Chapitre 7
La réduplication
p. 273-298
Texte intégral
Language has a heart1
1Chaque chapitre a éclairé une facette différente de la répétition, il est temps de conclure sur les deux formes qui la confortent comme modalité de l’incarnation : la réduplication et l’incantation. La réduplication est la forme la plus banale et la plus étudiée de répétition, tandis que l’incantation, sujet du dernier chapitre, est une forme rare sinon exceptionnelle, qui fait l’objet de recherches en anthropologie mais ne suscite pas d’intérêt chez les linguistes. Les deux formes sont cependant apparentées – c’est une question de degré – et mettent au premier plan le corps et le rythme dans l’énonciation : en tant que geste verbo-vocal pour la réduplication, ou en tant qu’acte de langage « magique » pour l’incantation.
2Dans un premier temps, je reviendrai sur les origines de la réduplication, son universalité, et soulignerai le lien qu’elle entretient avec les unités considérées dans toutes les langues comme les plus motivées, les onomatopées. Je rappellerai ensuite sur quels critères se fonde l’opposition entre réduplication en langue et réduplication en discours. En France, la réduplication n’est pas codifiée en langue, mais elle a été étudiée sur tous les plans de l’analyse linguistique avec la volonté d’en proposer une explication systématique – en omettant, dans une forclusion qui nous est désormais familière, sa réalisation vocale. À l’inverse, cette dimension est prise en compte en linguistique des interactions, mais, comme pour les figures de répétition en rhétorique (chapitre 3), la diversité des phénomènes rédupliqués impose une approche parcellaire : on se concentre sur les formes situées à mi-chemin entre langue et discours, sur l’étude de tel ou tel marqueur pragmatique, sans que soit posé un principe d’explication général.
3Comme dans les chapitres 5 et 6, je reviendrai sur les réticences des linguistes non interactionnistes à intégrer la dimension perceptive dans l’analyse. Je me concentrerai sur l’approche énonciative, à travers les travaux d’Élisabeth Richard et de Marie-Albane Watine, qui proposent une explication unitaire, en restant situés sur le plan strictement verbal. Je montrerai au contraire le statut multimodal de la réduplication en discours, toujours à mi-chemin entre le dire et le montrer, le verbal et le paraverbal. La réduplication est un geste verbo-vocal qui doit être compté parmi les marqueurs phares de l’expressivité2.
1. Des origines de la réduplication
1.1. Une forme universelle
4La réduplication est le fait de répéter, de manière exacte et à proximité immédiate, une unité linguistique : phonème, syllabe, mot, syntagme, voire énoncé (« understood broadly as two- or many-times occurrences of one and the same linguistic item within some specifiable linguistic domain », Finkbeiner et Freywald 2018, p. 3).
(1) | mmm, brrr |
(2) | bobo, dodo |
(3) | c’est pas joli joli / elles sont belles, belles, belles / allons allons faut y croire |
(4) | pas à pas, corps-à-corps, le fin du fin, le Cantique des cantiques ; day after day ; Auge um Auge, Zahn um Zahn3 |
(5) | Wir schaffen das. Wir schaffen das.4 |
5C’est la forme la plus simple et la plus répandue de répétition, on la retrouve absolument sur tous les continents et dans toutes les langues du monde. Elle accompagne l’entrée dans la langue du tout jeune enfant, et ne cesse d’être attestée par la suite dans toutes les interactions et dans toutes les conversations. Phénomène omniprésent, tant en langue qu’en discours, situé à la croisée de tous les niveaux de l’analyse linguistique (la phonologie, la morphologie, la syntaxe, la sémantique, le discours), la réduplication a fait l’objet d’innombrables études, et ceci, dans des perspectives très différentes : de la typologie des langues à la linguistique des interactions, de l’acquisition du langage à l’énonciation et à la pragmatique, ce dernier plan étant celui sur lequel je me situe.
6La réduplication s’observe d’abord dans l’ontogénèse, dans les échanges avec les tout jeunes enfants. Avant de parler, le bébé passe par une phase de lallation, où il expérimente l’articulation des sons. L’apprentissage de la langue, comme tout apprentissage – lire, écrire, conduire, jouer d’un instrument, danser… –, passe par la répétition. La réduplication sert la prise de conscience et l’appropriation des sons :
Selon Davis et MacNeilage (1990), ces premières productions, souvent de type /babababa/, seraient le résultat d’une alternance rythmique entre les mouvements d’ouverture et de fermeture de la bouche. Ces expérimentations paraissent liées à une prise de conscience phonologique, morphologique et lexicale qui conduit l’enfant à adopter des patrons réguliers […]. (Morgenstern et Michaud 2007, p. 120)
7Il y a un plaisir du babil, un plaisir de tester les sonorités pour entrer dans la parole, et ce plaisir est aussi le plaisir de l’entrée dans l’interaction. Le babillage appelle le babillage, la réduplication appelle la réduplication ! Les bébés rédupliquent, les adultes rédupliquent à leur tour quand ils s’adressent aux bébés : pipi, caca, bobo, dodo, nounou, doudou, etc. Ce baby talk est à la fois conventionnel et iconique ; bien que différent dans chaque langue, il prend sa source dans une motivation échoïque/empathique (voir la définition de l’iconicité interactionnelle dans le chapitre précédent). Au fur et à mesure que l’enfant grandit, d’autres réduplications, porteuses d’une autre motivation, vont se développer et occuper une place privilégiée dans le langage adressé à l’enfant. Ce sont elles qui vont l’aider à franchir la barrière de l’arbitraire : les fameuses onomatopées. On oublie volontiers que ces unités, qui apportent dans la langue une motivation mimologique, sont très souvent rédupliquées.
1.2. Réduplication et onomatopées : proto-gestalt et proto-rythme
8Saussure cite les onomatopées comme première objection au principe de l’arbitraire du signe :
On pourrait s’appuyer sur les onomatopées pour dire que le choix du signifiant n’est pas toujours arbitraire. Mais […] non seulement [les onomatopées authentiques du type glou-glou, tic-tac] sont peu nombreuses, mais leur choix est déjà en quelque mesure arbitraire, puisqu’elles ne sont que l’imitation approximative et déjà à demi conventionnelle de certains bruits […]. (CLG, p. 101-102)
9L’idée que le nom est la chose (le bruit) n’est jamais aussi forte que dans le cas des onomatopées, et c’est effectivement une grande surprise, quand on apprend une langue étrangère, de découvrir que même ces unités sont en partie conventionnelles, et que le cri du coq diffère suivant que l’on se trouve en France ou outre-Rhin : Cocorico et Kikiriki.
10La motivation des onomatopées est d’ordre conventionnel et imitatif : « la fonction des onomatopées est essentiellement de faire entrer dans les langues le bruit du monde » (Enckell et Rézeau 2003, p. 14). La convention dans l’imitation des sons – l’allemand parle, de manière synesthésique, de Lautmalerei, « peinture des sons » – recourt très souvent à la réduplication, mais ce fait est tenu pour une évidence et n’est pas questionné. Pierre Enckell et Pierre Rézeau (2003) n’évoquent le redoublement que pour la question de l’orthographe des mots vedettes : faut-il recourir à une graphie séparée ou bien attachée (cot cot et non pas cotcot), écrire l’onomatopée en deux ou bien en trois lettres (brr et crr, mais fff et mmm), etc. ? Rien n’est dit sur le lien entre imitation et mise en œuvre de la réduplication.
11C’est justement ce qui doit retenir toute notre attention. On ne fait pas toc, mais bien toc toc ou toc toc toc pour frapper à la porte, et les pendules, au temps où elles n’étaient pas encore électroniques, ne faisaient pas tic ou tac, mais bien tic-tac… Et, de la même façon, la voiture fait vroum-vroum, les pompiers pin-pon, le chien ouah ouah, l’oiseau cui-cui, etc. Ce phénomène n’est pas particulier au français, comme on peut le voir dans les quelques exemples empruntés aussi à l’allemand et à l’anglais. Dès lors que le bruit n’est pas soudain ou ponctuel (Plouf ! Crac ! Boum !), mais qu’il implique une certaine durée, la syllabe est la plupart du temps rédupliquée5.
