Chapitre VIII
Boniface ou le dernier des Alladian
p. 355-410
Texte intégral
1. Un informateur exemplaire
1Il est assez logique que ce travail se termine sur l’évocation de celui qui l’a rendu possible et, dans une certaine mesure, a infléchi son orientation. Tout a commencé avec Boniface, un soir de la fin 1965 où un chef de village me le présenta, grand diable aux traits irréguliers, « noir comme le charbon » – première malchance dans une région où l’on préfère les « teints clairs ». Je considérai d’abord avec quelque circonspection cet informateur un peu vite tombé du ciel, membre « de la famille royale de Grand-Jacques » me précisait encore ce chef qui ne parlait d’ailleurs des personnalités les plus prestigieuses de sa propre famille qu’en les affublant des titres de « prince » ou de « princesse ». Il ne m’avait pas fallu une longue expérience du pays alladian pour savoir qu’il n’avait jamais connu d’autorité centralisée. Pauvre roi, roi déchu en tout cas, que ce candidat interprète-enquêteur au style emphatique et maladroit, accouru de Port-Bouët à l’appel d’un notable qui pensait percevoir en sous-main la moitié de son traitement : Boniface avait promis et ne tint pas parole ; je ne fus mis au courant de cette péripétie que bien plus tard, étonné depuis longtemps pourtant de la froideur soudaine de leurs relations, de leur application à ne plus parler l’un de l’autre.
2Enquêteur presque imposé par un notable, Boniface devait inquiéter le chercheur débutant soucieux de ne pas se laisser circonvenir par le milieu qu’il étudiait ; je le pris à l’essai et ce fut le début d’une collaboration de plusieurs années – entrecoupée pour lui de périodes de chômage quand je me trouvais en France. Boniface se révéla très au fait des subtilités de sa société, doué d’une remarquable mémoire généalogique ; il avait notamment une connaissance approfondie de l’histoire et de la composition des lignages de Grand-Jacques – encore qu’il n’appartînt pas à l’un des deux lignages dans lesquels se transmettait alternativement la chefferie traditionnelle : il fut, à tout le moins, le premier de mes informateurs. S’il me suivit plus tard chez les Avikam et les Ébrié, c’est qu’il m’y avait devancé et pouvait m’y introduire : les relations entre Avikam akouri et panda et Alladian ont toujours été nombreuses ; Boniface avait des amis à Grand-Lahou, et un colonat alladian y avait le monopole de la pêche en mer. Allié aux Ébrié d’Audouin – « faux » ébrié ou « faux » alladian, l’histoire n’en est pas très claire –, ami et allié lointain d’Ébrié de Niangon-Lokoa et d’Abadjin-Kouté, il me facilita le passage d’une société à l’autre : d’elles-mêmes, conversations et enquêtes se faisaient comparatives.
3Mais ce n’est pas en cela que résida son apport le plus original. Avec le temps nous étions devenus, je crois, amis, et Boniface, sachant à quoi je m’intéressais, se risqua à quelques confidences personnelles, qui m’expliquèrent après coup certains comportements passés : d’enquêteur il devint insensiblement enquêté ; je comprenais mieux, rétrospectivement, ses malheurs et ses craintes ; du coup mon enquête le rattrapait ; j’observais sa vie quotidienne d’un œil nouveau, sans doute mieux adapté ; il faisait partie de mon « sujet ». Je n’avais pas eu besoin de Boniface pour découvrir l’importance en Basse-Côte des croyances à la sorcellerie et l’influence actuelle d’une histoire religieuse mouvementée : guérisseurs et clairvoyants étaient légion ; l’ombre de Bregbo portait sur toute la lagune ; chaque décès, chaque maladie grave donnait lieu à des interprétations sur la nature desquelles nul ne faisait véritablement mystère. Mais il faut bien dire qu’en la matière Boniface était orfèvre ; par lui je fus très facilement mis en rapport avec des spécialistes de la voyance et de la contre-sorcellerie, mis au courant des « affaires » villageoises, averti dès qu’un événement d’importance – décès, interrogation de cadavre, querelle publique, départ à Bregbo – méritait de retenir l’attention. Enfin je compris progressivement que lui-même vivait intensément le drame dont nous essayions ensemble d’identifier les acteurs et de comprendre le scénario. La plupart des maux qui l’accablaient de temps à autre au point de le rendre incapable de tout travail – violents maux de tête, douleurs d’oreilles prolongées, maux de ventre – étaient manifestement, comme on dit, d’origine psychosomatique ; il lui fallut construire un tombeau à ses parents pour que disparussent ses douleurs à l’oreille, faire à sa famille maternelle la promesse d’un voyage à Daloa trop longtemps différé pour que s’atténuassent ses maux de tête ; à titre préventif il refusa un héritage ; c’est avec le même soin inquiet, et le même système d’interprétation, qu’il veillait à la santé de ses enfants. Boniface vivait dans l’angoisse et ne perdait pas de vue la « partie forte » de son matrilignage, menace incessante dont il s’appliquait à conjurer les effets par une prudence exemplaire.
4Notre dialogue, dès lors, devint assez étonnant. Je ne me sentais pas le droit de ruser avec Boniface, d’entrer dans son jeu sans annoncer la couleur, de lui jouer la comédie. Il admit mon incrédulité et accepta des gouttes pour ses oreilles. Lui-même faisait preuve d’un remarquable esprit critique, prompt à dénoncer la malhonnêteté des « charlatans » plus soucieux d’argent que de guérison, les conflits d’intérêts qui s’exprimaient dans les accusations de sorcellerie ; cet esprit critique pouvait d’ailleurs aller fort loin : Boniface avait une vision désabusée et quasi cynique des grandeurs de ce monde. Néanmoins, il en revenait au caractère irrécusable de l’expérience : ni ses maladies ni ses guérisons n’avaient été des illusions ; il avait « senti » le cadavre peser sur ses épaules et le forcer à marcher ou à reculer ; il savait d’expérience qu’on ne néglige pas impunément ses parents – paternels ou maternels. De mon côté j’étais sensible à la logique du système ; je crois avoir été capable de porter sur tel ou tel décès un diagnostic vraisemblable ; l’immodestie du rapprochement est assez évidente pour qu’on l’excuse : je crois ressentir assez profondément la vérité des propos d’Evans-Pritchard lorsque, en substance, il se dit capable de raisonner dans la logique de ceux qu’il étudie.
5Notre dialogue dure encore ; nous ne nous sommes convaincus ni l’un ni l’autre : plus exactement, Boniface, persuadé comme bon nombre de ses compatriotes qu’il y a une vérité pour les Noirs et une vérité pour les Blancs, reprocherait à mon rationalisme d’être incomplet, de ne pas inclure les règles d’interprétation nécessaires à la santé, à la vie et à la tranquillité de ses semblables ; il comprend son langage ; il a volontiers recours à la médecine « non indigène » ; si ses croyances ont des points forts – tout ce qui se rattache à la conception persécutive du lignage et aux devoirs envers la parenté paternelle – dont il admet simplement le caractère spécifique, elles ont aussi leurs points faibles et connaissent l’épreuve du doute ou du scepticisme, de l’échec : il a perdu au moins deux petits enfants pour s’être trop fié à l’efficacité de la clairvoyance. Pour ma part, j’admets volontiers (comment faire autrement ?) la relative efficacité des croyances au monde de l’entourage ; si elle baisse, c’est que le monde a changé ; mais comment admettre la complaisance – et sur ce point je dois plaider coupable, car toute étude, toute marque d’attention vaut caution et preuve – de ceux dont la seule présence garantit aux yeux de la masse le sérieux, voire le caractère scientifique de l’œuvre des « prophètes » ? À ces derniers, et à Atcho plus particulièrement, dans la mesure, difficile à estimer, où ils ne sont pas eux-mêmes aliénés aux croyances qu’ils illustrent, le reproche peut être fait, me semble-t-il, de perpétuer le système à l’intérieur duquel ils peuvent prétendre à une certaine efficacité ; encore celle-ci se paie-t-elle de mille angoisses ; pour un individu apaisé, pour une querelle de famille réglée, combien de superstitions délirantes, de sentiments de culpabilité encouragés, multipliés et souvent suscités ? J’ai plus haut évoqué ce problème. Mais le ministre d’État, l’ambassadeur de France, Jean Rouch et quelques « spécialistes » de sciences humaines de moindre renom, dont moi-même, savent-ils vraiment ce qu’ils cautionnent par leur présence bienveillante et prétendument intéressée (intéressée, en fait, mais en un autre sens), ou, le sachant, n’éprouvent-ils pas quelque scrupule à confondre ou laisser confondre les formes abâtardies d’une tradition dénaturée avec une légitime prétention à la science thérapeutique ? Avec Boniface, à tout le moins, je voulais éviter un malentendu de ce genre ; il me savait connaisseur ou essayant de l’être mais non complice (quel racisme étrange aurait-il pu inspirer à quelqu’un qui ne distingue pas les faux prophètes des vrais une indulgence suspecte à l’égard des idéologies intertropicales ?). Que l’on m’entende bien, avant de m’asséner le reproche de sectarisme et de positivisme ; il ne m’est jamais venu à l’idée d’ignorer « la logique des choses » ou la « rationalité de l’irrationnel », pour reprendre des expressions de Roger Bastide ; seulement cette « logique des choses » était en l’occurrence boiteuse, tiraillée entre un christianisme simpliste et culpabilisant – celui des prophètes et du harrisme – et un technicisme assez évidemment charlatanesque pour inspirer des doutes à ceux-là mêmes qui y avaient recours ; surtout, je voulais pouvoir discuter de ces matières avec Boniface sans contrainte et sans hypocrisie : après tout, s’il avait ses diables, qui n’a ses démons ? Je n’allais pas nier ses douleurs, encore moins les lui reprocher ; ni la malveillance de certains de ses parents j’en étais convaincu, et il n’était même pas exclu à mes yeux que certains d’entre eux fussent eux-mêmes convaincus d’être à l’origine de ses maux de tête ou de ventre. Admettre les faits et contester le système d’interprétation tout en m’efforçant de le connaître du mieux possible : telle était mon attitude avec Boniface ; je niais que l’efficacité fût la mesure de la vérité ; plus exactement je refusais de faire semblant d’adhérer sans restriction à une telle conception : c’était pour moi la seule manière de ne pas rougir de mes entretiens avec mon informateur ; car c’est une chose de ne pas sourire lorsque Atcho prétend recevoir directement de Dieu ses instructions (qu’il le croie ou non, il en vit et en vit bien), c’en serait une autre de conforter dans leurs croyances, d’ailleurs souvent marquées aujourd’hui de quelque incertitude, dénaturées, inadaptées, dysfonctionnelles, des hommes qui en souffrent et parfois en meurent.
6Boniface admit parfaitement mon point de vue ; il était à vrai dire capable de raisonner dans la logique des deux registres ; sa formation l’y aidait : il avait été catéchiste plusieurs années durant et le prêtre dont il dépendait faisait preuve, si j’en crois ce qu’il m’a rapporté, d’une intolérance absolue à l’encontre des conceptions traditionnelles. Catéchiste, il s’était fait le porte-parole de cette intransigeance. Mais l’urgence des faits, l’atmosphère prenante du village alladian – où la cohésion des lignages était jusqu’à ces toutes dernières années intacte –, le poids d’une tradition lui imposaient, le moment venu, le recours aux vieux schémas d’interprétation. Atteint de maux de reins lors d’un séjour à San Pedro (1969), assez violents et à première vue inquiétants pour qu’on le fît évacuer par avion sur Abidjan, Boniface, en paix (armée) avec sa famille et n’ayant conscience d’aucune erreur de sa part, n’éprouva pas le besoin d’ajouter sa propre interprétation au diagnostic du médecin : un séjour à l’hôpital suffit à le guérir. En revanche lorsqu’il était devenu sourd à la suite d’une grave querelle avec sa famille maternelle (1968), il n’avait guère hésité à faire de sa négligence à l’égard de sa famille la cause de sa maladie : il restitua au chef de lignage la somme d’argent, au demeurant bien modique (2 500 francs CFA), qu’il avait obtenue en vendant une petite plantation sans son autorisation – et il guérit. Ni les gouttes ni les soins divers n’auraient eu d’efficacité, à son sens, s’il n’avait fait auparavant amende honorable. Une telle position était moins contradictoire qu’ambivalente, commode en somme, relativement facile à comprendre et même à admettre. Boniface, me semble-t-il, ne m’échappait pas, ne me devenait pas inaccessible lorsqu’il se réfugiait dans les interprétations du second type ; malgré tout le talent de leur auteur, je crois bien artificielles les remarques consacrées par Michel Croce-Spinelli, au début des Enfants de Poto-Poto1, à la cassure irrémédiable qui apparaîtrait parfois entre sa propre mentalité et celle de ses amis africains. Le reportage eût été aussi vivant si son auteur s’était abstenu de jouer les Lévy-Bruhl du pauvre – accentuant, quoi qu’il en eût, l’image aussi pernicieuse que répandue, et peut-être plus encore en milieu africain qu’en milieu européen, d’un fossé irrémédiable entre deux types de mentalités et deux types de logiques.
7Boniface n’était pas une institution que j’observais mais un interlocuteur. Que fût clairement défini mon point de vue sur des croyances que nous étudiions ensemble mais que je ne partageais pas, c’était une question d’éthique – si l’on veut : de déontologie. Mais aussi de pratique ; je retrouvai l’alternative ancienne : observation participante ou distanciation ; par rapport aux systèmes de représentation traditionnels et à leurs déviations chrétiennes, j’étais bien à la fois dehors et dedans ; et Boniface aussi ; simplement, quand je me risquais, de l’extérieur, à pénétrer dans leur logique interne, lui, de l’intérieur, gagnait sans difficulté un point de vue extérieur et plus critique ; nos points de départ, et nos démarches, étaient inverses mais symétriques. Au sens premier, nous sympathisions. Boniface voyait venir mes objections et j’attendais ses arguments. Nous y gagnâmes certainement l’un et l’autre.
8Mon informateur privilégié, mon enquêteur enquêté était exemplaire à plus d’un titre : esprit fort à certains égards, mais nourrissant des craintes ancestrales, planteur et pêcheur, mais aussi employé des chemins de fer, catéchiste, animateur d’une coopérative, ethnologue – et puis encore, et puis surtout chômeur, habitué aux renvois plus ou moins courtois des employés des employeurs, aux mensonges et à l’indifférence des gens arrivés, fussent-ils eux-mêmes alladian –, déplaçant les quelques planches de sa maison, sa femme et ses ustensiles de cuisine de Grand-Jacques à Port-Bouët, de Port-Bouët à Jacqueville et inversement, s’installant sur la route de Grand-Bassam avant de se replier sur Vridi, à distance prudente aussi bien de son lignage et de ses menaces que d’Abidjan et de sa vie difficile, Boniface est moins pourtant un « homme marginal » que l’homme de plusieurs mondes, un homme de la diversité aux prises avec les difficultés de la vie moderne mais aussi avec les affres et les consolations de la vie traditionnelle ; assez au fait de l’une et de l’autre pour ne les point trop mêler et savoir distinguer du traditionnel dénaturé (la « tradition » selon Jacques Berque) l’originel qui le fonde et l’authentifie, il est moins l’homme des compromis approximatifs – se défiant par exemple des fastes du harrisme – que celui des appartenances diverses, assez bien portant, en fin de compte, dans l’impossibilité de toute synthèse, pour ne s’y point trop déchirer.
9J’insiste sur ce point : Boniface, en quelque sorte, vit sur plusieurs plans. Il réserve ses interprétations persécutives aux circonstances qui les auraient suscitées traditionnellement. Il ne les applique pas, par exemple, comme d’autres, aux difficultés de sa vie professionnelle : ses analyses de la situation ivoirienne sont lucides et réalistes. Il est l’homme des distinctions, des coupures, refusant d’instinct toute synthèse. Illustration vivante d’une partie du schéma de Malinowski, il enjambe les « cultures », s’efforçant de passer de l’une à l’autre sans piétiner les marges, s’en accommodant mais refusant de les accommoder. Naturellement ce refus est illusoire : sa « tradition » est nécessairement tronquée, détachée en partie de son contexte social, totalement de son contexte économique ; il a toujours abordé la vie professionnelle moderne avec tout le handicap d’un « semi-lettré » : vocabulaire abondant mais peu sûr, syntaxe compliquée et chaotique, volonté éperdue de maîtriser les nouveaux apports (aussi bien comme catéchiste que comme secrétaire de coopérative) mais formation insuffisante (ses études s’étaient arrêtées au certificat d’études) le condamnent à des emplois éphémères qui lui confèrent aux yeux de quelques-uns un prestige incertain, incessamment remis en cause, exacerbant par là son inquiétude et sa susceptibilité. Par cet effort de distinction, Boniface est peut-être le dernier de son espèce, ou l’un des derniers. On se souvient que les Alladian, à mon sens, sont moins que les Ébrié prisonniers du schéma auto-persécutif, plus soucieux encore, mais plus pour longtemps et déjà plus du tout pour nombre d’entre eux, de régler leurs comptes avec leurs parents ou alliés qu’avec eux-mêmes. Le fils de Boniface, demain, sera professeur d’enseignement technique ; mais il ne saura pas tout ce que sait son père, et cette science ne lui servirait à rien : ses peurs, s’il en a, et ses échecs, s’il en connaît, il lui faudra apprendre à les comprendre.
