, dans l’incantation, la magie de la parole atteint son maximum. Pour s’adresser à des forces divines ou surnaturelles, il ne suffit pas de nommer, il faut répéter.
48Par sa nature sensible, le signe nous permet d’accéder à des réalités invisibles, selon la définition qu’en donne saint Augustin : « Le signe est une chose qui, au-delà de l’impression qu’elle produit sur les sens, fait venir, d’elle-même, quelque chose d’autre à la connaissance » (cité par Rosier-Catach 2008, p. 86)19.
49La répétition, en tant que mise en avant du corps des signes, fait plus que nous faire accéder à d’invisibles réalités, elle leur donne corps. Répéter, c’est donner corps à ce qui est absent, l’invisible du divin, mais aussi ce qui n’existe pas encore : « l’usage le plus connu du Nom divin […] est celui de l’invocation, grâce à laquelle il s’identifie mystérieusement à la divinité elle-même. Il y a comme une présence réelle dans le nom invoqué » (Chevalier et Gheerbrant 1982, p. 675). C’est ce qui explique l’incomparable pouvoir de la prière du Nom, ou la prière du cœur dans l’orthodoxie (voir infra). L’incantation ajoute le pouvoir musical de la voix à celui de la nomination.
50La répétition rythmée devient geste et, par ce geste, le signe se métamorphose. Il ne dit plus, mais montre. Il devient un être, un faire… Un faire être : « Par la vertu de la répétition, on veut faire être le monde, inférant que plus la chose est invoquée, plus elle a de chances de se réaliser, sur le modèle de l’incantation » (Magri-Mourgues et Rabatel 2015a, je souligne). « How to do things with words » : comment faire des choses avec des mots, mais aussi faire en sorte que les mots deviennent choses… La répétition est magique parce qu’elle sort les mots de leur transparence, les transforme en une réalité tangible, audible ou visuelle20. Elle les réifie « par la vue et par l’ouïe »21. Pour nos sens physiques, comme le montre en anglais l’étymologie avec l’opposition entre some-body (quelqu’un) et no-body (personne), il faut avoir un corps pour exister. Parce qu’elle rend aux signes leur corps, la répétition les fait exister. La répétition est un « acte d’institution », non parce qu’elle impose une frontière entre « le masculin et le féminin, entre les « élus et les exclus », etc. (Bourdieu 1982a, p. 61) –, mais parce qu’elle rend présent ce qui est absent. Elle consacre, au sens propre, ce sur quoi elle porte. La définition déjà citée que Bourdieu donne de l’acte d’institution définit parfaitement la répétition rituelle ; je l’adopte sans réserves, expurgée de la notion de limite :
Parler de rite d’institution [pour nous répétition rituelle], c’est indiquer que tout rite tend à consacrer ou à légitimer, c’est-à-dire à faire méconnaître en tant qu’arbitraire et reconnaître en tant que légitime, naturelle [ce qui est] arbitraire. (Bourdieu 1982a, p. 58)
51La répétition convertit les signes arbitraires en signes motivés. Et les signes profanes en signes sacrés. Tout rite consiste en une série de gestes et de paroles, les deux le plus souvent, et c’est en cela qu’il est « naturel ». Il est incarné. Il s’offre en même temps aux yeux et aux oreilles, à charge de rendre visible l’invisible, audible l’imperceptible, tangible l’immatériel passage. À côté des répétitions de gestes – par exemple le couper du ruban pour inaugurer un monument, le baisemain du vassal au seigneur pour sceller leur union – la répétition rythmée instaure une rupture qualitative. En faisant glisser la parole vers le chant, elle convertit le profane en sacré, et la parole informative en une parole incantatoire.
2.3. Du corps au sacré, du sensible au divin
52Lorsqu’on se situe dans le rituel, plus la répétition est mécanique, réduite à l’acte qu’elle exprime, plus elle devient musicalement apte à se rapprocher du sacré. Dans la religion chrétienne, la prière considérée comme la plus puissante de toutes est la « prière du cœur », dite aussi « prière de Jésus » ou « prière du Nom » ; elle consiste en la répétition inlassable du nom de Jésus et d’une phrase, qui se doit de rester toujours simple et courte, afin d’éviter toute distraction de l’esprit. Ci-dessous quelques variantes de la prière du cœur, de la plus courte (deux mots) à celle d’une dizaine de mots :
(19) | Kyrie eleison. (en grec) |
(20) | Seigneur, aie pitié. |
(21) | Seigneur Jésus Christ, aie pitié. |
(22) | Seigneur Jésus Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi, pécheur. |
53Cette prière « est au centre de la spiritualité orthodoxe où elle vise à rendre présent le Christ dans le cœur de celui qui prie » (La Croix, 10 octobre 2008)22. « En sa simplicité, elle forme la clef de voûte de la pratique spirituelle et mystique de l’Église d’Orient » (Wikipédia, s. v. « prière du cœur »). Cette prière exige une mobilisation tout entière du corps et du souffle. Aux environs de l’an 1000, le théologien saint Syméon en décrivait la pratique de cette façon :
Pour prier, il faut fermer la porte de sa cellule, se mettre dans un état de tranquillité, s’asseoir, incliner la tête sur sa poitrine, regarder vers le milieu du ventre, comprimer la respiration, faire un effort mental pour trouver le « lieu du cœur », c’est-à-dire pour se représenter cet organe, tout en répétant « l’épiclèse de Jésus-Christ ». (La Croix, art. cité)
54Au Moyen Âge, la trilogie spiritus, anima, corpus (esprit, âme, corps) place le corps en dernier dans l’énumération, mais c’est par le corps qu’on accède au sacré. Les « enveloppes » ou koshas de la philosophie hindouiste du Veda, au nombre de cinq, vont ainsi de l’enveloppe la plus grossière (le corps physique) à la plus subtile (la félicité).
55Dans toutes les religions, les pratiques de méditation visant à l’union de l’être physique, mental et spirituel sont basées sur des techniques de répétitions inlassables de très peu de mots, ou parfois même de simples sons dépourvus de signification. On sait que la répétition fonde la pratique de la musique, de la danse, du théâtre ; dans le rite, elle ouvre la voie à la contemplation et à la communion avec le divin. Dans l’hindouisme, les rites liturgiques consistent en la répétition de mantras, parfois plusieurs milliers de fois par jour :
Dans ces mantras, la forme est l’essentiel : plus que tout importent la teneur (phonétique, morphologie, ordre des mots) et la rigoureuse exactitude de l’énoncé […]. Ce sont des énoncés rituels hautement formalisés, ayant un emploi codifié et chargés de puissance. Ils sont efficaces parce qu’ils sont « vrais » (satya). Ils disent ce qui est. (Padoux, s. d.)