Français | Anglais | Allemand |
cocorico | cock-a-doodle-doo | kikireki |
coin coin | quack quack | quakquak |
ouah ouah | woof-woof | wau wau, |
toc toc | knock knock | klopf klopf |
vroum vroum | zoom zoom | brumm brumm |
pin-pon | (nee-nah) | tatü tata |
12Pourquoi rédupliquer ? Redoubler un phénomène permet de le rendre saillant – et symétrique. C’est quelque chose que l’on observe sur le plan auditif autant que visuel. Dans les logiciels d’enregistrement de son numérique, la représentation graphique de l’intensité sonore est rédupliquée autour d’un axe temporel horizontal, afin que les variations apparaissent mieux dessinées. Pour l’œil comme pour l’oreille, le fait de répéter une unité dans une immédiate contiguïté la rend symétrique, et toute symétrie contient a minima toutes les lois de la Gestalt mises en œuvre par la répétition : celles de proximité, de similarité, de contiguïté et de clôture (voir chapitre 3, section 3.2). La plus rudimentaire de toutes les formes de répétition satisfait ainsi d’emblée les critères de « bonne forme ». L’organisation en paire instaure une unité minimale de figuralité, une proto-gestalt ou encore un proto-rythme. Je renvoie ici à la distinction entre rythme (qui commence à trois) et proto-rythme (qui commence à deux) donnée dans Rhétorique de la poésie :
la perception de deux événements successifs semblables, ne déterminant qu’un seul intervalle, […] produit […] une régularité perçue comme écart, une symétrie fonctionnant au niveau de la structuration du temps […]. [Cette symétrie] peut être pour cette raison considérée comme un proto-rythme. (Groupe µ 1977, p. 149).
13La question du proto-rythme n’est guère prise en compte dans les analyses linguistiques de la réduplication, qui négligent la dimension phénoménologique pour lui préférer des explications plus abstraites. On observe en particulier une tendance à attribuer à la réduplication en discours des valeurs qui sont celles de la réduplication en langue, en négligeant ainsi les possibles ouverts par le rythme binaire. Mais l’expressivité portée par le rythme ne peut qu’excéder, on va le voir, les valeurs de la réduplication grammaticalisée.
2. Réduplication en langue et en discours
2.1. La réduplication en langue
14Le baby talk obéit à une motivation affective et empathique, les onomatopées à une motivation imitative, mais une fois passé ce premier stade de l’ontogénèse, la réduplication peut, dans certaines langues, se spécialiser comme marqueur grammatical (voir Michaud et Morgenstern 2007, Stolz 2007), c’est même, selon toute vraisemblance, le marqueur iconique le plus répandu (Haiman 1980, p. 530). Le redoublement et le décalage par rapport à la forme simple revêtent de multiples valeurs ; ils servent à marquer l’intensité, la continuation, la pluralité, l’itération, etc. Il est très difficile de recenser de manière exhaustive ces valeurs conventionnelles, car elles varient suivant les langues. En langue des signes française par exemple, la réduplication permet de distinguer entre nom et verbe. Le substantif « chaise » se signe deux fois, en répétant le signe référant au procès « s’asseoir » (Michaud et Morgenstern 2007, p. 7). En mantauran, langue austronésienne, la réduplication marque la pluralité pour les noms, l’aspect itératif ou intensif sur des verbes, etc. (Zeitoun 2007)6.
(6) | savare (jeune homme) / asa-sava-savare (jeunes hommes) |
(7) | o-cikipi (coudre) / o-ciki-cikipi (coudre souvent) |
(8) | ma-dlahame (aimer) / ma-dlaha-dlahame (aimer beaucoup) |
(9) | bella bella (très belle) |
(10) | adagio adagio (très lentement) |
15La réduplication en langue obéit à certaines contraintes : elle est limitée au gabarit fixe du redoublement, qu’il soit total (le mot entier est répété) ou partiel (il porte sur une syllabe ou une unité infralexicale), et ses valeurs deviennent invariables et codifiées. En allemand, le terme Reduplikation est d’ailleurs réservé aux seuls emplois grammaticalisés et on parle de « répétition stylistique » (stilistische Wiederholungen, Stolz 2007, p. 147) pour tous ses emplois en discours.
16La grammaticalisation de la réduplication n’est pas universelle mais se répartit en fonction des aires géographiques (Stolz et al. 2011). En Europe, on la retrouve au sud et à l’est dans des langues issues de familles différentes (l’arménien, le géorgien, le hongrois, le turc, l’hébreu, le malte, le grec, l’italien, le basque), avec des valeurs très diverses. En revanche, elle est absente en Europe centrale et en Europe du Nord : ni en français ni en allemand, la réduplication n’est grammaticalisée.
17On peut ainsi poser un continuum entre les valeurs aspectuelles grammaticalisées et les valeurs expressives de la réduplication, avec une « zone grise » entre ces deux pôles qui pose des problèmes d’interprétation. Les particules discursives ou marqueurs pragmatiques qui redoublent une forme verbale (tiens, allez, voyons, etc., voir Dostie 2004) sont situés dans cette zone grise, et peuvent ressortir soit à la répétition (allez ! allez ! ; tiens ! tiens !) soit à la réduplication (tiens tiens, allez allez, Baldauf et Teston-Bonnard 2019). Seule une analyse « tenant compte aussi bien de la micro- que de la macrosyntaxe, de la prosodie au sens large et du contexte séquentiel et multimodal » (ibid., p. 213) permet alors de les différencier. Il ne sera pas ici question des marqueurs pragmatiques, mais uniquement des formes non grammaticalisées. Les analyses linguistiques ont en effet toujours cherché à en fournir une explication systématique, comme s’il fallait à tout prix stabiliser le caractère imprévisible de leur expressivité.
2.2. La réduplication en discours : une figure de l’implicite verbal
18Dans le discours, la réduplication a valeur figurale et n’est plus limitée au redoublement, elle peut d’ailleurs facilement dépasser ce seuil. Les cas de triplication (affreux affreux affreux !), voire de quadruplication sont fréquents (si si si si !), pour les incantations, il n’est pas de limite maximale : « In case of repetition, there is no clear upper limit with respect to the number of copies that are present » (Gil 2005, p. 36).
19Toute répétition immédiate n’est pas une réduplication. Par exemple, dans « Leichter1 leichter2 werden »7, slogan publicitaire pour un régime amaigrissant, on a affaire à une antanaclase. « Leichter1 » est un adverbe qui signifie « plus facilement », et, dans la seconde occurrence, c’est un attribut du sujet qui signifie « plus léger ».
20Le grand mérite des études sur la réduplication en discours est d’avoir attiré l’attention sur sa dimension implicite, sa part interprétative, restée longtemps délaissée. La tendance dominante associe en effet l’implicite au non-explicite, à un dire en creux, lacunaire, à une absence de marques claires, autant de propriétés qui s’inscrivent aux antipodes de la réduplication, forme sur-marquée. L’implicite est assimilé à ce qui est caché. Mais l’on sait qu’il revêt en réalité de multiples formes, y compris celle de l’évidence. C’est le syndrome de La Lettre volée (voir chapitre 1), qui atteste que le « mystère » ou « l’implicite » existent même lorsqu’ils sont exhibés, comme l’est la répétition (Prak-Derrington 2016).
21Quelle est donc la part d’implicite qui se cache dans la forme sur-marquée de la réduplication ? La réduplication introduit un écart par rapport à la forme simple, et c’est cet écart, toujours implicite, que les études s’attachent à décrire, en intégrant les divers niveaux de l’analyse linguistique. Ce faisant, elles recourent à des explications qui divergent grandement du ressenti du locuteur naïf, qui ne voit pas nécessairement dans ces écarts les valeurs aspectuelles que les linguistes ont tendance à lui attribuer. Soit les exemples suivants – pour la répétition performative, seules nous intéressent les réduplications prédicatives.
(11) | Un but de l’OL ! Terrible, terrible pour le PSG ! |
(12) | – Alors tu viens pas à la fête finalement ? – Non non désolé, j’ai trop de travail, je dois me lever tôt demain. |
(13) | Le loup gonfla ses joues, souffla, souffla de toutes ses forces, et la maison de paille s’envola. (Les trois petits cochons) |
(14) | Elle écouta le bruit de ses pas dans l’allée, qui s’éloignaient, se rapprochaient, s’éloignaient, se rapprochaient. (d’après un exemple de Watine 2012, p. 153) |
22Tout locuteur s’accordera à voir exprimée dans ces exemples une fonction largement expressive. Les études en revanche ont tendance à voir dans l’expressivité une étape primitive de l’explication qu’il convient de dépasser :
[La réduplication] a longtemps été associé[e] à un effet de sens fort rudimentaire, généralement appréhendé par le terme d’« intensification » : dans la réduplication, si l’on dit en plus, ce serait très simplement pour en dire plus. Toutefois, les signifiés de la figure paraissent aujourd’hui moins prédictibles, plus complexes, voire opposés, allant de l’expression de la quantité ou de l’intensité à celle de l’atténuation. (Watine 2012, p. 149, je souligne)
23La réduplication ajoute à la forme simple une valeur « connotée », et cette connotation est ramenée aux valeurs connues de la réduplication en langue : qualitative, quantitative ou bien aspectuelle. Valeur intensifiante en (11), valeur atténuative avec la négation dite hypocoristique8 en (12), valeur continuative en (13), valeur itérative mimant le va-et-vient des pas en (14). La pluralité des valeurs de la réduplication, spécialement la valeur diminutive, fournit ainsi le plus souvent les arguments pour contredire la thèse de son iconicité : « all cases of reduplication in the languages of the world are instances where more of form stands for more of content » (Lakoff et Johnson 1980, p. 128, majuscules dans le texte). Cette formule est méticuleusement récusée par nombre d’analyses des dernières décennies. On admet certes que le terme semble justifié pour marquer le haut degré :
(15) | Elles sont belles, belles, belles comme le jour ! (valeur « élative » ou « intensive ») |
24Mais en quoi et de quoi le redoublement serait-il iconique dans l’atténuation ?
