Chapitre 6
Performance et performativité
p. 243-272
Texte intégral
Quand on étudie la pensée humaine, on ne fait jamais appel à ce qui en a été le centre de jaillissement : le corps.
— Marcel Jousse, L’anthropologie du geste
1Le chapitre précédent explorait la conversion d’un acte de langage ordinaire en un acte de langage extraordinaire par le biais de la répétition litanique. Ce chapitre s’intéresse à un autre aspect de l’amplification de la répétition, et examine la relation entre la performance, pensée comme iconicité entre celui ou celle qui parle et ceux ou celles qui l’écoutent, et la performativité, pensée comme iconicité entre corporéité et acte effectué.
2Articuler les deux concepts de performance et performativité n’est pas nouveau, c’est même l’objet premier des performance studies dans les champs esthétique, culturel et sociologique. Dans le domaine de l’art, le concept de performance est inséparable du corps1, ce n’est pas le cas en linguistique où le corps, « centre de jaillissement » de la parole, reste le grand oublié de la théorie des actes de langage.
3Le chapitre s’ouvre sur une mise au point théorique sur le concept de performance et sur l’opposition oral vs écrit, largement brouillée par l’existence de formes mixtes. Dans un deuxième temps, un retour sur la théorie du double encodage d’Iván Fónagy montrera l’intérêt de réviser à la hausse la dimension de l’acte locutoire dans la théorie de la performativité. Enfin, l’étude de la phrase « I have a dream » dans le discours de Martin Luther King analysera la répétition comme « procédé de musication » mis au service d’une « iconicité interactionnelle ». Le phénomène de la phrase-refrain permet d’apporter un nouvel éclairage à la théorie des « phrases sans texte » (Maingueneau 2012), en mettant en scène ce que j’appellerai « une aphorisation originelle ».
1. La performance vocale
1.1. Performance et performativité
4La signifiance a été définie comme la mise en avant du corps des signes ; or le signifiant saussurien était désincarné, non pas « son matériel, chose purement physique, mais empreinte psychique de ce son » (CLG, p. 98, voir chapitre 2), appréhendé comme une virtualité au sein du système de la langue, et non comme une mise en parole et donc une mise en corps par le sujet énonciateur2 :
L’image acoustique est par excellence la représentation naturelle du mot en tant que fait de langue virtuel, en dehors de toute réalisation par la parole. L’aspect moteur peut donc […] n’occuper qu’une place subordonnée par rapport à l’image acoustique. (CLG, note 1 des éditeurs, je souligne)
5La question du corps est restée longtemps étrangère aux préoccupations des linguistes du xxe siècle, en morphologie, en syntaxe et en sémantique. La phonétique et la phonologie ne pouvaient être que des branches annexes, puisque sons et phonèmes étaient tenus pour des unités purement distinctives. L’intérêt pour la langue comme reflet de la pensée humaine ne commençait qu’à partir du morphème, seuil minimal de la signification. À partir des années 1960, l’intérêt pour la langue parlée et le développement d’une linguistique tournée vers l’oral (analyse conversationnelle, linguistique des interactions) ont permis de « réincarner » le signifiant, en intégrant la voix, les gestes, et plus largement l’ensemble du corps dans l’étude de la parole. Cette intégration de la corporéité est depuis peu attestée aussi dans le domaine de l’enseignement des langues :
apprendre une langue, c’est mobiliser un corps, de par l’attention sollicitée entre autres par l’écoute et la vue de l’autre, et […] donc apprendre une autre langue que la sienne, c’est passer d’un « corps parlant » à un autre, pour autrui comme pour soi-même, se faire devenir momentanément un autre individu, avec les effets cognitifs, sémantiques, émotionnels, relationnels et culturels que cela suppose. (Louÿs et Leeman 2013)
6Aujourd’hui, on assiste à la diffusion d’un nouveau paradigme associant parole et corps, avec le développement de la « linguistique du signifiant » : les théories cognitives de l’embodiment ou de l’enaction (Varela et al. 1991), la découverte d’unités submorphémiques (travaux de Bohas, de Bottineau), etc. (voir chapitre 2). L’engagement du corps du sujet dans la parole se trouve de la sorte traité sur deux versants opposés : ou bien les travaux traitent des pratiques de l’oral (étude du mimogestuel et du paraverbal par le biais d’enregistrements audiovisuels, etc., apprentissage et acquisition de la langue maternelle ou étrangère), ou bien ils s’inscrivent dans la description du système abstrait de la langue, pour montrer comment les sons, le lexique, la syntaxe y sont motivés.
7De manière étonnante, l’analyse des textes et des discours et l’énonciation sont encore peu représentées dans ce nouveau paradigme. L’acte d’énonciation, par lequel « le locuteur mobilise la langue pour son compte » (Benveniste 1974, p. 80), n’est rapporté, de manière très générale, qu’à un « contexte », une « situation de communication », une « scène d’énonciation » mais jamais à sa réalisation vocale, sauf pour des faits de langue très particuliers, comme les interjections, les particules modales, etc. La singularité des corps physiques ne peut que difficilement se concilier avec la nécessité de modélisation linguistique :
le contexte dominant et scientifiquement reconnu et valorisé en matière de langue est, en effet, plutôt celui du « modèle », et donc de l’appauvrissement, nécessité par la modélisation elle-même, des données linguistiques – le principe étant qu’un modèle, quel qu’il soit, ne peut rendre compte du tout de l’acte langagier, il s’agit donc de réduire ce dernier à ce qui en est modélisable […]. (Louÿs et Leeman, 2013)
8Quand on se situe sur le plan de l’énonciation, la prise en compte du corps reste donc marginale3. De fait, alors même que la corporéité est depuis des décennies incontournable dans les échanges conversationnels, alors qu’elle est depuis longtemps théorisée pour décrire la place singulière qu’occupent certains genres de littérature dans le langage (voir les travaux de Henri Meschonnic pour la poésie, ou de Paul Zumthor, 1987 et 1990, pour la littérature médiévale), alors qu’elle est une évidence pour qui s’intéresse aux formes d’oralité rythmée, telles que la poésie sonore, le rap, elle est encore largement sous-estimée en analyse des textes et des discours. Qu’est-ce qui se joue dans la mise en avant du corps des signes par la répétition ? Comment la matérialité sonore du signifiant influe-t-elle sur la relation locuteur-interlocuteur ? La thèse que je défends ici est simple. La signifiance de la litanie déploie une iconicité perceptive, une « co-énonciation » (Rabatel 2007a) basée sur la co-locution, extériorisée ou intériorisée. Et c’est cette co-performance qui ouvre sur une performativité originelle.
9Le concept de performance a une longue histoire, il traverse de nombreuses disciplines des sciences humaines et sociales. Son sens n’est pas limité au sens d’« exploit » ou de « réussite remarquable » (Le Grand Robert de la langue française), et doit plutôt être rapporté à l’usage qui en est fait en anglais, où il signifie : « The accomplishment or carrying out of something commanded or undertaken; the doing of an action or operation » (Oxford English Dictionary). En linguistique, le concept renvoie généralement au couple chomskyen compétence/performance de la grammaire générative, qui correspond peu ou prou à l’opposition langue/parole de Saussure. Rendu populaire en sociolinguistique par Goffman dans The Presentation of Self in Everyday Life (1959) – les interactions de la vie quotidienne vues comme autant de représentations théâtrales –, il est largement utilisé dans le domaine de l’art, où il désigne un « happening », un événement artistique unique et interactionnel (depuis Untitled Event de Tudor, 1952, considéré comme le premier happening).
10En tant que linguiste, je restreins la notion à la seule activité langagière, mais la rattache également aux personnes physiques. La performance est une mise en corps du discours qui établit une relation sensorielle entre celui ou celle qui parle et ceux ou celles qui écoutent. Je m’inscris en cela dans la tradition initiée par le médiéviste Paul Zumthor qui, le premier, a introduit la notion dans les études littéraires, en montrant que la poésie médiévale se fonde sur la prédominance de la parole vive : selon lui, la performance est « l’acte par lequel un discours poétique est communiqué au moyen de la voix et donc perçu au moyen de l’oreille » (1990, p. 76).
11L’approche de Zumthor permet de déplacer l’accent de la « théâtralité » (Goffman) à la « vocalité ». De la même façon qu’il est impossible de penser la poésie médiévale en dehors de la performance, il est (presque) impossible de penser une litanie qui ne soit destinée à être dite et entendue4. Dans la litanie, les deux pôles de la production et de la perception se répondent, non pas en alternance comme dans le dialogue, ou en différé comme à l’écrit, mais en écho. La « mise en écho » des instances énonciatives, ou, pour employer un terme de l’éthologie ou de la linguistique des interactions, leur « échoïsation » (Brunel et Cosnier 2012) rapproche la parole monologale d’une énonciation chorale (voir infra 3.2).
1.2. Écrit et oral
1.2.1. Multimodalité de l’échange parlé
12Les théories de l’énonciation ont substitué au système abstrait de la langue « [sa] mise en fonctionnement […] par un acte individuel d’utilisation » (Benveniste 1974, p. 80). La distinction entre discours et récit, ou plus récemment entre le régime des « phrases sans texte » et le régime des textes et des discours (Maingueneau 2012), découle au premier chef des changements dans les instances énonciatives. Jamais encore cependant, la nécessité n’a été retenue d’inclure la modalité de l’incarnation pour une même instance énonciative. C’est ce que permet la répétition. Le terme non spécialisé d’incarnation me paraît préférable à l’anglicisme embodiment ou au néologisme énaction, tous deux rattachés aux théories cognitives. Il est défini comme : « Manifestation extérieure, visible, d’une notion abstraite » (TLFi). Avec la répétition, le signifié s’incarne dans le signifiant. La répétition est la mise en corps de la langue par un acte individuel d’utilisation. Les modalités écrites et orales sont les premières incarnations de l’énonciation, elles seront ici décrites en fonction de leurs caractéristiques les plus générales.