56Et c’est le monosyllabe om qui constitue le mantra des mantras, « la meilleure expression rituelle sonore du sacré » (Varenne, s. d.). Le son om se décompose en trois éléments, la diphtongue O étant issue de A et U. On le chante de manière répétée, en A + U + M (c’est le principe de la trinité dans l’unité), en mobilisant successivement l’abdomen, la cage thoracique et la boîte crânienne, et ses vibrations se propagent et résonnent dans tout le corps. Om est doté d’une symbolique inépuisable : trois périodes (matin, midi, soir), trois états de l’être (la veille, le rêve, le sommeil profond), trois dieux (Brahma, Vishnu, Shiva), etc. (Chevalier et Gheerbrant 1982, p. 700). Om exprime l’origine sonore du monde, il contient tout ce qui a été, est et sera. Son absence de signification assignée va de pair avec une signifiance maximale : « OM est le symbole le plus chargé de sens de la tradition hindoue. Il est le son primordial […], le son créateur à partir duquel se développe la manifestation, l’image donc du Verbe » (ibid.) Dans la Bible, et dans l’hindouisme, la parole est ce qui crée le monde : « Au commencement était le Verbe ».
57La voie du sensible au sacré est attestée dans des répétitions non plus sonores mais gestuelles. Tourner en cercles répétitifs constitue ainsi le principe de la danse des derviches-tourneurs, technique soufie de méditation active, qui mobilise le chant, la danse et la musique, et donc l’ouïe, la voix et le corps. Le pouvoir de la répétition est ce qui fonde une technique d’autohypnose très célèbre dans l’entre-deux-guerres, la méthode Coué, sur laquelle je reviendrai au moment de l’analyse de l’acte de conjuration ; on pourrait se pencher aussi sur les chants de Taizé, sur la pratique populaire de la prière du rosaire, dont des études récentes ont montré l’efficacité pour diminuer l’anxiété (Anastasi et Newberg 2008), etc., mais j’arrête ici l’énumération.
58Toute jouissance passe par le corps : « Le spirituel est lui-même charnel » (Péguy, cité par Groupe µ 2015, p. 7). De l’extase physique à l’amour extatique : « le premier être, dont nous ayons bien le sentiment, c’est notre être, et tout ce qui est pour le bien de notre être sera, de ce fait, jouissance de l’Être Suprême, c’est-à-dire de Dieu » (Lacan 1975, p. 66). La communion avec le divin est une jouissance mystique, mais la capacité de sortir de son corps (en grec, ecstasis signifie « action d’être hors de soi »), de s’unir à un.e autre dans un moment d’éternité fugace et partagé est une expérience universelle, celle de l’union charnelle entre deux êtres qui s’aiment, et c’est là aussi l’exécution d’un mouvement mécanique, nécessairement répété, qui ouvre la porte du ciel. Répéter et croire, croire et répéter : dans le rituel, croyance et magie, parole et incarnation vont de pair.
3. Le seuil de la triplication
Faust: Es klopft? Herein! Wer will mich wieder plagen?
Mephistopheles: Ich bin’s.
Faust: Herein!
Mephistopheles: Du mußt es dreimal sagen.
Faust: Herein denn!
— Goethe, Faust23
Les nombres favoris de la magie – en ce qui concerne la répétition – et les nombres musicaux sont les mêmes : 3 et 4 (avec leurs multiples) sont les principaux. (Combarieu 1909, p. 150)
Trois est universellement un nombre fondamental. Il exprime un ordre intellectuel et spirituel, en Dieu, dans le cosmos, ou dans l’homme. Il synthétise la tri-unité de l’être vivant ou il résulte de la conjonction de 1 et de 2, produit en ce cas de l’union du Ciel et de la Terre. (Chevalier et Gheerbrant 1982, p. 972)
3.1. Épidictique et triplication : de la communion par le chant
59On trouve des traces discrètes de fonction magique de la parole rythmée dans certains discours épidictiques prononcés dans un contexte mouvementé. La triplication fait alors office de formule de communion, à l’instar d’un sacrement dans la religion. Je me contenterai de deux exemples, car je voudrais conclure cet ouvrage sur l’incantation dans la parole individuelle.
60La triplication surgit lorsque l’espérance la plus haute est invoquée, à l’endroit stratégique de la clôture. Le célèbre discours « I have a dream » de Martin Luther King se clôt sur une triplication, qu'aucune explication énonciative – dialogisme, engagement énonciatif, forte affectivité, plus grande implication du corps – n’explique de manière satisfaisante, car sa fonction est avant tout rituelle.
(23) | And when this happens, when we allow freedom to ring, when we let it ring from every village and every hamlet, from every state and every city, we will be able to speed up that day when all of God’s children, black men and white men, Jews and Gentiles, Protestants and Catholics, will be able to join hands and sing in the words of the old Negro spiritual, “Free at last! free at last! thank God Almighty, we are free at last!” (Martin Luther King, « I have a dream », 28 août 1963) |
61« Free at last » est connu de toute l’assemblée, ce sont les paroles d’un « old negro spiritual »24. Les negro spirituals allient intensité et simplicité et sont extrêmement populaires, ce sont les ancêtres des gospels, chants qui disent les douleurs et les espoirs des esclaves afro-américains. Le glissement vers le chant est ici revendiqué ; la triplication fournit une formule rituelle d’autant plus prégnante qu’elle fait partie intégrante du patrimoine culturel de la communauté afro-américaine. Affirmation d’une foi et d’une espérance invincibles, elle est le credo qui permet de surmonter une Amérique déchirée par la ségrégation et les hostilités entre les communautés. Elle assume une fonction de rite clausulaire, semblable en cela à l’Amen final de la prière. Sur la vidéo du discours, on voit Martin Luther King lever le bras dans un mouvement circulaire en trois temps, dans un geste rythmé de salut ou de victoire qui ponctue la triplication clausulaire25.
62La conclusion du discours d’investiture de Nelson Mandela, élu président de la République d’Afrique du Sud, décline elle aussi une répétition rituelle, sous la forme d’un « Let it be » très chrétien :
(24) | We must therefore act together as a united people, for national reconciliation, for nation building, for the birth of a new world. |
Let there be justice for all. | |
Let there be peace for all. | |
Let there be work, bread, water and salt for all. | |
Let each know that for each the body, the mind and the soul have been freed to fulfill themselves. | |
Never, never and never again shall it be that this beautiful land will again experience the oppression of one by another and suffer the indignity of being the skunk of the world. | |
Let freedom reign. | |
The sun shall never set on so glorious a human achievement! | |
God bless Africa! | |
Thank you. | |
(Nelson Mandela, « Inaugural Address », Pretoria, 10 mai 1994) |
63« Que la justice soit pour tous et toutes ! », « Que la paix soit pour tous et toutes ! »… « Que jamais, jamais, jamais plus, il ne soit permis que ce beau pays ne subisse l’oppression des uns par les autres […] ». Les entités abstraites et inanimées accèdent à l’existence par le Verbe. En français, à côté de la répétition, on emploie le subjonctif pour convertir, comme le fit le Verbe divin (« Que la lumière soit ! »), ce qui n’est pas en ce qui est.