(16) | Non non merci, pas besoin de sucre, je prends pas de sucre dans mon café. (négation hypocoristique, valeur atténuative) |
25Les linguistes ont donc délaissé le versant de l’expressivité pour privilégier les aspects morphologiques, syntaxiques, et sémantiques de la figure. Elles en soulignent ainsi le paradoxe, capable de produire des effets de sens radicalement opposés, en véritable concentré d’ambiguïté :
C’est à une condensation ou à une dilution sémantique uniques que tend la figure de multiplication des signifiants : telle est la nature éclatante (la vraie nature ?) de la répétition. (Molinié 1994, p. 106)
On ne peut établir de relation diagrammatique directe entre signans réduplicatif et signatum, entre structure et signification. […] Le fait qu’un même procédé linguistique puisse avoir des fonctions opposées demande une explication. (Hammer 1997, p. 294)
26Les études rivalisent d’ingéniosité pour trouver cette ou ces explications ; tous les niveaux de l’analyse linguistique sont convoqués. C’est le point de départ de la quasi-totalité des études, dépasser le principe d’iconicité : « La question est de savoir si l’étiquette réduplication ne recouvre, dans la chaîne discursive, pas des processus multiples qui ne relèvent pas tous du principe d’iconicité » (ibid., p. 285).
27Sont opposées dos à dos les valeurs très générales d’augmentation et de diminution. Françoise Hammer propose une explication qui oppose les mots de la « réduplication lexématique » (« Il est malade, malade, malade ») et les syllabes de « réduplication infralexématique » : fofolle (folle), Mimile (Émile), toto (auto). La réduplication est iconique et exprime la valeur d’augmentation quand il s’agit de mots entiers, mais non iconique pour les syllabes où elle exprime alors la valeur de diminution (p. 296). Une ambiguïté apparaît pour les mots monosyllabiques en raison de l’« homonymie entre réduplication infralexématique et intralexématique » (ibid.). Dire « un chien chien » est équivoque, le redoublement pouvant renvoyer aussi bien à « un animal presque indigne de ce nom » qu’au « prototype même de l’animal mentionné » (ibid.).
28Franck Floricic et Françoise Mignon (2007) mettent au jour les différences syntaxiques et sémantiques qui séparent la réitération (Non et non !) de la réduplication (non non) : la valeur intensive vs hypocoristique est attestée par des enchaînements syntaxiques différents. On pourrait allonger la liste de toutes ces études. Aucun principe d’explication commun ne s’en dégage vraiment, alors que l’ambition du linguiste est au contraire de mettre au jour des règles d’emplois systématiques. Faut-il se résoudre à appliquer à la réduplication en discours le constat qui a été fait sur celle en langue : « No explanory or predictive generalization about the meanings of reduplicative constructions can be proposed » (Moravcsik 1978, p. 325) ?
29Il est un point cependant sur lequel les linguistes s’accordent, quelle que soit la perspective adoptée : le fait que par rapport à la forme simple, la réduplication implique un engagement accru du locuteur face à son dire :
one important difference lies in the degree of the speaker’s commitment to the utterance. (Wierzbicka 1986, p. 294)
Par-delà leurs différences, les […] processus réduplicatifs du français ont cependant pour dénominateur sémantique commun de signaler l’implication de l’énonciateur dans [son] discours […]. (Hammer 1997, p. 296)
la RPr des MD [réduplication pragmatique des marqueurs discursifs] concerne essentiellement l’engagement du locuteur face à son dire […]. (Dostie 2007)
30La réduplication est un phénomène énonciatif spécifique : c’est le point de départ de ma propre recherche, ma conscience de sujet parlant voyant dans la réduplication une forme éminemment iconique et expressive. Pourquoi vouloir à tout prix assigner à la réduplication un nombre limité de valeurs ? L’analyse savante s’est coupée du savoir épilinguistique des locuteurs : l’engagement énonciatif dans la réduplication est un engagement affectif qui se manifeste de manière vocale et corporelle. Une caricature de cet engagement du corps dans la réduplication nous est fournie par un personnage de René Goscinny et Jean Tabarly, le grand vizir Iznogoud, premier héros méchant dans l’histoire de la bande dessinée, qui bondit furieusement sur place, montre les dents, les poings serrés, ou frappe, agenouillé, le sol de ses deux poings, ou encore exulte, bras ouverts victorieux, etc., quand il s’écrie :
(17) | Je veux être calife à la place du calife ! Je veux être calife à la place du calife ! (René Goscinny et Jean Tabarly, Iznogoud, 2012) |
(18) | Je vais être calife à la place du calife ! Je vais être calife à la place du calife ! (ibid.)9 |
31Le propre des évidences est d’être oubliées. Il ne s’agit pas de rejeter comme invalides les explications sémantiques, syntaxiques, morphologiques, dialogiques qui ont été proposées pour la réduplication, mais de rétablir une hiérarchie dans les critères d’analyse de la figure en discours. De cesser de considérer comme « accessoire », « secondaire » ou « rudimentaire » ce qui constitue en fait sa raison d’être : sa dimension vocale et mimo-gestuelle. Ce sont les aspects phoniques et kinésiques de la réduplication qui permettent en contexte d’expliquer ses sens censément « contradictoires ». C’est sans doute parce que les études se sont faites le plus souvent sur des segments décontextualisés, réduits à l’énoncé où apparaît l’unité rédupliquée, qu’on a cherché à lui appliquer des règles qui valent pour les mots, mais ne peuvent valoir pour les gestes. Face à la tendance à « intellectualiser » la réduplication, il faut au contraire affirmer son caractère préverbal et multimodal.
2.3. L’exemple de deux interprétations énonciatives
32Les recherches d’Élisabeth Richard (1998, 1999, 2004, 2005) et de Marie-Albane Watine (2012, 2013, 2015) nous intéressent parce qu’elles vont au-delà de l’assignation de valeurs sémantiques spécifiques et proposent une explication centrée sur la relation interlocutive, sans pouvoir cependant mettre en relation la richesse implicite de la figure avec sa dimension multimodale. Leurs travaux rendent ainsi compte de la difficulté à intégrer la problématique de « l’incarnation », même quand on se situe dans l’énonciation et qu’on s’intéresse à l’oral.
33Richard adopte une perspective syntaxique et sémantique : elle prend chaque fois en compte la classe grammaticale et le sémantisme de l’unité rédupliquée. Ses études portent sur des structures prédicatives, essentiellement la répétition d’adjectifs en fonction d’attribut (1998, 1999, 2005) ou bien celle de prédicats (2005). Elle montre que les valeurs de la réduplication ne se résument pas à la valeur d’intensification, la figure pouvant tout à fait affecter des unités non graduables :
(19) | Félix est parfait, parfait, parfait ! |
34De la même façon, quand il s’agit de prédicats, la réduplication n’affecte pas seulement les verbes imperfectifs, dont le procès n’est pas borné à droite, et qui pourraient donc admettre un aspect continuatif ou intensif :
(20) | Il travaille, travaille ! |
35Dans ce cas, la réduplication pourrait se gloser comme « il travaille sans arrêt / beaucoup / comme un forcené », etc. Le problème est que la figure peut porter aussi sur des verbes perfectifs, téliques, qui, eux, excluent toute valeur continuative ou intensifiante :
(21) | Ils sortent, sortent, sortent ! |
36Comment dépasser la contradiction ? Richard y voit la propriété réflexive de la réduplication de renvoyer à l’énonciation elle-même, en indiquant un haut degré de prise en charge énonciative. Il est particulièrement intéressant qu’elle insiste sur le très fort potentiel implicite de la figure qui permet de ne jamais spécifier, comme le ferait tout ajout ou toute reformulation, l’interprétation à donner : « Le but de la répétition est justement de ne pas avoir à faire de tri, toutes les inférences possibles sont ici convoquées » (Richard 2004, p. 145, je souligne).
37Watine s’inscrit dans une perspective littéraire et considère la réduplication en tant que stylisation et représentation de la langue parlée en fiction, une figure récente de la modernité littéraire. Elle récuse l’interprétation iconique de la figure comme étant trop restrictive, et met en avant sa dimension méta-énonciative, jusqu’ici peu valorisée. Selon Watine, chaque réduplication pourrait être et est d’ailleurs parfois complétée par une glose méta-énonciative, soit pour confirmer, soit au contraire pour se distancier du dire.
