Migration et scolarité : un enjeu social et politique pour l’école
p. 53-59
Texte intégral
1Dès mon entrée dans le métier il y a maintenant une vingtaine d’années, j’ai été concerné – sans y être préparé, je dois le dire – par les questions de l’altérité en général, et plus particulièrement celle des migrations et des élèves allophones. J’ai rencontré ces questions en tant qu’enseignant d’histoire-géographie d’abord, dans un collège qui accueillait une importante communauté rom venue du Kosovo suite à la guerre de la fin des années 19901 ; comme formateur au CASNAV2 de l’académie de Reims ensuite ; et enfin, depuis 2011, comme directeur du département Ville-École-Intégration du CNDP, devenu Canopé depuis, et rédacteur en chef de la revue Diversité, dont la mission est de concevoir des ressources et d’accompagner les personnels de l’éducation, notamment ceux travaillant avec les élèves allophones3.
Diversité et hétérogénéité
2Évoquer les migrations et l’école, c’est d’abord se mettre d’accord sur ce dont on parle afin de lever tout malentendu. S’il s’agit d’évoquer les élèves allophones nouvellement arrivés en France, qui découvrent pour la première fois, souvent à l’issue d’un long et périlleux périple, notre pays, notre culture et notre langue. Nous ne parlons pas des élèves issus de l’immigration, dont les parents, grands-parents ou aïeux plus lointains encore résident en France depuis longtemps. Cette distinction peut paraître évidente, mais l’expérience montre que la confusion est fréquente lorsqu’on évoque cette question, notamment lorsqu’elle est envisagée sous l’angle de l’intégration. Une fois cette distinction et ce principe assez simples posés, nous pouvons mettre en place un cadre de réflexion et d’action.
3De mon point de vue, nous aurions tort de considérer les élèves allophones comme un groupe à part, exogène au système éducatif, venant « percuter » le cours ordinaire de l’école. Si tel était le cas, il faudrait mettre en œuvre des dispositifs ou des structures tellement spécifiques qu’ils les isoleraient et enfermeraient leur parcours dans un cadre fixé définitivement, dès leur arrivée. Cela a pu exister dans le passé, notamment à partir des années 1970 et la mise en place des classes d’initiation (CLIN) et les classes d’accueil (CLA). Mais depuis, et en particulier avec la circulaire de 20124, cette approche par la classe spécifique n’est plus du tout à l’ordre du jour. Il ne faudrait pas non plus considérer les élèves allophones comme une entité homogène. Bien au contraire, s’ils ont un trait commun – l’allophonie – on ne peut qu’être frappé par la diversité et l’hétérogénéité de leurs profils et de leurs parcours. Il est évident, par exemple, que l’âge auquel les élèves arrivent en France et leur bagage scolaire sont des marqueurs déterminants pour la suite de leur scolarité : le rapport aux apprentissages, à la langue et à l’institution d’un enfant de 5 ans ne peut pas être celui d’un adolescent de 16 ans, qui a déjà connu une socialisation et une scolarisation antérieures.
4On peut également citer le bagage scolaire et la maîtrise des compétences langagières dans la langue d’origine. Certains élèves ne sont jamais allés à l’école dans leur pays d’origine ; d’autres ont pu suivre une scolarité régulière et continuent jusqu’à leur départ. Certains ont des compétences dans la plupart des disciplines scolaires enseignées en France ; d’autres ne maîtrisent que quelques rudiments de lecture et d’écriture dans leur langue et écriture d’origine. Tous ont en revanche une biographie langagière qui s’est considérablement diversifiée et étoffée au contact des langues rencontrées au fur et à mesure de leur parcours. De ce fait, ils disposent bien souvent d’une forme d’agilité pour s’approprier de nouvelles langues, compétence qui fait leur singularité au regard des autres élèves5 ; le défi étant ensuite pour eux d’entrer dans la langue de l’école – une langue formelle avec un usage formel – et de s’en approprier tous les codes et les implicites, ce qui n’est pas toujours simple…
5La nature de la migration est elle aussi déterminante. À l’époque où j’étais au CASNAV, c’est-à-dire à la fin des années 2000, j’avais été impressionné par le contraste entre celles et ceux qui arrivent « en tête » des circuits migratoires, et celles et ceux qui arrivent « en queue » de ce même mouvement. Ceux qui arrivent en premier sont ceux qui ont eu les moyens de partir les premiers, dans l’urgence d’un conflit qui vient de se déclencher, comme je l’avais constaté avec les Tchétchènes. Ils partent, malgré les traumas dus à l’émigration, dans de meilleures conditions pour préparer la suite. À l’inverse, d’autres arrivent plusieurs années après le conflit, comme ce fut le cas des Roms du Kosovo, qui continuaient à arriver en France dix ans après leur émigration forcée. Ils sont souvent déjà passés par plusieurs pays européens (Italie, Espagne) et continuent à bouger entre différents pays, en fonction des nécessités et du réseau familial. Ils subissent et héritent ainsi des épreuves difficiles – que tous n’ont pas connues directement – qui hypothèquent grandement leur stabilité et peuvent compromettre la continuité de la scolarité des enfants.
