Introduction
p. 15-20
Texte intégral
1Lire le matérialisme, c’est lire l’histoire du matérialisme. Pas comme un récit passé, et encore moins linéaire, qui serait opposé à notre présent, ni, inversement, comme le déploiement d’une vérité une et indivisible, qui se conjuguerait à la rigueur sous différentes formes conceptuelles ou différents contextes scientifiques. Une telle vision tend à privilégier sans justification une vérité trans-temporelle, comme quand on lit que « Démocrite a été le premier à comprendre la nature atomique du monde… » ou qu’« avec Harvey, nous entrons dans l’ère moderne ». Notre approche serait plutôt, pour sa part, typologique et hybride.
2Typologique, parce que nous insistons sur les différentes formes de matérialisme – métaphysique ou anti-métaphysique, mécaniste ou vitale (voire vitaliste), athée ou non, et même ancienne ou moderne, ou mieux, moderne ou postmoderne (lorsque nous examinons les thèses du « néo-matérialisme » contemporain). Une variante plus classique de cette approche typologique serait d’étudier les sources ainsi que les développements ultérieurs du matérialisme1 : par exemple, il y a une cinquantaine d’années on pouvait débattre pour savoir si le matérialisme d’un La Mettrie, d’un Diderot, d’un d’Holbach était particulièrement de source épicurienne, ou cartésienne, ou lockienne… même si ces généalogies fonctionnaient relativement mal pour expliquer un Toland ou un Collins ; et puis on pourrait reprendre la question à nouveaux frais pour l’Allemagne, ou pour une période ultérieure (Cabanis est-il d’abord sensualiste ou déterminé par une rhétorique propre au matérialisme médical ? et ainsi de suite). Ici nous insisterons moins sur cette dimension de la transmission et la transformation des systèmes philosophiques.
3Notre approche est également hybride, d’abord pour la raison évidente qu’elle questionne parfois les textes mêmes (quel est le statut du rêve ou du cerveau chez Diderot ? chez J. J. C. Smart ?), parfois des traditions philosophiques (peut-on reconstruire une théorie matérialiste du soi ? le matérialisme peut-il penser l’embodiment ? est-il toujours athée ?). Elle l’est ensuite parce qu’elle cherche autant à travailler le matériau textuel par une approche conceptuelle qu’à problématiser la suffisance de différents discours philosophiques contemporains au moyen de la complexité des formes historiques. Quand on lit que le matérialisme est incapable de penser la vie ou la personne autrement qu’en termes physiques, on peut assez naturellement réagir en historien de la philosophie, en présentant des textes classiques qui disent le contraire ; de même avec des affirmations moins idéalistes – plutôt teintées de scientisme – selon lesquelles le matérialisme est forcément un discours fondé sur les sciences expérimentales : l’exemple du matérialisme d’Anthony Collins est alors un contre-exemple frappant2.
4Ce double aspect typologique et hybride signifie, qui plus est, que le travail présenté ici n’est pas conçu comme une contre-histoire (ou « courant souterrain ») de la philosophie militante, dans laquelle Lucrèce, La Mettrie, le manuscrit anonyme L’Âme matérielle, Althusser ou Daniel Dennett seraient des étapes d’un récit ou d’une tradition élaborée contre une autre tradition dont les héros se nommeraient Aristote, Descartes, Kant, Hegel, Husserl (parmi d’autres). Il est vrai, cependant, que certains des objets que nous étudions, tels que le rire, le soi ou le cerveau, peuvent nous mener à réintroduire ces oppositions, mais sur un mode local et non systématique. Cette dimension locale et contextuelle, si elle est couplée à un projet typologique (qui sera également comparatif, tous ces qualificatifs étant moins déterminés que « systématique », même s’ils sont plus déterminés qu’un simple catalogue ou « dictionnaire des idées reçues ») peut toutefois rencontrer une autre objection, classique : que l’on occulte ainsi la diversité des sens possibles d’un terme ou d’un concept, autrement dit, qu’un tel projet prétend comparer ou articuler ce qui n’est ni comparable ni articulable. Ainsi ce type d’objection soulignera que le matérialisme que critique Cudworth est bien différent de celui que critique Engels en le nommant « matérialisme mécaniste »3 (ainsi que nous le verrons au chapitre 8), celui-ci n’étant pas non plus interchangeable avec le matérialisme que critique Sartre…4 C’est précisément l’une des faiblesses de l’Histoire du matérialisme de Friedrich Lange5, un classique rarement étudié aujourd’hui : Lange réduit la complexité des systèmes, des vocabulaires et des contextes à une sorte de bulletin scolaire qui vient distribuer bons et mauvais points aux différentes figures de l’histoire de la philosophie, de Démocrite au Vulgärmaterialismus.