(22) | Ce serait une honte, oui je dis bien une honte. |
(23) | Je serais mort, oui mort. |
(24) | Je suis assez vieux, je pose les clous, vogue la galère !… salut !… galère ! galère ! vite dit ! |
(25) | Jamais, non, jamais je n’aurais cru ça de toi. (exemples cités par Watine 2012 et 2013) |
38Elle propose comme test de rajouter oui ou non, entre le dit et le re-dit, pour marquer l’adéquation ou la non-adéquation du mot à la chose, le un ou le non-un de la nomination. Elle voit dans la réduplication « la mise en œuvre d’un schème profond, dont la nature est fondamentalement dialogique », et qui correspond à une « structure à trois étapes : […] 1 dire initial, 2 objection supposée, 3 confirmation » (Watine 2013, p. 154). L’interprétation dialogique, centrée sur la problématique de la désignation, « semble autoriser une réunification des faits qui ont souvent été sentis comme divers, voire opposés » (ibid., p. 158-159).
39Les deux analyses énonciatives ne sont pas contradictoires, elles montrent que la réflexivité de la réduplication introduit en contexte un décalage irréductible à la seule valeur intensive. Tandis que l’approche de Richard souligne l’étroit entrelacement du dit et du dire, celle de Watine considère la figure comme boucle méta-énonciative et insiste sur son potentiel de modalisation autonymique. Mais pas plus que la réduplication ne s’épuise dans l’expression de valeurs d’intensification, de diminution, d’itérativité, de pluralité, etc., qui sont les valeurs grammaticales de la réduplication en langue, qu’on lui attribue en discours quand on veut la gloser, la figure ne s’épuise dans une fonction méta-énonciative, ou dans l’expression d’un fort engagement du locuteur.
3. La réduplication, geste verbo-vocal
3.1. Entre dire et montrer : de l’implicite verbal à l’explicite vocal
Was gezeigt werden kann, kann nicht gesagt werden.10
— Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus
40La réduplication est une figure vocale en même temps que verbale. C’est pour cela qu’en contexte la figure est en général « décodée » sans hésitation. Richard remarque : « il est très rare que l’interlocuteur reprenne les propos tenus par le locuteur pour lui demander plus d’explication, au contraire, il semble que chacun se comprend du premier coup » (1998, p. 101-102). Même constat chez Watine : « comment expliquer que le récepteur ne se trompe jamais à son sujet, et ne confond pas les différents cas dont nous venons de faire part ? » (2013, p. 69). C’est ici qu’intervient la vocalité. Les études se sont concentrées sur le dire, sans reconnaître le montrer, ou encore, selon la formulation de Recanati, elles ont privilégié le « texte » en ignorant la « marge »11. Elles sont restées prisonnières du « représentationalisme » ou référentialisme, critiqué par les philosophes du langage ordinaire, alors même qu’elles cherchaient à mettre au jour la dimension implicite de la figure : « Le “représentationalisme” consiste à privilégier le premier mode au détriment du second, à ignorer la marge en universalisant le texte » (Recanati 1979, p. 143). En ce sens, le refus de l’explication de la figure par l’iconicité se justifie : l’iconicité de la répétition est du côté du montrer et non du dire.
41De la même façon que le genre de la litanie ne peut être pensé en dehors de la performance, de la même façon que l’aphorisation originelle se déploie comme boucle audio-phonatoire, la figure de la réduplication ne peut être pensée en dehors du geste locutoire. Dans la littérature, ou plus généralement à l’écrit, sa présence révèle un paradoxe, celui de « l’inscription de la voix » dans l’écriture « qui ne peut qu’être amuïe dans cette inscription même » :
un indice discriminant fondamental réside dans l’intonation qui accompagne ces différents types de réduplication. […] Les signaux kinésiques, tels que haussement de sourcil, balancement de main, sont également signifiants, dans le cas d’une interaction en présence. (Watine 2015, p. 68)
42Intonation et gestes ne sont pas des indices parmi d’autres « également signifiants » mais au contraire les indices d’interprétation premiers, sans lesquels on ne peut déterminer la valeur à attribuer. Toutes les inférences possibles ne sont pas convoquées. À la lecture aussi, il faut essayer de les reconstruire. Si le locuteur n’explicite pas par les mots, il ne laisse pas pour autant au destinataire le seul soin d’interpréter. C’est par son inscription dans la corporéité que la réduplication se distingue parmi toutes les boucles méta-énonciatives.
43L’implicite verbal de la réduplication est un explicite vocal et gestuel. Elle permet ainsi de surmonter les limites du langage. Ce qui est montré ne peut être dit. Ce qui n’est pas dit est montré. La focalisation sur le non-dit rend la figure imprédictible et contradictoire. Hausser les épaules, faire la moue, fermer les yeux, sourire d’un air rêveur, etc. : la palette est infinie, car le commentaire du geste vocal, nécessairement inscrit dans le hic et le nunc de l’énonciation, se distingue de tous les commentaires verbaux en ce qu’il assume non une fonction de représentation, mais une fonction prioritairement expressive et appellative (selon la terminologie de Karl Bühler).
44Réduplication glosée (26) et réduplication montrée (26’, 26’’) ne peuvent être considérées comme équivalentes.
(26) | Georges. – Me revoir ? Non. Je suis guéri et je guérirai Michel. |
Madeleine. – De l’amour ? | |
Georges. – L’amour… L’amour… c’est vite dit. (exemple cité par Watine 2013, p. 157) |
45La réduplication glosée est univoque sur le plan méta-énonciatif, « c’est vite dit » ne peut que signifier le caractère impropre de la désignation. Il suffit de substituer à la glose un « geste vocal » pour que l’on mesure l’infini du champ des interprétations.
(26’) | Georges. – L’amour… (levant les yeux au ciel) … L’amour. |
(26’’) | Georges. – L’amour… L’amour (gros soupir). |
46Comment mettre des mots sur les gestes ? Les gestes renvoient à des émotions indécomposables en signifiants et signifiés, ils font naître et surgir chez le récepteur des « associations » :
Si les unités verbales sont faciles à […] transcrire, on en est loin, tant s’en faut, en ce qui concerne les unités gestuelles. […] il n’existe pas une « langue des gestes » qui serait parallèle à une langue verbale, mais une composante gestuelle du langage […] : il n’y a pas d’unités signifiantes pouvant former lexique, malgré les essais répétés d’édification de « clés des gestes » […]. (Cosnier et Vaysse 1997, p. 7 et 9)
47Multimodalité des signifiances. La réduplication impose à l’interlocuteur une participation active pour « deviner » ce qui est suggéré, libre à lui de « paraphraser ». De traduire les gestes par des mots et des phrases variées, par exemple par une phrase nominale (« Toujours les grands mots avec toi… »), s’il sait que l’énonciateur déteste les effusions verbales. Pourquoi pas d’y reconnaître une allusion à une poésie de Pierre de Marbeuf, s’il sait qu’elle est très appréciée du locuteur : « Et la mer et l’amour ont l’amer pour partage, / Et la mer est amère et l’amour est amer », etc. Tout dépendra du contexte, de la manière dont les yeux se lèvent au ciel et dont le soupir est exhalé, tout dépendra de la connivence et du degré de complicité que partagent les interlocuteurs, tout dépendra de l’imagination du sujet entendant… En matière de gestes, il n’est pas d’unités discrètes.
48Dans un article, Richard a pu écrire de la réduplication prédicative qu’elle était « homogène et prédictible » parce qu’elle signalait toujours un haut degré ou une « intensification de la prise en charge » énonciative (2005, p. 65)12. Une telle affirmation ne vaut que si l’énoncé forme une seule courbe prosodique, avec un allongement de la voyelle finale comme marque d’emphase (exemples 20, 27).
(20) | Il travaille, travaille ! |
(27) | Il est sage, sage ! |
49Il suffit d’ajouter une pause, une hésitation, une rupture avant la réduplication pour indiquer au contraire la distanciation du locuteur d’avec la forme simple (exemples 20’, 27’).
(20’) | Il travaille – travaille ? (haussement de sourcils) |
(27’) | Il est sage (sage…). (avec une moue dubitative) |
50C’est alors son désaccord sur le choix de la nomination que s’attache à signaler le locuteur. Avec quels sous-entendus ? Pour quelles raisons ? « Il travaille, ça m’étonne ! », « Il travaille, lui qui était un tel fainéant ! », « Il est sage, enfin c’est sa mère qui le dit », « Il est sage, faut le dire vite », etc. On peut tout au plus s’accorder sur la dimension méta-énonciative. À l’écrit, les marqueurs typographiques fournissent les indices de prise ou au contraire de non-prise en charge énonciative : marqueurs de rupture que sont les parenthèses, marqueurs d’inachèvement que sont les points de suspension, points d’exclamation ou d’interrogation, etc. La multimodalité de la réduplication est même très souvent utilisée comme marqueur d’ironie, pour signaler le désengagement énonciatif (voir infra 3.2.2).