10Mais sans doute est-il utile, à ce point, de récuser une objection qui pourrait m’être faite. N’ai-je point trop suivi le guide ? N’ai-je point retrouvé Boniface derrière chaque Alladian, un Alladian derrière chaque lagunaire ? L’intérêt que j’ai porté à l’idéo-logique des lagunaires et à ses transformations n’a-t-il pas été dicté, et même du coup grossi, par les fantasmes d’un interlocuteur abusivement privilégié ? Je ne le pense pas. L’histoire personnelle de Boniface, encore une fois, ne s’est intégrée à l’objet de mon enquête qu’en cours de route ; les intrigues et les complications de la vie lignagère et villageoise n’avaient rien d’irrémédiablement secret pour qui séjournait un peu longuement en pays alladian ; Georges Balandier, venu me rendre visite et m’encourager un jour à Jacqueville, rencontra, en cours de route, un cortège bizarre dont il remarqua les allées et venues à première vue désordonnées : en plein jour, on interrogeait un cadavre. Certains de mes informateurs spécialisés me furent présentés par Boniface, d’autres non ; en pays avikam le renom du vieux Pata (pour ne rien dire de Papa Nouveau) était tel qu’il ne pouvait être ignoré longtemps ; à Bregbo, et de façon générale en pays ébrié, je contactai directement un certain nombre de spécialistes connus de tous. Bregbo, il faut le dire, était une mine pour qui s’intéressait aux chroniques villageoises : d’une part on y mesurait l’ampleur d’un phénomène, le nombre incroyablement élevé d’accusations et de confessions en milieu lagunaire ; d’autre part il était aisé d’y observer l’aboutissement d’affaires villageoises ou d’y trouver la trace, archivée grâce à l’initiative de Jean Rouch, d’incidents passés dont certains villageois acceptaient de retracer l’histoire et éventuellement de révéler les suites actuelles. Toute cette information échappait complètement à l’initiative de Boniface. Enfin, les conversations avec n’importe quel individu, pour peu qu’il découvrît en moi un interlocuteur informé, confirmaient la généralité du système d’interprétation dont les spécialistes avaient exposé les règles dans le détail. J’en fis l’expérience notamment en milieu avikam où un séjour plus court, l’absence d’archives et une observation moins continue de la vie villageoise m’obligèrent à des entretiens plus dispersés mais aussi plus directs que lors de mes premiers mois alladian. Quant aux Ébrié, j’ai essayé de suggérer plus haut qu’à l’heure actuelle les confessions correspondaient chez eux à un phénomène assez différent des croyances persécutives encore largement attestées à Jacqueville et Grand-Jacques, et d’avancer quelques raisons susceptibles d’éclairer et d’expliquer cette différence. Cette constatation m’avait été imposée par le spectacle de certaines confessions publiques à Bregbo, des entretiens avec les aides d’Atcho, et des enquêtes rétrospectives dans les villages ébrié. Je n’ai fait part qu’il y a peu de temps à Boniface de mes hypothèses concernant les deux types de confessions et les raisons de cette dualité ; il les a approuvées et son approbation mérite à mon sens d’autant plus de considération que ces hypothèses sont inscrites dans le texte même des prédications d’Atcho et de ses aides.
11Retracer la vie de Boniface, les péripéties et les épreuves qui ont conduit le fils d’un lignage alladian à élargir son horizon sans renoncer à son « entourage » : tel est le propos de ce chapitre, qui voudrait être aussi et par là même une illustration des difficultés rencontrées par les hommes de la diversité. Le contact culturel (et ce qu’il présuppose de violences de tous ordres) n’est pas une notion, encore moins un concept : c’est un vécu, quotidien, insupportable, irrécusable. Comme toute forme idéologique, il existe pour tous et pour chacun ; système ou quasi-système (on peut comprendre et énoncer les règles de ses actions d’érosion et de reconstruction), il marque les individus au sceau du contradictoire, de l’inachevé, ou de l’incompatible quand ils réussissent à éviter la confusion.
12Ce furent d’abord des conversations à bâtons rompus, des confidences épisodiques qui me mirent progressivement au courant de la vie de Boniface. Quand je jugeai qu’elle avait peut-être une valeur exemplaire, je lui demandai de la rédiger. Boniface a la plume et la parole faciles, mais sa syntaxe et son vocabulaire, étrangement inégaux, compliqués, sophistiqués, ampoulés, inadaptés, voire incohérents, sont, eux, parfois bien difficiles pour le lecteur. Il me remit son récit, puis, à ma demande, m’en éclaira, au cours d’une patiente relecture, les passages les plus obscurs. J’y discernai quelques lacunes, une évocation moins claire que celle qu’il m’avait faite oralement de certains de ses problèmes familiaux. Nous revînmes sur certains points, et je pris moi-même en notes les précisions qu’il me donna. Ce sont ces deux types de matériaux qu’on trouvera reproduits ici : une version, parfois largement retouchée du point de vue de la forme (pour autant que l’exigeait la compréhension du texte), de la vie de Boniface par lui-même, et une analyse de certains de ses conflits familiaux dont il est l’auteur mais que j’ai rédigée moi-même. Enfin j’ai reproduit à la suite de ces deux textes un entretien enregistré au magnétophone, au cours duquel j’essayais, sans véritable succès, d’opposer à mon interlocuteur ses propres contradictions.
2. Vie de Boniface
13Je suis né le 10 décembre 1920 de Neuba Ethé et Bogui Nijé, et j’ai grandi dans la main2 de ma grand-mère Bogui Koko, tante de mon père3. Mon grand-père Ando Neuba insistait toujours pour qu’on m’amène à lui, et, quand on m’apportait, me prenait dans ses bras et frottait son front contre mon front, en me disant : « Antcha etchi meiri », c’est-à-dire « Homonyme, fais comme moi »4. C’est en 1923 que ma grand-mère m’a retiré d’auprès ma mère pour m’empêcher de prendre le lait. Le vieux Nguessan Anga, le mari de ma grand-mère, souffrait à cause de moi lorsque je n’étais pas endormi : je lui jetais du sable en lui criant de ne pas toucher Baba5, je pleurais toute la nuit pour l’en empêcher. Alors le vieux me disait : « J’ai doté Bogui Koko dans la main de Diéké Neuba et tu me chasses d’auprès d’elle ; tâche de me rembourser ma dot pour prendre ma femme ! » C’est Bogui Koko qui m’a raconté tout cela plus tard.
14À l’âge de six ans, c’est-à-dire en 1926, je pêchais au bord de la mer pour donner les meilleurs poissons à Ando Neuba. Sa captive Neuba Nijé lui préparait son aliment. Un jour un rat enleva son poisson préféré dans le plat que sa servante lui apportait. À l’heure de prendre son dîner, le vieux a trouvé les arêtes du poisson à côté du plat ; il s’est agenouillé pour maudire son malfaiteur. Le lendemain, on a trouvé le rat mort auprès des assiettes.
15Ando Neuba a pris le commandement à Grand-Jacques après la mort de Djragbou. Il a été un chef redoutable. Je ne puis vous conter la vie de ce chef, mais seulement quelques épisodes. Il sortait à côté de sa palissade, dans la rue. Les passants faisaient attention avant de passer auprès de lui. Je m’asseyais auprès de lui ; à chaque fois que des gens passaient, il me demandait leur nom ; il les appelait ; quand ils s’approchaient, il leur donnait un coup de canne s’ils ne le saluaient pas. Le père Van Dick s’est présenté un jour pour avoir l’autorisation de fonder une mission à Grand-Jacques. Il refusa et renvoya le père à coups de canne. Le père lui dit : « Maintenant et plus tard je construirai une église à Grand-Jacques dans ta barbe ». La parole du père s’est bien réalisée puisque la première église a été construite dans les terres familiales d’Ando Neuba et qu’Ethé Neuba fils de Neuba Ethé fils d’Ando Neuba fut le premier catéchiste de cette mission.
16Je quittai Jacqueville pour Tiaha, village adioukrou, pour suivre ma grand-mère maternelle, Diako Ganon, qui avait épousé un Adioukrou du nom de Lolom. À la suite de la naissance de N’drin Mambé, son père Mambé N’drin s’était rendu à Tiaha pour dire à ma grand-mère de se rendre auprès de la mère du nouveau-né. Rentré au village, je fus confié à mon père adoptif, M. Ferdinand Yesso6. Gérant du magasin SCOA à Jacqueville, il avait démissionné et était planteur ; son campement était situé à l’est du débarcadère de Grand-Jacques sur la lagune. Deux de ses frères, Boumbro et Tanon, l’aidaient. Ils cultivaient du manioc pour alimenter les Aïzi du village Abra qui le font difficilement pousser dans leur terre.
Une parenthèse : histoire de Boutchué et Boumbro
17Boutché, petit frère de mon père, actuellement chef de la famille Afièdo7, était un bon pêcheur mais il avait du mal à remonter dans sa pirogue quand elle se renversait : il était trop gros et fatigué. Voici ce qui était arrivé à Boutchué : son oncle Neuba Deigni l’avait saisi, loin de la vue de tout autre, pour l’emmener en aoba [gage] dans la main d’Adjé Bonny, à l’insu de son père. Son frère Neuba Ethé se rendit auprès d’Ando Neuba pour le supplier de payer la dette. Neuba Ethé lui-même avait travaillé pour son père sans rien lui réclamer. Après avoir remboursé Adjé Bonny, Ando Neuba voulut bien lui laisser Boutchué en ãkwadame aoba [aoba : école]8. Un jour, alors qu’il devait monter la mer avec deux autres pêcheurs d’Adjé Bonny, Boutchué se sauva et rentra dans la main de son père qui voulut bien le garder. Il fut remplacé par un autre jeune pêcheur qui se noya lorsque la pirogue se renversa dans la barre. C’est à ce moment que son père décida que Boutchué ne retournerait pas à Grand-Jacques. Tout cela se passait avant ma naissance, vers les années 1911-1912. Boutchué partit comme apprenti tailleur à Abidjan dans la main de N’drin Mambé. Plus tard il revint à Grand-Jacques.
18Il y était quand je fus confié à Ferdinand Yesso. Un jour, en l’absence de celui-ci, parti à Dabou, son manœuvre s’était introduit dans sa maison pour voler et s’était échappé sans être vu. Boumbro et Boutchué se mirent à sa recherche. Boumbro le rejoignit à Pandah, village adioukrou. Le voleur ne refusa pas de descendre avec Boumbro au bord de la lagune, à deux kilomètres du village à peu près. Arrivé au bord, Boumbro lui demanda de rentrer dans la pirogue ; il refusa. Dans la lutte, Boumbro, qui boite, a son genou qui se replie : il tombe et reçoit du brigand trois coups de poignard. Le corps fut transporté à Grand-Jacques par les villageois.
Suite de l’histoire de Boniface
19En 1928, après avoir terminé les funérailles de Boumbro, M. Yesso a sollicité un emploi de gérant d’une maison de commerce à Abidjan. En 1930, le terrible naufrage du bac de Port-Bouët a eu lieu un jeudi matin ; je fréquentai pour ma première année l’école régionale d’Abidjan ; le jeudi matin je suis retenu pour travailler la cour du maître et j’ai assisté au naufrage. Quelques jours après le naufrage je souffrais atrocement à la cheville droite. Impossible de me faire guérir à l’hôpital : on m’emmena auprès d’une sœur de ma grand-mère, Diako Laché, à Azuretti, près de Grand-Bassam. Après huit mois de souffrance je suis guéri. Au mois de mars 1931 Boumbro Bogui est revenu du service militaire. Le wharf de Port-Bouët n’était pas construit et le port se trouvait à Bassam. Chaque dimanche matin nous partions en famille rendre visite à Bogui. Le tirailleur me donnait son plat de riz en prenant le plat d’atyéké que la famille lui avait apporté.
20À la rentrée suivante, M. Yesso m’a mis à l’école rurale à Jacqueville. Emyen Yacé est ma tutrice et je vivais dans sa main comme chez mes parents. Mon père, grand frappeur de tam-tam, avait fait une danse, « Joli », pour Emyen Yacé. Après quatre ans, en 1936, M. Ferdinand Yesso est mort. La consultation de son cadavre a nommé sa femme d’avoir couché à son insu avec un enfant adoptif qui avait grandi sous leur garde.
21Ferdinand Yesso est donc censé être mort de pisa. Ce qui l’a rendu malade, de l’avis général, c’est qu’il a été trompé sur son propre lit. Si l’adultère avait été commis ailleurs, Ferdinand ne serait pas tombé malade. Le pisa se manifeste par des saignements de nez et de gorge. Une fois diagnostiqué, il entraîne le renvoi automatique de la femme coupable. Au moment de sa maladie, Ferdinand avait été conduit avec sa femme auprès d’une guérisseuse ébrié d’Anoumambo (à l’heure actuelle en plein Abidjan, à côté du nouveau pont) spécialisée dans le traitement du pisa. Elle traita le mari et la femme adultère (celle-ci avait avoué) avec de l’écorce de bois pilée et du jus de citron dilué dans de l’eau : la femme de Ferdinand lui en mit quatre fois dans la bouche de sa main gauche, quatre fois de la main droite. Puis elle l’aspergea de la tête aux pieds. Ferdinand en fit autant avec sa femme. L’eau de pisa doit se garder et être mêlée chaque matin à l’eau du bain. On en asperge tous ceux qui passent dans la cour. La guérisseuse ébrié demanda le linge qui se trouvait sur le lit quand elle avait trompé son mari et le lit lui-même : ils lui furent remis en toute propriété ; elle les aspergea de l’eau du pisa et les revendit à leur ancien propriétaire. Vers trois heures les saignements reprirent et Ferdinand mourut. On comprit alors que sa femme n’avait pas tout avoué : elle avait reconnu d’autres adultères, mais n’avait pas parlé de ses relations avec Bogui, fils adoptif de Ferdinand, qui furent révélées au cours de l’interrogation du cadavre à Grand-Jacques. Boniface, âgé de seize ans, avait assisté et participé à tous ces épisodes.
Figure 14. Boniface et sa famille maternelle

Figure 15. Boniface et sa famille paternelle

22Tout ce que son mari lui avait donné lui a été enlevé par la famille maternelle de son mari. Les parents de son mari l’ont condamnée au souhait d’un malheur, mais elle n’est morte qu’en 1967.
23Après six ans d’études je suis devenu boutiquier à la SCOA et inscripteur de la recette après quatre mois. C’était à Toupah, village adioukrou. Au moment où mon patron est parti pour La Mecque, j’ai donné ma démission pour entrer à la RAN (Régie Abidjan-Niger, voie ferrée Abidjan - Bobo-Dioulasso). Après sept mois j’ai eu qualité de convoyeur et de chef de train. À la suite de la grande mobilisation générale, la RAN tient la suppression d’emploi devant les travailleurs. Je suis obligé de rentrer dans le village pour secourir mon père souffrant d’une terrible maladie ; il prenait le soin à Dabou chez M. Denise, médecin, aujourd’hui ministre d’État.
Une parenthèse : histoire de Deigni Lavri
24Deux єbiẅi étaient dans la main de mon père, parce qu’il était l’héritier de leur père. L’aîné, Deigni Lavri, s’était précipité sur sa femme pour aller avec elle sans attendre le moment mûr de la coutume, c’est-à-dire après avoir habillé la femme et entendu l’avertissement de la belle-mère. Mais Lavri découvrit sa petite femme dans l’état d’une grande dame [non vierge]. Il refusa d’acheter le reste des devoirs envers sa belle-famille. Quand on chercha à savoir les raisons de sa nouvelle conduite, il avoua que sa femme est devenue une grande avec les gens du dehors. On posa des questions à la fille, et elle ne tarda pas à dénoncer le manœuvre wobé de son père. Le divorce eut lieu. Le père furieux, pour faire voir qu’il était capable de couvrir la nudité de sa fille, l’habilla à la place de son mari ; il appela toutes les femmes de son quartier et leur dit : « Je voudrais habiller ma fille à la place de son mari ; je remplacerai ce dernier pour ôter la honte de ma fille ». Il leur avait servi à boire et leur comptait tous les objets un à un. Après, elles ont pris les effets sur la tête en chantant le chant traditionnel. La procession va de l’ouest à l’est et de l’est à l’ouest pour entrer dans la demeure choisie par le père. Tout le monde a vu que la honte de la petite fille est ôtée par son père, car « le poisson pourri demeure dans la marmite de celui qui l’a fumé » : le vieux Yetchui a reconnu le poisson pourri de sa fille dans sa marmite.