3.2. Triplication créatrice et destructrice : magie blanche et magie noire
3.2.1. Le pouvoir sacré de la voix
64À côté des rites religieux ou institués, la répétition rythmée surgit spontanément dans des situations où l’individu appelle de ses vœux l’aide ou le soutien d’une puissance divine ou surnaturelle, pour provoquer et faire le bien (magie blanche) ou bien provoquer et attirer le mal (magie noire). Partant de cette opposition, Tzvetan Todorov propose de répartir les actes de langage magiques en quatre catégories : « 1. faire disparaître le négatif, exorcisme ; 2. faire apparaître le négatif, imprécation ; 3. faire disparaître le positif, commination ; 4. faire apparaître le positif, conjuration » (1973, p. 44).
65Je ne traiterai pas ici de la disparition du négatif ou du positif (les rites d’exorcisme et de commination), mais bien plutôt de leur apparition. La pratique de l’exorcisme est réservée à des spécialistes (dans la religion catholique, à des prêtres ayant reçu l’exorcistat), tandis que tout le monde peut maudire et conjurer. Par les actes magiques, le sujet se désénonce comme simple locuteur, amplifie sa parole et s’institue détenteur d’un « droit divin » :
une parole créatrice […] fait exister ce qu’elle énonce. Elle est la limite vers laquelle prétendent tous les énoncés performatifs, bénédictions, malédictions, ordres, souhaits ou insultes : c’est-à-dire la parole divine, de droit divin, qui […] fait surgir à l’existence ce qu’elle énonce […]. On ne devrait jamais oublier que la langue, en raison de [son] infinie capacité générative, mais aussi originaire, […] est sans doute le support par excellence du rêve de pouvoir absolu. (Bourdieu 1982b, p. 21, je souligne)
66L’énumération bourdieusienne met sur le même plan actes magiques et actes performatifs ordinaires, mais ni les ordres ni les insultes – la catégorie des souhaits est plus complexe, tout dépend de leur forme et de ce sur quoi ils portent – ne peuvent être considérés comme « support[s] par excellence du rêve de pouvoir absolu » dans l’utilisation quotidienne du langage. Une mère qui donne un ordre à son enfant ne s’institue pas magicienne, l’insulte tombe en France sous le coup de la loi et constitue une infraction passible de sanction. Pour ne pas être diluée, la notion de magie, tout comme celle de rite, ne devrait pas s’appliquer à des actes communs. La parole magique se veut inaugurale et fondatrice (en latin, instituere ne signifie pas seulement « disposer » et « établir », mais aussi « ériger, fonder, créer »26), elle nous intéresse justement parce qu’elle représente une parole non instituée, qui menace et transgresse l’« ordre du discours » :
dans toute société la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers, d’en maîtriser l’événement aléatoire, d’en esquiver la lourde, la redoutable matérialité. (Foucault 1971, p. 10-11, je souligne)
67La parole magique échappe à l’ordre du discours et à l’ordre des lois. Dans la malédiction et la conjuration, elle est bien souvent l’ultime recours des humbles et des opprimés, des proscrits et des exclus, de tous ceux et celles qui sont écartés ou déboutés du pouvoir, la prière de ceux et celles qui sont au désespoir. La signifiance de la répétition restitue au Verbe sa toute-puissance inaugurale, sa « redoutable matérialité », comme l’attestent les exemples ci-après, glanés dans la littérature tant patrimoniale que populaire.
68Les termes de magie blanche et de magie noire renvoient aux finalités de la magie, selon qu’elle est mise au service du bien ou du mal ; les deux magies que je distingue, en tant que linguiste, reposent sur des actes de discours : le fait de nommer et le fait de répéter. Ce sont le pouvoir de la nomination et le pouvoir de la répétition qui fondent la « magie » du langage. Le « rêve de pouvoir absolu » cumule acte de nomination et acte de répétition. Il faut nommer pour maîtriser, asservir, dompter, convoquer, provoquer, détruire… la réalité. Et il faut répéter pour désindividualiser, amplifier, ritualiser la voix du locuteur. On retrouve ainsi la répétition associée à la logique de l’énumération et son vertige de totalisation. « Il nous faut peu de mots pour dire l’essentiel ; il nous faut tous les mots pour le rendre réel » (Éluard 1968, p. 978) : il faut être poète, peut-être, pour pouvoir tout dire. Mais lorsque le sujet ne sait pas mettre le monde en mots, ou que l’émotion le submerge, ne demeure que la magie dans sa dimension incarnée, l’amplification par la répétition.
69Dans la gent animale, les phénomènes d’amplification affectent nécessairement le corps. On connaît la fable de La Fontaine : « Une Grenouille vit un Bœuf / Qui lui sembla de belle taille. / Elle, qui n’était pas grosse en tout comme un œuf, / Envieuse, s’étend, et s’enfle, et se travaille, / Pour égaler l’animal en grosseur »27. Certains oiseaux aussi disposent d’un sac vocal pour faire caisse de résonance. L’animal rend son corps plus grand et plus gros, pour enfler sa voix, paraître plus beau (lors de la parade nuptiale) ou bien plus menaçant (face à une agression). Paons et faisans font la roue, chiens et chats hérissent leurs poils, hérissons et porcs-épics leurs épines, etc. Les humains sont des êtres de langage chez lesquels l’amplification ne peut être réduite au corps physique – tout le monde ne peut pas rouler les mécaniques – et c’est leur pouvoir symbolique, la parole, qui est amplifié. La faiblesse du corps, sa vulnérabilité, se voit compensée par le recours à la répétition :
(25) | Ses joues étaient creuses, ses yeux dilatés et presque rêveurs, et il ouvrit la bouche. La lèvre inférieure se contracta. Je vis les crocs. « Sois maudit, sois maudit, sois maudit ! » hurlai-je et rugissai-je. Et il s’approcha et les dents pénétrèrent ma chair. |
(extrait d’un roman de vampire, cité par Vall de Gomis 2005, p. 337) |
70« Nomen est omen ». Dans la magie, le pouvoir de la nomination est décuplé par celui de la répétition, il faut nommer pour faire exister ou nommer pour détruire. Et il faut répéter pour redonner à la voix son pouvoir de droit divin :
la parole marque la différence profonde de l’animal et de l’homme, et constitue au profit de ce dernier un privilège d’ordre mystérieux. […] Sous l’influence de ce sentiment que la voix était un bien et un pouvoir plus qu’humains, les primitifs ont donné à la parole la valeur d’un geste. Souvent ils ont supprimé l’abîme qu’il y a entre dire et faire, entre parler et agir. Ils ont attribué au verbe le pouvoir de création. (Combarieu 1909, p. 125)
71La présence d’une prédication tripliquée signale donc, bien souvent, une fonction incantatoire :
(26) | Glas ! Glas ! Glas sur vous tous, néant sur les vivants ! |
Oui, je crois en Dieu ! Certes, il n’en sait rien ! | |
Foi, semelle inusable pour qui n’avance pas. | |
Oh monde, monde étranglé, ventre froid ! | |
Même pas symbole, mais néant, je contre, je contre, | |
Je contre et te gave de chiens crevés. | |
En tonnes, vous m’entendez, en tonnes, je vous arracherai ce que vous m’avez refusé en grammes. | |
(Henri Michaux, « Contre », La nuit remue [1933], 1967, p. 80) |
72Aucune des valeurs traditionnellement attachées à la réduplication ne permet d’expliquer l’emploi de la triplication dans ce poème de Michaux : elle n’est ni intensive, ni atténuative, ni itérative, ni continuative, ni ne marque la pluralité… Le haut degré de prise en charge énonciative (Richard) ou l’explication par le dialogisme (Watine) ne suffisent pas non plus à expliquer son emploi : la répétition assume ici une fonction magique. Elle a charge de transformer le dire en faire advenir (« Glas ! Glas ! Glas sur vous tous ! »), ou de se transformer elle-même en faire, en acte (« Je contre, je contre, je contre ! »).