5Il nous faut alors proposer une définition, même partielle et provisoire, du matérialisme en tant qu’il est l’objet des diverses études présentées ici. Au sens le plus général, le matérialisme est la doctrine philosophique selon laquelle tout ce qui existe est matériel, ou le produit de l’interaction entre entités matérielles. Sa variante physicaliste affirmera la « clôture causale » du monde spatio-temporel et considérera que la réalité dépend de ce que la science physique définit comme réel à une date donnée. Dans le même sens, le philosophe matérialiste est connu pour affirmer que tout n’est que corps ; il n’y a que des corps. Par exemple, selon Hobbes puis d’Holbach, tout ce qui est, est un corps6, dans un sens physique qui se réduit au mouvement : notre cerveau produit des mouvements dans l’esprit, tout à fait comme des mouvements externes, donc tout s’explique par le mouvement.
6Il nous semble en outre important de distinguer d’emblée entre deux formes de matérialisme, deux thèses matérialistes. Une distinction cruciale, que nous avons proposée ailleurs puis retrouvée chez Georg Friedrich Meier, philosophe wolffien à Halle qui influença Kant7, est entre une forme plus « cosmique » ou « cosmologique » de matérialisme (qui, comme notre définition initiale ci-dessus, est une thèse sur l’univers matériel et tout ce qu’il peut contenir : ainsi un fantôme, une croyance mais aussi l’âme immortelle seront ontologiquement exclus du réel selon ce premier matérialisme) et une forme « psychologique » ou « cérébrale », où le matérialisme est une thèse sur les rapports corps-esprit (ou corps-âme, ou cerveau-esprit en fonction des époques). Ce premier matérialisme affirme, dans une sorte de généralisation plus agressive de certaines affirmations tirées de la physique cartésienne (notamment du Monde) que tout n’est que matière et mouvement8, alors que le second, plus « local », affirmera que « la faculté de penser, et un certain état du cerveau, s’accompagnent et se correspondent toujours » ou que « quel que soit le principe de la pensée chez les animaux, il ne peut pas se faire autrement qu’au moyen du cerveau »9.
7Dans les deux cas le matérialisme comportera une dimension réductionniste, mais sous des formes très variées : un projet visant à expliquer ou même, comme le cercle de Vienne10, à configurer le monde en termes physiques sera bien différent d’un projet visant à expliquer l’esprit en termes cérébraux (ou corporels, comme chez La Mettrie) – sans que ces deux formes soient entièrement exclusives. C’est encore le cas aujourd’hui dans les débats sur la nature de la conscience et le physicalisme ; ça l’était aussi à l’époque de Diderot, si nous considérons l’affirmation du moine bénédictin et matérialiste (!) dom Deschamps : « La sensation et l’idée que nous avons des objets ne sont que ces mêmes objets, en tant qu’ils nous composent, qu’ils agissent sur nos parties toujours agissantes les unes sur les autres »11. Ce que Deschamps décrit ici, c’est à la fois un physicalisme que n’aurait pas renié Hobbes, par exemple, et une analyse des lois d’interaction (ou « rapports », comme aurait dit Diderot) entre des composantes spécifiquement cérébrales.
8Nous insistons sur l’existence de ces formes de matérialisme, pour ne pas aboutir à des affirmations massue du type « de Lucrèce à d’Holbach et Ludwig Büchner, le matérialisme refuse les entités spirituelles » : par exemple, une attitude réductionniste fondée sur la biochimie (ou plutôt, sur une certaine appropriation de la biochimie) sera très différente d’une attitude refusant l’autonomie des fonctions cérébrales par rapport à leur support cérébral. Il est donc important pour nous d’insister sur cette diversité. Mais inversement, l’hybridité revendiquée ici n’est pas seulement une affirmation du multiple : lire le matérialisme, lire l’histoire du matérialisme, ce n’est pas juste du pointillisme. Nous reviendrons sur l’histoire de ces formes au chapitre 1 puis sur leurs différentes expressions et problématisations au cours du livre.
Notes de bas de page
1 Voir O. Bloch, Le matérialisme, 2e édition, Paris, PUF (Que sais-je ?), 1995 et Matière à histoires, Paris, Vrin, 1998 ainsi que notre étude Materialism. A Historico-Philosophical Introduction, Dordrecht, Springer, 2016. Nous suggérons quelques pistes historiques et conceptuelles sur le matérialisme des Lumières et sa postérité au chapitre 1.
2 Voir C. T. Wolfe, « Conditions de la naturalisation de l’esprit : la réponse clandestine », La lettre clandestine, no 18, 2010, p. 54-88.
3 F. Engels, Ludwig Feuerbach und der Ausgang der klassischen deutschen Philosophie [1888], § II, dans K. Marx et F. Engels, Werke, vol. 21, Berlin, Dietz Verlag, 1982, p. 278 ; Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, dans K. Marx et F. Engels, Œuvres choisies, vol. 2, Moscou, Éditions du Progrès, 1970, p. 407.