25Ayant habillé sa fille, il réclame l’adultère de sa fille comme s’il était son mari9. Tous les porte-cannes se sont réunis pour attendre l’arrivée des adversaires de Kadé Yetchui, père de la fille. Mon père a bien rougi nos yeux pour que nous n’ayons pas froid aux yeux devant les hommes. Il nous a préparé les phrases qui seront nécessaires à nous faire comprendre des gens dans leur jugement. Il nous a donné un litre de vin. Après avoir bu, nous nous sommes rendus chez le chef, au tribunal. La parole est donnée à M. Yetchui, père de la fille : « Le jeune garçon qui vient de connaître ma fille, je dépose plainte contre lui afin qu’il rembourse l’adultère de la fille ». La parole est donnée à Lavri, mon demi-frère et ex-mari de la fille : « La femme dotée de mon père, sans mari10, est à la portée des camarades alladian. Mon père n’a jamais osé demander l’adultère à aucun ; je suis le mari de ma femme : si j’avais transgressé la loi de la coutume, c’était peu de chose pour moi de justifier ce tort dans la mesure où mon beau-père a laissé ma femme à portée de son manœuvre ». On donna raison au jeune homme après son exposé, la coutume n’admettant pas qu’un père réclame pour sa fille le prix de l’adultère.
26Un peu plus tard, en 1939, la mère de la femme de mon père souffrit d’atroces maux de ventre. Un grand sekєwr᷉o᷉, guérisseur et clairvoyant, de Téfredji, village aïzi, soignait parfaitement bien. Mon père se fit remplacer pour l’accompagner par Deigni Lavri, le jeune homme divorcé dont je viens de parler : il devrait la transporter en pirogue. Comme la vieille femme était une Boumbro, l’aînée des femmes Boumbro de Grand-Jacques délégua une aide pour accompagner la malade dans son voyage : ce fut l’ex-femme de Lavri qui fut désignée ; elle vint avec ma sœur, Ethé Mbwafon, qui était sa camarade de promotion (esubã). Tous voyageaient dans la même pirogue pour aller à Téfredji soigner ma grand-mère. Les hommes ramaient et les femmes écopaient. Depuis leur divorce les deux jeunes gens ne se parlaient pas ; mais il arriva que l’homme, pour étendre ses pieds longtemps repliés sous lui-même, toucha ceux de la fille. De même l’épuisette à main de la fille laissa verser de l’eau sur les pieds du jeune homme. Arrivés à Téfredji, ils commencèrent à bavarder. Le soir, les moustiques étaient devenus insupportables ; le pagne d’un homme peut suffire à couvrir deux personnes, celui des femmes est petit et ne peut servir qu’à une personne. La fille alla se protéger sous le pagne du garçon. À leur retour au village ils s’unirent en cachette. La femme que Deigni Lavri avait épousée après son divorce s’emporta contre sa rivale ; batailles et injures se succédèrent. Lavri renonça à sa deuxième femme et obtint l’accord du père de celle-ci. Puis il vint mettre au courant son père adoptif. Neuba Ethé, qui n’était pas content, lui dit : « Trouve quelqu’un qui supporte les frais de ton mariage. Les hommes avec qui j’étais bien autrefois sont devenus mes ennemis à cause de toi ». Au moment du mariage religieux, le jeune homme reçut ses habits de fête de son oncle maternel. Mon père dénonça la culpabilité du jeune homme et de son oncle, et la querelle renversa l’accord existant autrefois entre le père et le fils. Le jeune homme quitta la maison paternelle et partit à Azuretti pêcher pour son propre compte après avoir dérobé une pirogue. Ethé voulut porter plainte mais son frère Boutchué l’en empêcha. À la mort d’Ethé, son père adoptif (le 11 octobre 1941), Lavri ne voulut pas venir au village, mais il vint un peu plus tard à la mort de sa petite sœur. Au moment de faire les funérailles, les maternels consultent les paternels. Les funérailles se font normalement dans la cour des paternels. Le petit frère de mon père, Boutchué, m’appela et me demanda ce que je pensais. Je lui dis : « Père, on ne peut accepter les funérailles sans accepter de reprendre tous les enfants. Accepte-le. Mon père vient de mourir, il aura lui aussi à demander le pardon de ses fautes à Dieu ; il sera condamné si nous n’accueillons pas Lavri en son nom ». Le pardon fut accordé ; Lavri revint habiter la cour paternelle. Son mariage lui a donné huit enfants vivants.
Suite de la vie de Boniface
27Cette parenthèse s’explique par la narration des incidents qui suivent : Boniface a été victime des intrigues de Lavri, il a eu d’autant plus de mérite à conseiller le pardon et la modération à Boutchué.
28Lorsque j’étais à la RAN (1938-1939), je gagnais 180 francs par mois et j’avais le droit de transporter trente kilos de marchandises par voyage. De l’intérieur, je ramenais des ignames, des bananes, du miel et du lait. Il me fallait une femme pour vendre ces produits. Mon père alla trouver Beugré Kagrioun mère de Niava Nguessan et s’entendit avec elle. À mon retour de l’intérieur je fis un tour dans mon village ; le soir venu, mon père a envoyé mon demi-frère Deigni Lavri avec la fille et sa mère. La réponse fut négative. Mon demi-frère avait arrangé la situation dans son intérêt et avait pris Niava Nguessan en bonne amie. Je dus repartir à Abidjan prendre mon service.
29Lorsque je suis rentré auprès de mes parents après la suppression d’emploi, mon père m’a fiancé avec ma femme actuelle. Elle venait d’être convertie catholique. La mission de Grand-Jacques n’ayant pas un catéchiste, le père insista pour qu’elle aille à Jacqueville apprendre son catéchisme. À moins de deux semaines du mariage à l’église mon père est décédé. Le curé s’est rendu à Grand-Jacques deux semaines après la mort de mon père, le dimanche soir ; notre union fut bénie le lundi 13 octobre 1941 dans l’église Saint-Jacques à Grand-Jacques.
30Fruits de la naissance :
Neuba Koko Bernadette | née le 16 juillet 1942 | décédée le 5 décembre 1944 |
Neuba Ethé Gabriel | né le 1er décembre 1943 | |
Neuba Yesso Ferdinand | né le 10 décembre 1945 | décédé le 15 avril 1946 |
Neuba Dohon Marie-Solange | née le 28 mars 1948 | |
Neuba Legbé Imelda | née le 6 février 1950 | |
Neuba Bogui Aimé | né le 12 février 1952 | |
Neuba Nangban Eulalie | née le 6 mars 1954 | décédée en octobre 1959 |
31Ma tante Bessi Bra et sa mère s’opposèrent à mon mariage. Au contraire ma grand-mère et ma mère me conseillèrent toujours de ne pas le rompre. Mes deux sœurs, Ethé Mbwafon et Ethé Yacé, à cause des bons soins qu’elles trouvaient auprès de ma tante, méprisèrent également notre union et firent souffrir à ma femme toutes sortes d’injustices en toute méchanceté.
32Mais il y eut aussi rencontre de vagues familiales de la part des miʃa (alliés). Ma femme, Amou Badio, était la fille adoptive de la veuve de Ferdinand Yesso. Cette dernière était du même lignage que le père d’Amou Badio. Elle habitait Grand-Bassam, obtint l’autorisation de l’y emmener et l’éleva dans la religion catholique.
33Les Kovou (lignage maternel d’Amou Badio) essayèrent de m’enlever ma femme mais elle rejeta leur opinion. Elle fut abandonnée de sa famille dès la naissance de sa fille Bernadette Koko (juillet 1942). La partie de ma famille qui n’aimait pas ma femme la trouva sans défenseur et monta sur elle plus qu’auparavant. J’ai accompagné ma femme pour accoucher à la maternité de Jacqueville car sa tante l’a renvoyée vers moi. Quelques jours après la naissance de Gabriel (15 février 1944) ma femme se disputa avec une parente de son lignage ; j’avais le bébé dans mes bras. Tout à coup la jeune femme se précipita sur ma femme avec des coups redoutables. Je déposai l’enfant sur son lit et j’envoyai à la femme un bon coup de gifle. Son cri parvint jusqu’au bord de la mer. Tous ceux qui dormaient se sont réveillés pour venir à son secours. Les deux premiers arrivés se sont jetés sur moi. Bientôt toute la famille, hommes et femmes, s’est jetée sur moi pour me frapper. Le curé, dont j’étais le catéchiste, après avoir été informé, a déposé plainte contre la méchante femme qui se permettait de battre une nouvellement accouchée.
34Aka Yesso Michel, chef du village d’Ahua, m’a conseillé de ne pas suivre ses conseils : « Si vous ne m’écoutez pas, l’etyoko de votre femme ira contre vous pour tuer tous vos enfants ». Commentaires oraux de Boniface : le père Bernard avait préparé une note pour la maternité de Dabou, dénonçant la jeune parente d’Amou Badio. Mais il n’était pas prudent de s’opposer aux parents de ma femme : elle était de la branche de Koko et non de celle de Badio ; l’ãwa était du côté de Badio ; de ce côté il y avait des gens vieux et puissants, alors qu’il n’y en avait pas du côté de Koko. Lépri P. avait été accusée ou soupçonnée plusieurs fois, mais Lépri D., son frère, chef de lignage, s’était opposé à l’accusation et aux poursuites.
35En 1945, je fis un voyage à Daloa auprès de mon grand-père Bruno Bogui pour trouver dans l’aide de ses travaux un soutien pour ma famille. Bruno Bogui avait été cuisinier du commandant de poste à Bouaké. Il l’avait suivi à Grand-Lahou, puis de nouveau à Bouaké. Lorsque son patron partit pour Dakar, il ne le suivit pas. À cette époque (1925) le commerce de peaux de singe et du caoutchouc était très intense à Daloa. Bruno Bogui travailla avec un chasseur professionnel français. Ils emmenaient à l’intérieur du sel, du tabac, du savon, du parfum et des caleçons kaki, ils ramenaient du caoutchouc. Émile Boni, receveur des PTT à Dimbokro, approchant de la retraite, envoya son frère à Daloa où il le rejoignit bientôt. Ils y retrouvèrent Bruno Bogui. Les Bété, note Boniface, ne savaient pas faire de plantations industrielles : contre un mouton et des boissons, ils vous laissaient des terres et des enfants en adoption. C’est là que Gbéchi était manœuvre dans la main de Bruno Bogui avec son frère Séri. N’drin Badio, fille de Wangin, fille de Deigni Nibaon, esclave de Assambwa Deigni, vivait avec sa sœur N’drin Djava auprès du vieux dans la plantation. Mon arrivée à Daloa coïncida exactement avec le temps de la récolte du cacao (septembre-octobre). Ma première occupation fut la recherche de bambous de raphia dans le poto-poto pour préparer sans perdre de temps des séchoirs pour la récolte du cacao. Chaque planteur travaillait à tour de rôle chez les autres planteurs. En cercle près du gros tas de cacao les femmes des planteurs aidaient la femme du planteur dont c’était le tour, en préparant l’alimentation pour les hommes. Les machettes frappaient en cadence les cabosses de cacao au rythme des chants. Une pointe de dix centimètres frappant sur une bouteille donnait le rythme. En quatre casses successives nous avons achevé le travail de la casse. Puis nous avons séché le produit et l’avons évacué sur la ville et vendu. J’ai obtenu du vieux ma part d’argent en salaire.
36Or, avant mon arrivée, le vieux Bruno, pour encourager son manœuvre, avait conseillé à N’drin Badio de devenir sa femme. Badio avait souffert de cœur ; ne consentant pas, elle avait pleuré jour et nuit. Des conseillers en mission auprès d’elle obtinrent son consentement, lorsque lui fut présenté le cadeau de son grand-père Doukwa. Le mariage fut proclamé, Gbéchi et Badio s’accouplèrent et enfantèrent Gbéchi Ezro et Gbéchi Etchien.
37Etchien, la femme du vieux Bruno, révéla un jour à Gbéchi que son patron avait déjà fait enregistrer les deux enfants comme les siens. Gbéchi voulut aller à la mairie pour faire établir à son nom l’acte de naissance de sa dernière fille. N’drin Badio avait quitté la cour du vieux pour aller s’asseoir chez la grande sœur de son mari. Maintenant elle consentait pleinement à son mariage ; en un an Gbéchi avait appris parfaitement l’alladian. Le vieux Bogui essaya de ramener N’drin Badio auprès de lui. Commentaires oraux de Boniface : le vieux Bruno Bogui voulait les faire rentrer à Grand-Jacques pour qu’ils ne le dépassent pas ; Gbéchi était travailleur et avait des parents à la sous-préfecture.
38Je regagnai le village au mois de novembre 1945. À mon arrivée j’écrivis au vieux Bogui au sujet de la plantation de café que je devais créer. Le vieux profita de cette lettre pour annoncer à Badio la mort de sa mère. Commentaires oraux de Boniface : J’ai aidé le vieux Bogui à ruser ; la mère de Badio n’était pas morte mais la nouvelle de la mort obligeait Badio à rentrer au village. Le manœuvre Gbéchi arriva au village avec sa femme enceinte de son troisième enfant. À cette époque ma femme était enceinte de sept mois de Ferdinand Yesso. L’église me renvoya à cause de mon voyage à Daloa. Je fus remplacé par Antoine Djonin Neuba du village d’Akrou. Me voyant ainsi libéré, j’échangeai ma première décision d’être planteur pour me rendre à Port-Bouët à la recherche d’un emploi au wharf. Je quittai un beau matin Grand-Jacques pour Port-Bouët en passant par la plage. Arrivé à la plage d’Audouin, j’achetai du poisson et le fis fumer par une femme pour mon logeur de Port-Bouët. Je fis route le lendemain matin sur Port-Bouët. Arrivé au camp militaire, je demandai l’autorisation de passer à un militaire qui voulut me tromper par sa ruse.
39J’étais à cinq mètres de la sortie du camp lorsqu’un bon coup de sifflet retentit de loin. Je regardai derrière moi et vis un géant soldat qui courait après moi pour m’arrêter. Il s’approcha de moi et me conduisit chez l’adjudant-chef, de race wobé. Des questions me furent posées de loin lorsque j’étendis de loin vers eux mes salutations et mes supplications. Lorsque j’approchai, il me dit dans un français militaire : « À coucher à plat » (c’est-à-dire : couchez sur le ventre) ; des coups de chicotte pleuvaient sur mon dos. Il était dix heures et quelques minutes. Leurs femmes leur avaient déjà amené leur nourriture. Toutes ces miss, les femmes des sous-officiers, riaient de moi en laissant voir leurs dents de panthère. Au mi-temps de mon abbatage, on me fit reposer auprès de leur table à manger. Il était déjà midi. Tout mon corps saignait. L’adjudant-chef m’ordonna d’ouvrir mon paquet. Il m’ordonna de mettre dans le plat de sa femme tous les poissons qui se trouvaient dedans. Je n’ai été relâché qu’à six heures du soir.
40Je passai un mois à solliciter l’emploi, sans bonne suite ; je dus descendre quand même au village car l’accouchement de ma femme était proche. Arrivé au village, on m’annonça la maladie de ma fille Neuba Koko à Bassam où elle vivait avec sa tante Beugré Bra. La famille maternelle de ma femme envoya quelqu’un à la recherche de la petite malade alors que ma femme allait à la maternité pour accoucher. Accompagné de ma petite sœur, j’amenai ma fille à Tiaha chez Essoho Lath, le clairvoyant guérisseur et ôteur de poison. Après un mois passé à Tiaha, je descendis au village à la suite de la naissance de mon enfant de sexe masculin du nom de Neuba Yesso Ferdinand le 10 décembre 1945. Un mois plus tard je perdais ma première fille du nom de Neuba Koko Bernadette née le 16 juillet 1942.
41En 1946 mon remplaçant catéchiste avait été trompé par les chrétiens. Ceux-ci s’étaient réunis pour lui trouver une femme dans la main du vieux Bogui Lézou, la veuve de Mambo Labo du nom de Antoinette Anokoi. Cette ancienne Abidjanaise avait été la femme d’un fonctionnaire commis des finances. Elle a reporté sur mon pauvre catéchiste ses désirs de bonne nourriture et elle l’a endetté. L’église s’est consacrée quelquefois à payer ses dettes. Alors je racontai à ma femme que les chrétiens ont noué la bouche de leur catéchiste en lui offrant cette femme. La plupart des chrétiens choisissent à leur côté une femme et l’église n’a plus de pratiquants, mais des chrétiens de nom.