51En discours, la réduplication peut dire tout et son contraire, son explicitation dépendra toujours de son actualisation vocale. À l’écrit, elle « oblige le lecteur […] à la doter mentalement d’une intonation […] sans doute davantage qu’un autre marqueur de degré ou de reformulation » (Watine 2013, p. 66, je souligne). La prudente modalisation par « sans doute » ouvre l’idée d’un continuum entre réduplication et gloses, mais existe-t-il dans la langue d’autres figures verbales aussi équivoques, ne devant leur interprétation qu’au geste et à la voix ? Ce serait à creuser. Pour ma part, il me semble que la réduplication occupe un statut de transition unique entre le lexique et l’actualisation phonique, la norme de l’expression et l’imprévisibilité de l’expressivité :
L’expressivité est un phénomène instable par essence, au sens où les formes qui la supportent ne peuvent exercer ce rôle que d’une manière momentanée, transitoire. Dès qu’une forme expressive se stabilise comme telle, elle tend à quitter la sphère de l’expressivité pour atteindre celle de l’expression. (Monneret 2010, p. 33)
52La réduplication permet de rendre expressive absolument n’importe quelle unité du lexique, sans jamais courir le risque de l’usure et de la sédimentation. Quand l’intonation prend le pas sur les mots : l’une des pièces les plus célèbres de Nathalie Sarraute, Pour un oui ou pour un non (1982), raconte comment la profération d’une toute petite phrase « C’est bien…, ça » ruine l’amitié de deux hommes, parce que celui à qui la phrase est adressée y aura entendu mépris et condescendance.
(28) | H1 : Et alors, je t’aurais dit « C’est bien ça » ? H2, soupire : Pas tout à fait ainsi… il y avait entre « C’est bien » et « ça » un intervalle plus grand « C’est bien… ça »… Un accent mis sur « bien »… un étirement « biiien… » et un suspens avant que ça arrive… ce n’est pas sans importance. (Nathalie Sarraute, Pour un oui ou pour un non, 1982, p. 13-14) |
53Si le silence, les gestes et les regards sont dits « éloquents », c’est parce qu’on peut y lire tous les mots qui ne sont pas prononcés. Dans la réduplication, le faire vocal et mimo-gestuel supplée le non-dire des mots. Le montrer précède le dire. S’il n’échappe pas à certaines conventions, son implicite demeure primitif et ancestral.
3.2. La réduplication, figure d’expressivité indexicale
54Il faut reconnaître dans l’absence de spécialisation en discours de la réduplication sa parenté avec les autres phénomènes langagiers « expressifs ». La réduplication ouvre un espace spécifique et privilégié pour que le « style vocal » (Fónagy) ou « paraverbal » (linguistique des interactions) avec tout ce qu’il comporte de non-intentionnel, d’individualité et de subjectivité non conscientes puisse se déployer. Son ambiguïté est celle de la « vive voix » ; toute volonté de la décrire en discours de manière systématique, sans tenir compte de l’intonation, ne peut être que réductrice.
55À l’absence de spécification par les mots correspond la re-motivation ouverte du geste vocal. L’intonation filtre l’ambiguïté sans pour autant la révoquer, la figure demeurera toujours une « sauvage à demi-apprivoisé[e] » (Dwight Bolinger, à propos de l’intonation, cité par Morgenstern et Michaud 2007, p. 118). Aliyah Morgenstern et Alexis Michaud comparent d’ailleurs explicitement la réduplication en discours à la « double face des phonèmes » – unités minimales distinctives en langue et sons colorés de manière singulière dans leur actualisation en discours – ainsi qu’à l’intonation. Les deux auteurs n’exploitent pourtant à aucun moment cette double comparaison, alors que les trois phénomènes mis en parallèle sont en lien direct avec la corporéité.
56La forme lexicale de la réduplication en discours ressortit, à l’instar des phonèmes ou de ce qui les relie (l’intonation et la prosodie), au « deuxième encodage » de Fónagy. Elle inverse en discours le rapport de prééminence du double encodage entre le message linguistique et le message vocal. En introduisant une symétrie sonore, elle rend figural le message vocal et mimo-gestuel, à charge à chacun et chacune d’interpréter.
57Les études consacrées à la réduplication ces dernières décennies témoignent de la gêne persistante des linguistes à l’égard des phénomènes expressifs, de leur difficulté à faire entrer ces derniers dans leurs investigations, comme s’ils redoutaient de sacrifier par là leur scientificité. Dans les années 1920, Edward Sapir portait un jugement négatif et sans appel sur « la part affective » dans le langage :
La plupart des mots, comme pratiquement tous les éléments de la conscience, comportent une part affective, assez peu consciente, mais très réelle… Cette part affective n’est en général pas inhérente au mot lui-même, c’est plutôt une excroissance sentimentale sur le fond du mot ou noyau conceptuel… Ces associations affectives ne sont d’aucun intérêt, au point de vue de la science linguistique. (Sapir 1967 [1921], p. 42)
58On reste dans la mise à l’écart des émotions, même si c’est de manière non péjorative, lorsqu’on considère que l’analyse linguistique doit dépasser l’aspect « rudimentaire » de la réduplication pour ne se consacrer qu’à ses aspects proprement linguistiques. Plus qu’un préjugé négatif, la non-prise en compte de sa dimension expressive reflète certainement la difficulté à cerner un phénomène « qui glisse entre les doigts » :
Il apparaît que les réticences que notre discipline a généralement manifestées envers la question des émotions ne procède pas simplement de préjugés idéologiques : les émotions posent au linguistique de vrais problèmes, et lui lancent un vrai défi, à cause surtout de leur caractère éminemment « slippery » […], c’est-à-dire fuyant et insaisissable : elles lui glissent entre les doigts. (Kerbrat-Orecchioni 2000, p. 56-57)
59J’emploie souvent le terme d’« expressif » à la place de celui d’émotions. Ce terme a reçu en linguistique diverses définitions ; je l’emploie d’une part en référence à l’Organon de Bühler (1934), et d’autre part à la stylistique de Bally (1926). Dans la perspective de Bally, le terme « expressif » ne se limite pas à la personne du locuteur, mais est employé de manière générique pour le sujet parlant et entendant13. Chez Bühler, les fonctions expressive et appellative priment sur la fonction référentielle (Ausdrucksfunktion et Appellfunktion vs Darstellungsfunktion dans l’Organon).
60Si, « dans le langage, tout peut être envisagé comme fait d’expression » (Bally 2007 [1911], p. 110), il revient cependant au linguiste de dégager, au sein de cet ensemble virtuellement illimité, des unités et des catégories à vocation spécifiquement expressive. On observe que dans la liste disparate des exemples d’expressivité donnés par Bally dans son essai « Mécanisme de l’expressivité linguistique », la plupart de ceux portant sur le signifiant14 sont des répétitions et des réduplications : « répétition de voyelles (tohu-bohu), de consonnes (papoter, barboter), de syllabes (dada, nounou), de mots (“C’est loin, loin !”, “Il avance pas à pas”, “Un père est toujours un père ”) […] » (Bally 1926, p. 157-158). En tant que mise en avant du corps des signes, la répétition est tout naturellement prédisposée à faire émerger des impressions sensorielles (voir note 14).
61Il apparaît que l’expressivité est inversement proportionnelle au degré de conventionalité et d’arbitrarité. L’opposition motivé vs arbitraire fournit une notion a priori plus opératoire que celle d’affectif ou d’intellectuel. On considère que les onomatopées et les interjections incarnent dans la langue parlée les formes les plus expressives15. Il faudrait leur adjoindre la réduplication. L’impression sensorielle déclenchée par le signifiant amplifié de la réduplication se superpose au message conventionnel. La réduplication re-motive, re-donne corps au signe utilisé, en faisant appel à l’oreille, mais aussi aux yeux (aspect kinésique : sourire, froncement de sourcils, mouvement des yeux, de la main, etc.). C’est ce que nous allons voir avec le sketch du télégramme.
3.2.1. Le sketch du télégramme
62L’exigence d’interprétation que pose la réduplication en fait une figure éminemment interactive. Il suffit que le sujet entendant n’entre pas dans le jeu des « associations implicites » en contexte pour qu’elle perde sa pertinence. « La parole est moitié à celui qui parle, moitié à celui qui l’écoute » (Montaigne, Les Essais, III, 13, dernier chapitre). Cet adage de Montaigne – décliné aujourd’hui par les linguistes sous la forme gricéenne du « principe de coopération » – est illustré par la négative dans un sketch célèbre, « le télégramme ». Le comique naît de la dissociation de deux langages : celui des émotions et de la sensibilité et celui du « message linguistique », incarnés de manière savoureuse dans les deux personnages d’un amoureux (Yves Montand) et d’une standardiste (Simone Signoret).