13La mise en corps est associée à la langue parlée. « Quand ça parle ça bouge », « On sait qui parle rien qu’à voir celui qui bouge » (Cosnier 2014). En linguistique des interactions, de nombreux concepts permettent de rendre compte de l’activité motrice qui accompagne l’activité verbale. On parle de « multimodalité » (Traverso 2008), du « caractère multicanal et plurisémiotique » (Kerbrat-Orecchioni 2005, p. 30), du « totexte » ou texte total (Cosnier 1987, p. 306), autant de notions qui permettent d’inclure la dimension non verbale et toute la corporéité du dialogue sinon gommée par l’écrit : « L’interaction sociale est un processus total, multicanal et le concept de langage lui-même s’élargit […] de tous les éléments communicationnels qui ont leur origine dans le corps humain […] » (ibid.). L’étude du kinésique et du mimo-gestuel dans les interactions nécessite des enregistrements audiovisuels et des transcriptions minutieuses, une observation et un savoir techniques acquis au terme d’un apprentissage réservé à des spécialistes, mais je m’inscris pour ma part dans une approche non instrumentée de la langue, fondée sur la perception d’un locuteur/écouteur ordinaire. Avec la répétition, l’incarnation ne coïncide pas nécessairement avec la langue parlée, et se réalise souvent dans des formes mixtes.
1.2.2. Des formes mixtes : formes spontanées vs formes vocales
14Le premier critère d’opposition entre écrit et oral renvoie directement à nos sens physiques, c’est une différence de « canal », pour employer le terme mis en vogue par Jakobson. « L’opposition oral/écrit repose d’abord sur une différence de canal et de matériau sémiotique (en gros : phonique vs graphique) » (Kerbrat-Orecchioni 2005, p. 29). Du côté de l’écrit, le canal est unique : visuel, et spatial, le support matériel, autrefois le papier, surface tangible et odorante ; les graphies individuelles, aujourd’hui les polices des traitements de texte sur la surface des écrans, secondées par les émojis et les émoticônes. À l’oral en revanche, le canal, plurisémiotique, demeure prioritairement auditif. La présence ou l’absence de l’interlocuteur, le caractère immédiat ou différé de l’énonciation, son caractère spontané ou bien élaboré (on parle aussi de processuel vs résultatif) fournissent dans un second temps les autres paramètres pour distinguer discours oral et discours écrit (Sandré 2013).
15On constate que les différences entre écrit et oral, d’abord mises en exergue au moment des premiers travaux sur l’oral – telles les recherches sur les codes linguistiques du sociologue britannique Brasil Bernstein (1975) –, se sont peu à peu vues relativisées au profit du constat de leurs propriétés communes. À la phase séparatrice a succédé la phase de condamnation des « mythes séparateurs » (Blanche-Benveniste et Jeanjean 1987). L’existence d’un même système lexico-sémantique et d’une syntaxe commune a joué pour beaucoup dans le refus de mettre dos à dos les deux types d’incarnation. Soucieux de sortir les usages de la langue parlée de la marginalité par rapport à la norme valorisée de l’écrit, les travaux sur l’oral (par exemple ceux du GARS, Groupe aixois de recherche en syntaxe) ont ainsi favorisé le rapprochement des deux modalités.
16L’idée d’un continuum s’est aujourd’hui largement imposée. « On ne peut […] opposer frontalement [les deux types de discours oral et écrit] » (Sandré 2013, p. 18). La tendance actuelle est de minimiser l’altérité sensorielle dans les genres de discours, au profit d’autres critères qui ne sont plus du tout considérés comme seconds. On parle ainsi de « faux écrit » pour décrire les nouvelles formes de « communication médiée par ordinateur », ou CMO (Panckhurst 2006, p. 345) : forums de discussion, tweets, chats, SMS, etc. Ces formes sont hybrides parce qu’elles imitent les propriétés de la conversation en termes de rapidité, de réactivité, de ratages et d’erreurs admis, etc. L’hybridation met en avant le caractère informel et réactif, la quasi-immédiateté de ces échanges : ce sont des « formes spontanées ».
17Le deuxième type d’hybridation, de tradition plus ancienne, est celui qui m’intéresse : il s’agit de la poésie ou de l’« oral élaboré ». Claude Hagège parle d’« orature », qu’il oppose au « style parlé » (1985, p. 110). Poésie et orature ont en commun de faire appel à la cohésion rythmique de la répétition.
18La poésie versifiée fait coïncider les deux régimes spatial et temporel par l’existence de la rime et la strophe, unités typographiques mixtes sur le plan sensoriel, visuelles autant qu’auditives : le passage à la ligne après la rime, les blancs typographiques avant et après chaque strophe permettent de visualiser le découpage en unités sonores5. Quand nous lisons la poésie, nous entendons résonner en nous notre « voix de lecteur » (Rosenthal 2019) et sommes même souvent tentés de la lire à haute voix. Et, si nous ne le faisons pas, nous lisons à voix basse, pour le plaisir du rythme et des sonorités qui gagnent à être articulées. Aux termes d’« oral et d’« oralité », mieux vaut substituer les termes de « vocal » et de « vocalité ».
19Les grands discours politiques sont une « forme vocale » : de l’écrit destiné à être prononcé en public et dont il faudrait, dans l’idéal, prendre en compte le moment de la « profération » – terme par lequel j’entends ici l’acte locutoire. Mais avant que la technologie du xxe siècle ne permette de les enregistrer puis de les filmer, c’est bien grâce à l’écriture que nombre de formes vocales ont traversé les siècles. Ce sont les Évangiles qui nous ont « transmis » la parole de Jésus ! La Bible se lit et se dit. Ainsi, si l’écriture s’oppose à l’orature, elle l’arrache aussi à l’éphémère :
La naissance de l’écriture est celle de l’histoire. C’est là toute l’ambiguïté d’une innovation révolutionnaire. Absence des protagonistes, relation différée des circonstances, le texte écrit […] est un sillon mort […]. Mais en même temps, et par cela précisément, il est présence d’un objet disponible pour tout lecteur, et auquel son état confère durée et densité. (Hagège 1985, p. 95)
20Tout comme dans la poésie, le passage à l’écrit ne prive pas l’orature de toute vocalité. La voix intérieure mobilise, tout comme la voix proférée, une complexe motilité articulatoire. Et dans ce phénomène d’hybridation, d’activation de la subvocalisation, la répétition joue un rôle déterminant :
Le caractère physique de la voix intérieure est […] important : la mise en œuvre submotrice (ou subvocale) du discours met le pouvoir incomparable de la motricité au service de la fixation mnésique et de l’évocation. Car rien ne résiste mieux à l’oublié ou à la possibilité d’évocation que les gestes répétés ; que l’on essaie un peu d’oublier comment marcher, mâcher, ou faire du vélo ! (Rosenthal 2019, p. 47-48)
21La fixation mnésique et le pouvoir d’évocation seront d’autant plus grands que le discours contiendra lui-même des figures de répétition.
22S’agissant des « vraies » litanies religieuses, il faut maintenir l’idée d’une « opposition frontale » entre l’écrit et l’oral : elles n’existent et n’acquièrent de sens que si elles sont incarnées. Toute litanie religieuse transcrite devient à la lecture proprement intolérable (voir les exemples donnés au chapitre 5).
1.3. Entre parole et chant
23Il faut « faire vivre » les litanies, non pas les lire, c’est presque impossible, mais les chanter, les déclamer, les murmurer, les psalmodier…
[Les] textes qui jouent sur et avec les répétitions sont conçus pour être dits, chantés, en public, pour susciter des émotions […], et il est certain que celui qui ne prend pas cette dimension au sérieux, lorsqu’il est censé les faire vivre, produit des effets gravement contreproductifs […]. (Rabatel et Magri-Mourgues 2015, p. 17, je souligne)
24La litanie n’existe que parce qu’elle fait coïncider performance et performativité. Ce n’est pas sans raison que l’on oppose la « vive voix » à la « lettre morte ». À l’écrit, les répétitions se ressemblent toutes et perdent leurs différences ; à l’oral, elles sont toujours portées par la voix. On l’admet pour la musique et la chanson. Le tube de musique électronique « Around the World » de Daft Punk ne comporte en guise de paroles que les trois mots de la phrase-titre, répétés par une voix synthétisée plus d’une centaine de fois6. Si l’on écrivait ces trois mots sur une feuille autant de fois qu’ils sont dits par la talk-box, ce serait un acte de déraison. Ce qui vaut pout la chanson vaut pour la litanie. Pour la litanie, toute mise à l’écrit équivaut à une mise à mort… ou du moins paraît absurde. Il suffit de transcrire le refrain d’une chanson pour s’en rendre compte :
(1) | Où t’es ? Papaoutai ? |
Où t’es ? Papaoutai ? | |
Où t’es ? Papaoutai ? | |
Outai outai où papaoutai ? | |
Où t’es ? Papaoutai ? | |
Où t’es ? Papaoutai ? | |
Où t’es ? Papaoutai ? | |
Outai outai où papaoutai ? | |
(Stromae, « Papaoutai », 2013) |
25Dans cette chanson de Stromae, la lecture est rendue (presque) viable par le compactage phonétique des trois mots de l’adresse et de la question en un seul mot « Papaoutai », mis à la place du correct « où t’es » ; le jeu sur l’orthographe sauve en partie, par cette variation visuelle, le refrain mélodique de la mise à mort par l’écrit. Le jeu de mots (pour qui connaît le mot « empapaouter », en argot « va te faire empapaouter » signifie « va te faire foutre ! ») procure par ailleurs à l’auditeur un plaisir transgressif. Mais on imagine sans peine le caractère intolérable du même refrain orthographiant « Où t’es ? Papa, où t’es ? » dix-neuf fois de la même façon. En général d’ailleurs, la mention bis ou ter dispense de réécrire. La répétition litanique s’apparente aux chansons et aux musiques répétitives, elle n’est pensable et ne peut être appréhendée que si l’on s’interroge sur son « incarnation ». Trans-crite, transformée en lettre, la répétition perd sa puissance performative, la voix tue est « tuée ».