42Ne pouvant plus résister, mon pauvre catéchiste s’évada. Il faisait le commerce des noix de coco à Dabou ; un jour il accompagna le jeune Albert Diako à Dabou pour vendre les noix. Pour lui, c’était un moyen de s’évader. Albert ne retrouva plus son maître et rentra à Grand-Jacques en traversant la lagune. Quant à lui, il eut la chance d’être embauché à la construction du port d’Abidjan, mais mourut peu de temps après lors de l’opération d’une hernie.
43Toujours en 1947, découragé à l’idée de retourner chercher de l’emploi, j’entrepris d’aller au campement près de la vieille plantation de mon grand-père Loboué Lavritié, grand frère (de même mère, mais non de même père) de Diako Bogui Bruno. Cette plantation, au bord de la lagune, s’appelait Kokobou Aman. Je me suis entendu avec Neuba Aké, mari de ma tante Bessi Bra ; ils avaient eux aussi une plantation (de café) dans le même endroit. Comptant beaucoup sur lui, j’achevai vite mes préparatifs et m’installai sans attendre avec ma femme, Gabriel et son petit frère Yesso. Boumbro Doukwa, esclave de Assambwa Deigni, trôneur après Loboué Lavritié, m’a accordé la permission de travailler dans la plantation : il m’apportait des aides, dit-il, pour avancer le travail. Mais au cours d’une discussion avec ma mère, celle-ci lui dit que la plantation ne devait appartenir à personne d’autre qu’à elle, car depuis qu’elle était née, elle n’avait rien reçu de ses oncles. Le vieux se fâcha et cessa d’être avec moi.
44L’injure de ma mère à Doukwa, simple parole de pauvre femme, fut la source d’une rancune inlassable. Badio et son mari refusèrent de venir s’établir avec moi et allèrent dans la plantation de Lépri Djambi. Commentaire de Boniface : Gbéchi est un bien de l’etyoko ; pourquoi en faire profiter les Kovou ? (Lepri Djambi est le chef du lignage Kovou, parent paternel de Badio. Lépri Djambi bénéficie de la chasse de Gbéchi et répugne à verser aux représentants du vieux Bogui le salaire de son « fils adoptif ».) Autant faire regagner son village à Gbéchi. J’accusai devant Doukwa les défenseurs de Badio. Commentaire : c’était une manière de lui faire des reproches indirectement. Avec ma grand-mère nous avons convoqué Badio et son mari au village devant les siens. Badio ne voulait rien entendre des questions que nous lui avons posées :
« Pourquoi as-tu emmené avec toi le manœuvre du vieux auprès de ton père ?
– Ne sais-tu pas que l’étranger avec qui tu as fait des enfants est l’objet de notre bonheur et de notre chance ?C’est-à-dire : qu’il nous appartient à nous, famille maternelle.
– Ne sais-tu pas que pour aller à Daloa, on a eu l’accord de ton père avant de te faire partir ?
– Te souviens-tu quand on t’a demandé d’être la femme de Gbéchi ? Te souviens-tu du petit cadeau que tu as reçu avant de donner ton accord ?
– Si quelque chose de maladie, d’accident ou de mort arrive à Gbéchi, chez qui les parents du manœuvre en chercheront-ils la cause ?Sous-entendu : chez nous, puisque tu as quitté ton etyoko. Est-ce que ces gens connaissent ta famille paternelle ?
– Toi, Gbéchi, prends tes affaires pour rentrer à Daloa ; toi, Badio, tu iras à Audouin accoucher auprès de tes nièces. »
45À cinq heures du matin, je me rendis à l’embarcadère de Grand-Jacques sur la lagune. Gbéchi et sa femme attendaient la pétrolette avec leurs affaires. J’informai le capitaine qui refusa l’accès à Badio. Alors Gbéchi partit seul pour Daloa. Badio rentra et devint la femme d’un important planteur de Brakré. Ils vivent bien.
46Toujours en 1947 je retrouvai mon fils Neuba Yesso Ferdinand gravement malade, à mon retour du poto-poto où j’étais allé chercher des papos11 pour faire une toiture. Pour aller chercher des remèdes au dispensaire de Jacqueville, je confiai mes papos à Doukwa Deigni, en lui demandant de les fendre et de les lier en paquets pour les faire sécher au soleil. Il ne voulut pas me rendre ce service et abandonna les papos au bord de la lagune ; ils furent détruits ou emportés par les vagues. Trois mois de traitement n’aboutirent à rien. L’enfant mourut le 12 avril 1948.
47Sa mère avait accouché le 28 mars de la même année de la nommée Neuba Dohon Marie-Solange. Trois mois plus tard l’enfant fut atteinte de constipation totale. Nous nous sommes rendus à Akrou pour consulter sur le cas de l’enfant malade chez Samba, le vieux dioula. La réponse nous est venue de Yesso et Koko, nos enfants décédés, en ces termes : « Maman, fais attention, car les ennemis sont nombreux autour de toi. Tu dois quitter la cour de ta tante pour trouver une place meilleure, car une attaque se prépare contre toi. Si tu nous écoutes, tu bénéficieras de ce que nous disons ; sinon, tu seras victime de ce qui a été préparé contre toi ».
48Nous quittâmes Akrou pour nous rendre au village après avoir entendu les ordonnances de nos petits défunts. En chemin ma femme voulut savoir mon opinion sur ce que nous ferions une fois rentrés au village. Je lui répondis : « Est-il facile de déplacer sa femme de la maison de ses parents sans motif ? Est-ce que nous pouvons leur faire comprendre les suites de la consultation ? Ça ne sera pas une accusation contre eux. Je n’ai pas encore eu l’autorisation de prendre ta cuisine chez moi. Nous nous sommes évadés pour enquêter dans la consultation sur les causes des morts et des maladies de nos enfants. Comment arriverai-je à te faire déplacer de la main de ta tante sans une raison valable et palpable ? »
49Une nuit du mois de mai, vers minuit, la pluie torrentielle soufflait à grand vent de tornade ; des éclairs et des grondements de tonnerre se succédaient. J’étais en pêche sur la lagune, à trois kilomètres du village. À la vue du mauvais temps qui s’annonçait, j’interrompis la pêche, de même que mes amis, et m’empressai de regagner la terre et le village. Comme ma femme n’était pas encore auprès de moi, je rentrai chez ma grand-mère, tout tremblant de froid sous la pluie. Je me séchai auprès du feu. Soudain j’entendis quelqu’un qui frappait à la porte en m’appelant. Je reconnus la voix de ma femme, ouvris la porte ; elle entra en pleurant et me raconta ce qui suit en tremblant : « Je dormais lorsque la tornade se préparait, mais le grondement du tonnerre m’a réveillée et j’ai pris l’enfant sur mes genoux. Tout à coup un grand fracas s’est fait entendre et a laissé tomber une boule de lumière roulant auprès des canaris d’eau, à deux mètres cinquante de moi. Je me crus demi-évanouie et demi-folle. La boule de lumière a roulé vers le foyer, puis lentement vers moi. Je suis sortie en abandonnant l’enfant sur son lit en bambou ».
50Aussitôt ma femme et moi déboursèrent chemin [sic] jusqu’à la cour de mon papa. Arrivés devant l’église, nous rentrâmes et fîmes des prières. À la sortie de l’église nous avons rencontré la tante de ma femme qui avait pris l’enfant dans ses bras et venait à notre rencontre.
51Dès qu’elle fut entrée chez mon papa, la maladie de cœur de ma femme prit naissance. Nous avons parcouru partout pour les remèdes, mais néant. Nous sommes allés à Akrou, Taboth, Adoumanga, Pandah, Kaka et Akradio. Elle a été à peu près soulagée par les prescriptions d’un Ghanéen, un des encadreurs de la coopérative de pêche de Grand-Jacques en 1960. Les remèdes furent : un verre de limonade additionné d’une cuillère à soupe de lait Nestlé, bien battre et boire sans attendre plusieurs fois dans la journée. Abstinence : manger une sauce sans piment ; ne pas prendre de tabac en poudre ; ne pas fumer la pipe ; ne pas manger des kolas ; ne pas manger la biche. La maladie a duré douze ans (de 1948 à 1960), le traitement deux ans et la guérison sept ans (de 1962 à 1969). Durant le temps de sa maladie ma femme n’a pas natté ses cheveux, le crâne lui brûlait. Elle ne peut rester assise sans s’adosser au bois, etc. Aujourd’hui tout est bien, elle a presque totalement guéri il y a neuf ans. Tout ce qu’elle ne mange pas est devenu l’interdit de toute la famille.
52Depuis le jour de l’orage jusqu’à aujourd’hui, ma femme n’a jamais mis les pieds chez sa tante. Celle-ci vit toujours ; elle a été quelques années prisonnière à Bregbo après s’être confessée.
53En 1949, M. Gratié Alexis avec quelques chrétiens se sont rendus auprès de Neuba Boutchué mon oncle paternel, dans la supplication pour ma reprise de catéchiste. Je repris sans difficulté ma fonction et multipliai les baptêmes et confirmations. Mais j’avais refusé lorsque pour l’enterrement de Odette Atcho décédée au mois d’octobre 1949, ils avaient voulu me confier le service religieux. Ma réponse fut telle : « La loi dans les ordonnances de l’Église repose sur la hiérarchie de l’Église. 1) Notre Seigneur Jésus-Christ a laissé son pouvoir au jour de l’Ascension à ses apôtres, c’est-à-dire les évêques et à leur tête le pape ; 2) les évêques aux prêtres ; 3) les prêtres aux catéchistes. Lorsque j’ai été renvoyé comme catéchiste, le pouvoir du pape n’a plus été avec moi. Je ne pourrai me tenir en face d’un service religieux sans l’autorisation du prêtre qui possède déjà celle des évêques et de Jésus-Christ ». Les chrétiens ont envoyé quelqu’un vers le curé à mon sujet et au sujet de l’enterrement du cadavre. Le curé m’a fait dire par cet envoyé d’enterrer la morte. Après l’enterrement, les chrétiens ne tardèrent pas à me réintégrer dans ma charge à l’église.
54Ma femme était enceinte en 1950. Il fallait préparer les enfants pour le baptême de la fête du Christ-Roi le 28 octobre. Le jour de la fête ce sera l’installation de la Société du Sacré-Cœur. J’avais obtenu douze baptêmes, quatre mariages et quelques catéchumènes. L’église a invité le chœur d’Addah pour chanter la messe. Tout le monde fut étonné de voir les nombreux baptêmes et mariages qui avaient suivi une rapide instruction du catéchiste.
55Ma femme a accouché d’un enfant féminin le 6 février 1950, Legbé. J’ai entrepris une nouvelle plantation de café. Les Fanti sont descendus de Grand-Bassam et ont demandé aux villageois un lieu pour s’installer et faire la pêche des harengs. Leurs femmes en faisaient le commerce à Dabou. Le village a imité les Lanti et créé des pêcheries de harengs : trois quartiers l’ont fait en commun, et deux individus en particulier.
56En 1952, ma femme était enceinte d’Aimé Bodui. Plus tard, ce fut la maladie de Legbé. Découragé d’aller à l’hôpital cette fois-ci, je confiai l’enfant à un Baoulé, Kouakou, pour les soins. Elle est restée six semaines dans les soins de Kouakou sans résultat. L’enfant ne mangeait pas. Un matin, je me rendis au village pour acheter un peu de riz et de sucre pour préparer une bouillie. À mon retour, la maladie de l’enfant semblait augmenter de gravité. Le Baoulé a eu peur et a dit à ma femme d’emmener son enfant à l’hôpital car il ne pourra plus le soigner. Ma femme m’a informé de ce qu’a dit Kouakou. « Donc nous devons se rendre à l’hôpital », lui dis-je. « Non, répondit ma femme, emmenons Legbé au village ; si elle meurt, c’est que Dieu a voulu, sinon elle ne mourra pas ; pour moi, comprenez-moi : nous ne devons pas emmener Legbé à l’hôpital. »
57Direction le village. Le soir, arrivée au village. Tout le monde fêtait la Noël de 1953. Avec les remèdes de Kouakou nous continuons de la même façon. L’enfant, qui ne mange jamais, ne retrouve pas ses forces. Le deuxième soir de notre arrivée, le village dansait au clair de lune. L’enfant m’appelle en me faisant signe de la main du côté du bruit de la danse. Je lui demande : « Tu veux aller là-bas ? » Elle me répond « oui » de la tête. Je la mis en habits de fête et la portai à la danse. Elle regardait attentivement tous ceux qui dansaient, grands et petits. Je la ramenai à la case, après une demi-heure passée dehors. À la case, je lui présentai un peu d’atyéké, de l’igname bouillie, un bon morceau de poisson, un peu de sauce viande et une boîte de sardines ouverte. Nous sommes tous sortis au-dehors, la porte restant à demi fermée. Je la regardais à travers la paroi en bambous de la case. Elle allongea le bras pour prendre de l’atyéké qu’elle porta à sa bouche. Elle prit de gros morceaux de poisson, un peu de sauce viande, un peu de sardine, un peu d’atyéké. En quittant la case, je lui avais dit qu’elle devait manger, que maman et moi partions nous laver et mettre des beaux habits de fête pour aller danser. Elle prit un peu d’aliment durant tout le temps que nous l’observions. Puis, tout d’un coup, elle repoussa les plats. Nous rentrâmes pour voir ce qu’elle avait mangé, mais déjà elle s’était étendue sur sa natte.
58La nuit, elle dormit bien. Au bout d’une semaine l’enfant revint peu à peu et finit par être guérie au bout de quatre mois. Mais la toux s’annonça alors avec gravité. Je fis appel à Kouakou. À son arrivée il me demanda une tête de margouillat. Je lui trouvai un margouillat. Il trancha la tête et il prépara une sauce arachide avec cette tête. Avec un petit morceau d’igname, il fit un peu de foutou. On plaça l’aliment auprès de l’enfant et on fit se retirer tout le monde. Il me dit : « Même si elle laisse couler une seule bouchée dans son ventre, elle sera guérie ; sinon ce sera très fort ». L’enfant mangea trois bouchées. Kouakou l’observa en train de manger un peu, il me rassura [sic] que tout irait bien ; l’enfant va guérir.
59En 1953, ma femme était enceinte de Neuba Nangban Eulalie, qui naquit le 12 février 1954. J’avais planté des palmiers à Gbava Nangbamin. Mais le nommé B. Bodo de la famille Bodo, oncle paternel de ma femme, m’accusa d’avoir créé cette palmeraie sur leur forêt de lignage. Diako Deigni, chef de mon lignage Kitrava, dépose plainte contre B. Bodo. Les juges12 n’arrivèrent à donner raison ni à l’un ni à l’autre. Mais ils savaient qu’il y avait dans la main de Diako Deigni un panier natté par Gbava lui-même, notre ancêtre, pour la nièce d’Assambwa Deigni, la nommée Akadié Kagioun. Gbava était un artisan qui confectionnait des paniers de toutes sortes. Le tribunal décida qu’un jeune plant de cocotier serait planté à la place en question ; chacun des deux adversaires évoquera la nécessité de sa raison en prononçant une malédiction contre le jeune plant. Diako Deigni prononça ces mots : « Si la terre sur laquelle tu reposes appartient aux Bodo, tu seras toujours vivant ; je frotte le panier de Gbava notre ancêtre, le premier possesseur de cette terre, qui lui a donné son nom. Meurs si l’endroit est bien à Gbava ; sinon tu vivras ». Beugré Bodo dit : « Forêt et terre des ancêtres, ce coco que voici mourra si l’endroit n’est pas à vous, Bodo ; sinon, qu’il vive ».
60Le cocotier mourut trois mois plus tard. La place revint à la famille Kitrava à la mort du jeune plant de coco mis pour arbitrer la discussion. Sans tarder, Antoine Bogui, neveu de Diako Deigni, reçut cette place avec l’autorisation de son oncle et remplaça mes palmiers par une cocoteraie. Tous mes palmiers furent détruits et remplacés par la vaste plantation de Bogui. Il ne voulut pas de ma collaboration et préféra l’aide de son petit frère. Il ne se passa pas longtemps avant que son petit frère s’évade en abandonnant sa plantation13.
61Un soir Diako Deigni me fit appeler et me dit : « Le vieux Djambi Gbétié a vendu les palmiers de Toto Nangwamin [autre portion de la forêt Kitrava au-delà du “poto-poto”]. Je t’avertis afin que nous allions voir sur place ce qui se passe ». Nous nous retrouvons le matin et nous rendons sur place. À notre arrivée le vieux Djambi Gbétié, de la famille Kovou, prit la parole, nous assura de sa bonne volonté et termina en nous indiquant l’endroit et ses limites. Diako Deigni prit la parole à son tour et remit l’affaire à Dieu et aux ancêtres. Paul Boumbro, un de ses neveux, parla comme son oncle. Je pris la parole devant tous les assistants Kovou et Kitrava en posant la question au vieux Gbétié :
« Cette jachère où nous sommes appartient à qui ?