4 Reprenant une position typique de la phénoménologie husserlienne, Sartre soulignera que la nature n’est qu’« extériorité », et le matérialisme encore une fois, condamné à être mécaniste et ainsi à nier la liberté humaine (« Matérialisme et révolution » [1946], dans Situations philosophiques, Paris, Gallimard, 1990, p. 94) ; mais c’est un lieu commun que l’on retrouve dans les Fondements métaphysiques de la science naturelle de Kant, ou la Krisis de Husserl.
5 F. A. Lange, Histoire du matérialisme et critique de son importance à notre époque, traduction de Geschichte des Materialismus und Kritik seiner Bedeutung in der Gegenwart [1866] par B. Pommerol sur la 2e édition, Paris, A. Costes, 1921. L’étude de Lange est non seulement datée mais conçue comme un récit téléologique culminant avec la philosophie kantienne, le matérialisme étant alors une longue série d’erreurs productives. Tout en refusant le principe d’une histoire générale du matérialisme, le présent ouvrage vise en partie à revivifier certains éléments de cette histoire, y compris en les problématisant et en faisant apparaître les apories cachées dans de tels récits.
6 Hobbes, Thomas White’s De Mundo Examined, chap. 7, § 1, H. W. Jones trad., Londres, Bradford University Press, 1976, p. 79 ; Elements of Law [1640], dans Hobbes, The English Works of Thomas Hobbes, vol. IV, W. Molesworth éd., Aalen, Scientia Verlag, 1962, p. 8 ; Leviathan, chap. XXXIV ; d’Holbach, au premier paragraphe du Système de la nature [1770 ; 2e édition 1781], livre I, chap. I, 2 volumes, J. Boulad-Ayoub éd., Paris, Fayard (Corpus), 1990, p. 44. Nous verrons plus loin que le physicalisme peut paradoxalement entrer en conflit avec cette vision « réaliste » où tout n’est que corps.
7 G. F. Meier, Metaphysik, vol. 1, Halle, Gebauer, 1755, p. 142 ; voir F. Wunderlich, « Varieties of Early Modern Materialism », British Journal for the History of Philosophy, vol. 24, no 5, 2016, p. 799.
8 Cependant, Descartes n’a jamais écrit « donnez-moi de la matière et du mouvement et je vous donnerai un monde », contrairement à une attribution répétée par Maupertuis, Voltaire, Kant, Samuel Formey et d’autres jusqu’à aujourd’hui (voir Le Monde, Traité de la lumière, dans Œuvres, vol. X, 11 volumes, C. Adam et P. Tannery éd., Paris, Vrin, 1964-1974, p. 34 – désormais cité AT, suivi du volume). Formey, dans ses Recherches sur les éléments de la matière de 1747, parle (en le critiquant) du « géomètre qui bâtit des mondes en l’air, en taillant en plein drap dans son corps similaire, et qui ne demande que de la matière et du mouvement pour débrouiller un chaos » (§ XIX, dans Mélanges philosophiques, vol. I, Leyde, E. Luzac, 1754, p. 284), et donne, dans les « Considérations » supplémentaires à ce texte, la formule explicite : « Donnez-nous de la matière et du mouvement, et nous ferons un monde » (p. 479), citée également dans l’article « Chaos » de Diderot (dans Denis Diderot et Jean Le Rond D’Alembert dir., Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des arts et des métiers [1751-1780], vol. III, 35 volumes, réimpression, Stuttgart/Bad Cannstatt, Frommann, 1966, p. 158b – désormais cité Enc.). Voltaire l’attribue à Descartes dans la satire Les systèmes de 1772, et Kant cite la formule en l’approuvant pour sa part – mais pas pour le vivant – dans son Histoire universelle de la nature et théorie du ciel de 1755 (Allgemeine Naturgeschichte und Theorie des Himmels, dans Kants Gesammelte Schriften, vol. 1, réimpression, Berlin, De Gruyter, 1900-, p. 230 – désormais cité KGS) ; tout le long premier chapitre du Système de la nature est comme un commentaire de cette phrase.
9 Citant respectivement J. Priestley, Disquisitions Relating to Matter and Spirit, Londres, J. Johnson, 1777, p. 27 et J. Toland, Letters to Serena, lettre IV, § 7, Londres, Lintot, 1704, p. 139. Dans le Pantheisticon, Toland décrit explicitement la pensée comme une propriété du cerveau (Pantheisticon, sive formula celebrante sodalitatis socraticae…, Cosmopoli, s.n., 1720, p. 15).
10 A. Soulez dir., Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, Paris, PUF, 1985.
11 Deschamps, La Vérité ou le Vrai Système… par demandes et réponses [1761, 1770-1772], dans Œuvres philosophiques, vol. 1, B. Delhaume éd., Paris, Vrin, 1993, p. 404.
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