26La disparition de la performance entraîne la perte de performativité. La voix est à la répétition ce que la chevelure est à Samson. Dans la performance, le recours réitéré au même matériau phonique permet de créer un lien très fort, un lien qu’on peut qualifier d’« empathique » entre orateur et auditeurs, ou de « sympathique » comme le fait Véronique Magri-Mourgues :
Les discours entrent en résonance, dans tous les sens du terme, avec le public, une chaîne sympathique reliant la voix de l’orateur et l’oreille du public ; le terme sympathique peut même être pris au sens musical du terme pour désigner le fait que les corps sonores entrent en vibration par suite de la stimulation par l’un d’entre eux. (Magri-Mourgues 2015)
27Le degré de musicalité de la voix est intimement lié à son degré de régularité, c’est lui qui rapproche la litanie de la parole chantée : « La voix humaine est perçue comme étant du chant si elle atteint ou dépasse un certain degré de musicalité, c’est-à-dire de régularité, sinon elle est considérée comme étant de la parole » (Fónagy 1983, p. 311, je souligne).
28La répétition nous permet ainsi de poser un continuum de formes vocales entre la parole et le chant. Un discours qui contient très peu de répétitions est un discours uniquement destiné à être lu, et dont l’accès au sens peut se passer de toute performance. Inversement, un discours qui contient de nombreuses répétitions est une forme vocale qui exige d’être incarnée, et ceci d’autant plus que les répétitions sont identiques.
29Plus je répète, plus la performance prend de l’importance (on peut penser aux virelangues, pure gymnastique phonatoire), plus je rapproche ma parole du chant. La cohésion rythmique à l’œuvre dans la « répétition réticulaire » brouille les frontières de l’écrit et de l’oral. Et elle brouille aussi les frontières entre locuteurs et auditeurs, acteurs et spectateurs, qu’elle entraîne et rassemble dans un mouvement unificateur. On dit du rythme qu’il est « entraînant ». Quand il ne reste plus que des répétitions à l’identique – par exemple les vocalisations dans le chant liturgique, les psaumes et les prières mis en musique –, « la signification se liquide ou se liquéfie. […] la parole est dépassée par la voix […]. Elle se désarticule, la discontinuité constitutive des mots, des sons, se noie » (Delecroix 2015, p. 233). En même temps qu’elle met à l’arrière-plan la fonction informative, la signifiance litanique coïncide donc avec un retour vers l’universel : vers le physiologique et le prélinguistique. Ce qui compte est l’appareil vocal et auditif des interlocuteurs. Des organes qui ne sont pas réservés à la parole, et n’ont « en soi […] rien de particulièrement orienté vers une fonction phonatoire [et qui] n’existe[nt] que comme entité fonctionnelle » (Cornut 2004, p. 3). Ce retour vers le préverbal est en général rejeté en marge du champ de la scientificité par les linguistes. Une incursion théorique vers les recherches d’un des plus grands pionniers de la linguistique du signifiant, le Hongrois Iván Fónagy, nous montre au contraire comment, pour tout sujet parlant et entendant, la « vive voix » possède le pouvoir sans pareil d’être la voie royale vers nos émotions et notre inconscient.
2. Vers une performativité originelle
2.1. La théorie du « double encodage » de Fónagy
2.1.1. Le style vocal
30L’œuvre d’Iván Fónagy se joue des frontières disciplinaires et traverse principalement trois grands domaines des sciences humaines : la linguistique, les sciences littéraires et la psychanalyse. Sa théorie psycho-phonétique du « double encodage », reconnue et saluée comme majeure et incontournable en poétique, mais aussi en phonétique et en prosodie, est cependant peu connue et exploitée en linguistique des textes et des discours.
31Selon Fónagy, tout segment linguistique réalisé par « la vive voix » comporte un double « encodage » :
Il faudrait admettre […] deux actes successifs d’encodage : un encodage linguistique qui transforme un message global, une idée, en séquence de phonèmes, et un deuxième codage – qui coïncide admirablement avec l’acte de mise en sons des phonèmes – au cours duquel le message secondaire, gestuel, est greffé sur le message primaire. (Fónagy 1983, p. 14)
32On se souvient que Saussure avait déjà constaté la non-identité matérielle, pour un même mot, des réalisations vocales ; à l’oral, lorsqu’un mot est répété, il l’est en général avec des variations tout à fait perceptibles :
Lorsque, dans une conférence, on entend répéter à plusieurs reprises le mot Messieurs !, on a le sentiment qu’il s’agit à chaque fois de la même expression, et pourtant les variations de débit et d’intonation la présentent, dans les divers passages, avec des différences phonétiques très appréciables […]. (CLG, p. 150-152)
33Mais pour Saussure, ces différences matérielles sont neutralisées par l’existence d’une « identité synchronique » sur le plan du système abstrait de la langue : « Parce que l’entité […] n’est pas purement matérielle ; elle est fondée sur certaines conditions auxquelles sa matière occasionnelle est étrangère » (ibid., je souligne). C’est la fameuse comparaison avec l’express « Genève-Paris 8 h 45 du soir » : « À nos yeux, c’est le même express, et pourtant probablement locomotive, wagons, personnel, tout est différent » (p. 151). Pour Saussure, quelles que soient les réalisations « occasionnelles », il s’agit toujours de la même entité.
34Fónagy prend acte des différences et variations du signifiant, il leur accorde un statut autonome qu’il appelle le « style vocal » (chap. i). Le style vocal, c’est la « manière de prononcer » (Fónagy 1983, p. 23), c’est le deuxième message qui s’ajoute au sens linguistique. « Deux sons peuvent être identiques dans la mesure où ils représentent le même phonème, et différents puisqu’ils comportent, en tant que gestes vocaux, deux messages divergents : menace et caresses, tristesse et joie, etc. » (ibid.).
35Pour les philosophes du langage ordinaire, les mots n’ont de signification, au-delà de leur fonction dénotative, que s’ils sont insérés dans un certain contexte. Fónagy interroge non la place du contexte et des conventions, etc., mais la voix. Les mêmes mots peuvent nous ravir ou nous désoler, et les effets perlocutoires du deuxième message importent souvent plus dans la vie de tous les jours que les niveaux locutoire et illocutoire qui intéressent le linguiste. Ce sont les non-dits qui tissent et détissent les relations humaines, et la voix y joue un rôle irremplaçable. Le message secondaire, à la fonction expressive, constitue la trace de la nature préverbale, de la corporéité du message linguistique :
Le phonème, unité abstraite, ne peut apparaître dans le discours sous sa forme pure. Il doit être réalisé, actualisé à l’aide des organes de la parole, la glotte, le pharynx, la langue, les lèvres. Or, il est impossible de faire fonctionner ces organes sans qu’ils puissent s’exprimer à leur tour, en ajoutant au message linguistique des informations d’une nature différente. (Fónagy 1983, p. 23)
2.1.2. Voix et remotivation
36Le style vocal ressortit à une communication « régressive » qui précède dans l’ontogenèse celle véhiculée par les mots. Cette régression renvoie plus largement à une sorte de stade paléologique dans la genèse du langage :
Le style vocal est donc la façon particulièrement ingénieuse de réunir dans l’espace d’un seul segment vocal deux messages fondamentalement différents qui représentent deux stades d’évolution sémiotique séparés par des centaines de milliers d’années. (ibid., p. 322)
37Le message secondaire relève d’un système sémiotique préverbal, la voix, comme le rythme, précède le sens et n’a pas encore acquis le caractère d’arbitraire. La voix est toujours motivée : « Au cours de l’apprentissage du langage, l’enfant comprend “la voix” – l’intonation, le rythme, la mimique articulatoire – avant de connaître les mots » (p. 139-140). La régression induite par les éléments prosodiques assume une fonction de remotivation gestuelle du signe :
Cette rémotivation [sic]7 est liée à une régression structurale et fonctionnelle qui ramène la communication verbale au stade de la communication gestuelle, prélinguistique, […] stade archaïque, autistique de l’acting où les mouvements corporels servent à réduire directement, immédiatement, la tension. (p. 148)
38Dans toutes les langues, les locuteurs associent les sons avec certaines propriétés, ils les voient comme des « objets sonores, colorés […], grands ou petits, légers ou lourds, minces ou gros », « on leur assigne souvent un sexe », voire « on leur attribue des qualités émotives ou morales […], vulgaires […], distinguées […] » (p. 57).
39Il y a fondamentalement un principe d’iconicité entre sens et vocalité, iconicité effacée au fur et à mesure que la signification s’éloigne du corps. L’étude des sons isolés et de ce qui les relie, la prosodie, permet à Fónagy de poser une théorie des « bases pulsionnelles de la phonation » (chap. iii, p. 57-210). À la différence du premier encodage, grammatical et linguistique, le second encodage déclenche des associations qui passent nécessairement par l’inconscient : « la manière de parler, le style vocal contient un message inconscient ou préconscient » (p. 152). Je n’entrerai pas ici dans les analogies qu’établit Fónagy entre les traits phonatoires et les différents stades de développement de la sexualité (oral, anal, génital, etc.), assez peu convaincantes si l’on n’adhère pas à cet aspect de la théorie freudienne. La révolution que le psycho-phonéticien apporte à la linguistique est ailleurs : dans l’ouverture épistémologique que représentent pour elle la reconnaissance et la prise en compte, pour la parole, de la dimension de l’inconscient. Pour le sujet parlant, la porte vers l’inconscient est ouverte par la voix – et donc par l’acte locutoire.
40Les liens privilégiés de la voix avec l’inconscient sont d’origine biologique. Dans la vie intra-utérine, l’ouïe est le seul sens qui relie le petit humain au monde extérieur. Ce n’est qu’après la venue au monde que la vision peut se développer. Au commencement était la voix8. La psychanalyse repose d’ailleurs sur une régression vers ce sens premier, qui exige que, dans la cure traditionnelle, analysant et analyste demeurent l’un à l’autre cachés. C’est alors tout autant par les mots que par la voix, « canal minimum par lequel passe le maximum de communication » (Castarède 1987, p. 209), que l’accès à l’inconscient est assuré.