– À N’dakouamé.
– Est-ce que N’dakouamé a planté du café ?
– Je ne sais pas.
– Les caféiers qui sont autour des palmiers que tu as vendus sont aussi à N’dakouané ou à vous ?
– Je ne sais pas.
– Écoutez-moi, vous tous qui êtes venus, Kovou et Kitrava. Le nommé N’dakouamé, de race baoulé de la sous-préfecture de Toumodi, du village Agban, était l’étranger de Bodo Anga (Boumbro) ; il a été le dernier mari de ma grand-mère Diako Ganon14. Lors de son départ définitif chez lui, il m’a appelé et m’a dit : “Voilà un champ nouvellement fait que je vais abandonner pour rentrer chez moi définitivement. Le manioc sera pour mes deux femmes : voici la partie de ta grand-mère et voici celle de Lavri Djaba. Je t’invite à planter du café ici, car cette place est à vous. Ton grand-père Loboué Lavritié m’a fait couper des palmiers et tirer du bangui [vin de palme] pour lui : j’ai fait ce travail à trois reprises pour lui de son vivant, et je l’ai fait une fois encore pour Doukwa”. J’ai accepté et lui ai promis de planter ce café. À l’approche de la saison des pluies, j’avais rempli la plantation de jeunes pieds de café. Plus tard Diako Bogui, mon grand-père15, m’a dit de ne pas continuer ce travail, car l’endroit n’était pas bon, et qu’il m’enverrait de l’argent pour couper une forêt vierge à Ntankrouhou. C’est à ce moment-là que cette plantation est restée en voie d’abandon. Ces pieds de café que vous voyez sont à moi, à la place indiquée par N’dakouamé comme appartenant aux Kitrava.
Écoutez bien. Toi N’dakouamé16, tu n’es qu’un étranger de race baoulé. Pourquoi m’as-tu indiqué une terre qui ne nous appartient pas et qui appartenait aux Kovou ? Ce sont tes mensonges et ceux de celui qui t’a appris à voler les palmiers et les terres des autres familles. Toi, notre cher Grand-Père, Loboué Lavritié, le travail de ta main nous a consolés après ta mort. Pourquoi maintenant, si tu ne peux pas nous laisser le bonheur des œuvres de ta main, t’es-tu appliqué à nous mettre dans les affaires volées des autres familles ? À tort ou à raison, nous allons céder la place et les palmiers à Djambi Gbétié qui connaît les choses comme vous et mieux que vous. C’est à vous la honte et non à nous.
À vous, les Kovou, nous vous rendons vos terres et vos palmiers dans la paix. »
62Commentaire de Boniface : « Il s’agit là d’une “ruse de parole” ; cette invocation aux morts est faite pour effrayer les Kovou qui seront d’autant moins enclins à affronter leur colère qu’ils ne sont pas sûrs de leur bon droit ».
63Le vieux Gbétié nous céda la place aussitôt et rentra au village avec ses gens en nous disant : « Prenez-les s’ils sont à vous ». La restitution du prix des palmiers s’éleva à 22 000 francs dont 12 000 seulement ont été payés en espèces.
Les expériences coopératives : le waya17
64En 1954 (trente-quatre ans de mon âge), le successeur de Loboué Lavritié était Boumbro Doukwa, captif de Assambwa Deigni, père de Doukwa Lava. Il avait dans l’adoption son petit-fils Lava Thomas. Un jour sa grand-mère qui voulait faire un tour en brousse derrière le village conseilla à son petit-fils de rester à la maison ; elle lui donna de la nourriture pour qu’il reste à l’attendre sans bouger. L’enfant, quelques minutes après, sortit pour suivre sa grand-mère. Arrivé derrière les buissons, il perdit la connaissance de sa direction. Emporté par les nains, l’enfant devait faire trois jours dans la forêt. Sa grand-mère, à son retour, le chercha vainement partout dans le village, dans les cours des autres familles. Les traces de son déplacement se dirigeaient vers la forêt. Le crieur public fit entendre l’appel du chef de famille. L’enfant fut retrouvé, tout seul, dans un endroit écarté, par une femme. Quand il fut rentré, tout le monde accourut voir un enfant de cinq ans qui avait pu résider dans une forêt pendant trois jours ! Le soir du dimanche suivant, Boumbro Doukwa, le grand-père de l’enfant, fit savoir à tous les chefs de famille qu’il remercierait Dieu dans un festin. Dans l’échauffement de la fête, toute la population souleva la question de la piste de l’embarcadère et de la construction d’un quai. Le dimanche suivant, il s’agit de nommer les wayabo. Le village choisit son esubã pour prendre la tête des travaux du village. Le village devait aussi cotiser 300 000 francs que le gouvernement nous demandait pour construire un pont sur le chemin de l’embarcadère. La cotisation alla par ordre des plus vieux jusqu’aux plus jeunes (qui payaient moins). Après avoir tout collecté, le chef de la subdivision de Dabou a envoyé les ouvriers et les matériaux nécessaires à l’achèvement des travaux.
65L’esubã waya désigne des gens pour les divers besoins du chef maçon et du menuisier : il y a une équipe pour couper les piquets, des tordeurs de fer, des chercheurs de gravier, des mouilleurs de ciment, etc. M. Yapi, un Atié, était chef de chantier et dirigeait les travaux. Chacun des quatre quartiers du village nourrissait à tour de rôle les travailleurs. Les wayabo ont fait payer à chacun leur quote-part. Les hommes et les femmes qui n’arrivaient pas à payer avaient leurs effets de pêche ou de ménage confisqués. Ils pourraient les reprendre en payant leur quote-part.
66La construction du quai a duré trois mois, et on s’est jeté sur le pont entre le village et l’embarcadère. À cet endroit l’eau du marigot a un fétiche qui s’appelle Andjuvazi. Le chef du village a fait venir un sekєwr᷉o᷉, un Abbey du nom de Kokroua – il habitait sur la plantation du chef18 ; on lui fit savoir qu’on voulait obtenir la permission de construire un pont pour faciliter la traversée du poto-poto. Après nous avoir entendus, il demanda un œuf et de la poudre de riz ; il posa l’œuf par terre et le saupoudra ; il le regarda attentivement et nous parla : il fallait sacrifier un mouton et faire un festin pour les nains, pour les gens de l’eau et pour les aje (les morts). Sans cela, il nous serait difficile d’obtenir un travail facile. Pour les nains, ce sont la population de la forêt, dont l’eau est à eux ; pour les gens de l’eau, c’est là leur village ; pour les morts il s’agit des morts par accident ou par assassinat dans la forêt et non retrouvés.
67Les wayabo ont fait nettoyer la place tout autour du marigot. Chacun contribuait. Les femmes ont apporté chacune une cuvette pour enlever le sable. Les travaux se sont achevés au bout de deux mois.
68En 1960, un député d’origine adioukrou effectua une mission d’inspection dans tout le pays alladian au nom du président de la République. Je lui servis d’interprète durant toutes ses journées de mission. Un jour j’ai tiré leçon de la conversation du député sur une partie de l’économie des Adioukrou. La parole du député annonce que dans tous les villages adioukrou il y a toujours une palmeraie villageoise qui a son temps de récolte ; les jeunes gens sont désignés dans chaque quartier pour descendre les régimes et les femmes pour ramasser les graines. Les huiles sont vendues à Blohorn. L’argent sert à faire un travail au profit du village.
69Le jour de mon retour, la conversation du député me tint à cœur et dans ma réflexion je pensai à convoquer les wayabo et leur remettre un projet au sujet de notre future école et de la cocoteraie du bord de la plage dont on pourrait faire une plantation villageoise. Les wayabo ont craint la réaction du village quand il connaîtrait mon nouveau projet. Mon cœur ne pouvait se reposer avant de pouvoir faire écouter et faire parler les doyens du village. Eugène Lavri était de mon avis. M. Eugène Lavri était un homme courageux et très intelligent mais illettré. Il était le chef de l’esubã mais le premier secrétaire lettré était Jacques B., chef de la famille Boumbro. Il remit son droit à Josué B.A. qui devint chef de trône à sa place lorsqu’il rentra à Abidjan et se fit embaucher chez Peyrissac. Après lui, je le remplaçai dans le secrétariat des affaires des waya et du village. Le soir de mon retour nous avons longuement parlé avec Eugène des affaires du village. Il rentra chez lui. Mais vers minuit une voix m’appela ; c’était Eugène qui ne pouvait pas dormir, enflammé par un désir ardent de venir chez moi pour essayer de trouver une solution qui pourrait nous permettre de gérer une collectivité mutuelle. Nous nous entretenions à la recherche des idées, lorsque je fis ma supposition en ces termes :
70« Les cocotiers de la plage sont un champ d’ombre que les anciens ont planté pour apaiser la chaleur accablante de l’été. Les cocotiers appartiennent à chaque famille et quartier. Si le village le veut bien, nous en ferons un champ collectif du village. Le produit en sera des sacs de coprah qui seront vendus pour regrouper, avec l’argent perçu, les matériaux nécessaires à la construction de la future école. »
71Eugène m’encouragea à présenter la proposition au chef de village. Ce dernier souffrait de paralysie. Quand nous sommes arrivés chez lui, il était couché dans une chaise longue, pipe aux lèvres, s’entretenant d’affaires sérieuses avec sa femme. Il était deux heures du matin. Nous lui avons soumis l’affaire en question. Voici la réponse du chef : « Vous, mes wayabo, je vous confie mes vues pour regarder pour moi, mes oreilles pour entendre pour moi, mes pensées pour me trouver des idées nouvelles. Vous, les jeunes de maintenant, vous savez ce qui se fait partout dans la modernisation. Donc je vous prie d’être à ma place pour tout faire en mon nom. Je prendrai votre défense contre quiconque ne voudra pas vous comprendre, et qui se permettra d’aller contre vous sera contre moi ».
72À notre sortie de chez le chef, nous pensons que l’autorité du chef a sa base chez les principaux chefs de trône qui sont : trône de Tévé, d’Andongon, de Kovou, de Bodo, de Boumbro. Il nous faut absolument savoir toucher les chefs de ces trônes qui seront les fondements de cette construction, étant la base solide du chef et de la volonté du peuple. Il est déjà quatre heures du matin. Notre mission continue. Nous avons vu les quatre chefs et nos désirs ont été réalisés. Le matin nous avons rendu compte au chef. Il a fait venir le crieur public en lui donnant l’ordre d’aviser toute la population du village qu’une réunion générale se tiendra le dimanche au domicile du chef après la sortie de l’église.
73Seuls, au cours de la réunion, les Afiédo ont essayé de porter le refus mais finalement ils ont été convaincus. Le chef a parlé en ces termes : « Vous avez tous acquis des biens des vieux parents. Les innombrables biens du trône, les forêts, les esclaves, etc., suffisent pour vous permettre d’être sur vos trônes. Les petits se sont réunis tous chez moi et m’envoient en ambassade auprès de vous pour vous demander les cocotiers de leurs pères, grands-pères, grands-mères, etc., plantés pêle-mêle au bord de la mer, pour garantir l’autorité du village qui à son tour saura faire en sorte auprès de l’autorité suprême de nous trouver une école qui sera pour nous une lumière qui nous éclaire à l’avenir ».
74Nous avons obtenu ce que nous désirons dans la main de nos parents. Un wayawrõ est nommé à la tête de chaque quartier pour surveiller les tas de noix de coco tombées. La casse se faisait trois fois par an.
75Il y eut quelques incidents. Tano fut désigné comme chef de garde du quartier Premu m’gbata. Il m’accusa d’avoir volé dix noix de coco dans leur quartier : il dit reconnaître mes traces de pas tout près du gros tas de noix. Les wayabo se réunirent pour me faire payer une amende de 100 francs par noix. Un autre jour Goumien A. est accusé par Ago M. d’avoir volé des noix de coco. Les wayabo se sont réunis pour juger cette affaire ; mais Frédéric A., parent de Goumien et membre des wayabo, riposta et demanda comment il se faisait qu’Abo M. qui habitait le centre du village soit allé surveiller un tas de noix situé à l’extrémité est du village. Les wayabo n’ont pu convaincre Akou de faire payer Goumien comme moi. Voici un proverbe alladian correspondant :
« Si tu trouves un parent au puits, ton récipient est vite rempli ».
76En l’an 1960, quarante ans de mon âge, c’est la date à laquelle la coopérative va bientôt être créée. Un commis d’administration, actuellement sous-préfet, s’est présenté un dimanche matin pour apprendre à la population ce qu’est une coopérative. Les gens sont très loin de posséder un esprit coopératif : ils allaient bientôt se faire prendre dans une tâche dont la compréhension leur fera défaut pour y parvenir.
77Un bureau a été formé et j’ai été nommé président du conseil d’administration. Il y avait en tout quarante-sept coopérateurs sous la conduite de trois Français envoyés par le ministre. Nous avons versé une part sociale montant à 206 000 francs. Nous avons obtenu un crédit au chiffre de 2 338 000 francs. Une procuration a été donnée par les membres à monsieur L. (un des trois Français) qui nous a demandé de l’autoriser à prendre de l’argent dans la caisse en notre nom pour payer les engins nécessaires à la pêche. Après avoir payé une senne de mer, une pirogue, vingt fumoirs, un aviron, huit pagaies, plus les frais divers, il nous restait 725 000 francs, reste disponible en caisse.
78Vingt-huit personnes se sont retirées de la coopérative. Nos éducateurs (les trois Français) nous ont assuré que les sortants ne participeraient pas aux bénéfices si nous sortions bons payants mais qu’ils auraient leur part de dette à payer pour le cas où nous serions incapables de payer. Il ne restait donc que dix-neuf coopérateurs : treize vieux et six jeunes. Nous étions incapables de faire face, cette activité demandant un nombreux personnel. Or il y avait dans le pays alladian trois coopératives dans trois villages : Grand-Jacques, Adjacouti et Jacqueville. Seul Jacqueville n’avait pas sollicité son crédit. Nos trois conducteurs sans nous prévenir ont démarré en prenant dans nos caisses (259 368 francs dans celle de Grand-Jacques, 263 363 francs dans celle d’Adjacouti) pour la coopérative de Jacqueville. Un beau matin nous avons reçu des documents à signer de la part de nos conducteurs. C’est alors qu’ils nous ont appris la nouvelle en nous rassurant et en disant que Jacqueville nous rembourserait pour permettre de payer nos dettes. Nous avons répondu que les Jacqueville étaient nos frères et que nous ne pouvions nous rendre jaloux de leur sort. La deuxième arrivée de nos conducteurs a été pour l’achat d’une pirogue de mer (100 000 francs), un aviron (1 500 francs), quatre pagaies à 800 (3 200 francs), quinze fumoirs à 5 000 (75 000 francs), que chaque coopérative signera dans son compte à la place de Jacqueville. [Il s’agit de la partie investie en matériel des sommes empruntées par Jacqueville aux deux autres coopératives.]
79Des contractuels ghanéens ont été embauchés pour monter nos sennes19 de mer. Leur salaire était de 57 000 francs (par senne montée). C’est Grand-Jacques et Adjacouti qui ont payé pour Jacqueville, plus 10 000 francs de fournitures payées par Grand-Jacques et dont les deux autres coopératives lui devaient restitution.
80Les conducteurs ont débloqué 200 000 francs pour chacune des deux premières coopératives pour recruter des encadreurs ghanéens dans leur pays (vingt encadreurs pour chaque coopérative). Au retour Grand-Jacques n’a reçu que neuf ghanéens (onze furent pour Jacqueville), Adjacouti n’en a reçu que douze (huit furent pour Jacqueville).
81Les vingt-huit coopérateurs qui avaient quitté faisaient remarquer que la première éducation coopérative ne leur parlait que d’agriculture et non de la pêche : « Il y a longtemps que nous pratiquons la pêche, disaient-ils, ce qui nous préoccupe c’est l’agriculture. Si vous nous ramenez à faire la pêche, il nous vaudra mieux d’aller faire notre pêche individuelle. Nous voulons nous séparer de vous et former notre propre bureau ».
82Nous leur avons fait remarquer qu’il n’est pas admissible d’avoir deux bureaux dans une coopérative.
83Nous avons eu quelques moments de pêche favorable. Nous avons versé des échéances : 300 000 francs plus 425 000 francs plus 200 000 francs plus 577 563 francs = 1 502 563 francs. En 1964, une terrible tempête venant de l’est, les cocotiers furent déracinés et ils gênèrent la pêche en rentrant dans la poche de la senne et ensuite le plus décourageant c’étaient les méduses qui elles aussi remplissaient la poche ; pour les faire sortir, une fois à terre, c’était toute une histoire. Nos conducteurs ont trouvé mieux dans leur opinion de nous retirer notre personnel pour le confier à Jacqueville ; une deuxième tournée de recrutement a eu lieu, au même prix de 200 000 francs. Monsieur L. (l’un des trois conducteurs) nous annonça que les Ghanéens étaient arrivés à Port-Bouët. Mais les Ghanéens de Jacqueville s’étaient réfugiés à Port-Bouët à la suite d’une querelle. Ils se sont rencontrés. Les seconds ont appris des premiers les mauvais traitements des coopérateurs, et les nouveaux arrivés ont refusé de rejoindre leur lieu de destination.