(29) | Sonnerie |
– Télégramme téléphoné 351 allo j’écoute ! | |
– Mademoiselle, je voudrais passer un télégramme s’il vous plaît ? | |
– Pour la France ? | |
– Oui pour la France. | |
– Quel numéro êtes-vous ? | |
– Odéon 27 45. | |
– 45… adressé à ? | |
– Mademoiselle Colette Mercier | |
– Colette Mercier, Marcel, Eugène, Raoul, Célestin, Irma, Eugène, Raoul ? | |
– Oui. | |
– Adresse ? | |
– 23, square Lamartine, Besançon. | |
– Département ? | |
– Le Doubs, je crois ? | |
– Besançon, Doubs. | |
– Le texte ? | |
– Mon chéri… | |
– Comment ? | |
– Mon chéri… | |
– Mon chéri ou ma chérie ? | |
– Non non, mon chéri. | |
– Mon chéri, comme une en-tête de lettre alors ? | |
– Oui, si vous voulez. Mon chéri… | |
– Mon chéri deux fois ? | |
– Non mademoiselle, une fois. | |
– Ensuite ? | |
– J’entends le vent, je t’aime. | |
– J’entends le vent, je t’aime. | |
– Ensuite ? | |
[…] | |
– Je pense à toi. | |
– Je pense à toi. | |
– Je t’aime, je t’aime, je t’aime. | |
– Je t’aime, je t’aime, alors trois fois « je t’aime » ? | |
– Oui. Paul. | |
– C’est la signature ? | |
– C’est la signature ! | |
– Je vous relis : vous êtes Odéon 2745 adressé à Colette Mercier, Marcel Eugène Raoul Célestin Irma Eugène Raoul, 23 square Lamartine, Besançon, Doubs. Mon chéri, j’entends le vent, je t’aime. La ville est morte depuis que tu es partie mais la statue est toujours à la même place. Eugène Sue me regarde, je t’aime. Je pense à toi. Je t’aime, je t’aime, je t’aime, signé Paul. No 5232. | |
(Yves Montand, « Le télégramme », 1963) |
63Je n’analyserai pas la formule « Je t’aime » pour elle-même, qui a fait couler beaucoup d’encre en linguistique depuis que Roland Barthes l’a déclarée performative ; il m’importe juste de souligner l’engagement physique du locuteur dans la réduplication, la synchronie entre mimiques et mots, d’autant plus spectaculaire qu’elle s’oppose à la complète absence d’empathie de la standardiste, qui répète « comme un perroquet » ce que l’amoureux dit avec le cœur. On dit parfois des voix, quand elles vibrent et expriment avec force les émotions, qu’elles sont « habitées ». Dans le sketch l’opposition entre voix habitée et voix désincarnée ne saurait être plus radicale : voix chaude, vibrante et tendre de l’amoureux (dans la version filmée, lui seul est visible à l’écran), de l’autre la voix monocorde, mécanique de la standardiste. Le « double encodage » ne fait sens que s’il existe « un double décodage », mais face à l’amoureux dont chaque inflexion se veut caresse, la standardiste se concentre délibérément sur le linguistique16. Échec de la réduplication, qui porte son vrai message non dans le dit, mais dans ce qui l’accompagne. Dans ce qui s’entend et se voit, le « montrer » : « the study of writable statements and the study of speaking are different things » (Goffman 1964, p. 136). Une fois transcrit, dépouillé de son enveloppe charnelle, le discours amoureux se révèle ridiculement pauvre : « Es ist nicht zu fassen wie wenig in einem echten Liebesbrief steht, beinahe gar nichts, wenn man die Ausrufszeichen nicht als Gefühle zählt », faisait dire ironiquement Max Frisch à son héros Gantenbein17. Les phrases du télégramme sont dépourvues de marque cohésive, tous les mots mènent à « Je t’aime » : « (1) J’entends le vent, je t’aime / (2) Eugène Sue me regarde, je t’aime / (3) Je pense à toi, je t’aime, je t’aime, je t’aime ».
Figure 12. Le télégramme

Captures d’écran d’Yves Montand dans « Le télégramme » (1963). En ligne : [http://www.ina.fr/video/I00004063].
64Le sommet de l’absurde, quand la standardiste répète comme on le ferait d’une liste de commissions, et le sommet de l’émotion, quand l’amoureux dicte son télégramme, est atteint avec l’apparition de la triplication. Les trois captures d’écran ci-dessus correspondent aux trois moments où l’amoureux prononce la formule « Je t’aime ». On observe une gradation dans l’expressivité au fur et à mesure des « Je t’aime » prononcés : au moment de la triplication, le visage de Montand est pure béatitude, bouche et yeux clos sur un sourire intérieur, illuminé, tout entier tourné vers l’Absente. Par contraste, nulle part l’inanité d’un verbal « déshabité » n’apparaît plus grande que dans la formule trois fois répétée. Il faut être deux pour répéter, celui qui parle et celui qui écoute. La réduplication n’est pas un message strictement linguistique, elle est le lieu où viennent se loger les émotions que le locuteur souhaite partager avec sa voix, avec son corps. En est-elle privée qu’elle devient une manifestation ridicule, véritable « excroissance […] sur le fond du noyau conceptuel » (Sapir, voir citation supra).
3.2.2. La réduplication comme marqueur d’ironie
65La réduplication, comme la litanie, comme l’aphorisation originelle, est une forme de co-énonciation. C’est au destinataire qu’incombe de sélectionner la bonne interprétation dans les possibles ouverts par le geste vocal, interprétation qui ne peut être réduite à une seule valeur (sémantique, aspectuelle, méta-énonciative) puisqu’elle engage ce qui, par définition, échappe à la raison : les émotions du locuteur.
66La réduplication ne dit pas une chose à la fois, mais plusieurs ! Dans le sketch du télégramme, le geste vocal venait soutenir le message verbal, les deux étaient co-orientés. Mais sa plurimodalité peut tout à fait servir, au contraire, à faire se contredire les deux messages, elle fonctionne alors comme un marqueur privilégié de l’ironie.
67La rhétorique définissait l’ironie verbale comme une antiphrase (« L’ironie consiste à dire par une raillerie, ou plaisante, ou sérieuse, le contraire de ce qu’on pense, ou de ce qu’on veut faire penser », Fontanier 1977, p. 145-146), c’est, plus largement, une forme dans laquelle le dire cache toujours un vouloir dire différent. L’ironie met en scène un décalage entre deux messages, le patent et le latent, le manifeste et le caché : le discours devient à « double sens », à « double entente », à « double valeur », ou plutôt, comme le dit Berrendonner (1981, 2001), un « double jeu ». Le double encodage de la réduplication s’accorde alors parfaitement au double jeu de l’ironie : les gestes et la voix viennent s’inscrire en faux contre les mots. « Most often, sarcasm18 is ultimately expressed by a discord between positive words and a negative tune of a spoken text » (Haiman 1998, p. 32). Dans ce décalage ou cette « discorde » entre les deux messages, le message secondaire (préverbal) vient démentir et annuler le message premier (linguistique), si bien qu’il est promu message véritable :
That intonation has the last world in conflicts of this sort confirms the widespread view that it is more fundamental than lexical syntactic structure in conveying attitudinal meanings. […] Intonation is less nuanced than words but more genuine as an unaffected and spontaneous symptomatic expression of the speaker’s real feelings. (Haiman 1998, p. 33)
68Encore faut-il que les gestes et l’intonation ne laissent aucun doute à l’interprétation. Mais ni les gestes ni la voix ne sont univoques, et l’ironie court toujours le risque de ne pas être identifiée : il y a ceux qui comprennent le « second degré » et ceux qui ne dépassent pas le sens littéral. Le méta-message « Je plaisante ! » vient d’ailleurs souvent dissiper l’ambiguïté. Dans la réduplication ironique, les destinataires ne sont pas les seuls à jouer un rôle dans la reconnaissance, il y a aussi, et c’est un aspect qui mérite d’être souligné, des locuteurs qui ne savent pas signaler l’ironie comme telle, et sont malgré eux pris au sérieux.
69C’est sur un tel cas d’échec, tant du côté de la production que de la réception, dans un contexte d’affrontement, que je souhaite conclure ce chapitre, sur un exemple de geste verbo-vocal « raté », qui a enflammé les réseaux sociaux et a été relayé et commenté dans de nombreux journaux :
« Je dis aux hommes : violez les femmes ! » : ce qu’a déclaré Alain Finkielkraut sur LCI
Le philosophe et écrivain a choqué mercredi soir lors de l’émission de débat « La Grande Confrontation » par ses propos tenus sur le viol. (Le Monde, 14 novembre 2019, titre et chapeau de l’article)
Finkielkraut a-t-il vraiment appelé les hommes à « violer les femmes » ?