41L’œuvre de Fónagy a donné aux thèses du cratylisme et du symbolisme phonétique une première modélisation systématique. On a d’abord reproché à son œuvre son universalisme, mais les études aujourd’hui se multiplient qui viennent prouver, sinon la base « pulsionnelle » et l’accès à l’inconscient par la phonation, du moins le caractère indéniablement motivé des signifiants.
42Sur le plan pragmatique, si l’on considère que le langage n’est pas seulement un dire, mais un faire, la théorie du style vocal permet de réhabiliter la dimension de l’acte locutoire, qui ne tient aucune place dans la théorie des actes de langage. Le caractère envoûtant des litanies, leur pouvoir quasi magique tiendrait alors à l’acte locutoire. C’est l’acte locutoire qui permet de renouer avec le pouvoir originel du langage. Toute répétition figurale, et plus largement, toute manifestation de la signifiance constitue une « régression » vers le corps des signes, et par là même vers le corps des interactants. Toute répétition figurale, a fortiori litanique ou incantatoire, ouvre une porte vers l’inconscient, qu’il s’agisse d’un inconscient individuel (par le biais de la parole ciselée de la poésie) ou bien d’un inconscient collectif (par le discours mécanique de la litanie en rupture avec la contrainte d’informativité). La répétition restitue à la parole ce que le principe de l’arbitraire du signe lui avait ôté : son pouvoir archaïque de « geste vocal ».
2.2. Réhabiliter l’acte locutoire
43L’acte locutoire est enraciné dans le physiologique. Or, cet aspect ne tient aucune place dans les théories sur la performativité. C’est l’acte illocutoire qui est placé par Austin au centre du dire comme faire9, et qui, en linguistique, est l’objet de tous les débats, c’est l’acte illocutoire qui donne lieu à d’innombrables inventaires et typologies. Comme le signifiant, qui, dans la théorie saussurienne du signe, n’existait que dans et par son rapport avec le signifié, l’acte locutoire, ou « l’acte de dire quelque chose » (Austin 1970, p. 109), suscite peu d’intérêt, et n’est appréhendé qu’en tant que « production d’une phrase dotée d’un sens et d’une référence », il n’a pas d’autre fonction que de porter la signification (ibid., p. 119)10.
44La dimension très concrète du faire, son immédiateté physique, a été oubliée. L’opposition constatif vs performatif est, elle aussi, une opposition désincarnée… Mais le faire verbal peut-il être absolument coupé du faire non verbal ? Faire la vaisselle, faire la lessive, faire des confitures, faire l’amour, faire des enfants… Le faire n’est pas soumis à la vérité, il ressortit à la réalité. Le problème est que les deux notions sont contiguës et pour cette raison souvent confondues, alors qu’il faudrait les distinguer11. Le faire n’est pas vrai, il fait accéder quelque chose (ou quelqu’un !) à la réalité : à l’existence. C’est le premier sens du dictionnaire : « [Le suj. désigne un animé] Donner l’être, l’existence à, être l’auteur de » (TLFi, s. v. « faire »). Depuis Austin, on admet d’ailleurs que le faire verbal n’est pas non plus soumis à la vérité ; c’est ce en quoi les énoncés performatifs se distinguent des énoncés constatifs ; ils ne sont jamais ni vrais ni faux, mais, pour garder la terminologie austinienne, « heureux » ou « malheureux » (felicity conditions).
N’importe qui peut crier sur la place publique : « Je déclare la mobilisation générale. » Ne pouvant être acte faute de l’autorité requise, un tel propos n’est plus que parole : il se réduit à une clameur inane, enfantillage, démence. (Benveniste 1966, p. 273)
45Les verbes performatifs classiques ne concernent qu’un très petit nombre de verbes, dont les conditions de félicité sont institutionnelles. Il faut être juge pour prononcer un jugement, représentant de l’État ou de l’Église pour célébrer un mariage, etc. En dehors de ces situations très particulières où le locuteur est doté d’un pouvoir institutionnel, si l’on ne choisit pas de diluer la notion de performativité en l’appliquant à tous les énoncés dotés d’un pouvoir social et d’une violence symbolique (Bourdieu 1982a, Butler 2004, voir chapitre 812), faire et dire sont distincts. Le sens commun ou « la linguistique populaire » (« hors du temple », Achard-Bayle et Paveau 2008) ne cesse d’ailleurs d’opposer mots et gestes, dire et faire : « Ce ne sont que des mots », « Assez parlé, des actes ! », « C’est ceux qui en parlent le plus qui le font le moins », etc. Comme le chante Dalida (« Paroles, paroles ! »), et comme le dit le perroquet Laverdure de Zazie dans le métro : « Tu causes, tu causes, c’est tout ce que tu sais faire ! ». Dans la vie, bien souvent, la parole n’équivaut pas à l’acte :
un acte s’accomplit avec les mains, les pieds, les dents, les yeux mais en aucun cas avec des signifiés verbaux. Souscrivons, et posons : « Un acte est un geste ou ensemble de gestes. » (Berrendonner 1981, p. 80-81)
46Alain Berrendonner a tiré de cette propriété une conclusion radicale, qui donne son titre à sa critique de la théorie austinienne : « Quand dire, c’est ne rien faire » (1981, p. 76‑137). « Bref je ne disputerai pas à Austin l’existence d’“actes locutoires”, c’est même là le seul type d’“acte de langage” que je sois disposé à lui reconnaître » (p. 81).
47C’est exactement cette dimension que met au premier plan la répétition. La répétition renoue avec l’antécédence de l’acte locutoire ; tout faire est gestuel avant d’être verbal. Quelle est l’intonation codifiée de l’acte de promesse ? De félicitation ? Du pari ? Tous ces actes « secondaires » peuvent être réalisés différemment. On ne s’est intéressé à l’acte locutoire que lorsqu’il se rapporte aux « trois comportements fondamentaux de l’homme parlant et agissant par le discours sur son interlocuteur » (Benveniste 1966, p. 130) : l’assertion, l’interrogation et l’injonction. L’intonation serait neutre et descendante en fin de phrase pour l’assertion, ascendante en fin de phrase pour la question, descendante pour l’ordre13. Mais si je répète, je donne un corps sonore, extériorisé ou subvocalisé, à n’importe quel acte illocutoire, et je l’extrais ainsi de sa transparence. Je transforme ma parole en acte ou, si l’on préfère, en geste vocal. La répétition importe la performance dans la performativité ! Elle re-motive l’acte de dire en tant que tel, et cet acte est universel, c’est le fondement phénoménologique de tout acte de langage. L’acte illocutoire (le « sens » de l’acte accompli par la parole) devient inséparable de l’acte locutoire (la « gesticulation phonatoire et rythmique », Berrendonner 1981, p. 81), le fait de dire devient inséparable du faire.
2.3. De la co-locution à la co-énonciation
48À l’instar de la musique, qui se distingue des arts plastiques par le fait qu’elle exige un interprète qui lui donne vie, alors qu’un tableau ou une sculpture existent en dehors de tout regard du spectateur, la performativité de la litanie est indissociable de sa performance vocale. Litanies et semi-litanies signalent l’entrée dans une énonciation extraordinaire. Mais, tandis que la séquence litanique peut se déployer face à un auditoire complexe ou composite, la litanie religieuse présuppose une communauté déjà constituée et « accordée » :
La litanie [donne] corps à une communauté par le fait de répéter les mêmes paroles, des paroles qui se répètent, de les répéter ensemble, en certaines occasions qui se répètent. (Rabatel 2015a, p. 35)
49Toute litanie instaure une scène chorale, de partage et de célébration, ou pour reprendre un terme utilisé en argumentation, une scène de « communion » (Perelman et Olbrechts-Tyteca 2000 [1958], à propos de certaines figures du discours, voir chapitre 4).
50On répète pour partager. En l’absence des corps, c’est le besoin de partager les mêmes émotions, les mêmes expériences, les mêmes souvenirs… qui peut légitimer à l’écrit sa scandaleuse transgression du principe de pertinence. Ainsi, le je des « Je me souviens » de Georges Perec n’est-il pas un je individuel, mais celui de toute une génération, celle de l’immédiat après-guerre, un je mû par une volonté de « partage de mémoire », qui engage par cette entreprise une âpre et minutieuse lutte contre le temps :
Ces « je me souviens » ne sont pas exactement les souvenirs, et surtout pas des souvenirs personnels, mais des petits morceaux du quotidien, des choses que, telle ou telle année, tous les gens d’un même âge ont vues, ont vécues, ont partagées, et qui ensuite ont disparu, ont été oubliées. (Perec 1978, quatrième de couverture, je souligne)
51Ces souvenirs ne ressuscitent qu’à la condition qu’ils fassent écho à la propre expérience du lecteur. Qui n’a pas grandi à la même époque que Perec dans les années 1950 et 1960, qui ne connaît pas les slogans, n’a pas vu les films ou fredonné la chanson qui était sur toutes les lèvres à cette époque, etc., lira ces « Je me souviens » sans ce sentiment d’« impalpable petite nostalgie » (ibid.) que visait l’écrivain14. Connivence, complicité, partage, communion… Dans tous les cas, il faut de l’empathie, il faut croire avec, penser avec, ressentir avec pour répéter ou lire sans ennui la formule d’un.e autre que soi, pendant des dizaines ou des centaines de fois. Il y a fort à parier que, pour les générations d’après Perec, l’absence de passé et de quotidien communs condamne ses « Je me souviens » à l’oubli – ou à l’ethnologie.
52Lorsqu’il s’agit de l’oral, la dimension de partage consubstantielle aux litanies exige que l’auditoire soit acquis à l’orateur, c’est-à-dire composé de partisans et de militants, comme c’est le cas dans les discours de meeting ou de campagne. La scène d’énonciation de la litanie profane est celle du « chœur », « modèle de toute société car il établit la meilleure communication possible entre les hommes : c’est la naissance de l’accord, c’est la réussite d’un groupe, d’une communauté » (Castarède 1987, p. 64).