84Deux mois plus tard un envoyé de monsieur L. se présente à nous à Grand-Jacques pour nous demander l’achat de notre senne de mer : puisque nous n’avons pas de personnel, il nous faut absolument le céder à la suite pour récupérer un prix qui permettra de régler nos dettes au Crédit Agricole. L’opinion des coopérateurs donna tort à monsieur L. qui nous avait retiré notre personnel pour une coopérative inconnue devant le gouvernement de Côte d’Ivoire. L’acheteur inconscient fut renvoyé. Les coopérateurs ont cotisé de l’argent pour recruter les Fanti à Accra. Nous avons obtenu deux fois encore des Fanti, qui nous ont démarré le travail pour un certain temps. Les gens du deuxième tour, après quatre mois de travail, nous ont quittés pour faire la pêche avec un Fanti d’Addah. Nous les avons poursuivis pour qu’ils nous restituent tous les frais de leur engagement.
85La fin de l’histoire de la coopérative de Grand-Jacques met en cause un certain nombre de notables. X… a gardé pour lui l’argent remboursé par les Fanti (un peu plus de 300 000 francs CFA). La pirogue de la coopérative a été utilisée pour son propre compte par Y… Finalement, alors qu’Albert Atcho prenait à son compte la senne de Jacqueville, celle de Grand-Jacques ne servait plus ; les dettes du village n’ont pas été remboursées. On n’a plus parlé de coopérative.
86Cependant, en mai 1962, Boniface, rencontrant de grandes difficultés pour nourrir sa famille, a acheté quelques filets usagés à des pêcheurs fanti et s’est installé près du débarcadère lagunaire de Grand-Jacques pour y pêcher. Les catholiques s’en plaignaient auprès du père missionnaire, encore que Boniface, du moins il le prétend, revînt chaque fin de semaine. Le père Bernard destitua Boniface, lui demanda de restituer les livres de la mission et nomma catéchiste son « boy », un jeune Aïzi de Tiagba. En cinq ans le nouveau venu ne célébra qu’un baptême à Grand-Jacques et il fut remplacé à son tour. Boniface n’a pas fait figurer ces indications dans son récit original.
Bruno Bogui et la famille maternelle de Boniface
87Ce récit n’a pas été inséré par Boniface à sa place chronologique, peut-être parce que s’y mêlent des souvenirs anciens et des événements récents – maladies, réunions familiales, occasions pour Boniface d’une interprétation et souvent d’une réinterprétation des épisodes anciens. Le mercredi 7 mai 1969, j’avais retrouvé Boniface affaibli après une absence de plusieurs jours ; il m’avait fait à cette occasion un récit relativement rapide de sa maladie, de ses causes et des diverses démarches entreprises récemment. Une clairvoyante de Port-Bouët, femme baoulé d’un Alladian, lui avait révélé que la cause de son mal n’était à chercher ni du côté des ãwabo, ni du côté du poison, mais du côté des morts ; elle voyait deux plantations à la source de ses différents maux, et Boniface savait parfaitement de quelles plantations il s’agissait : la première était la plantation sur laquelle Loboué Lavritié, frère aîné de Bruno Bogui, avait autorisé jadis (1945) Boniface à travailler. Boniface avait revendu cette plantation pour en acheter une nouvelle ; cette opération commerciale avait scandalisé son matrilignage. Malgré les conseils de Diako Ganon, Boniface n’avait pas rendu l’argent ; ainsi s’expliquait sa maladie de 1967 à Port-Bouët (je n’apprenais moi-même ce diagnostic, apparemment déjà formulé par Boniface au moment même, qu’avec un an et demi de retard). La seconde plantation était celle de Daloa, sur laquelle, à l’invitation de son matrilignage, il devait aller succéder à son oncle Bruno Bogui, en 1955. Bruno Bogui, avant de mourir, avait lui-même envoyé 4 000 francs à Boniface, que celui-ci avait dépensés sans faire le voyage de Daloa. Le refus de Boniface avait entraîné la désignation par les anciens du lignage d’Antoine Digbé Neuba, un parent plus jeune. Malgré le nombre des années écoulées depuis 1955, Boniface attribuait à la colère de Bruno Bogui la mort de ces anciens : Bragaï Bétié (mort en 1963), Boumbro Doukwa (mort en 1964), et Diako Deigni (mort en 1968). Néanmoins, ces anciens, une fois morts, avaient révélé à Bruno Bogui que c’était Boniface qui avait refusé de partir. Ce fut du moins ce que déclara Koffi, clairvoyant ébrié d’Adiopodoumé, interrogé lors du décès de Boumbro Doukwa. Ni l’aveuglement de Bruno Bogui, ni le temps qu’il a mis à changer d’objectif (Diako Deigni est mort en 1968, quatre ans après Doukwa) ne semblent poser de problème à Boniface. Du coup le sort est retombé sur lui ; les morts l’ont réclamé, il est devenu sourd. Après les révélations de la clairvoyante de Port-Bouët, il s’est confessé à son lignage le samedi 3 mai et aux esubãbo du mort. Moyennant quelques boissons à ceux-ci et la promesse d’aller à Daloa à la fin de l’année pour arranger les choses (car Antoine n’envoie aucun argent au lignage), il a été pardonné. Dans la nuit du samedi au dimanche il s’est senti mieux. Dans la version rapportée ici, Boniface a changé d’optique sur l’affaire des 4 000 francs et insiste sur la négligence de sa parenté maternelle à l’égard de sa parenté paternelle ; mais ce nouveau système de défense sanctionne le règlement de l’affaire et le retour de sa santé plus qu’il n’y a contribué.
88Maladie et mort du vieux Bogui. Un métis d’une mère alladian et d’un Anglais, L…, percepteur à la mairie de Daloa, a demandé à Bruno Bogui la main de sa fille Bogui Laché, lorsque Etchien, sa mère, est rentrée à Bongouano, son village natal. Le vieux Bogui accepta, mais il reste à savoir de la mère ce qui sera. En l’attendant, L… manifesta des gestes de bon plaisir. Il acheta une valise de vêtements qu’il fit remettre au vieux et à sa fille par Bédiakon Badio Madeleine. Elle contenait : 6 pagnes, 6 mouchoirs de tête, 8 cache-seins, 4 mouchoirs de poche, 2 serviettes de bain, 1 montre bracelet, 1 peigne, 1 miroir, 3 paires de sandales, 3 bracelets, 1 litre d’eau de Cologne, 3 flacons de parfum, 3 boîtes de poudre, 4 savons. Monsieur L… offrit encore à tous les Alladian une dot en les considérant comme les parents paternels de sa fiancée : 2 litres de liqueur, 1 caisse de bière, 1 caisse de vin, 2 canaris de bangui.
89Il apprit que le vieux Bogui ne se portait pas bien. Il le transporta dans sa voiture chez le médecin. Il se chargea de tous les frais de son traitement, plus les frais des plats européens. Cependant, Etchien revint de son village et L…, pour la saluer, lui envoya 1 gros coq, 1 régime de bananes et 3 ignames. Etchien, après avoir appris la raison de cet envoi, le renvoya à L… en lui refusant le mariage.
90L’agissement d’Etchien augmenta les maux dans la souffrance du vieux. Le vieux Émile B. envoya un télégramme à mon nom pour la famille de Grand-Jacques. Après avoir lu le télégramme, je me préparai et descendis à Daloa accompagné de Frogbon B., un délégué de nos parents de Boumbro m’gbata, et de Neuba Ahui N., un єbiẅi des Kitrava.
91Nous arrivons à Daloa vers quatre heures du soir. Dès que nous approchons tout près de son lit, le vieux se met à pleurer en me voyant. Ensuite il me reprocha le refus que je lui avais fait de venir auprès de lui, et d’arriver maintenant vers la fin de ses jours.
92Le vieux Émile, deux jours après notre arrivée, voyant que les fatigues ne cessent d’augmenter, nous trouva une voiture de location pour descendre sans plus mettre de temps. Vers cinq heures du soir nous quittons pour Dabou et nous arrivons vers trois heures et demie du matin. Accord fait avec un propriétaire de pétrolette, nous quittons Dabou pour Grand-Jacques. À moins d’un kilomètre pour toucher la terre, le vieux meurt en rendant son âme à Dieu. Nous arrivons au village à six heures du matin. Deux jours après l’enterrement, la famille m’envoie à Daloa pour m’occuper des travailleurs et de la récolte. Je descendis à Daloa avec ma famille et deux autres enfants du vieux Bogui.
93Dès notre arrivée, nous avons entrepris le nettoyage de la plantation et la préparation des nattes pour le séchage. La première récolte a fait 5 sacs, la deuxième 13 sacs et la troisième 8 sacs, au total 26 sacs de cacao séché. Les recettes des mandarines, des oranges et des noix de coco servent à notre entretien.
94Prudence devant les récoltes : instruit par Denis Nguessan, je sais qu’aussitôt après avoir fait sortir les graines, on les mesure en prenant un sac pour mesure. Vous obtiendrez 4 sacs de cacao séché pour 5 sacs de cacao frais mesuré. C’est ainsi que j’ai su que les manœuvres m’ont enlevé 2 sacs de cacao. Les manœuvres ont pour chef un certain Gabriel ; ils sont tous gouro ; ils refusent de reconnaître leur culpabilité. Sans vouloir pousser loin, j’appelai Gabriel et lui dis : « Il y a plusieurs années que vous avez vécu avec votre patron. La mort vous a enlevé votre patron et à son départ il a laissé des dettes : 1) la dette des soins de l’hôpital, 2) la dette du transport au village, 3) la dette des funérailles. Et voilà qu’un voleur arrive et enlève deux sacs de cacao pour laisser votre patron dans la honte. C’est vous le chef (quant à moi je suis étranger), c’est votre voix que votre patron entendra facilement. Prends un verre d’eau, fais appel à ton patron. Qu’il soit parmi nous pour nous trouver le voleur. Qu’il nous rende les sacs, sinon que le coupable soit pour toi un ennemi ».
95Gabriel a évoqué son patron en présence de ses frères.
96[Boniface n’a pas récupéré les sacs de cacao, mais semble croire que ce vol n’a pas profité à ses auteurs.]
97J’annonçai la fin de la traite à la famille : qu’elle descende auprès de nous pour les funérailles. La famille arriva vers moi ; ce sont : Bragai Gbétié, l’héritier ; Jacques Boni désigné dans Boumbro m’gbata ; Bessi Bra, fille de Diako Laché ma tante. Je les expédiai devant le vieux Émile Boni qui nous rendit la recette des produits vendus. Nous avons achevé les funérailles le dimanche suivant et nous sommes retournés au village.
98Dès notre retour au village ce sont les funérailles de Bragai Badio à Audouin. Très fatigué, je n’ai pas pu aller à Audouin. Après les funérailles les Kitrava des deux villages m’envoient par le fils du vieux Boni la somme de 4 000 francs pour rentrer à Daloa et reprendre le travail. Or, mon oncle paternel Neuba Boutchué était le mari de Bragai Badio ; il se trouvait à Audouin dans le veuvage de sa femme. Mes parents [maternels] ont voulu me faire prendre la suite du travail du vieux Bogui sans vouloir mettre au courant mon père [c’est-à-dire le frère du père de Boniface]. Je renvoyai vers eux le fils du vieux Boni pour qu’il m’obtienne l’autorisation de me déplacer et le droit de prendre une assise hors de la maison paternelle. Quand ils ont reçu de moi cette nouvelle, ils se sont arrangés pour me remplacer par Antoine Digbé Neuba. C’est de là qu’est venue la maladie qui m’a frappé. J’ai obtenu le pardon, parce que mon père n’était pas avisé, et que Dieu a imposé cette loi aux hommes : on ne peut défendre à un enfant d’obéir à ses parents.
Suite de la vie de Boniface : ma vie à Port-Bouët
99Je suis arrivé à Port-Bouët le 25 septembre 1964. Mon logeur était M. Georges M., commis dans une maison de commerce d’Abidjan. Son père était venu lui rendre visite quelques mois auparavant. Sa femme était très mal vue par son père et c’est ma femme qui la remplaçait pour nous faire la cuisine. Après deux mois, mon ami, voyant ses dépenses augmenter, n’a plus donné d’argent de popote. Dans sa maison il y a une chambre à coucher et un salon ou chambre de séjour ; dans cette chambre la couchette de son père est préparée d’un côté et de l’autre, dans la même chambre, c’est notre couchette. C’est très désagréable de se mettre à plusieurs dans la même chambre, et je suis obligé de déménager chez Mambétié André, de Jacqueville (famille paternelle de ma femme). Le jeune homme a marié une femme de Bondoukou ; nous avons trouvé une chambre à part pour notre couchette, mais la femme n’est pas très aimable et ses enfants sont insupportables. La mère défend la cause de ses enfants devant la correction de reproche [lorsque Boniface les corrige pour les réprimander] et va jusqu’à nous garder rancune. Elle nous supprime le droit de toucher ses ustensiles de ménage. Je suis obligé de prendre une petite maison de deux chambres auprès d’une femme célibataire qui venait de se marier, au prix de 1 800 francs par mois. Le collège Notre-Dame a accepté Gabriel sous réserve d’un concours d’entrée. L’enfant a passé son concours le jour indiqué et il a été admis. Chaque matin je donne 25 francs à Gabriel pour l’école, il emploie 10 francs le matin pour son déjeuner et 15 francs le dîner de midi.
100Pour tout cela je suis obligé de faire la pêche en empruntant les engins d’un autre. Pour avoir le droit de pêcher, il faut payer un droit de 5 000 francs en boissons [au chef et aux anciens de Port-Bouët – le colonat alladian de Port-Bouët monopolise la pêche]. En tant que chômeur, je ne peux solder ce compte et je pêche pour les autres pour trouver ma part. Un jour, je suis allé en pêche aux requins, avec Ahué G., avec une recette de 38 000 francs répartie en sept parts, tous frais déduits. Pour ma deuxième pêche, nous avons quitté le port vers une heure de l’après-midi en gagnant le large de Bassam. Après avoir brûlé 65 litres d’essence, nous arrivâmes vers cinq heures trente du soir au lieu de pêche. J’observai plusieurs oiseaux de mer serrés les uns contre les autres, de plusieurs espèces, en forme de plusieurs bâches étendues par terre pour sécher au soleil. De tous côtés il y a un cercle d’horizon ; ni le sud, ni le nord, ni l’est, ni l’ouest ne peuvent se remarquer facilement. Nous avons fini de pêcher vers onze heures de la nuit. Mais au retour nous nous sommes perdus pendant trois jours, à cause de la mauvaise orientation qui nous a reconduits dans la profondeur de la mer. Nos amis partis le même jour ont gagné la terre avec une très bonne pêche. Ceux du lendemain ont pris la même direction pour trouver cet endroit où la pêche réussit si bien. Le troisième jour en mer, vers cinq heures du soir, nous entendons un bruit de moteur qui paraît ressembler à celui de l’avion. Soudain nous voyons quelque chose en forme d’un gros oiseau qui plane sur les vagues. De plus près, c’étaient les pêcheurs de ce jour qui effectuaient leur montée. Il ne nous restait plus que 10 litres d’essence : ils nous ont donné 15 litres.
101Comme nous avions beaucoup tardé, nous risquions que le poisson pourrisse et nous étions obligés d’accepter le prix des revendeuses. Le chef de pêche, Ahui G., recevait l’argent des revendeuses mais il annonçait moins qu’il avait perçu. Très fâché, j’allai récupérer directement chez deux femmes revendeuses la somme de 3 400 francs ; j’ai employé cette somme aux besoins du ménage tenu par ma femme, et je restai chez moi sans aller chez lui. Lorsqu’il est allé encaisser l’argent auprès de ces femmes, il a appris qu’il avait déjà été encaissé. Très mécontent, il déposa plainte chez Barthélémy Kayo, chef des Alladian de Port-Bouët. Les notables et les responsables de la pêche à moteur formaient le tribunal. La parole est d’abord à celui qui m’a convoqué : « Neuba se permet de prendre une part à son gré dans le montant du travail fait, alors que nous travaillons en collaboration pour acheter le moteur ». La parole est à Neuba : « Le manque de sincérité est un abus de confiance irréparable. Chez Yacé, M. G. a encaissé 1 500 francs et il m’a annoncé 1 000 francs ; chez Neuba Bra il a encaissé 1 000 francs et m’a annoncé 500 francs ; chez Diaka il a encaissé 3 000 francs et m’a annoncé 2 500 francs ; chez Mami Koko il a encaissé 4 500 francs et m’a annoncé 3 000 francs. Les sommes retenues par M. G. sont égales à 3 000 francs. Sans vouloir lui faire savoir ce que je pense, je suis allé chez le dernier créditeur, Mme Beugré Kagioun, pour encaisser 3 400 francs. Si G. le veut bien, je ferai venir ces quatre femmes pour être interrogées et vous saurez la retenue que M. G. me fait sur la recette de la pêche. Très calme, je suis resté chez moi sans lui rendre compte. S’il y a là des choses étonnantes de ma part, il faudra me demander ».