Scolarité et parcours
6Il n’y a donc pas un portrait type de l’élève allophone nouvellement arrivé, mais bien une série de points de repère à prendre en compte afin de comprendre et d’analyser son profil et sa situation de départ, ce qui va occuper les enseignants dans les semaines et mois qui suivent l’arrivée de l’enfant en France.
7Cet accueil, c’est-à-dire l’entrée dans l’école et dans sa langue, est un passage obligé, délicat, qui requiert de la part des professionnels tact et empathie. Mais ce point de départ – l’accueil – ne doit pas être compris comme une fin en soi, encore moins comme un point d’arrivée : on doit d’emblée penser la suite du parcours, c’est-à-dire la scolarité des élèves, le rapport aux savoirs et l’entrée dans les apprentissages scolaires, l’orientation, etc.
8Les élèves allophones sont effectivement des élèves à part entière qui, comme les autres, sont des jeunes en devenir, dans leur grande diversité. Quoi qu’il arrive, plus ou moins rapidement, ils deviendront des élèves ordinaires. Cela ne signifie pas qu’il faut nier leur origine ou leur trajectoire particulière, ou l’oublier, mais il faut faire l’exercice délicat d’en avoir la connaissance sans en faire une catégorie essentialisante. On peut se dire que les élèves allophones ont des spécificités, variables des uns aux autres, comme les autres élèves. Ni plus ni moins.
9Il est donc impératif de considérer leur parcours et leur scolarité précédant leur arrivée en France de façon globale, et pas seulement sous l’angle des besoins en langue française. Documenter autant que possible ce parcours éducatif afin d’identifier les points d’appui et les manques est une ressource utile pour l’enseignant. Établir une biographie langagière pour avoir une idée de l’agilité et des compétences linguistiques dont ils pourront se saisir dans leur apprentissage du français et dans leurs apprentissages en français est nécessaire. De même, ce diagnostic initial doit être réalisé en concertation avec l’ensemble des acteurs travaillant auprès des familles, et partagé avec l’ensemble de la communauté éducative. Cette documentation composera le socle de référence pour assurer le suivi et l’accompagnement des élèves. Il permettra également de lever un certain nombre d’a priori que certains acteurs peuvent avoir sur ces élèves, qui peuvent avoir tendance à insister davantage sur les difficultés des élèves que sur leurs capacités ou leur potentiel à entrer dans les apprentissages.
Dispositif et équipe éducative
10Du point de vue de l’équipe éducative, la question de la langue est souvent, là encore, source de malentendus. On se borne trop souvent à parler de la maîtrise de la langue comme d’un préalable à la scolarisation « ordinaire », alors que la langue reste un matériau souple et que sa pratique dans l’école est la source des apprentissages, de tous les apprentissages. Avec ses erreurs, ses approximations et imperfections. Apprendre, cela nécessite de passer par des phases d’essais-erreurs. Il ne faudrait pas voir les erreurs des élèves allophones comme des difficultés scolaires majeures, et indépassables, mais comme des passages obligés, chaque élève ayant d’abord comme réflexe de se calquer sur la structure de sa langue maternelle pour s’exprimer en français. L’absence du son [é] chez les arabophones, l’absence de distinction entre le féminin et le masculin chez les anglophones ou encore de déterminant chez les turcophones, etc., peuvent être autant d’explications des difficultés ou des erreurs récurrentes des élèves porteurs de ces langues maternelles là. Si les enseignants n’ont pas conscience de ces écarts, ils peuvent voir dans les erreurs un manque de travail ou d’attention, alors qu’il faudrait y voir une langue française en voie d’acquisition.
11C’est là que la notion de français comme langue de scolarisation a toute son importance : la langue de l’école n’est pas tout à fait celle de la rue ou de la famille ; plus encore, chaque discipline développe un corpus et un langage qui lui sont propres. Pour prendre un exemple dans ma discipline, l’histoire-géographie, la langue enseignée est particulière car elle s’appuie très souvent sur l’usage de la voix passive : on cache le sujet dans la phrase, on ne sait pas qui est acteur de l’action. De même, on a recours à la nominalisation afin de décrire des phénomènes et poser des notions. Cela semble secondaire, alors qu’il est aisé d’imaginer la difficulté supplémentaire pour des élèves qui sont en train de découvrir le français en essayant de comprendre un cours. Non seulement il faut tenir compte de la langue d’origine pour comprendre les erreurs et accompagner les élèves dans leurs pratiques du français, mais il faut tout autant accompagner les enseignants dans leur prise de conscience et leur connaissance des usages du français dans leur propre discipline. C’est à travers la langue qu’un travail pédagogique collectif doit être engagé au sein des équipes éducatives. Cela relève de leur responsabilité.