53Dans la litanie religieuse, prêtre et fidèles prennent part à l’énonciation, le prêtre formule les demandes d’intercession, l’assemblée récite ou chante ensuite les formules invariantes (« priez pour nous », « ayez pitié de nous »…). Le modèle du chœur est à prendre au sens propre, c’est celui de la co-locution. Mais l’expérience physique du « chœur » peut se vivre aussi lorsque les répétitions sont entendues sans être répétées par l’assemblée.
54La litanie profane permet, comme dans un chœur, la régularité, l’anticipation, la prévision par les auditeurs des formules à venir, qu’ils peuvent dire en eux-mêmes en même temps que l’orateur. Il s’instaure une iconicité interactionnelle. Ce concept a été proposé pour la première fois par Minako Ishikawa (1991), à propos des phénomènes d’hétéro-répétitions dans les conversations. Au sein d’échanges entre adultes ou encore entre adultes et enfants, il montre que les hétéro-répétitions, à la condition qu’elles s’inscrivent à l’intérieur d’un seul tour de parole, ou à la rigueur de deux en immédiate succession, témoignent d’un processus d’identification perceptuelle entre les participants. Elles apparaissent comme un processus de co-contruction du discours (« joint idea constructions »), et c’est ce processus qu’il nomme iconicité interactionnelle. Ce type d’iconicité est particulièrement attesté dans les échanges mère-enfant :
Since the repeated idea and stance in a joint idea construction are shared both by the repeater and the repeated, allo-repetition in such an environment represents the identification of self with the other. This is interactional iconicity. (Ishikawa 1991, p. 576, je souligne)
55Ce type d’iconicité peut naître même en l’absence de paroles effectivement prononcées du côté de la réception, quand nous sommes en présence d’une énonciation monologale. Pour décrire ce phénomène, Rabatel parle de « co-énonciation » (2007a et b, 2015c). Le terme d’ « énonciateurs » renvoie, comme dans la théorie polyphonique de Ducrot (1984, p. 204), non aux locuteurs ou aux producteurs physiques de l’énoncé, mais aux « voix » ou « point[s] de vue » qui s’y trouvent exprimés. Le modèle de la litanie religieuse ou profane est celui d’une « co-énonciation », au sens de « point de vue commun » :
On réservera ici la notion de co-énonciation à un échange dans lequel la co-locution révèle un accord des deux locuteurs avec ce qu’ils énoncent, faisant de cet énoncé, co-construit et pris en charge par les deux énonciateurs, […] l’expression d’un point de vue commun. (Rabatel 2007b, p. 90)
56On pourrait aussi parler, de manière plus générale, en faisant référence à un concept qui se trouve aujourd’hui en plein essor interdisciplinaire, d’une énonciation basée sur l’empathie. Selon Marie-Lise Brunel et Jacques Cosnier, qui ont consacré un ouvrage à ce « sixième sens » qu’est l’empathie (2012), cette dernière se décline sur au moins trois versants (les pensées, les affects ou le comportement, ibid., p. 21), mais elle peut être définie de manière opérationnelle :
L’empathie est un phénomène psychologique qui met en jeu plusieurs éléments dont les principaux sont la capacité à ressentir et à se représenter les émotions et les sentiments (pour soi et pour autrui), la capacité d’adopter la perspective d’autrui et enfin la distinction entre soi et autrui. (Brunel et Cosnier 2012, p. 85)
57La notion d’empathie met à la place de la notion d’identification (Ishikawa 1991) deux aptitudes – celle à se mettre à la place d’autrui, ou « prise de rôle » (role taking) et surtout celle à imaginer ses pensées et ses sentiments, comme « partage de perspective » (perspective taking, Cosnier 2016). La distinction entre l’orateur et les auditeurs demeure, il n’y a pas de confusion entre soi et autrui, mais mise en résonance des instances énonciatives. L’expérience, prioritairement auditive et temporelle, est celle d’une mise en écho ou « échoïsation ». Ce terme, employé à l’origine pour qualifier des gestes exécutés en miroir par les interactants (par exemple, la mère ouvrant largement la bouche quand elle donne à manger à son bébé ; voir la notion d’« analyseur corporel », ibid.), renvoie ici à la réalisation orale et aurale de la litanie. À l’instar de la répétition au théâtre, qui est le temps de la pratique collective, le temps du « donner corps » à la pièce d’un auteur, la répétition litanique est dans un discours le temps du « donner voix » et du « donner oreille » à l’échoïsation. Elle transforme une énonciation monologale en énonciation chorale et ouvre ainsi sur une forme incarnée, et primitive, de performativité. La répétition d’une prédication peut alors doter le discours de propriétés exceptionnelles.
3. L’exemple de « I have a dream »
La science de l’éloquence politique est une musique ; la différence avec le chant et la musique instrumentale est une différence de degré et non de nature.
— Denis d’Halicarnasse, ier siècle avant J.-C.
3.1. Fonction patrimoniale de la phrase répétée
58On connaît le rôle mémoriel dévolu à une phrase spécifique qui cristallise, au-delà du discours, un moment-charnière de l’histoire, sur le plan national ou international (par exemple, « Ich bin ein Berliner » de Kennedy est associé à la guerre froide, « Du sang (du labeur) des larmes et de la sueur » de Churchill à l’offensive contre l’Allemagne, « La France n’est pas seule ! » à l’appel du 18 juin du général de Gaulle, etc.). La phrase apparaît comme le dernier maillon d’une chaîne de cristallisation de la mémoire : l’histoire se cristallise dans l’événement historique, qui se cristallise dans l’événement discursif, qui lui-même se cristallise dans une phrase. « I have a dream » fait partie de ce patrimoine mondial de l’éloquence cristallisée dans des phrases mémorables et mémorisées.
59Sur le plan historique, elle est associée au mouvement des droits civiques des Noirs américains et à la Marche sur Washington pour l’emploi et la liberté, qui avait réuni des centaines de milliers de personnes – 200 000 à plus de 300 000, selon les estimations, 80 % d’Afro-Américains et 20 % de Blancs – venues de toutes parts des États-Unis pour se rassembler, de manière symbolique, devant le mémorial Lincoln, à l’occasion du centième anniversaire de la déclaration d’Émancipation.
60Le discours de Martin Luther King, par lequel se clôtura cette manifestation historique, est considéré comme l’un des plus grands discours du xxe siècle, et même comme le plus grand par les Américains15. Il a ouvert un nouveau chapitre de la condition des Noirs aux États-Unis et peut être vu comme l’accélérateur de leur cheminement vers l’égalité, des lois sur les droits civiques et sur le droit de vote adoptées dans la foulée (Civil Rights Act, en 1964 et Voting Right Act, en 1965), à l’accession à la gouvernance de Barak Obama, premier président afro-américain, en 2008.
61La phrase ne se contente pas d’incarner un moment charnière, elle circule aujourd’hui en étant largement détachée des particularités historiques de son apparition. Elle s’est transformée en une « phrase sans texte » ou une aphorisation (Maingueneau 2012). Il s’agit de montrer que l’aphorisation peut être une phrase en texte, dès lors qu’elle est performée par la répétition.
3.2. Une phrase-refrain
3.2.1. Genèse et profération du discours
62Pour tout « grand discours », les notes de « l’avant-dire » (Philippe 2014) comparées au texte réellement proféré révèlent l’importance de ce qui se joue entre l’orateur et le public, et la manière dont ce dernier peut influer et parfois changer le cours de sa parole. Cette action réciproque se trouve illustrée de manière exemplaire dans le discours de Martin Luther King. Son histoire, depuis sa genèse jusqu’à sa réception en passant par le moment de la profération, est aujourd’hui parfaitement documentée dans un livre, The Speech (Younge 2015). Et elle révèle ce paradoxe : alors que c’est par la péroraison « I have a dream » que le discours est entré dans l’histoire, cette séquence n’était pas prévue dans les notes dactylographiées.
63La veille du 23 août, les conseillers de Martin Luther King l’avaient en effet dissuadé d’utiliser le motif du rêve, arguant que c’était trop banal et qu’il l’avait déjà trop souvent employé : « Don’t use the lines about “I have a dream” […]. It’s trite. It’s cliché. You’ve used too many times already » (Younge 2015, p. 1). Après s’être entretenu avec eux, King s’était retiré pour rédiger le texte seul, et la version finale, écrite pendant la nuit, retenue dans le dactylogramme distribué à la presse et aux autres orateurs, ne contenait pas la dernière séquence.
64King était le dernier orateur à parler. Parvenu à la fin de son discours, peut-être aussi après avoir entendu la chanteuse Mahalia Jackson, près de lui dans l’assistance, s’écrier, à deux reprises : « Tell them about the dream, Martin ! » (ibid., p. 120), il prend la décision de parler de manière spontanée. Il cesse de lire ses notes, les repousse de la main sur le côté et relève la tête pour ne plus s’adresser qu’à la foule. En une phrase, prononcée de manière intense, quasi intime alors qu’il s’adresse à des centaines de milliers de personnes, « I still have a dream. It is a dream deeply rooted in the American dream », il passe de l’éloquence de l’orateur au prêtre habité par la foi. Le début de la séquence de « I have a dream » coïncide avec le déploiement de la répétition réticulaire16. C’est à partir de ce moment que sa performance devient proprement extraordinaire. King a commenté par la suite sa décision spontanée :
I started out reading the speech, and I read it down to a point. The audience response was wonderful that day… And all of a sudden this thing came to me that… I’d used many times before… “I have a dream”. And I just felt that I wanted to use it here… I used it, and a that point I just turned aside from the manuscript altogether. I didn’t come back to it. (Younge 2015, p. 96)
65Le discours dure plus de seize minutes, la péroraison commence à la onzième et dure cinq minutes. Il faut voir et revoir ces cinq dernières minutes17 ou écouter leur enregistrement audio18, pour comprendre ce qu’est la grâce de l’improvisation quand elle s’enracine, comme chez King, dans une maîtrise hors pair de l’art oratoire. Cette péroraison constitue un morceau d’anthologie ; je me concentre ici sur le procédé le plus puissant et le plus spectaculaire de sa performance, la phrase-refrain. Je traiterai de l’autre puissant procédé de « musication » – terme proposé par Françoise Escal (1990) –, la triplication « Free at last ! », sur laquelle se conclut le discours, dans le chapitre 8.