73L’acte ontologique de répéter va plus loin qu’un mimologisme présupposant une ressemblance entre les mots et les choses, il se veut action. « Au commencement était l’action » (« Im Anfang war die Tat ») : c’est ainsi que le Faust de Goethe choisit finalement de traduire la parole biblique. Dans l’incantation, l’action est faite voix et la voix est action. « Pour le primitif, le geste vocal n’est pas une simple manière de frapper l’air, c’est un moyen d’exécution » (Combarieu 1909, p. 125).
3.2.2. Décliner un paradigme : nommer et répéter dans la malédiction
Variations autour du nom propre
74Il n’est pas nécessaire que le verbe soit répété à l’identique, ce peuvent être d’autres éléments. L’important est de ne pas se contenter, en face d’une répétition tripliquée, d’y voir une simple fonction expressive, mais d’identifier sa fonction performative. Or, en général, cette fonction n’est même pas mentionnée, comme nous le montre un exemple très célèbre de triplication (composée de quatre répétitions), tiré de la tragédie Horace de Corneille, souvent repris dans les manuels comme emblématique de la figure de l’anaphore rhétorique. L’anaphore est en général donnée sous une forme tronquée, détachée de la prédication (Morier 1998, p. 115 ; Mayaffre 2015 ; Wikipédia, s. v. « anaphore rhétorique », etc.).
(27a) | Rome, l’unique objet de mon ressentiment ! |
Rome, à qui vient ton bras d’immoler mon amant ! | |
Rome, qui t’a vu naître, et que ton cœur adore ! | |
Rome enfin que je hais parce qu’elle t’honore ! | |
(Pierre Corneille, Horace IV, 5, édition de Félix Hémon, 1886) |
75Or sous cette forme réduite, la répétition est amputée de sa fonction principale, qui est performative. C’est un peu comme si l’on voulait analyser la référence d’un pronom indépendamment du contexte linguistique antérieur ou postérieur contenant l’élément auquel il renvoie. La quadruple répétition de Rome est immédiatement suivie par la profération d’un acte de malédiction, dont la violence même a légitimé son apparition. La scène est très célèbre et passe pour l’une des plus belles tirades de Corneille, elle est d’ailleurs connue en tant qu’acte de langage, et répertoriée comme tel dans le patrimoine littéraire sous le nom des « imprécations de Camille ». Il s’agit bel et bien d’un acte de « magie noire », par lequel Camille appelle de ses vœux l’aide de puissances surnaturelles pour provoquer la destruction et le mal. Ci-après la malédiction qui suit directement l’anaphore sur Rome, et qui décline le paradigme de la destruction sur dix prédications :
(27b) | Puissent tous ses voisins ensemble conjurés |
Saper ses fondements encor mal assurés [1] ! | |
Et si ce n’est assez de toute l’Italie, | |
Que l’Orient contre elle à l’Occident s’allie [2] ; | |
Que cent peuples unis des bouts de l’univers | |
Passent pour la détruire et les monts et les mers [3] ! | |
Qu’elle-même sur soi renverse ses murailles [4], | |
Et de ses propres mains déchire ses entrailles [5] ; | |
Que le courroux du ciel allumé par mes vœux | |
Fasse pleuvoir sur elle un déluge de feux [6] ! | |
Puissé-je de mes yeux y voir tomber ce foudre [7], | |
Voir ses maisons en cendre [8], et tes lauriers en poudre [9], | |
Voir le dernier Romain à son dernier soupir [10], | |
Moi seule en être cause, et mourir de plaisir ! (ibid.) |
76L’acte de malédiction ne peut prendre, dans le théâtre cornélien, la forme d’une simple triplication, où la répétition lexicale à l’identique est proscrite comme trop pauvre. L’amplification de l’anaphore s’allie donc aux procédés valorisés de la poésie versifiée, de la rime et du rythme des alexandrins, pour nous faire entrer dans une signifiance de l’invocation. Dans le combat qui oppose Rome à Albe, les Horaces et les Curiaces, Camille la Romaine n’a pas droit aux armes ; elle n’a d’autre choix que d’attendre et accepter l’issue d’un affrontement qui ne peut-être que fatal : perdre son frère ou son amant. C’est son frère Horace qui tue son amant, remporte la victoire pour Rome, et vient auprès d’elle s’en vanter, déclenchant ses imprécations. Point de nomination générale qui resterait abstraite, mais l’invocation par énumération des parties qui constituent le tout. L’acte de malédiction, décomposé et multiplié en dix énoncés, arrache Camille à son statut de femme et d’énonciatrice ordinaire, et donne à sa voix une amplification maximale. Sa révolte verbale est un crime impardonnable et aussitôt châtié, Camille est assassinée par son propre frère. Le fratricide a lieu en coulisse et n’éveille, du moins à l’époque de Corneille, ni l’horreur ni la pitié du spectateur : « Il y a une observation à faire, c’est que jamais les douleurs de Camille ni sa mort n’ont fait répandre une larme » (Voltaire, cité par Félix Hémon)28. Cette absence de pitié commentée par Voltaire me semble liée à la profération de cet acte de malédiction qui fait de Camille une hors-la-loi. Tout autant et sans doute plus que sa passion et ses pleurs pour son amant Curiace, c’est sa révolte par le Verbe, sa prétention à égaler les dieux, c’est la menace de damnation divine qu’elle fait peser sur sa patrie qui trouve un terrible châtiment.