12Comme je l’indiquais plus haut, l’institution scolaire, depuis les années 1970, a mis en place des dispositifs variés, qui posent la question de l’accueil, de la scolarité et donc de l’inclusion des élèves allophones. Mais dès que l’on crée des dispositifs, toute une série de questions se posent. Un dispositif a d’abord pour fonction, comme le rappellent Barrère ou Glasman6, de reconnaître un public, et matérialise une réponse à une urgence en dépassant le cadre imposé par l’institution et le droit commun. Un dispositif permet ainsi de s’adresser à des publics ou à des difficultés spécifiques. Mais d’emblée, la dimension intégrative, protectrice et réparatrice du dispositif peut interroger : quelles sont les spécificités et spécialités des personnes à qui on les confie ? Un dispositif se comporte-t-il toujours à la marge d’une organisation ? Concrètement, est-ce uniquement au professeur d’UPE2A (unités pédagogiques pour les élèves allophones arrivants) que revient la responsabilité d’assurer le suivi des élèves, au risque de marginaliser l’enfant ? Ou s’agit-il de concerner tous les acteurs éducatifs et en premier lieu les autres enseignants ? Certains dispositifs, parce qu’ils peuvent amener à catégoriser et externaliser certains élèves, font courir le risque que les enseignants et les acteurs publics se déchargent de la prise en charge de ces élèves sur ces dispositifs et contribuent ainsi à les détourner, en tout ou partie, du curriculum commun.
Hospitalité et inclusion
13Ainsi, l’accueil et la scolarité des élèves allophones résonnent parfaitement avec une ambition inclusive et la réalité de l’hospitalité scolaire.
14De mon point de vue, cette problématique s’inscrit dans la tradition séculaire de l’hospitalité, aussi ancienne que l’humanité, de la protection de celui qu’on accueille – comme hôte – chez soi (hestia), y compris son pire ennemi (hosties). Homère en avait pour ainsi dire établi les règles, décrivant un rituel quasi immuable avec une série de scènes répondant à un protocole précis, codifiant l’attitude et les gestes de l’hôte et de son invité. Ainsi, comme l’écrivait Gotman, l’hospitalité est un principe toujours vivant, tout à la fois « une série de codes, de conventions, de règles auxquels il faut se conformer » tout en étant toujours dans leur transgression, dans « ce qui fait qu’on va au-delà du code, qu’on en donne un peu plus ». Ainsi, à la différence du simple accueil, l’hospitalité « comporte toujours une part qui sort du code, et c’est en cela qu’elle relève aussi de l’économie, du don, de la gratuité avec tout ce que cela comporte de déséquilibre, de marge, d’indéfinition, d’indétermination »7.
15Finalement, ce qui nous rassemble – et nous unit8 – ce sont les savoirs et les langues. Sujet éminemment politique – au sens le plus noble du terme –, les langues nourrissent autant qu’elles questionnent nos constructions identitaires, notre capacité à vivre ensemble et à faire société. L’école, comme toutes les structures éducatives et comme le stipule le code de l’éducation, a pour obligation d’accueillir tous les enfants, quel que soit leur statut administratif, quelle que soit leur situation sociale, quelles que soient leurs spécificités, etc. Bref, tous les enfants au-delà de toutes conditions et considérations. Dans ce jeu de l’hospitalité et de la réciprocité, tous les enfants seront potentiellement tour à tour accueillis et accueillants, les adultes accueillants et accueillis. Pour les enseignants et les éducateurs, cela relève tout à la fois d’une éthique, d’une posture, mais aussi d’une professionnalité de l’hospitalité.
Notes de bas de page
1 Voir R. Guyon, « Scolarisation des enfants roms du Kosovo – Troyes », Diversité, no 159, 2009, p. 93-97. On pourra également se reporter au no 21 des Cahiers pédagogiques, coordonné par R. Guyon et M. Rigolot, À l’école avec les élèves roms, tsiganes et voyageurs, 2010.
2 Centre académique pour la scolarisation des enfants allophones nouvellement arrivés et des enfants issus de famille itinérantes et de voyageurs.
3 L’ensemble des éléments développés ici est le fruit de mon expérience professionnelle, mais aussi des numéros de la revue Diversité que je dirige depuis 2011.
4 Circulaire no 2012-141 du 2 octobre 2012 relative à « l’organisation de la scolarité des élèves allophones nouvellement arrivés ».
5 C. Klein dir., Le français comme langue de scolarisation. Accompagner, enseigner, évaluer, se former, Scérén / CNDP-CRDP, 2012.
6 Voir le no 190 de Diversité intitulé À l’école des dispositifs, 2017.
7 Entretien avec A. Gotman, Diversité, no 153, 2008, p. 8. Voir également le no 196 de Diversité de septembre-décembre 2019 intitulé L’hospitalité #2 qui se propose de revenir sur cette notion, dix ans après le précédent numéro, avec des contributions éclairantes de S. Laacher, M. Delmas-Marty, B. Boudou, etc.
8 F. Dubet, Ce qui nous unit. Discriminations, égalité et reconnaissance, Paris, Seuil, 2016.
Auteur
Rédacteur en chef de la revue Diversité, Réseau Canopé
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