3.2.2. Un procédé de musication
66Le refrain se définit par la conjonction de trois critères, « répétition, distance et immuabilité » :
En effet, le refrain répète à l’identique, et à distance, un mot, une phrase, une mélodie. Si un de ces trois critères manque, ce ne serait plus un refrain : sans l’identité, on aurait une reprise variée, et sans la distance, on aurait un ostinato, ou au moins une duplication. (Mâche 2001, p. 213)
67C’est un universel de la musique qu’on retrouve dans toute chanson populaire. L’alternance de base couplet/refrain permet d’alterner nouveauté et stabilité, permanence et changement. Une chanson peut nous être parfaitement inconnue mais nous sommes tous capables d’en fredonner le refrain dès la première écoute – surtout s’il ne contient qu’une phrase. Utiliser le refrain dans un discours politique est le plus sûr moyen d’ouvrir à une signifiance musicale. King était particulièrement attentif à la dimension sonore et rythmique du langage, comme en témoigne l’un de ses proches collaborateurs : « He would scratch out a word five or six times, not just to get the right word but the right rhythm » (Younge 2015, p. 103).
68Impossible de recenser et énumérer de manière exhaustive les effets produits par le rythme en général, mais on peut cependant s’entendre sur les propriétés apportées par le refrain. Ce sont elles que je vais essayer de commenter. La musique est un art du temps, le refrain est un procédé musical de maîtrise du temps. « L’homme utilise universellement le refrain pour se prouver que par lui-même il peut se rendre maître du temps », affirme le compositeur et musicologue François-Bernard Mâche (2001, p. 235). Le plaisir qui accompagne toute musication revêt dans le refrain deux aspects principaux : plaisir de la maîtrise – le refrain apprivoise par le retour du même le temps insaisissable, et borne l’imprévisible par le prévisible – mais aussi plaisir du partage et de la communion.
69Comment transcrire une forme vocale ? Ni les conventions de l’écrit, ni celles de l’analyse conversationnelle ne sont véritablement adaptées ; nous n’avons pas affaire à une alternance de tours et à une parole en train de se faire (avec des tâtonnements, des chevauchements, des interruptions, des hésitations, etc.), mais à un art de la parole élaborée porté au faîte de la musicalité. Dans la transcription ci-après (disponible sur le site de American Rhetoric), j’ai gardé les conventions de l’écrit (majuscules, ponctuation, etc.), et me suis contentée d’ajouter les indications des applaudissements qui ponctuent le refrain. Il serait souhaitable de visionner ou d’écouter soi-même la séquence, en prêtant une attention particulière à la vocalité et la gestualité communicatives, avant d’en lire le commentaire.
(2) | So even though we face the difficulties of today and tomorrow, I still have a dream. It is a dream deeply rooted in the American dream. I have a dream that one day this nation will rise up and live out the true meaning of its creed: “We hold these truths to be self-evident: that all men are created equal.” I have a dream that one day on the red hills of Georgia (big applause, 9s) |
the sons of former slaves and the sons of former slave owners will be able to sit down together at a table of brotherhood. I have a dream that one day even the state of Mississippi, (applause) | |
a state sweltering with the heat of injustice, sweltering with the heat of oppression, will be transformed into an oasis of freedom and justice. I have a dream that my (applause) | |
four little children will one day live in a nation where they will not be judged by the color of their skin but by the content of their character. I have a dream today. (big applause, 11s) | |
I have a dream that one day, down in Alabama, with its vicious racists, with its governor having his lips dripping with the words of interposition and nullification, one day right there in Alabama little black boys and black girls will be able to join hands with little white boys and white girls as sisters and brothers. I have a dream today I have a dream (big applause, 8s) | |
that one day every valley shall be exalted, every hill and mountain shall be made low, the rough (applause rises but MLK carries on speaking) places will be made plain, and the crooked places will be made straight, “and the glory of the Lord shall be revealed and all flesh shall see it together.” This is our hope, and this is the faith that I go back to the South with.19 |
70La performance est performative ! Dite sous une forme singulative, la phrase serait un simple énoncé constatif. Le fait de rêver n’implique pas qu’on le dise, le fait de le dire n’implique pas qu’on est en train de rêver. Le recours au refrain convertit l’énoncé en prophétie, il convoque autant de facettes d’un rêve qui grandit, prend forme et réalité au fur et à mesure que se déroulent les couplets-variations. L’encadrement par des sources énonciatives supra-individuelles obéit à une gradation : de la déclaration d’émancipation à l’ouverture à la voix du prophète Isaïe (XL, 1) à la clôture. L’énumération des valeurs universelles d’égalité, de fraternité et de liberté – la devise républicaine dans un autre ordre – n’a pas pour fonction de les décrire, mais bien de les faire advenir.
71Les applaudissements du public coïncident avec l’émergence du refrain et manifestent autant de pics de synchronie interactionnelle. La gestuelle de King est d’une grande sobriété et d’une grande intensité, concentrée uniquement sur le visage, dans le regard, dans les mouvements de la tête et dans ceux qui accompagnent la vocalisation (par exemple, bouche grande ouverte comme lorsqu’on chante et fait résonner et vibrer le son A, dans « I have a dream » /’hæv/, « rise up » /raɪz/, « down in Alabama » /daʊn/). On observe que, chaque fois que King prononce « I have a dream », il effectue un geste de scansion, un mouvement latéral de la tête, comme lorsqu’on fait non. Même lorsque le mouvement est peu prononcé, il est empreint d’une extraordinaire intensité, et cette intensité croît à chaque répétition. Ce mouvement latéral compose un « refrain gestuel » qui fonctionne en synergie avec la phrase-refrain. Les gestes ne sont pas des unités discrètes, ils sont d’autant plus difficiles à commenter qu’ils sont polyfonctionnels. Le mouvement latéral de la tête n’est pas uniquement un geste de scansion, c’est aussi un geste expressif de dénégation, qui renvoie à la « communication émotive » (Cosnier et Vaysse 1997, p. 17)20 et à l’affect qui sous-tend le discours. Si l’on essayait de gloser par des phrases ce geste expressif, on obtiendrait par exemple : « Je sais à quel point vous êtes désespérés, je sais que ce que je vous dis peut sembler utopique, ne croyez pas que je sous-estime les difficultés, mais je sais, je sais que ce rêve se réalisera ». Et si l’on devait choisir un mot pour le résumer, ce serait celui de « foi ». Le proverbe dit de la foi qu’elle déplace des montages. C’est cette foi qu’incarne la performance de King, une foi farouche, obstinée, opiniâtre, qu’aucune adversité ne peut entamer. Et que le refrain permet de partager.
72Le refrain rassemble, le refrain réunit, le refrain accorde les voix… et les cœurs. Lors d’un concert de pop ou de rock, la communion culmine lorsque le public reprend en chœur les refrains avec le chanteur ou la chanteuse sur scène. C’est la même chose pour une phrase répétée à l’identique et à distance dans le discours épidictique. De la maîtrise du temps à la maîtrise du destin, de la musication à la communion : c’est le refrain qui a porté la conversion de l’orateur en prêtre habité (« And all of a sudden this thing came to me », Younge 2015, p. 96), et c’est le refrain qui porte aussi, en miroir – au moins le temps du discours –, la conversion de l’auditoire en « fidèles ».
3.3. Vers une « aphorisation originelle »
73La phrase-refrain apporte un nouvel éclairage aux énoncés mémorables et mémorisables que sont les « aphorisations ». Ce terme a été proposé par Dominique Maingueneau (2012) pour regrouper deux grands types de phrases : d’une part les phrases qui existent toutes seules, ou « aphorisations primaires » (en allemand Einsatztexte, proverbes, devises, adages, maximes, slogans, etc.) et, d’autre part, les phrases qui circulent seules après avoir été détachées de leur contexte, les « aphorisations secondaires » : « petites phrases » (Krieg-Planque 2011, Boyer et Gaboriaux 2018), titres dans les journaux, citations célèbres, etc. Le premier type est depuis longtemps l’objet de la parémiologie, et c’est donc le second type, les énoncés détachés, qui fait l’originalité de son ouvrage. Maingueneau propose une théorie de la généricité (au sens d’universalité) de l’a-généricité (au sens de non-appartenance à un genre de discours) de l’énoncé aphorisé :
Par définition, l’aphorisation est une phrase « sans texte ». Au niveau le plus immédiat, cela signifie qu’elle n’est pas précédée ou suivie d’autres phrases avec lesquelles elle est liée par des relations de cohésion […]. (Maingueneau 2012, p. 25)
L’énonciation aphorisante obéit à une autre économie que celle du texte. […] [Elle] se donne d’emblée comme mémorable et mémorisable. Ce n’est pas l’articulation de pensées d’un ou plusieurs locuteurs à travers divers modes d’organisation textuelle, mais l’expression d’une conviction, posée absolument : ni réponse, ni argumentation, ni narration… mais pensée, thèse, proposition, affirmation, sentence… (ibid., p. 23, je souligne)
74L’aphorisation est dite reposer sur deux opérations, le détachement et l’intervention d’un tiers21 :
L’aphorisation re-présente une énonciation antérieure, par l’intervention d’un tiers, qui convertit le locuteur originel en une instance – l’aphoriseur – qui est le produit de l’opération de détachement. (ibid., p. 161, je souligne)
L’aphoriseur résulte du détachement : quand on extrait un fragment de texte pour en faire une aphorisation, on convertit ipso facto son locuteur originel en aphoriseur. (2011, p. 45)
75Dans la perspective mainguenaldienne, nul ne peut s’instituer de lui-même son propre aphoriseur, et une phrase ne peut échapper à la logique du texte que si elle est décontextualisée (« Dans l’aphorisation, il ne doit pas y avoir de traces du processus énonciatif effectif mais l’expression d’une pensée qui est soustraite aux circonstances », 2012, p. 36). Au sein d’un texte, il arrive certes qu’une phrase fasse l’objet d’une opération de mise en relief et se distingue alors par une saillance positionnelle, une valeur générique, une structuration prégnante de son signifiant, etc., mais elle est alors décrite comme une « surassertion » et ne saurait prétendre au statut d’aphorisation (2011, p. 44).