Variations autour de la prédication
77Chez Corneille, l’apostrophe était répétée quatre fois ; dans l’extrait suivant, emprunté au recueil Les Châtiments de Victor Hugo, c’est l’acte de langage lui-même qui est répété quatre fois, chaque fois associé à d’autres noms et de nouveaux aspects (indiqués entre crochets) :
(28) | Et je pleure ! Et la strophe, éclose de ma bouche, |
Bat mon front orageux de son aile farouche. | |
Ainsi pas de printemps ! Ainsi pas de ciel bleu ! | |
Ô bandits, et toi, fils d’Hortense de Saint-Leu, | |
Soyez maudits [I], d’abord d’être ce que vous êtes [1], | |
Et puis soyez maudits [II] d’obséder les poètes [2] ! | |
Soyez maudits [III], Troplong, Fould, Magnan Faustin deux, | |
De faire au penseur triste un cortège hideux [3], | |
De le suivre au désert, dans les champs, sous les ormes [4], | |
De mêler aux forêts vos figures difformes [5] ! | |
Soyez maudits [IV], bourreaux qui lui masquez le jour, | |
D’emplir de haine un cœur qui déborde d’amour [6] ! | |
Jersey, le 28 mai 1853. | |
(Victor Hugo, « Floréal », Les Châtiments, 1853) |
78On retrouve le refus de l’abstraction singulative, et l’amplification du statut originel du locuteur par la répétition, même si la malédiction est ici atténuée. Le poète l’emploie contre ceux qui l’empêchent de saluer l’arrivée du printemps, ceux qui soutiennent Louis Napoléon. Il énumère les noms « qui veulent dire honte », noms aujourd’hui oubliés de ceux qui ont trahi les valeurs républicaines. Ce n’est pas le Hugo député et pair de France, mais Hugo l’exilé, le banni sur le rocher de Jersey qui écrit pour les condamner. Le poète cesse d’être un sujet individuel, le parlementaire et l’écrivain ayant dû fuir Paris après le coup d’État et la répression sanglante de l’insurrection, pour se transformer en locuteur en majesté qui distribue les châtiments. Décrivant le sujet poétique des Châtiments, Jean-Marie Gleize et Guy Rosat écrivent : « ce texte, si fortement signé, se “désénonce” en quelque sorte pour ne venir plus que d’une Voix, d’une Bouche, de “quelqu’un” qui est derrière le discours, par où le discours passe, sans être à proprement parler identifiable » (1976, p. 84). La parole de ce Sujet en majesté se hisse au-dessus de ceux qui l’ont contraint à l’exil et vont le censurer :
à la « toute-puissance » apparente et réelle du pouvoir […] répond la toute-puissance effective et idéale […] d’une parole dont l’existence même nie ce pouvoir. Et qui peut le faire parce qu’elle n’est à vrai dire la voix de personne ; toute-puissance d’une parole qui n’est ni censurable ni césurable parce qu’en dernière instance son origine n’est pas un individu, mais Dieu. […] la voix [qui parle dans ce livre est] la voix de la pensée, la voix de la conscience, la voix de Dieu, la pensée de Dieu, la conscience de l’homme, la lumière de Dieu, le Verbe […]. (Gleize et Rosa 1976, p. 85 et 88)
79Le recueil des Châtiments est interdit de publication en France, ce qui n’en amoindrit en rien sa portée prophétique, bien au contraire. C’est par l’écriture de ce recueil que le poète accomplit sa métamorphose et « achève de faire de sa personne un personnage incarnant la résistance au despotisme » (ibid., p. 90).
80Un troisième et dernier exemple, emprunté à l’œuvre la plus célèbre de toute la littérature allemande, le Faust de Goethe, atteste encore une fois la nécessité, pour qui souhaite détruire magiquement par les mots, de refuser une prédication singulative et générale, mais de désigner concrètement chacune des parties du tout invoqué (indiqué ci-après, entre crochets, par la majuscule T). Il s’agit de la malédiction prononcée par Faust qui envisage de se suicider. Elle fournit le prélude au pacte qu’il va conclure avec Méphistophélès. Je la cite sans la commenter :
(29) | So fluch ich allem, was die Seele |
Mit Lock- und Gaukelwerk umspannt, | |
Und sie in diese Trauerhöhle | |
Mit Blend- und Schmeichelkräften bannt! [T] | |
Verflucht voraus die hohe Meinung | |
Womit der Geist sich selbst umfängt! | |
Verflucht das Blenden der Erscheinung, | |
Die sich an unsre Sinne drängt! | |
Verflucht, was uns in Träumen heuchelt | |
Des Ruhms, der Namensdauer Trug! | |
Verflucht, was als Besitz uns schmeichelt, | |
Als Weib und Kind, als Knecht und Pflug! | |
Verflucht sei Mammon, wenn mit Schätzen | |
Er uns zu kühnen Taten regt, | |
Wenn er zu müßigem Ergetzen | |
Die Polster uns zurechte legt! | |
Fluch sei dem Balsamsaft der Trauben! | |
Fluch jener höchsten Liebeshuld! | |
Fluch sei der Hoffnung! Fluch dem Glauben, | |
Und Fluch vor allen der Geduld! | |
(Gœthe, Faust I [1808], 1986, v. 1587-1606) | |
je maudis tout ce que l’âme environne d’attraits et de prestiges, tout ce qu’en ces tristes demeures elle voile d’éclat et de mensonges [T] ! Maudite soit d’abord la haute opinion dont l’esprit s’enivre lui-même [1] ! Maudite soit la splendeur des vaines apparences qui assiègent nos sens [2] ! Maudit soit ce qui nous séduit dans nos rêves, illusions de gloire et d’immortalité [3] ! Maudits soient tous les objets dont la possession nous flatte, femme ou enfant, valet ou charrue [4] ! Maudit soit Mammon, quand, par l’appât de ses trésors, il nous pousse à des entreprises audacieuses, ou quand, par des jouissances oisives, il nous entoure de voluptueux coussins [5] ! Maudite soit toute exaltation de l’amour [6] ! Maudite soit l’espérance [7] ! Maudite la foi [8], et maudite, avant tout, la patience [9] ! | |
(Goethe, Faust I, traduit par Gérard de Nerval, 1828) |
3.2.3. L’exemple de la conjuration : la formule magique comme aphorisation originelle
81C’est sur des exemples d’emplois de la triplication « magique » dans le langage ordinaire que je souhaite terminer ce chapitre : sur l’acte de conjuration. Conjurer, ce n’est pas seulement « Écarter les influences néfastes par des procédés surnaturels » (TLFi), c’est aussi plus simplement vouloir faire apparaître le positif par le recours à la prière : « Écarter (un esprit, les esprits malfaisants) par des prières, des pratiques magiques » (Le Grand Robert de la langue française, je souligne). La juxtaposition des deux termes révèle la perméabilité des deux notions. Conjurer, c’est laisser monter aux lèvres une prière qui n’est pas nécessairement adressée à Dieu, mais trouve dans les mots sauvegarde et protection. La pensée magique de la conjuration apparaît comme la manifestation la plus répandue de la foi en le pouvoir des mots.