Le philosophe et écrivain était invité sur LCI ce mercredi 13 novembre. (Huffpost, 14 novembre 2019, titre et chapeau de l’article)
70L’énoncé qui a frappé les esprits et se voulait ironique est une réduplication19, il s’inscrit dans un échange virulent qui a opposé le philosophe Alain Finkielkraut (AF) et la féministe Caroline de Haas (CH) sur le plateau de l’émission « La Grande Confrontation » sur LCI, qu’animait le journaliste David Pujadas. La chaîne d’information proposait un débat sur la liberté d’opinion et d’expression (« Toutes les opinions sont-elles bonnes à dire ? », 13 novembre 2019). On en est arrivé à la question de l’humour (« Peut-on rire de tout ? ») et de la possibilité de faire de l’humour au sujet des viols. Le débat a abordé la sortie du film J’accuse de Roman Polanski et s’est envenimé lorsque Finkielkraut a défendu la cause du cinéaste accusé d’abus sexuels, et condamné le politiquement correct, « l’extension du racisme, du sexisme et de l’homophobie » : Caroline de Haas l’a accusé de banaliser la violence des femmes victimes de viol. L’échange ci-après représente le point culminant de l’affrontement entre les deux participants. C’est une interaction complexe, truffée de chevauchements, mais je ne commente ici que la réduplication du philosophe, son exclamation « violez violez violez », qui a suscité la polémique et l’indignation. Je souhaite l’analyser indépendamment de toute évaluation du contenu, en me concentrant uniquement sur la dimension multimodale.
(30a) | Message verbal |
CH : quand vous dites ça monsieur Finkielkraut le message que vous envoyez à toutes les p’tites filles | |
[qui ont été violées dans c’pays]& | |
AF : [violez violez violez]&& | |
CH : &[eh ben c’est l’message que c’était pas grave] | |
AF : &&[.h moi je dis aux hommes violez les femmes] d’ailleurs je viole la mienne/ (.) [TOUS les soirs\] | |
[(rires du public)] | |
CH : vous n’avez pas l’droit d’dire [ça] | |
DP : [a-] attendez euh | |
AF : mais tous/ les soirs\ (.) tous les | |
CH : [vous n’avez pas l’droit d’dire ça monsieur]& | |
AF : [elle en a/ marre\ (.) elle en a/ marre\] | |
CH : &Finkielkraut [et c’est pas/ drô:le\]& | |
DP : [non mais c’est du second degré:/] | |
CH : &c’est pas/ drô:le\ (transcription Hughes de Chanay, je souligne en gras)20 |
71Malgré les quelques rires des personnes présentes sur le plateau, et malgré l’intervention métalinguistique de Pujadas, « non mais c’est du second degré », la réduplication de Finkielkraut peut être considérée comme un échec cuisant, un dérapage. Et ceci est en partie imputable à la mauvaise gestion de la multimodalité.
72Pour être décodée comme ironique, la réduplication doit attester une contradiction entre le message linguistique et le message gestuel. L’ironie repose sur la feintise, le fait de faire semblant. Comment signaler que l’on fait semblant quand on parle ? Les procédés sont nombreux, il n’existe pas vraiment de geste ni d’intonation spécialisés dans le marquage de l’ironie, à l’exception peut-être d’une mimique qui semble universelle : arborer lorsque l’on parle un visage « vide d’expression », ou « blank face ».
There exists a facial expression, characterized as a “blank face”, which is a visual marker of irony or sarcasm. […] By “blank face” we mean a facial expression that can be described intuitively as expressionless, emotionless, and motionless. (Attardo et al. 2006, p. 243 et 254).
73Le visage vide, une moue dubitative, un sourcil levé : à l’oral il faut d’une manière ou d’une autre que le préverbal signale le désengagement énonciatif de l’ironiste, la non-prise en charge de ses propos. Et ce d’autant plus qu’ils sont choquants :
(31) | Vive la pédophilie ! Bravo la pédophilie ! Bravo ! (Adèle Haenel, figure de proue du mouvement #MeToo dans le cinéma français, quittant la cérémonie des Césars à l’annonce de l’attribution de trois prix au film J’accuse de Polanski) |
74Dans l’exemple 31, ce n’étaient pas seulement les gestes (ralentissement du mouvement d’applaudir : elle frappait lentement dans ses mains), la rage froide et contenue révélée par la voix et le visage de l’actrice, c’était l’acte même de partir qui fustigeait comme scandaleux les propos de l’énoncé.
75Rien de tel chez Finkielkraut, c’est même tout le contraire qui se produit. L’injonction répétée « Violez ! » est en effet accompagnée d’un geste extrêmement virulent : Finkielkraut lève et abaisse le poing trois fois pour proprement « marteler » ses propos.
(30b) | Message gestuel |
Figure 13. « Violez ! Violez ! Violez ! »

Captures d’écran. En ligne : [http://www.huffingtonpost.fr/entry/finkielkraut-a-t-il-vraiment-appele-les-hommes-a-violer-les-femmes_fr_5dcd52f2e4b0a794d1fb9a3d].
76Ce geste de lever et abaisser le poing est un geste de scansion qu’il a déjà utilisé à de nombreuses reprises dans l’interaction ; il signale un fort engagement énonciatif. Mais dans ce contexte et sur un sujet aussi sensible, il apparaît inadéquat. Finkielkraut veut recourir à l’argumentation par l’absurde pour plaider la cause de Polanski, mais il sort de ses gonds. Les messages préverbal et verbal, loin d’entrer en contradiction, semblent se corroborer. La violence gestuelle vient involontairement amplifier la violence verbale de l’injonction ; l’énormité scandaleuse du propos n’est pas démentie. L’ironie ne fait pas bon ménage avec l’exaspération, et si le locuteur veut signaler le détachement vis-à-vis de son propre dire, il doit savoir maîtriser ses émotions et leur manifestations gestuelles.
77Que veulent dire les gestes ? Comment les interpréter ? À quelles idées les associer ?
78L’implicite exige partage. Le geste verbo-vocal de la réduplication, cette « sauvage à demi-apprivoisé[e] » (Bolinger, voir supra), se déploie au mieux dans les échanges tendres, quand les participants sont « sur la même longueur d’onde » ; dans un contexte d’affrontement, quand les esprits s’échauffent, la co-énonciation exigée par la réduplication risque fort d’échouer. On connaît la réponse de Pierre Desproges à la question « Peut-on rire de tout ? » : « Oui, mais pas avec n’importe qui ! ». Peut-être est-ce là aussi le secret d’une réduplication comprise du premier coup : on peut tout rédupliquer, mais pas avec n’importe qui…
*
79Deux remarques pour conclure :
801. À la fois arbitraire et iconique, à mi-chemin entre le lexique et la voix, le mot et le geste, la réduplication occupe une place particulière dans le continuum entre langage expressif et langage conventionnel. Marque préférentielle de l’intrication du langage et des émotions chez le sujet parlant (et entendant), elle nous oblige aussi à mettre en lien dimensions verbale et paraverbale. À l’heure où les études sur les émotions prennent toujours plus d’ampleur en linguistique21, sa place mérite d’être réévaluée. La figure est en effet rangée aux côtés d’autres marqueurs morpho-syntaxiques qui ne font pas l’objet d’études approfondies sur la question22. Mais elle n’est pas un procédé expressif parmi d’autres. Parce qu’elle est extrêmement fréquente, parce qu’elle est indissociable des émotions, parce qu’elle peut porter sur n’importe quelle unité linguistique, parce qu’elle est multimodale, elle doit être placée aux côtés des interjections et des exclamations comme l’un des marqueurs expressifs par excellence dans le langage.
812. L’expressivité de la réduplication en discours a toujours été ramenée à une dimension référentielle du dire, mais elle doit aussi être examinée à l’aune de l’autre sémiotique qu’est le montrer. Renouer en somme avec ce que fait le locuteur ordinaire, qui ne sépare jamais le verbal du paraverbal. Et poser, comme le fait l’analyse conversationnelle, l’importance du faire vocal, qu’il faut interpréter en fonction du contexte.
82Pour revenir à son fameux « paradoxe » : il n’y a en fait rien de mystérieux à ce que la réduplication donne lieu à des effets de sens opposés. Sa valeur diminutive ou intensive dépendra de la manière dont elle est prononcée.