76La phrase « I have a dream » nous montre que l’acte locutoire détient, le premier, le pouvoir de convertir un énoncé en aphorisation et le locuteur en aphoriseur, sans qu’aucun détachement soit nécessaire. Dans Phrases sans texte, la surévaluation du détachement est commandée par la nature du corpus qui se concentre sur les hétéro-répétitions, phrases extraites d’un texte source. Mais lorsqu’on se situe dans un même texte, la conversion se passe de détachement, et l’acte de répéter apparaît comme critère premier. La répétition permet donc d’expliquer de manière positive le statut de l’aphorisation, ce que ne permet pas le constat de sa sortie hors des genres du discours :
Rien ne sert de donner une définition syntaxique positive de l’aphorisation. Seule une définition négative est opératoire, et elle n’est pas d’ordre strictement syntaxique : fondamentalement, ce qui caractérise l’aphorisation, c’est de refuser d’entrer dans la logique du texte et du genre de discours. (Maingueneau 2012, p. 47, je souligne)
77Maingueneau décrit le statut « de surplomb » de l’aphoriseur comme un cumul de dire et de montrer :
L’aphoriseur est un énonciateur qui prend de la hauteur ; avec l’ethos d’un homme autorisé, il affirme des valeurs pour la collectivité. Non seulement il dit, mais encore il montre qu’il dit. (ibid., p. 23)
78Mais toute phrase répétée dit et montre qu’elle se dit ! Tout locuteur qui se répète devient à lui-même son propre tiers, à la fois sujet et objet, source citante et source citée, le méta-acte de répéter peut se greffer sur n’importe quelle prédication (voir chapitre 5, section 2.3). Le non-effacement de l’acte locutoire convertit l’énoncé en évidence sensorielle (en latin, evidentia vient de videre, « voir »), tant dans les hétéro- que dans les auto-répétitions. C’est parce que toute phrase répétée est « performée » qu’elle devient aphorisée. Elle trace alors un trait d’union entre le locuteur et les auditeurs.
79Les exemples abondent : c’est la déclaration de solidarité avec l’Allemagne divisée de « Ich bin ein Berliner » de Kennedy, prononcée en allemand devant un public allemand, c’est le Amen profane de « Yes we can » de Barak Obama, qui sert de répons à l’auditoire, c’est l’ironie de la phrase « But Brutus is an honourable man » dans l’oraison funèbre que prononce Marc Antoine en l’honneur de César assassiné (Shakespeare, Julius Caesar III, 2 ; voir Prak-Derrington 2014), qui contraint les Romains à formuler eux-mêmes une implacable accusation contre les conjurés, etc. Cette faculté de conversion est également à la source du « comique de répétition » et du puissant ressort humoristique que constitue une phrase inlassablement répétée. Ce procédé se retrouve du théâtre de Molière (« Que diable allait-il faire dans cette galère ? », réplique de Géronte dans Les Fourberies de Scapin II, 7) au cinéma populaire (« Mais qu’est-ce que c’est que ce binz !? », exclamation du descendant de Jacquouille la Fripouille, joué par Christian Clavier dans Les Visiteurs de Jean-Marie Poiré, 1993), etc. La phrase originellement anodine devient un signal de reconnaissance, elle accroît à chaque nouvelle occurrence le plaisir et les rires des spectateurs.
80Toute phrase répétée gagne en profondeur à chaque profération, devient un évocant, une métonymie, un condensé de significations. Et toute phrase répétée devient lieu de partage et de communion. La répétition instaure une « aphorisation originelle ».
81L’expression « aphorisation originelle » se trouve déjà mentionnée dans Phrases sans texte, dans les pages consacrées au « Paradoxe de saint Jacques » (Maingueneau 2012, p. 129-133). Dominique Maingueneau la rapporte à l’autorité d’un locuteur premier, un « maître » ; il cite saint Jacques, Jacques Derrida… et Martin Luther King !
Du paradoxe de l’aphorisation originelle, nul ne peut s’excepter, dès lors qu’il fait autorité […]. Le maître […] est celui qui […] dit spontanément du mémorable, des énoncés qui donnent à penser et que l’auditeur doit léguer à la communauté. (Maingueneau 2012, p. 132-133, je souligne)
82La description qu’il fait du paradoxe de l’aphorisation originelle associe origine et reprise, origine et commémoration :
[L’aphorisation originelle est] une phrase qui, contenant en quelque sorte la série ouverte de ses reprises, aurait été proférée à son origine même comme aphorisation. (ibid., p. 129)
C’est parce que, d’une certaine façon, la commémoration était déjà présente dès l’origine qu’il y a des aphorisations que l’on ne cesse de révérer et de commenter. (p. 131)
83On retrouve alors le paradoxe même de la répétition et sa capacité « de porter la première fois à la “nième” puissance », pour reprendre les mots de Deleuze :
La fête n’a pas d’autre paradoxe apparent : répéter un « irrecommençable ». Non pas ajouter une seconde et une troisième fois à la première, mais porter la première fois à la « nième » puissance. […] ce n’est pas la fête de la Fédération qui commémore ou représente la prise de la Bastille, c’est la prise de la Bastille qui fête et répète à l’avance toutes les Fédérations […]. (Deleuze 2011 [1968], p. 8)
84Le paradoxe de la répétition inaugurale et immémoriale n’est pas réservé à des individus exceptionnels, il se retrouve aussi chez les locuteurs ordinaires, dès lors qu’il s’agit d’un sentiment ou d’une donnée partagés. Dès lors qu’émerge, irrésistible, le besoin de communion. L’aphorisation originelle ne ressortit plus alors à l’autorité verticale de celui ou celle qui détient un pouvoir, mais nous renvoie à des formes horizontales d’amplification, dont le pouvoir va croissant, selon que le surlocuteur est simplement multiplié ou bien universel, selon que la reprise est variée ou ne tolère aucune altération22.
85Ce paradoxe que l’on peut qualifier d’« universalité du singulier » explique, par exemple, l’extraordinaire succès de « Je suis Charlie », repris dans le monde entier au lendemain des attentats contre Charlie Hebdo, dans lequel le je fonctionnait comme un je choral de solidarité, unique et multiplié, « embrayeur désembrayé », dans une amplification maximale (Prak-Derrington 2017a). Le graphiste Joachim Roncin qui a créé le logo (lettres blanches sur fond noir) devait en être conscient, qui n’a pas voulu le commercialiser et a renoncé aux droits de propriété sur son message et son image23. L’Institut national de la propriété industrielle (INPI) avait de son côté refusé toute demande de dépôt du slogan, arguant qu’il appartenait à tous, au même titre que les mots « pomme » et « poire »24. La même chose vaut pour le label #MeToo – tandis que le slogan français « Balance ton porc », par son injonction à la dénonciation et à la dissension, ne pouvait que disparaître. C’est également le paradoxe de l’universalité du singulier qui explique le pouvoir de « je t’aime ». Sa profération ne vaut-elle pas parce qu’elle répète un serment venu du fond des âges, et que l’on croit et espère valoir pour l’éternité ? L’aphorisation originelle ne découle donc pas seulement du statut d’autorité d’un surlocuteur-aphoriseur mais de la capacité à énoncer/performer une donnée universelle25. Il est heureux que Martin Luther King n’ait pas écouté l’avis de de ses conseillers : « Don’t use the lines about “I have a dream” […]. It’s trite, it’s cliché. You have used it too many times already » (Younge 2013, p. 1). Le pouvoir du rêve peut-il être éculé ? Toute aphorisation originelle échappe au cliché.
*
Du répété au répétable
86Dans un petit livre remarquable sur le slogan, Olivier Reboul écrivait :
la force propre au slogan ne lui vient pas d’être répété mais répétable ; il est efficace s’il crée chez ses destinataires le pouvoir et le besoin de le reproduire […]. (Reboul 1975, p. 52)
87Le répété-répétable n’est pas propre au slogan, mais à toute forme martelée de répétition – litanie, refrains etc. – qui implique face à l’engagement de celui ou celle qui parle l’action et l’engagement de tous ceux et celles qui l’écoutent. L’ambiance surchauffée d’un meeting politique n’est pas très éloignée de celle d’un concert de musique pop ou rock, dans lequel la communion culmine lorsque le public reprend en chœur les refrains avec le chanteur sur scène. De la co-locution à la co-énonciation, du chœur au cœur :
[la] co-locution […] intensifie le phénomène de co-énonciation […], dans la mesure où cette prise en charge est individuelle et collective, où ce qui est chanté en chœur ne l’est pas que « de bouche » mais vient du fond d’un « cœur dilaté ». (Rabatel 2015a, p. 33)
88C’est l’iconicité interactionnelle de la répétition. La litanie instaure un lien puissant, physique, entre oralité et auralité des interactants. L’existence des neurones miroirs apporte aujourd’hui une explication neurobiologique qui permet de mieux comprendre cette résonance empathique, « échoïsée » – certains chercheurs appellent d’ailleurs les neurones miroirs des « neurones empathiques » (Rizzolatti et Sinagaglia 2007).
89Les neurones miroirs sont une catégorie de neurones du cerveau qui s’activent aussi bien lorsqu’un individu exécute une action que lorsqu’il regarde ou écoute un congénère exécuter cette action (ibid.)26. On peut dès lors supposer que le lien entre observation et exécution sera d’autant plus fortement activé que l’action sera répétée et, quand il s’agit de langage, que seront prévisibles les paroles prononcées. Les neurones miroirs, découverts chez les singes dans les années 1990, sont aujourd’hui attestés chez les humains (Keysers et Gazzola 2010). Cette catégorie bouleverse l’image que nous nous faisons de l’imitation. On ne répète jamais « comme un perroquet », mais bel et bien pour s’approprier l’acte de langage. On articule pour soi quand on écoute parler, l’effet miroir est un effet d’échoïsation :
tout se passe comme si la perception de la parole d’autrui était basée sur l’échoïsation intériorisée de la parole entendue ; l’entendeur « répéterait » en lui-même activement la parole de l’émetteur et c’est cette appropriation qui lui en permettrait la reconnaissance.[…] observer l’action d’un autre c’est déjà construire une image de soi en train d’exécuter la même action […]. Aussi parle-t-on aujourd’hui de « systèmes résonnants » pour désigner l’ensemble de ces phénomènes d’échoïsation neurophysiologique. (Colas-Blaise et al. 2016, p. 97)
90Le bouche-à-oreille de la répétition litanique instaure une « mise en écho », un moment d’« accordage » privilégié entre locuteurs et auditeurs, elle les place sur la même « longueur d’onde », dans un système de « résonances » multipliées. La langue regorge de métaphores auditives pour l’importance de la voix et de la musicalité dans la fonction empathique. L’enracinement neurophysiologique constitue sans doute le fondement de la toute-puissance de la répétition litanique. C’est lui qui transforme le répété en répétable. Et la performance en performativité.