82Pour que la formule tripliquée devienne rituelle, elle doit être courte (trois ou quatre syllabes sont l’idéal pour un rythme magique), gommer toute trace d’individualité et se donner au contraire comme la propriété de n’importe quel membre de la communauté. La signifiance rituelle interdit toute possible méprise, toute trace d’ambiguïté. À l’opposé d’un « signifiant qui flotte » et d’un « signifié qui flue » (Lacan 2001, p. 416), le locuteur de la triplication privilégie au contraire des phrases quasi figées. « Le locuteur abandonne volontairement sa voix et en emprunte une autre pour proférer un segment de la parole qui ne lui appartient pas en propre, qu’il ne fait que citer » (Greimas 2012 [1970], p. 309).
83Soit la formule on ne peut plus banale « Tout va bien ». On se souvient de l’inénarrable « Tout va très bien, madame la marquise ». Le succès de la chanson expliquerait, selon Wikipédia, que la phrase soit « devenu[e] une expression proverbiale pour désigner une attitude d’aveuglement face à une situation désespérée »29. C’est confondre effet et cause… C’est plutôt parce que la phrase est celle de tout le monde, depuis des générations, que la chanson a pu acquérir, aussi, une telle célébrité. Elle se décline comme aphorisation (en titre de nombre de chansons et de films30) et comme triplication (dans le discours usuel, les histoires drôles, et bien sûr, dans les chansons). Quel que soit le genre de discours qui l’accueille, elle s’inscrit dans un contexte de dénégation :
(30) | Je la retrouve finalement juste devant l’école, tournant en rond et marmonnant sans fin : |
– Tout va bien. Tout va bien. Tout va bien. | |
Je lui parle doucement. Elle me jette des regards illuminés et agite frénétiquement les mains pour me faire signe de partir. Sans s’arrêter de tourner. | |
– Tout va bien. Tout va bien. Tout va bien. | |
Elle secoue la tête. Fait de brusques mouvements d’épaules. Tape des pieds. Est agitée de soubresauts. | |
– Tout va bien. Tout va bien. Tout va bien. | |
Je m’approche lentement pour ne pas effrayer l’hystérique. Tout en continuant à tourner d’une démarche saccadée elle ouvre son sac à main, le fouille nerveusement, fait tomber deux, trois bricoles qu’elle ramassera au prochain passage et en sort un tube dont elle vide le contenu dans sa bouche. | |
– Tout va bien. Tout va bien. Tout va bien. | |
(Patrice Romain, Journal de bord d’un directeur d’école, 2014, « Octidi 18 ») |
(31) | C’est l’histoire d’un homme qui tombe d’un immeuble de cinquante étages. Le mec, au fur et à mesure de sa chute il se répète sans cesse pour se rassurer : « jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien. » Mais l’important c’est pas la chute, c’est l’atterrissage. |
(Hubert Koundé, dans La Haine de Mathieu Kassovitz, 1995) |
(32) | Dors |
Dors | |
Si le monsieur dort dehors, c’est qu’il aime le bruit des voitures | |
S’il s’amuse à faire le mort, c’est qu’il joue avec les statues | |
Et si, un jour, il a disparu, c’est qu’il est devenu millionnaire | |
C’est qu’il est sûrement sur une île avec un palmier dans sa bière. [1re strophe] | |
Tout va bien, tout va bien | |
Petit tout va bien, tout va bien | |
Tout va bien, petit tout va bien | |
Tout va bien, tout va bien (Refrain) | |
(Orelsan, « Tout va bien », 2017) |
84Dans ses emplois, aphorisés ou tripliqués, la phrase est en flagrante antinomie avec la situation. En (30), une histoire « vraie », une maîtresse d’école au bord de la crise de nerfs s’enfuit de sa classe et avale un tube de médicaments ; en (31), dans la catégorie « humour noir », un homme tombe du haut d’un gratte-ciel. Enfin, dans la chanson en (32), il est question dans cette première strophe de la misère des sans-abri.
85Difficile de voir dans la flagrante contradiction entre l’emploi de la formule et le désespoir de la situation seulement une « antiphrase » qui dirait le contraire de ce qu’elle veut dire. Un procédé ironique31 ? Oui, lorsque l’on a affaire à un phénomène polyphonique de non-coïncidence du dire à lui-même, et que l’on adopte le point de vue surplombant, de « surénonciateur », du locuteur citant en (31) et (32). Dans ces deux exemples, le citant se distancie de manière critique du cité : c’est la « chute » donnée par le narrateur dans l’histoire drôle, le contraste entre les images et les paroles dans le clip de la chanson.
86Mais si l’on se place du côté du cité, de celui ou celle qui répète, il n’y a nulle « feintise » dans la prise en charge de l’assertion, nulle posture de surplomb ou de distanciation32. Mais la volonté d’un dire qui se veut absolu. Il s’agit bel et bien d’un acte de conjuration, qui voudrait rendre l’énoncé vrai au mépris du réel. Incantatoirement vrai. Quand la parole glisse vers le chant, la phrase sans cesse répétée s’autonomise, elle n’est plus la porteuse de signification du langage-outil, mais devient objet de jouissance, rendant un le mot et la chose :
Ce que la poésie met tant de peine et tant de subtilité, tant d’art à produire […] – la plus consternante des chansons y parvient sans peine et pour ainsi dire immédiatement et presque sans mérite. (Delecroix 2015, p. 238)
87Ce sont les autres qui interprètent la triplication comme déni, les autres qui adoptent une posture d’ironie, mais pas celui ou celle qui répète et rapproche sa parole du chant, et transforme ainsi, pour lui-même, la phrase en aphorisation originelle (voir chapitre 6, section 3.3). Chanter, c’est littéralement « reprendre la parole », comme le dit le titre de l’essai de Vincent Delecroix :
Le chant paraît réaliser en fait un idéal contenu dans le langage lui-même, mais auquel sa réalité fait par définition obstacle : les significations qu’il emploie font écran, maintiennent un écart qu’il faudrait toujours réduire et que seule la musique abolit, un écart qui nous interdirait la connaissance pure, cette liaison-fusion qui nous unit à l’Être même et que seule la musique réaliserait. (ibid., p. 236)
88La triplication « musicalise » la parole (Escal 1990), elle l’aphorise et lui restitue un pouvoir magique originel. Dans les films de vampire, les personnages se protègent en brandissant un crucifix ; dans l’incantation, les mots font talisman : un « tout va bien » tripliqué octroie à la parole un pouvoir de protection sacré.