102On a donné tort à Ahui G. Le droit pour chaque place sur le banc du tribunal est de 2 000 francs, soit 4 000 francs à payer par celui qui a tort, Ahui G.
103Je n’ai plus voulu aller à la pêche aux requins à l’ouverture de la pêche en 1965. J’entrepris avec un ami de pêcher avec les filets de Angronan D. ; j’ai accepté à condition qu’il m’avance 4 000 francs pour solder l’entrée de mon fils Gabriel au collège Notre-Dame des Apôtres. Le premier jour de pêche on a eu quatre capitaines à 300 francs, soit 1 200 francs au total et 300 francs par part [une part pour chacun des deux pêcheurs, une part pour le propriétaire, une part pour la pirogue] ; le deuxième jour nous avons eu sept capitaines. Comme les autres pêcheurs prenaient abondamment du poisson plus près des vagues [de la barre], nous avons résolu d’ôter tous les poids lourds des filets [qui font ancrage] pour les mettre au même endroit que les autres. Mon ami était un grand buveur de kotokou [alcool de palme], et pourtant ce n’est pas normal de prendre de l’alcool pour aller sur la mer. J’étais à l’arrière de la pirogue et mon ami sur le devant, et c’est lui qui ôtait les poids lourds. Le deuxième poids lourd semblait s’être enfoncé dans le sable. Un petit coup d’alcool sur la mer te rend saoul rapidement à cause de l’action de la mer qui entre dans tes sens. Ses pieds dansent de tous côtés, et il n’arrive pas à tenir en place pour ôter le poids. Sans prendre de précaution, il luttait pour ne pas être mouillé ; alors la pirogue se renversa. La première pierre roula et coula dans l’eau en restant attachée par sa corde à la baguette-banc [siège fait d’un simple morceau de bois]. Au-devant de nous, à terre, une équipe de Togolais tirait la senne de mer. Nous leur faisons signe de venir à notre secours, mais les gens ne semblent pas être compatissants. Pendant plus d’une heure et demie nous sommes restés accrochés au bout de la pirogue [elle s’enfonce verticalement et seule une pointe reste émergée]. Un pêcheur, N’drin Melandjo, à la recherche de son fils disparu, nous découvrit et essaya de nous aider à ôter la lourde pierre, mais en vain. Le généreux camarade de pêche alla à terre chercher un couteau, mais avant d’avoir regagné la terre, il rencontra un autre camarade ayant dans sa pirogue un couteau. Il lui donna la nouvelle de notre danger et ils se sont rendus tous les deux auprès de nous. Le nouveau venu plongea, coupa la corde qui retenait la pierre. Nous sommes sauvés.
104Revenu à terre, je renonçai à monter avec ce camarade. La propriétaire me réclama les 4 000 francs empruntés au moment d’entreprendre cette pêche. Je descendis à Grand-Jacques ; là j’ai acheté une vieille pirogue dans la main d’un pêcheur. Après l’avoir réparée, je descendis à Port-Bouët la revendre aux pêcheurs de crabes apolloniens, qui me l’ont achetée 6 300 francs. Je remis sans retard les 4 000 francs au propriétaire Angrouan Deigni.
105Un jour, comme j’étais parti à la recherche de médicaments (racines, plantes) dans la brousse de Petit-Bassam, je remarquai un arbre et j’eus l’idée de livrer du gros bois pour fournir du bois de chauffe aux femmes togolaises qui achètent constamment du bois pour fumer le poisson. Le lendemain matin, je fis tomber l’arbre ; je le cassai entièrement en trois semaines. Au moment où je transportais le bois déjà préparé en fagots au bord de la lagune, le chef de village se présenta pour ramasser tous les fagots, en me posant la question : « À qui as-tu demandé ? », et il continua : « La place en jachère m’appartient ; l’arbre que vous avez coupé est toujours sous ma garde pour me servir de bois de chauffe. Si vous n’étiez pas Alladian, je déposerais une plainte contre vous ».
106Plus tard, j’entrepris de pêcher le soir et de livrer le poisson à l’hôtel de La Vigie sur la route de l’aviation [de l’aéroport]. Le premier jour j’ai pêché 150 kilos de poissons à 100 francs le kilo = 15 000 francs (7 000 francs pour le propriétaire de la pirogue et 8 000 francs pour moi). La dame de l’hôtel m’a permis de lui pêcher du poisson après trois jours. La deuxième pêche fut de 65 kilos à 100 francs le kilo = 6 500 francs (3 000 francs pour la propriétaire et 3 500 francs pour moi). Le troisième tour : 72 kilos de poisson = 7 200 francs (3 400 francs pour le propriétaire et 3 800 francs pour moi). En deux semaines, j’avais obtenu 8 000 + 3 500 + 3 800 = 15 300 francs. Je fis verser le montant du premier trimestre de Gabriel au collège Notre-Dame (12 000 francs).
107À partir de ce jour je pêchai chaque jeudi et samedi pour La Vigie. Après chaque pêche, je versais l’argent partiellement et je recevais de l’économe du collège un reçu. Après un mois, j’achevai le versement du deuxième trimestre, en fin décembre 65 [le trimestre se paie d’avance].
108Embauché le 3 janvier 1966 à Jacqueville, je travaillai auprès de M. Augé, chercheur à l’ORSTOM. À partir de ce jour ma vie changea : 12 410 francs de solde nouvelle de 1966 à 1967, et 16 190 de 1968 à 1969. À Jacqueville j’ai construit quatre tombeaux pour les décédés depuis plusieurs années. Ma femme me montra ses gencives, en riant dans l’amélioration de ses vêtements et parures. Mes enfants sont consolés. Ma petite chambre a trouvé ses pauvres meubles, qu’elle n’avait jamais vus autrefois.
109[Boniface a été licencié à l’automne 1969 ; depuis cette date il est resté chômeur, si j’excepte trois mois de l’été 1971, où j’ai pu l’embaucher à la faveur d’une mission CNRS. Quelques mois avant sa mort, il a été embauché de nouveau par un ethnologue de l’ORSTOM.]
3. L’ãwa
110Boniface est convaincu qu’une partie de son lignage veut sa perte ou au moins essaie de lui nuire. Il oppose constamment sa parenté paternelle (c’est-à-dire le matrilignage de son père) à sa parenté maternelle, mais tout autant, sinon davantage, deux lignées de son lignage, une lignée aînée à laquelle il appartient, et une lignée cadette aujourd’hui démographiquement et socialement plus forte (par le nombre de ses « lettrés » et de ses vieillards) : des représentants de cette seconde lignée lui tendent des pièges ; un certain nombre des événements rapportés dans les pages qui précèdent sont dus selon lui, lorsque je lui demande de préciser son passé, à leur action malveillante. Il ne s’estime pourtant pas le seul intéressé dans l’affaire : sa mère, d’après lui, a déjà eu à connaître les effets de cette malveillance, qui correspond à l’opposition des deux lignées ; Boniface mentionne en outre la solidarité des descendants de captives et de captifs qui s’affirme contre le reste du lignage. Au cours de nos entretiens Boniface fait allusion à l’ancienneté des menaces qui pèsent sur lui – et qui visaient déjà sa mère –, aux signes qui lui ont révélé puis confirmé l’existence de cette menace, et aux pièges qui lui ont été tendus.
111Plusieurs faits témoignent aux yeux de Boniface de la malveillance de la « partie forte » de son lignage. Et tout d’abord sa mère, Bogui Nijé, a perdu beaucoup d’enfants ; les malheurs de Boniface relèvent en quelque sorte d’une malédiction plus ancienne touchant l’ensemble des enfants de sa mère. Pour la naissance de son premier fils, Bogui Nijé était venue s’installer chez sa grand-mère maternelle Akadié Kagioun, mais, malgré les bons soins de celle-ci, elle accoucha après deux jours de souffrance d’un fils qui mourut rapidement. Neuba Ahui, que Boniface n’a pas pu me situer exactement dans la généalogie mais qui appartenait à la branche cadette du lignage (celle qui est devenue la branche forte), fut accusé d’être responsable de cette mort. Il nia. Sur ces entrefaites, Bruno Diako Bogui, cuisinier d’un fonctionnaire français à Grand-Lahou et oncle maternel de Bogui Nijé, vint rendre visite à sa famille de Grand-Jacques et fut mis au courant des derniers événements. Comme la mère de Boniface semblait gravement malade, Bruno Diako Bogui alla trouver Neuba Ahui et lui ordonna de « relâcher » (je mets entre guillemets les termes utilisés par Boniface) Bogui Nijé, sous peine de recevoir un coup de fusil. La mère de Boniface se remit presque aussitôt. Elle eut un peu plus tard une fille qui mourut à l’âge de sept ans. Boniface est né le troisième ; les circonstances de sa propre naissance ont été quelque peu dramatiques ; son père était parti pêcher la carpe rouge : c’est l’affaire d’une journée entière ; l’accouchement se déroula dans des conditions très difficiles jusqu’au retour de Neuba Ethé à qui il suffit de toucher sa femme de la main pour qu’elle mît au monde sans plus attendre Boniface Ethé Neuba. Elle devait perdre encore plusieurs enfants ; outre son fils, elle ne garda que deux filles : Ethé Yacé et Ethé Mbwafon. Boniface attribua également à l’action maléfique du « mauvais esprit » de son etyoko les décès de ses deux sœurs, bien qu’elles soient mortes beaucoup plus tard que leurs frères et sœurs : Ethé Yacé est morte en 1955 après une douloureuse maladie, en laissant un garçon. Ethé Mbwafon est tombée malade en 1962 ; elle est morte rapidement en laissant huit enfants.
112Peu après cet événement, Boniface a souffert de maux divers (mal de cœur, vertiges, fatigue) ; incapable de travailler dans les champs, il est allé à Abidjan demander conseil à Pierre Logon qui appartient à la descendance captive du lignage et est également le beau-frère du frère du père de Boniface. Logon l’a présenté à un de ses amis, clairvoyant baoulé, qui l’a prévenu que ses ennemis cherchaient à l’atteindre et qu’il lui fallait se méfier de la mer : sur mer ses ennemis pourraient plus facilement le réduire à merci. De retour au village, Boniface reçut de la part de Jean Lath, le guérisseur adioukrou auquel il avait déjà eu affaire, un « talisman » qu’il s’empressa de jeter au feu, plus inquiet, semble-t-il, des craintes dont témoignait cet envoi que sûr de son efficacité. Il adressa alors une prière solennelle à Dieu, et au père de son père Ando Neuba, pour implorer leur protection.
113Boniface cite un certain nombre d’événements qui lui semblent révéler le bien-fondé de la mise en garde du clairvoyant baoulé. Certains de ces événements lui sont pourtant largement antérieurs : la mise en garde donne un sens au passé, elle le recompose en fonction des problèmes présents et offre des possibilités d’interprétation pour l’avenir. En 1957, Boniface avait cru ne pas pouvoir regagner la terre : il pêchait au large et avait perdu sa pagaie en remontant à bord un petit requin. En 1958, surpris par une tornade sur la lagune, il avait cru sa dernière heure arrivée. Les épisodes rapportés plus haut et qui se situent dans les années 1964-1965 (dramatique pêche au requin, naufrage en face de Port-Bouët) sont susceptibles de la même interprétation : ils constituent, à tout le moins, des signes conformes aux avertissements du clairvoyant, et je comprends après coup pourquoi Boniface leur a fait une place si importante dans un récit où il n’en analyse pas la signification. Lorsqu’il me fait cette analyse, il cite un nouvel épisode qui n’apparaissait pas dans le récit initial : dans ce récit, il mentionnait l’achat effectué par lui d’une vieille pirogue revendue aux Fanti pour rembourser le propriétaire de la pirogue naufragée ; mais son retour à Grand-Jacques avait été difficile : entraîné par le courant, il n’avait pu s’arrêter à Petit-Bassam et avait été rejeté dans le port aux thoniers d’Abidjan. Les marins des thoniers ont la réputation de craindre les voleurs et de leur faire facilement un mauvais sort, et Boniface, habile homme, pour dissiper et devancer tout malentendu, avait poussé de grands cris, des appels au secours, qui avaient attiré sur lui l’attention bienveillante des gardiens et des marins.
114Tous ces épisodes aquatiques constituent pour Boniface autant de signes des périls qui le menacent. Mais un certain nombre d’autres faits lui permettent de préciser cette menace, d’en attribuer l’origine à une fraction de son lignage. Les trois faits déterminants, qui lui apparaissent comme autant de pièges sont les suivants : il a été désigné pour aller succéder à Bruno Bogui sur la plantation de Daloa, sans que l’autorisation ait été au préalable demandée au frère de son père (j’ai déjà suggéré que Boniface me semblait avoir constitué progressivement ce schéma d’interprétation, qui lui évitait de prendre en compte des négligences réelles de sa part). Il a été désigné pour conduire Diako Léché (tante maternelle de sa mère) à Bregbo. On lui a proposé de devenir chef de lignage.
115Je passe sur le premier épisode déjà longuement évoqué, et j’en viens au second qui se situe au moment de la mort d’Ethé Mbwafon, sœur de Boniface (en 1962). Son cadavre avait été interrogé et avait dénoncé Léché. Traditionnellement, affirme Boniface, le chef de lignage désigne quelqu’un d’une autre branche du lignage pour conduire un accusé à l’épreuve d’ordalie (etʃra, le poison) : avoir désigné le seul Boniface, alors qu’il était si proche parent de Léché, c’était lui tendre un piège. C’était l’approcher dangereusement d’une source éventuelle d’ãwa, lui faire supporter le poids d’une accusation que personne, hors le cadavre, n’osait véritablement formuler.
116Quant au deuxième épisode (désignation de Boniface comme chef de lignage), il est l’occasion pour mon enquêteur de reprendre l’histoire de son lignage du point de vue des pouvoirs maléfiques qui s’y exercent et des tensions qui s’y expriment ; cette histoire recoupe en plus d’un point sa propre histoire, parfois aussi celle de notre enquête.
117Lorsque Ethé Yacé, sa sœur, était tombée malade (en 1952), elle avait été transportée à Grand-Bassam chez une femme ébrié, puis à Azuretti chez un guérisseur originaire d’Addah. Enfin elle avait été conduite à Bregbo ; elle déraisonnait ; elle fut enfin ramenée dans son village, Grand-Jacques, où elle mourut.
118Deux mois après sa mort, Boniface fit un rêve : au retour d’un grand voyage, il portait dans les bras sa fille Neuba Nangban ; il descendait un escalier et arrivait dans une ville. Dans une cour, il voyait Diako Deigni, son chef de lignage, et Okpa Yesso, qui en diverses occasions a été dénoncé comme sorcier. Toujours dans le rêve, Okpa Yesso a interpellé Boniface et lui a dit : « D’où viens-tu ? » ; Diako Deigni, à côté de la palissade, hurlait. Boniface a répondu : « Je rentre de voyage et je vais à Grand-Jacques ; est-ce ici que vous êtes installés maintenant ? » « Oui, depuis un moment ». Devant la cour se tenait une vache à poil rouge, les quatre membres liés. « Vous allez tuer cet animal ? » demanda Boniface. Yesso répondit affirmativement, cependant que Diako Deigni hurlait toujours sans regarder Boniface. Celui-ci dit : « Je m’en vais maintenant ». Malgré l’insistance de Yesso qui lui dit : « Attends ta part », il refusa de rester plus longtemps. Un peu plus loin il trouva une femme qui vendait des bananes bouillies ; il en mangea et en donna à son enfant.
119C’est à ce moment de son rêve qu’il se réveilla. Au matin, il dit à sa femme : « Diako Deigni est rentré dans une “société”. Sinon que faisait-il avec Okpa Yesso ? Pourquoi ne me regardait-il pas ? Que faisait là cette vache, deux mois après la mort de Ethé Yacé ? » Cependant une interprétation inverse se faisait jour du côté de chez Diako Deigni. Djambi Gbétié, ami de Diako Deigni, lui déclara que Boniface voulait l’attaquer. Un jour Boniface se rendit, comme il est normal, chez Diako Deigni, chef de son lignage, pour lui emprunter des parures à l’occasion de funérailles célébrées à Sassako-Benigny. Deigni lui rapporta les propos de Gbétié et lui demanda pourquoi il voulait l’attaquer. Il protesta vigoureusement et lui retourna l’accusation.
