Conclusion
p. 109-111
Texte intégral
1Chez Descartes, l’habilitation des femmes à penser est étayée par la psychophysiologie et par la nature des rapports entre entendement et volonté. Elle est également prouvée par les pratiques philosophiques de l’auteur. Si Élisabeth joue un rôle public et publicitaire pour Descartes en permettant de comprendre ce qu’il entend par philosopher, ce n’est pas parce qu’elle est une femme, c’est parce qu’elle est une incarnation de la sagesse. Elle vérifie donc l’idée d’une inégalité entre esprits en même temps que d’un primat de la volonté lorsqu’on veut s’instruire. Cette inégalité n’étant fondée ni sur le sexe ni sur le parcours scolaire, elle accueille tous les publics et les « femmes mêmes ».
2La constitution d’un public féminin pour son œuvre est une manière de qualifier les femmes intellectuellement. C’est bien là une nouveauté à l’opposé de la représentation du savant, figure exclusivement masculine, que l’on va trouver chez Cureau. Mais cela trouve son origine dans la psychophysiologie même de Descartes, qui, en remettant en cause la médecine humorale et les caractères des passions qui en sont déduits, prive par là de bien des moyens d’affirmer une inégalité entre les sexes.
3On observe donc chez Descartes quelque chose d’important : le refus d’envisager les femmes comme objet, refus qui les qualifie comme sujet. L’ensemble des textes parlant d’elles dans le corpus cartésien montre tout d’abord qu’elles ne constituent pas des objets d’étude pour le philosophe. Leurs spécificités ne sont pas telles qu’elles mériteraient un traitement à part dans l’analyse anthropologique menée. La dédicace à Élisabeth manifeste ensuite que les femmes, plutôt que des objets de pensée pour le philosophe, peuvent être des sujets du penser philosophique, des actrices de la vie philosophique.
4En ne développant pas de réflexion sur le sexe féminin, le moment cartésien dans l’histoire des femmes se révèle tout à fait spécifique. L’égalité des sexes est en effet ici effacement des sexes. Cet effacement n’est pas masculinisation plus ou moins implicite comme chez Platon1 ; il est reconnaissance du caractère absolument non sexué et non genré de la raison. Il y a des esprits faibles, mais il n’y a pas de sexe faible. Descartes constitue bien le modèle d’une neutralité du sexe dans le domaine de la pensée qui contraste avec la tradition aristotélicienne dont Cureau se fait encore l’écho. Que ce domaine soit proprement celui de l’intellect (la pensée pure) ou qu’il soit aussi celui du corps (par le biais de la sensation, de l’imagination et des passions de l’âme), Descartes ne distingue pas entre des manières féminines et des manières masculines de penser. Le refus d’un différencialisme inégalitaire est donc manifeste dans tous les aspects de sa philosophie. L’idée d’un différencialisme égalitaire, selon lequel chaque sexe aurait des excellences propres et séparées, lui est aussi totalement étrangère. Encore une fois, il y a bien neutralité et non identité par masculinisation. Ce moment si particulier de l’histoire de la philosophie, celui d’une théorie anthropologique affirmant une neutralité de sexe, ne concerne donc pas seulement les pensées du corps, mais également les pensées de l’esprit. Il repose incontestablement sur une magnification de la raison, seul lieu où s’éprouvent les différences légitimes entre les êtres humains. Mais cette raison est bien celle de l’être humain et non de l’homme. Nous faisons ici allusion à l’ouvrage de Genevieve Lloyd, The Man of Reason2, qui défend l’idée que le moment cartésien a été un moment de masculinisation de la pensée, au travers de la valorisation de la seule raison comme mode du penser3. Comme nous l’avons montré, pour défendre une telle thèse, il faudrait en revenir à ce que refuse Descartes, c’est-à-dire revenir à une assignation des femmes à d’autres modes du penser (liés aux émotions et aux sensations) ou à une raison genrée dont on se demande bien en quoi elle consiste et par quels moyens elle pourrait atteindre à des vérités universalisables. Descartes donne justement les moyens de penser un féminisme non différencialiste en écartant toute nature féminine se fixant dans des modes de réflexion spécifique.
Notes de bas de page
1 Voir dans l’introduction générale, les remarques de F. Collin, É Pisier et E Varikas, auteures de l’ouvrage Les femmes de Platon à Derrida (Paris, Dalloz, 2011).
2 G. Lloyd, The Man of Reason. « Male » and « Female » in Western Philosophy, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1984.
3 Pour d’autres critiques de cette thèse, voir l’article très éclairant de M. Atherton, « Cartesian Reason and Gendered Reason » (A Mind of One’s Own. Feminist Essays on Reason and Objectivity, L. Antony et C. Witt dir., Boulder, Westview Press, 2001, p. 21-37). Outre différentes ambiguïtés théoriques de ce féminisme différencialiste, l’auteure rappelle utilement que le nombre de femmes philosophes croît beaucoup à l’époque classique ; elle montre aussi comment certaines de ces philosophes (en l’occurrence M. Astell et D. Masham) se réclament dans leur méthode ou leur pratique intellectuelle d’une raison de type cartésien.
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