89Superstition ? La répétition verbale peut valoir hypnose et elle est utilisée comme technique de prévention et de guérison. C’est le principe de la méthode Coué, que j’ai mentionnée plus haut, exposée dans La maîtrise de soi-même par l’autosuggestion consciente (Coué 1924), méthode décriée en France, mais qui jouit d’une très grande popularité en Allemagne et outre-Atlantique pendant l’entre-deux-guerres (Guillemain 2010). La technique peut être utilisée de manière préventive autant que curative, il suffit que le sujet se répète tous les jours, de préférence au même moment de la journée : « Tous les jours, à tous points de vue, je vais de mieux en mieux »33. Émile Coué est considéré aujourd’hui comme le précurseur de « la pensée positive », de la programmation neuro-linguistique (PNL), la sophrologie et autres thérapies comportementales.
90Une variante du « Tout va bien » comme prière séculière est donnée par la phrase « La vie est belle », qu’on retrouve dans le titre de nombreuses œuvres, lorsqu’il s’agit de célébrer le triomphe du Bien sur le Mal, de l’espoir sur le désespoir. La proclamation « La vie est belle » se fait envers et surtout contre tout, pour conjurer la corruption (Frank Capra, It’s a Wonderful Life, 1948), les camps de concentration (Roberto Benigni, La vita e’ bella, 1997), ou, dans ce dernier exemple, le génocide rwandais :
(33) | Il aimerait oublier, mais il est prisonnier de son histoire, lui, l’enfant soldat qui courait plus vite que la mort pour récupérer les blessés sur les champs de bataille, lui qui s’est glissé sous des cadavres plusieurs jours de suite pour lui échapper et qui, de temps en temps, quand la violence du souvenir l’assaille, répète à haute voix : |
« La vie est belle. | |
La vie est belle. | |
La | |
vie | |
est | |
belle. | |
La vie est belle ». | |
(Mélanie Richoz, Le bain et la douche froide, 2015, p. 77, passages à la ligne dans le texte) |
91« La vie est belle », trois mots qui portent avec eux et en eux tout ce qui peut contrer la cruauté et l’horreur du génocide. Qui sait quels moments de bonheur, quels souvenirs d’une vie d’avant la guerre, quels espoirs sous-tendent et donnent à cette phrase de trois mots, incantée par ce « citoyen du monde » (c’est le titre de la nouvelle), une puissance et un éclat incomparables. Le violet des bougainvillées, le lever du soleil, les gouttes de rosée sur une toile d’araignée ? L’écrivain franco-rwandais Gaël Faye écrit : « On ne doit pas douter de la beauté des choses, même sous un ciel tortionnaire. Si tu n’es pas étonné par le chant du coq ou par la lumière au-dessus des crêtes, si tu ne crois pas en la bonté de ton âme, alors tu ne te bats plus, et c’est comme si tu étais déjà mort » (2016, p. 184). C’est ce que dit aussi, de manière cryptée, cette phrase de trois mots, phrase-iceberg à l’insondable pouvoir d’évocation.
92C’est le propre des formules incantatoires et de nombre de phrases répétées : elles « cryptent » de chacun.e le vécu, les émotions, les souvenirs, la mémoire en une aphorisation originelle. La répétition d’une simple phrase peut alors se transformer en viatique, voire devenir, dans les situations de détresse extrême (emprisonnement, séquestration, déportation, etc.), l’ultime lieu de sauvegarde du sujet (voir Prak-Derrington 2012a). Dans l’aphorisation originelle, le prêt-à-dire universel ouvre sur une signifiance individuelle, irréductible à chaque être humain. « La détresse religieuse est, pour une part, l’expression de la détresse réelle et, pour une autre, la protestation contre la détresse réelle », écrivait Marx en 1843 (1982, p. 382). Dans l’incantation, le Verbe, régulièrement proféré, est magique : ni religion ni opium, mais tentative incarnée de l’être humain de se concilier de profundis le sacré, en tant qu’il est, peut-être – et je termine sur un rythme ternaire – « l’au-delà de son savoir, de son pouvoir et de son espoir » (Casajus et Dumas, s. d.).
Notes de bas de page
1 C’est autour de cette fonction que le romancier Laurent Binet a construit un polar de sémio-linguistique, La septième fonction du langage (Paris, Librairie générale française, 2016).
2 Magie (performativité), religion, sacré : les trois notions sont étroitement intriquées, mais le terme de sacré est souvent utilisé comme « notion mère », comme « terme conventionnel permettant l’amorce d’une typologie du rituel » (Casajus et Dumas, s. d.).
3 « il nous faut vraisemblablement comprendre l’omniprésence de la magie comme le véritable enjeu anthropologique posé par le succès d’Harry Potter. […] Cette œuvre étonnante, soutenue par les flux séculiers et combien profanes du marché libéral, véhicule à l’échelle de la planète une vision secrète du sacré » (Virole 2007, p. 48).
4 « Une caractéristique centrale de la langue dans le rituel est sa très grande stylisation et formalisation ; elle possède souvent une structure conventionnelle, prescrite et figée. […] Un autre aspect de la langue dans le rituel est le recul du contenu propositionnel au profit du contenu émotionnel ».
5 On sait qu’Austin a dû renoncer à trouver un critère grammatical pour distinguer les performatifs des constatifs : la présence de « la première personne du singulier et de l’indicatif présent à la voix active » (1970, p. 82), un moment envisagée, ne constitue en fait nullement une condition nécessaire. On trouve tout aussi bien des énoncés à la 2e ou 3e personne, à la voix passive, à d’autres modes et temps que l’indicatif présent : « Il est formellement interdit de pénétrer, sous peine d’amende » ; « Tournez à droite » ; « À votre place, je tournerais à droite » (exemples donnés dans la 5e conférence).
6 En relisant Une vie de Maupassant (1883), je suis tombée sur un exemple frappant du rite comme acte d’exclusion : le personnage principal Jeanne se voit en effet mis au ban de la bonne société parce que son fils Charles n’a pas fait sa première communion. Son bannissement lui est signifié par la marquise de Coutelier en ces termes : « La société se divise en deux classes : les gens qui croient en Dieu et ceux qui n’y croient pas. Les uns, même les plus humbles, sont nos amis, nos égaux ; les autres ne sont rien pour nous ». En ligne : [http://fr.wikisource.org/wiki/Page:Guy_de_Maupassant_-_Une_vie.djvu/268].
7 Le paradoxe n’est qu’apparent, et l’équivalence posée entre la diversité des langues et la synonymie au sein d’une même langue est fallacieuse. C’est d’autant plus captivant qu’on retrouve en fait le recours au même argument chez Saussure, mais dans une problématique inversée, non pour prouver la motivation des signes, mais le principe de l’arbitraire. Lorsque Saussure postule l’existence d’un même signifié pour plusieurs signifiants dans des langues différentes, il pose en fait la même équivalence fallacieuse : « le signe linguistique est arbitraire […] : à preuve les différences entre les langues et l’existence même de langues différentes : le signifié « bœuf » a pour signifiant b–ö–f d’un côté de la frontière et o–k–s (Ochs) de l’autre » (CLG, p. 100).