Notes de bas de page
1 Voir Performance, le numéro 92 de Communications, 2013. En face de cette approche praxique, on trouve aussi une approche très abstraite du langage comme acte : voir par exemple la question de la « troisième dimension du langage » chez les sophistes dans les travaux de Barbara Cassin (2011).
2 Voir les essais qu’a consacrés Hermann Parret au refoulement du corps dans la théorie saussurienne : « L’expulsion du corps dans un en-dehors impensable, irrécupérable, semble être en condition sine qua non du triomphe de la Méthode » (Parret 2014, p. 12, italiques et majuscules dans le texte).
3 Le corps est ainsi intégré au PDV (point de vue) chez Alain Rabatel ou à l’« incorporation » de l’ethos chez Dominique Maingueneau, deux concepts qui tendent justement à affranchir les corps de leur matérialité, et à mettre en déliaison la notion de sujet et la réalité des personnes physiques.
4 Pour les litanies écrites, voir la section 3.1 dans le chapitre précédent.
5 Le principe de coïncidence auditive et visuelle (typographique) prime d’ailleurs sur celui de la syntaxe, comme l’atteste l’existence des enjambements. En poésie, l’unité du vers est phonologique, et non pas syntaxique (Milner 1982, p. 301).
6 « La phrase est prononcée 144 fois dans la version album de la chanson et 80 fois dans l’édition destinée à la radio », Wikipédia, s. v. « Around the world, chanson de Daft Punk ».
7 Fónagy écrit le terme avec un accent.
8 C’est le titre d’un ouvrage interdisciplinaire (Castarède et Konopczynski 2005).
9 « Notre intérêt, dans ces conférences, va essentiellement à l’illocutoire, dont nous voudrions faire ressortir l’originalité » (Austin 1970 [1962], 8e conférence, p. 115).
10 « Nous entendons par [acte locutoire], sommairement, la production d’une phrase dotée d’un sens et d’une référence, ces deux éléments constituant à peu près la signification » (ibid., 9e conférence, p. 119).
11 Ce qui n’est pas vrai peut tout à fait être réel, c’est d’ailleurs ce décalage entre réalité et vérité que signale l’exclamation : « Non ! C’est pas vrai ! ». Une mère peut dire à son fils adolescent : « C’est pas vrai ! Tu appelles ça faire la vaisselle ? Non, mais je veux dire vraiment faire la vaisselle ? ». On se situe alors dans le méta-énonciatif. Ce n’est pas sur l’acte que portent les énoncés, mais sur le choix de la désignation. Ce qui est nié, c’est l’adéquation de l’expression « faire la vaisselle » pour désigner les gestes qu’aura accomplis le fils… qui de son point de vue a fait la vaisselle ! La réalité de « faire la vaisselle » est donc vraie pour le fils et fausse pour la mère.
12 J’expose dans le dernier chapitre pourquoi je me distancie, en tant que linguiste, de la position du « tout performatif » qui domine la sociologie et l’analyse du discours.
13 Il semble que la distinction par la prosodie ne soit pas si évidente, quand on fait écouter des enregistrements des conversations. À la différence du français, l’allemand dispose d’un critère syntaxique pour distinguer de manière inambiguë les types de phrase : la place du verbe conjugué. Il est toujours à la deuxième place dans les déclaratives (« Du kommst »), et à la première place dans les interrogatives globales et les injonctives (« Kommst Du ? », « Komm ! »).
14 L’entreprise de partage est poignante lorsqu’on connaît l’histoire et la biographie de Georges Perec. « Je n’ai pas de souvenir d’enfance. Jusqu’à ma douzième année à peu près, mon histoire tient en quelques lignes : j’ai perdu mon père à quatre ans, ma mère à six ; j’ai passé la guerre dans diverses pensions de Villard-de-Lans » (incipit de W ou le souvenir d'enfance). Les souvenirs de « Je me souviens » sont échelonnés entre 1946 et 1961, soit « entre la dixième et la vingt-cinquième année » de l’écrivain (Perec 1978, p. 119).
15 Voir l’étude citée par Gary Younge (2015, p. 6), ou le site d’American Rhetoric, sur lequel il figure en tête du classement des 100 meilleurs discours. En ligne : [http://www.americanrhetoric.com/newtop100speeches.htm].
16 L’emploi de métaphores poétiques, d’inspiration religieuse, s’allie à la diversité et la rigueur dans l’agencement des répétitions. Dans l’article « Anaphore, épiphore & Co » (Prak-Derrington 2015b), je montre l’intrication des répétitions figurales et non figurales, phoniques et syntaxiques, et précise comment l’ordre de succession des figures syntaxiques reflète des fonctions différentes dans la textualisation : transition et rebond (anadiplose), ouverture et déploiement de la phrase-refrain (anaphore), clôture (épiphore, symploque et antépiphore), enfin triplication pour conclure.
17 Pour des raisons de droits de succession, la vidéo du discours avait été retirée d’internet. On en trouve pourtant une version sous-titrée et remastérisée sur YouTube, sur laquelle s’appuie cette analyse. En ligne : [http://www.youtube.com/watch?v=vP4iY1TtS3s].
18 Je renvoie au très bon enregistrement audio du discours sur le site American Rhetoric, accompagné de sa transcription intégrale, qui est celle que j’ai utilisée ici. En ligne : [http://www.americanrhetoric.com/speeches/mlkihaveadream.htm].
19 « Et bien que nous ayons à faire face à des difficultés aujourd’hui et demain, je fais toujours ce rêve, c’est un rêve profondément ancré dans l’idéal américain. Je rêve qu’un jour, notre pays se lèvera et vivra pleinement la véritable réalité de son credo : “Nous tenons ces vérités pour évidentes que tous les hommes sont créés égaux”. Je rêve qu’un jour sur les collines rousses de Georgie les fils d’anciens esclaves et ceux d’anciens propriétaires d’esclaves pourront s’asseoir ensemble à la table de la fraternité. Je rêve qu’un jour, même l’État du Mississippi, un État où brûlent les feux de l’injustice, où brûlent les feux de l’oppression, sera transformé en une oasis de liberté et de justice. Je rêve que mes quatre petits-enfants vivront un jour dans une nation où ils ne seront pas jugés sur la couleur de leur peau, mais sur la valeur de leur caractère. Je fais aujourd’hui un rêve ! Je rêve qu’un jour, même en Alabama, avec ses abominables racistes, avec son gouverneur à la bouche pleine des mots “opposition” et “annulation” des lois fédérales – que là même en Alabama, un jour les petits garçons noirs et les petites filles blanches pourront se donner la main, comme frères et sœurs. Je fais aujourd’hui un rêve ! Je rêve qu’un jour toute la vallée sera relevée, toute colline et toute montagne seront rabaissées, les endroits escarpés seront aplanis et les chemins tortueux redressés, « la gloire du Seigneur sera révélée à tout être fait de chair. Telle est notre espérance. C’est la foi avec laquelle je retourne dans le Sud », d’après la traduction sur le site de Jeune Afrique. En ligne : [http://www.jeuneafrique.com/168911/politique/i-have-a-dream-le-texte-int-gral-en-fran-ais-du-discours-de-martin-luther-king/].
20 Cosnier oppose la « communication émotionnelle » non contrôlée qui renvoie aux « tremblements, pâleur, sueurs, pleurs, rires, etc. » et la « communication émotive […] qui permet la mise en scène contrôlée des affects réels ou même […] potentiels ou non réellement vécus » (Cosnier et Vaysse 1997, p. 20).
21 Avant l’intitulé Phrases sans texte (Maingueneau 2012), l’étiquette générique d’« énoncés détachés » servait à regrouper ces phénomènes, comme en témoigne le titre de la Conf’apéro « Les énoncés détachés : peut-on parler hors du genre de discours ? » (Maingueneau 2010b). La problématique du détachement est présentée dans l’introduction de l’ouvrage : « Comment construit-on l’interprétation de phrases qui ne sont pas prises dans la continuité d’un texte ? » (2012, p. 8).
22 La Toile a généré à partir de la propriété de la reprise en masse une forme nouvelle de communication, les « mèmes », dont la rapidité de propagation et de déclinaison n’a d’égale que celle de leur disparition. Sur la puissance plus grande de l’aphorisation en l’absence de modification, voir le chapitre 5 (5.2) et surtout les remarques sur les formules sacramentelles dans le chapitre 8 (1.2).
23 Frédéric Potet, « “Je suis Charlie”, c’est lui », Le Monde, 9 janvier 2015.
24 David Perrotin, « “Je suis Charlie” : ceci n’est pas une marque », Rue 89, 13 janvier 2015.
25 Maingueneau privilégie le critère de l’autorité et décrit l’originel comme la commémoration d’un énoncé proféré par un maître : « Rendre hommage au maître, c’est bien revenir à cet instant singulier où s’inscrit dans votre mémoire la phrase qui va animer toute une vie » (2012, p. 133). Les aphorisations originelles dépendent alors des disciples et des maîtres.
26 « The definition of mirror neurons includes that a single neuron be involved both during action execution and during the perception (observation/listening) of the same action » (Baron-Cohen, Tager-Flusberg et Lombardo 2013, p. 238).
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