83On a vu l’importance de la prononciation et du geste dans les réduplications ironiques, mais la même chose vaut pour de nombreuses unités verbales. De fait, de nombreuses réduplications sont d’origine verbale et fonctionnent comme « marqueurs discursifs » : elles jouent un rôle dans la conversation et dans l’interaction mais pas sur le plan référentiel (Dostie 2004)23 – par exemple, tiens tiens tiens, allons allons, voyons voyons. La réduplication s’inscrit alors dans une seule courbe mélodique, elle n’est pas accentuée et prononcée avec rapidité. En revanche, les exclamations dites avec force intensité renverront au sens propre du verbe et sont difficiles à imaginer sans un geste d’insistance appuyé : Tiens ! Tiens ! (Prends ça !).
84La réduplication prédicative décline la loi d’iconicité pragmatique sur le plan vocal et gestuel. Plus l’unité rédupliquée se rapproche des marqueurs pragmatiques, et moins elle est incarnée. Si elle est « pragmaticalisée », elle est dans le même temps partiellement dé-référentialisée, « dé-vocalisée » et « dé-gestualisée »24. A contrario, plus l’acte à accomplir est important, plus il engage des émotions, plus la réduplication met en œuvre la voix et le corps des interlocuteurs.
Notes de bas de page
1 Cette épigraphe reprend le titre d’un article d’Elinor Ochs et Bambi Schieffelin (1989).
2 On pourrait dire aussi « marqueur phare des émotions », en utilisant le terme aujourd’hui employé pour désigner de manière générique tout ce qui ne relève pas de la raison : « affect, éprouvé, humeur, sentiment, disposition, état d’âme… » (Plantin, Doury et Traversin. 2000, p. 7).
3 « œil pour œil, dent pour dent ».
4 « Nous y arriverons, nous y arriverons », Angela Merkel, le 31 août 2015.
5 On pourrait multiplier les exemples, dans lesquels le redoublement est étroitement associé au mimétisme sonore, je renvoie pour les cris d’animaux à la comptine anglaise « Old MacDonald had a farm ».
6 D’autres exemples de réduplication en langue sont donnés au chapitre 1.
7 Littéralement : « Devenir plus léger plus légèrement/facilement ».
8 « Tout se passe en réalité comme si les formes rédupliquées non non et no no fonctionnaient comme hypocoristiques de négation, avec une valeur […] intensive plus minorative ou atténuative que polémique ou oppositive » (Floricic et Mignon 2007, p. 58).
9 Après vérification, il apparaît que la phrase fétiche d’Iznogoud n’est le plus souvent pas répétée dans la vignette. Toutefois, de nombreux marqueurs iconiques et typographiques marquant la forte intensité et la continuation pointent vers une réduplication verbale : le gras, la taille très grande de la police, les points d’exclamation et surtout les gestes de nature itérative (taper avec ses poings, trépigner, geste d’applaudir pour soi, etc.). La phrase est trop longue pour apparaître plus d’une fois dans la vignette en aussi gros caractères.
10 « Ce qui est montré ne peut être dit ».
11 « Il est recommandable de garder en tête une opposition […] entre le texte et la marge, entre ce qui est dit à proprement parler et ce qui est marginalement indiqué, car cette distinction est peut-être la distinction la plus importante, la plus centrale, qui se puisse repérer chez les “philosophes du langage ordinaire” » (Recanati 1979, p. 142).
12 « ce qui est intensifié, ce n’est pas tant le degré apporté à la propriété, que la propriété elle-même. C’est donc d’abord sur le degré de prise en charge de la qualification que porte la répétition » (Richard 2005, p. 65).
13 La terminologie grammaticale regorge de ces oppositions inclusives. Par exemple, le mot anaphore qui renvoie, dans son sens inclusif, tant aux phénomènes anaphoriques qu’aux phénomènes cataphoriques, le mot apposition qui renvoie tant à la structure duelle [support + apport] qu’au seul apport.
14 Bally distingue entre expressivité et « associations implicites » déclenchées soit par le signifiant, soit par le signifié : « Les signes de la langue étant arbitraires dans leur forme – leur signifiant – et dans leur valeur – leur signifié – les associations s’attachent soit au signifiant, de manière à en faire jaillir une impression sensorielle, soit au signifié, de manière à transformer le concept en représentation imaginative. L’une et l’autre catégorie d’associations se chargent d’expressivité dans la mesure où la perception sensorielle ou la représentation imaginative concorde avec le contenu émotif de la pensée » (Bally 1926, p. 155-156).
15 À l’autre bout du continuum, on aurait les unités arbitraires d’une langue écrite dépouillée de marques affectives de subjectivité, par exemple la langue juridique, qui doit pouvoir être lue et comprise par tous et toutes de la même façon.
16 On distingue classiquement dans la « double adresse » entre la personne adressée et la véritable destinataire (Ducrot et al. 1980, Siess et Valency 2002) : ce sont ici les marqueurs du vouvoiement et du « Mademoiselle » pour la standardiste, et le tutoiement et l’adresse « mon chéri » pour l’aimée. Il faudrait inventer une nouvelle catégorie qui ne figure pas dans la typologie goffmanienne des récepteurs (Goffman 1981), les personnes adressées ratifiées, et pourtant sommées de s’effacer : toutes les professions de ceux et celles qui tapent ou transcrivent sous la dictée. On pourrait l’appeler les « truchements techniques ». Les logiciels de dictée vocale rendent de toute façon caduque cette catégorie.
17 Max Frisch, Mein Name sei Gantenbein, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1964, p. 172. « C’est incroyable à quel point une vraie lettre d’amour contient peu de choses, presque rien, si l’on ne compte pas les points d’exclamation comme des sentiments ».
18 Dans son livre Talk is Cheap, John Haiman a choisi d’employer le mot sarcasm au lieu de celui d’irony (1998, p. 20).
19 En réalité, c’est une triplication, l’impératif verbe est répété trois fois dans un échange où, par ailleurs, tout est répété deux fois – le plus souvent pour se faire entendre dans un contexte de chevauchement. La triplication se détache donc non seulement par le sens (scandaleux) mais par la forme (trois fois et non pas deux) des autres répétitions : la distinction entre les deux formes est traitée dans le dernier chapitre.
20 Je remercie Hughes de Chanay qui a bien voulu transcrire pour moi cet échange selon les normes de la convention ICOR. Le symbole « : » marque l’allongement de la voyelle ; les crochets ouvrant et fermant encadrent le chevauchement dans chaque tour, le symbole « & » est inséré quand le chevauchement s’étend sur plusieurs lignes, les montées et chutes intonatives sont notées par « / » et « \ » sans espace avant. Pour plus de précisions, se reporter à la convention ICOR. En ligne : [http://icar.cnrs.fr/projets/corinte/documents/2013_Conv_ICOR_250313.pdf].
21 Voir la bibliographie indicative dans le numéro 35 de Semen (Micheli, Hekmat et Rabatel 2013).
22 Par exemple, l’ordre des mots (l’antéposition de l’adjectif), les constructions disloquées, l’ellipse ou l’asyndète, etc. (voir Kerbrat-Orecchioni 2000, p. 46).
23 « une unité lexicale/grammaticale peut développer des emplois où elle ne joue pas un rôle sur le plan référentiel, mais bien sur le plan conversationnel ; elle sera alors le résultat d’un processus de “pragmaticalisation” » (Dostie 2004, p. 27). Marcel Pérennec, linguiste germaniste, a été pionnier en ce domaine, il parlait non pas de « marqueurs pragmatiques » mais de « mots du discours ». Ses recherches sur l’allemand précèdent d’une vingtaine d’années celles effectuées sur les marqueurs pragmatiques en français (Pérennec 2002, ouvrage publié à titre posthume).
24 La « pragmaticalisation » peut même s’accompagner de phénomènes d’érosion phonologique tels que l’aphérèse (chute de la première syllabe), l’apocope (chute de la dernière syllabe) ou la syncope (chute d’une syllabe en milieu de mot). Par exemple, le mot du discours donc n’admet une apocope et ne peut coalterner avec don que s’il est un marqueur discursif (« Tais-toi donc/don »), mais pas lorsqu’il est connecteur (« Je lui parlerai, donc tu n’auras pas à t’en faire », et non : « Je lui parlerai, *don tu n’auras pas à t’en faire » ; exemple cité par Dostie 2004, p. 88).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un dialogue atlantique
Production des sciences du langage au Brésil
Eni Puccinelli Orlandi et Eduardo Guimarães (dir.)
2007
Des sons et des sens
La physionomie acoustique des mots
Frederico Albano Leoni Philippe-Marie Théveny (trad.)
2014
Entre expression et expressivité : l’école linguistique de Genève de 1900 à 1940
Charles Bally, Albert Sechehaye, Henri Frei
Anamaria Curea
2015
Voix et marqueurs du discours : des connecteurs à l'argument d'autorité
Jean-Claude Anscombre, Amalia Rodríguez Somolinos et Sonia Gómez-Jordana Ferary (dir.)
2012