8 La chose signifiée est identique (on parle aujourd’hui de co-référence), mais elle diffère par la manière dont elle est appréhendée. Lapis se définit « à partir de la propriété de pouvoir blesser le pied », et petra « à partir de celle d’être foulée au pied ». Les scolastiques établissent une distinction entre « ce à quoi le nom a été imposé » et « la propriété à partir de laquelle il a été imposé », sous-catégorie de la distinction entre la signification et mode de signifier. Ces débats casuistiques sont, lorsqu’on choisit de s’y plonger, d’une intelligence linguistique passionnante. Le problème est qu’ils tendent à disperser la pensée, en soulignant les différences, alors que le linguiste recherche au contraire à dégager des points communs pour mettre au jour des lois générales.
9 La formule serait fausse, car aucun des deux prêtres n’accomplirait l’acte dans sa totalité verbale et gestuelle.
10 « Nous retrouvons la pensée magique dans tous les pays et chez tous les peuples, dans la névrose, dans la pensée infantile, et dans le rêve » (Morgenstern 1934, p. 103).
11 « das Prinzip, welches die Magie, die Technik der animistischen Denkweise, regiert, ist das der „Allmacht der Gedanken“ » (Freud 1978 [1913], p. 106). « Le principe qui régit la magie, la technique de pensée animiste, est celui de la “toute-puissance de la pensée” ».
12 En ligne : [http://www.poudlard.org/2011/08/05/liste-des-formules-magiques/].
13 Les exemples 6 à 9 ont été recueillis par Van Gennep et repris par Todorov (1973), ceux de 10 à 13 se trouvent dans l’ouvrage de Combarieu (1909).
14 Je choisis dans ces formules très courtes, qui doivent être répétées, de ne pas insérer de point (comme d’ailleurs le fait Combarieu), car il n’y a pas d’intonation descendante.
15 Il faudrait aussi nommer la formule de clôture en (6), Natusex, christusex, mortusex, résurrex (3 fois), composée d’amalgames latins qui sacrifient les déclinaisons et l’exactitude lexicale au rythme ternaire.
16 « “Tiens moi fort”, dit-elle en tremblant, dans un souffle, et elle serre ma main dans son petit poing blanc, “tiens moi très fort”. “Je te tiens, Julie”, dis-je pour l’apaiser, “je te tiens”. Elle esquisse un pâle sourire. “Ça va aller, pas vrai ?”. Je hoche la tête, “Bien sûr que ça va aller, Julie”. Elle me regarde en ouvrant tout grand les yeux, son regard s’agrandit, s’éclaire. Puis sa tête retombe sans force en arrière. Non, s’il te plaît ! Julie ! Je la serre très fort contre moi. Julie, t’en vas pas, me fais pas ça ! Reste avec moi, reste avec moi, reste avec moi ! ».
17 « Im Zentrum der Wortmagie und zugleich als ihre einfachste Form steht der Gebrauch des Namens als eines solcherart krafthaltigen Wortes. Wer den Namen eines Menschen oder eines Dämons kennt, der hat Kraft über ihn und vermag ihn je nach Absicht zu heilen oder zu zwingen. Dahinter steckt der Glaube, dass zwischen Name und Träger ein magischer Zusammenhang, eine Sympathie, bestehe » (Holzmann 2003, p. 29). « L’utilisation du nom comme d’un mot doté de pouvoir est au centre de la magie des mots, en même temps que leur forme la plus simple. Qui connaît le nom d’un être humain ou d’un démon acquiert pouvoir sur lui et peut, selon son intention, le guérir ou bien lui imposer sa volonté. Derrière cela, il y a la croyance en un lien magique, sympathique, entre le nom et son porteur » (je traduis).
18 On en trouve actuellement un exemple frappant dans la création des Stolpersteine (pierres d’achoppement), à l’initiative d’un artiste berlinois. Dans les rues des villes, les Stolpersteine rappellent à la mémoire des passant.es des victimes oubliées du nazisme, ou des déporté.es dans des camps ; elles se multiplient aujourd’hui en Allemagne et dans d’autres pays européens. Ce sont de simples pavés de métal encastrés dans le sol devant le dernier domicile de la victime, qui portent pour toute inscription son nom en lettres majuscules, ainsi que l’année de sa naissance et de sa mort ou de sa déportation, en plus petit. Tout.e passant.e qui s’arrête et lit le nom est rappelé.e au souvenir d’une vie interrompue.
19 « Signum vero est res praeter speciem quam ingerit sensibus, aliquid aliud ex se faciens in cognitionem venire ».
20 En allemand, dans la terminologie grammaticale traditionnelle jusque dans les années 1950, tandis que le verbe était le Tätigkeitswort ou Tunwort (mot d’activité ou mot du faire), le nom se disait Dingwort, c’est-à-dire « mot des choses ».
21 Formule de serment au Moyen Âge (Gally et Jourde 1999).
22 En ligne : [http://www.la-croix.com/Religion/Actualite/La-priere-du-coeur-presence-agissante-de-Jesus-_NG_-2008-10-10-678650].
23 « faust. On frappe ? entrez ! Qui vient m’importuner encore ? méphistophélès. C’est moi. faust. Entrez ! méphistophélès. Tu dois le dire trois fois. faust. Entrez donc ! » (traduction de Gérard de Nerval, je souligne).
24 En ligne : [http://www.negrospirituals.com/songs/free_at_last_from.htm].
25 En ligne : [http://www.youtube.com/watch?v=oTB46FJOF5w].
26 En ligne : [http://www.dicolatin.com/XY/LAK/0/INSTITUERE/index.htm].
27 En ligne : [http://fr.wikipedia.org/wiki/La_Grenouille_qui_se_veut_faire_aussi_grosse_que_le_bœuf].
28 En ligne : [http://fr.wikisource.org/wiki/Page:Corneille_Théâtre_Hémon_tome2.djvu/157].
29 En ligne : [http://fr.wikipedia.org/wiki/Tout_va_tr%C3%A8s_bien_madame_la_marquise_(chanson)].
30 Citons quelques exemples de son aphorisation parmi bien d’autres. Pour les chansons : Ray Ventura (1935) et Orelsan (2017) ; pour les films : Tout va bien de Jean-Luc Godard et Jean-Pierre Gorin (1972), Stanno tutti bene de Giuseppe Tornatore (1990), Everything is fine de Yves Christian Fournier (2009), Alles gut de Pia Lenz (2017).
31 Les diverses explications de l’ironie – comme antiphrase (définition courante), mention (Sperber et Wilson 1978), surénonciation (Rabatel 2012), etc. – présupposent toutes une non-coïncidence du dire à lui-même.
32 Je pense d’ailleurs aussi que la posture de surénonciation du citant n’est pas univoque, et qu’elle coexiste avec la co-énonciation.
33 Tout est bien sûr affaire de croyance : la méthode ne vaut que si l’on y croit et peut s’avérer gravement contre-productive, si elle est utilisée par des sujets à la dépression avérée.
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