120De retour chez lui, Boniface prévint sa femme et se rendit chez Gbétié, une barre de fer à la main. Mais sa femme prévint Félix Aka Bogui qui le rejoignit et le dissuada de commettre un acte de violence. Boniface se rendit bientôt à Attoutou, village qui avait invité le vieux Samba, « charlatan » dioula qui résidait habituellement à Akrou ; le vieux Samba lui dit de faire attention et de rester avec « ses pères » ; sinon il mourrait ; il lui demanda un escargot noir pour « bitumer » autour de lui avec sa bave. Ce qui fut fait.
121Le deuxième rêve de Boniface fait intervenir Boumbro Bogui, demi-frère de Diako Deigni (ils ont la même mère). Boumbro Bogui était dans un grand arbre : il en descendit en criant des injures à Boniface ; celui-ci, à son tour, monta à l’arbre, qui donnait de grands fruits (l’arbre en alladian s’appelle ejipe). Bogui le suivit, et Boniface lui lança un fruit sur la tête ; le fruit le frappa et le fit tomber au sol ; Boniface descendit de l’arbre en volant ; Bogui ne pouvait plus se relever, tirait la langue et se léchait les lèvres en riant. Boniface l’assomma à coups de crosse de fusil. Sur ce, il s’éveilla.
122La suite du récit fait par Boniface oblige à sauter quelques années, ce qui prouve bien que ce récit procède, à tout le moins, d’une réinterprétation ou d’une remise en ordre de différents événements passés – quand bien même ils sont séparés par plusieurs années – aux fins d’explication des désordres ou des désarrois actuels ; la mémoire, en milieu villageois, semble être une condition de survie, un élément de force : le vrai privilège, peut-être, d’une vieillesse qui, à l’inverse de celle du proverbe français, est censée mesurer son pouvoir sur son savoir. En 1967, Boniface fut invité par Diako Deigni à construire avec lui « en dur » pour la famille : « Tu es mon frère », dit-il ; Boniface répliqua qu’il habitait chez ses pères. Un mois plus tard il tomba malade ; mais trois songes avaient précédé sa maladie : une première fois Bruno Diako Bogui semblait en colère contre lui, sans qu’il comprît la raison de cette colère ; une seconde fois Bruno Diako Bogui se contenta de rester en silence à côté de lui. Au cours d’un troisième rêve, deux hommes essayaient d’envelopper Boniface dans un linceul, comme on fait des morts, et il se réveilla brusquement en criant : « Pourquoi ? » Trois jours plus tard sa maladie se déclencha.
123Il se rendit chez la clairvoyante baoulé de Port-Bouët, qui lui déclara que, le concernant, elle voyait deux plantations et un homme en colère. Il crut comprendre ce qu’elle voulait dire et lui raconta les deux histoires de plantation qui ne lui laissaient pas la conscience en paix : son refus de rejoindre la plantation de Bruno Bogui, et la vente, bien antérieurement, de la plantation de Loboué Lavritié, frère de Bruno Bogui. Cet épisode et le diagnostic établi – conjointement de quelque manière – par la clairvoyante et Boniface sont rapportés par lui dans le récit qu’il fait de sa vie, mais les précisions qu’il m’apporta ensuite valent par certains détails et surtout par ce qu’elles révèlent des suites de l’affaire et du point de vue des membres de l’autre lignée du lignage. La clairvoyante de Port-Bouët a conseillé à Boniface de rentrer dans sa famille, d’offrir des boissons et de revenir la trouver.
124De retour à Grand-Jacques, Boniface envoya un ami « à la plage » chercher Diako Deigni qui faisait normalement sa sieste sous les cocotiers du bord de mer ; il était midi trente. Diako Deigni refusa de venir, prétextant de la trop grande chaleur. Boniface attendit jusqu’à six heures du soir ; il s’était installé chez Diako Léché (sœur de sa grand-mère maternelle) et avait fait prévenir Neuba Boutchué, son « père » (frère de son père).
125Quand tout le monde fut enfin réuni, Boniface raconta l’un de ses rêves (celui du linceul), préférant taire les deux autres. Il rapporta également le diagnostic de la clairvoyante et rappela son refus passé de retourner sur la plantation de Bruno Bogui. Tout le monde lui donna tort. L’esubã de Bruno Diako Bogui fut convoqué : il prit l’affaire en main et supplia Bogui de la part de Boniface, moyennant une demi-bouteille de gin. Ils s’adressèrent ensuite à Diako Deigni, chef du lignage, lui disant en substance : « Tu dois prendre l’eau, invoquer les ancêtres, leur demander pardon pour Boniface et maudire les mauvaises volontés ».
126Deigni s’exécuta. Mais Boniface insista sur le fait qu’il agît contraint et forcé. Le détail a son importance, car on n’invoque pas impunément les morts, non plus qu’on ne s’attaque impunément aux volontés mauvaises : pour Boniface (dans son dernier système d’explication) ce sont ses parents maternels, Deigni tout le premier, qui sont responsables de son refus de rejoindre la plantation de Bogui, on l’a vu plus haut. Or, deux semaines après le retour de Boniface à Abidjan, Diako Deigni lui-même est mort brusquement. Pour mon enquêteur, à la réflexion, les morts invoqués avec un esprit mensonger peuvent être la cause de cette mort, à moins que ce soit les volontés mauvaises (c’est-à-dire les sorciers) que Deigni a été dans l’obligation de maudire et dont Boniface suppose qu’il leur était associé. Mais sur le moment il est terriblement inquiet, heureux d’être empêché par son travail, qui nous conduit à ce moment-là à Grand-Lahou, en pays avikam, de se rendre à Grand-Jacques. Cet épisode se situe en 1968, et c’est en 1970 que Boniface, y revenant, m’apprend qu’à la suite de la mort de Deigni ses sœurs et ses neveux ont consulté un clairvoyant d’Avagou (autre village alladian du littoral), qui l’a dénoncé lui-même comme le responsable de cette mort.
127Ainsi s’explique le refus de Boniface d’accepter l’héritage que toute la branche cadette du lignage (dont les vieilles femmes Boumbro Badio et Boumbro Koko lui paraissaient particulièrement redoutables) était d’accord pour lui proposer avec l’arrière-pensée de le faire ainsi mourir, puisque succéder sur la chaise de lignage à un homme dont on a voulu la mort, c’est s’exposer, sans recours possible, à la vengeance du mort. Au moins est-ce là la tactique prêtée par Boniface à la seconde branche de son lignage, sans doute à juste titre. Tous ont recours au même système d’interprétation, y choisissant ce qui leur est nécessaire pour rejeter sur l’autre partie la responsabilité des malheurs, mais sont assez au courant des règles du jeu pour déceler les grandes lignes de la tactique adverse.
128À son retour de Grand-Lahou, une partie de sa famille de Grand-Jacques (branche aînée et descendance captive) lui signale que l’héritage est toujours chez Diako Deigni et qu’il faut s’en occuper. Boniface fait venir le chef des Kitrava (son clan maternel) d’Audouin pour le soutenir dans les discussions : l’ensemble du lignage convient de confier l’héritage à Boumbro Bogui. Boniface fait valoir que lui-même ne réside pas au village, qu’il n’est pas plus âgé que Bogui ; il est persuadé, selon sa propre expression, que « l’ãwa est dans l’héritage ». Déjà au préalable, il n’avait pas essayé de disputer l’héritage à Diako Deigni, et lorsque en 1958 Diako Léché, sœur de sa grand-mère, avait été accusée d’avoir causé la mort d’Ethé Mbwafon, sa sœur, il avait été persuadé que le vrai coupable était Diako Deigni. Boniface se contente de faire remarquer que l’argent ramené de Daloa (fruit des plantations) n’est pas dans la malle du trésor du lignage. La honte est pour Boumbro Bogui.
129Mardi 6 janvier 1970. Boniface et moi enquêtons à Abadjin-Kouté, village ébrié. Mon enquêteur rencontre des gens de Grand-Jacques : ils vont s’embarquer à Abadjin-Doumé, débarcadère d’Abadjin-Kouté, pour regagner Grand-Jacques où Bragaï Mounéya vient de mourir. Bragaï Mounéya était une vieille femme de la branche « captive » du lignage, et sa mort est l’occasion pour Boniface de me raconter les différents épisodes par lesquels s’est amorcée une rupture entre cette branche et le reste du lignage.
130À la mort de Loboué Lavritié c’est le vieux Boumbro Doukwa captif du chef de trône antérieur à Lavritié, Assambwa Deigni, qui avait été nommé chef de lignage. Diako Bogui était encore vivant, mais le siège a été confié à Doukwa au nom de la bonne entente du lignage. Mais Doukwa a refusé aux gens de l’etyoko le mariage avec « les enfants de l’esclave et de la femme dotée ». Ils ont fait un clan entre eux « pour faire face aux gens de l’etyoko ». Ainsi Doukwa s’est opposé au mariage d’Antoine Bogui et de Diako Aorétché.
131Une deuxième occasion de rupture met en cause le jeune Amou Lavri, enfant sans père officiel de N’drin Badio, appelé par Loboué Lavritié, chef de lignage à l’époque de sa naissance, du nom d’un « neveu » d’Assambwa Deigni (voir figure 1220). Bragaï Mounéya, précisément, avait été la première femme du vieux Amou Lavri.
132Loboué Lavritié a confié le jeune Amou Lavri à son « frère » Diako Bogui. Comme l’enfant lui volait un certain nombre de choses, Bogui l’a frappé ; l’enfant s’est échappé et s’est réfugié à Gagnoa chez un Syrien auquel il a servi de domestique, puis d’apprenti mécanicien. Pendant six mois on n’a pas su ce qu’était devenu l’enfant ; la branche « captive » du lignage s’en est prise violemment au vieux Bogui et a prononcé des malédictions sur les tombeaux des ancêtres. Pierre Bragaï Logon a écrit à Bogui une lettre qui, m’assure Boniface, l’a fait pleurer.
133L’affaire en rappelait une autre. Aux alentours des années 1930 on manquait de manioc et de poisson. Du manioc était mis en réserve pour la nourriture des enfants. Akadié Kagioun avait la responsabilité des femmes et s’en était pris violemment à Anaküï Ki Yayétié21, fille d’un captif d’Adjé Bonny et d’une captive de Assambwa Deigni, qui avait volé et mangé en cachette de l’atyéké ; cette femme avait été dénoncée par son propre fils, Lata Bengbaï, et l’avait maudit. Le fils en question était devenu un grand voleur, et la famille dut rembourser de nombreux plaignants (il était fils d’un homme du lignage, Béké Lata, et le même lignage exerçait donc par rapport à lui les responsabilités de la famille maternelle et de la famille paternelle). Lorsque Diako Bogui, plus tard, frappait Amou Lavri, il lui rappelait la conduite de son oncle Bengbaï, et lorsque Pierre Logon se fut plaint à lui, il fit souvent remarquer que ce n’était pas Logon qui avait remboursé les dettes de Bengbaï, et que s’il avait frappé Lavri, c’était pour qu’il ne ressemblât point à son oncle.
134Amou Lavri rentra à Daloa ; Diako Bogui écrivit à Grand-Jacques qu’il était retrouvé et le fit entrer au village pour quelque temps afin que toute la famille pût se réconcilier. Mais Doukwa s’opposa au retour d’Amou Lavri à Daloa et le confia à Pierre Logon qui travaillait, à Abidjan, à la Régie Abidjan-Niger. Logon le mit en apprentissage et au bout d’un moment en fit son chauffeur personnel. Le vieux Diako Bogui en fut très fâché ; Pierre Logon, de son côté, connut quelques déboires avec Lavri qui ne voulut pas être son chauffeur et devint conducteur de taxi. Pierre Logon mourut en 1967, conscient d’avoir fait tort au vieux Bogui ; Doukwa, lui, était mort en 1963. Cette affaire est citée par Boniface comme la seconde grande cause de rupture à l’intérieur du lignage. La troisième cause (mais peut-être vaudrait-il mieux parler de signe), aux yeux de Boniface, c’est le fait que N’drin Badio et son mari le manœuvre du Nord (qu’on veuille bien se rappeler l’épisode de Daloa mentionné plus haut) avaient été empêchés de travailler avec lui par Doukwa.
135Bassidjro, le clairvoyant ébrié d’Abadjin-Doumé, a plusieurs fois rappelé à Pierre Logon que la famille devait se réunir, et même organiser un « festin » pour retrouver et souder son unité. Le chef d’Audouin a rappelé aujourd’hui, à l’occasion de la mort de Mounéya, cette nécessité au chef Kitrava d’Audouin, « supérieur » du chef de Grand-Jacques.
136Boniface attribue tous les malheurs de la famille aux tensions intra-lignagères qui sont elles-mêmes la manifestation d’une guerre plus secrète opposant au reste du lignage certains esprits forts et malveillants. La liste des personnalités du lignage disparues depuis 1955 pourrait paraître normale, mais il est vrai que la branche cadette a été épargnée et qu’elle compte notamment encore quelques femmes âgées. La tentation est immédiate de faire des survivants les agents de la disparition des autres. En se reportant à la figure 1422, on verra qu’en effet les deux branches du lignage (trois en comptant à part la descendance captive) ont été très inégalement touchées par la mort. Voici la liste des morts établie par Boniface :
- Bétié et Diako Bogui sont morts en 1955.
- Badio est morte en 1959.
- Bra est morte en 1960.
- Doukwa et Bogui Nijé sont morts en 1962.
- Canon est morte en 1964.
- Logon est mort en 1968.
- Deigni est mort en 1969.
- Mounéya est morte en 1970.
4. Les diables et le bon Dieu ou « catholique et alladian toujours » : entretien avec Boniface (été 1971)
– Vous êtes catholique, vous avez été catéchiste. Cependant vous avez pratiqué l’interrogation du cadavre, consulté les clairvoyants, etc. Comment conciliez-vous ces deux attitudes ?
– La religion nous enseigne et nous devons faire en sorte de ne plus suivre le paganisme de l’ancien temps, pour rentrer dans le christianisme, pour s’écarter du mal et apprendre à faire le bien. On a commencé par les enseignements de la religion qui sont :
- ne pas consulter le cadavre ;
- ne pas courir après les charlatans et les clairvoyants ;
- ne pas vouloir la vie ou les biens des autres par les franc-maçonneries indigènes que nous appelons awã.
Tout cela, lorsque j’étais catéchiste, je l’ai enseigné, je le retenais très bien moi-même ; parfois aussi on allait en mission dans les villages. Au moment où le père Bernard, notre missionnaire à Jacqueville, a réuni les catéchistes et les chefs de l’Église pour examiner dans l’ensemble le fétichisme qui détruit la religion, on a vu que c’est la consultation du cadavre qui nuit le plus souvent à la base de l’enseignement de l’Église.
[…] Quand j’ai accepté de reprendre l’enseignement de l’Église, divers malheurs sont survenus, empêchements et cas d’urgence, difficultés pour soigner les enfants malades, pour acheter des vêtements. J’ai été obligé de courir les charlatans qui, chez eux, avec leurs écorces, feuilles, racines, arrivent peut-être à remédier aux maladies.
Ma femme a fait sept ans cardiaque. J’ai couru à Adoumanga, Akrou, Jacqueville, Taboth, Accradio, Pandah. Maladie de ma première fille Neuba Koko : j’ai couru auprès du grand charlatan sorti en 1958, Lath de Tiaha. Je suis resté auprès de Lath pour soigner mon enfant. Des gens d’Addah, de Grand-Jacques, d’Akrou, d’un peu partout, ont rempli le campement de Lath à Tiaha. J’ai vécu à Tiaha trois mois. Je suis rentré au village, n’ayant pas pu guérir mon enfant ; il est décédé. Maladie de mon deuxième enfant Yesso Ferdinand ; j’ai refusé de chercher la guérison auprès d’un charlatan, mais l’ai confié quatre mois aux sœurs à Jacqueville ; mais l’enfant est décédé. Puis est venue la maladie de Neuba Legbé Imelda : cette fois-ci j’ai essayé de laisser le soin dans la main d’un Baoulé installé à Ahua, Kwamé ; j’ai fait un mois et demi. L’homme n’a pas pu guérir l’enfant. De retour à Grand-Jacques nous l’avons soignée avec les vieilles femmes du village ; elle s’est remise.
Après est venue la maladie de Neuba Bogui. Le cas n’a pas été très grave car, par chance, le docteur Antoine était venu au village ; il m’a donné les remèdes nécessaires et il a traité l’enfant pendant trois jours.
Toutes ces peines devant les maladies des enfants, à cause de l’argent qu’il faut avoir pour payer les remèdes des ordonnances, obligent à suivre les charlatans en espérant avoir de l’écorce, des racines qu’ils connaissent bien et qui guérissent parfois.
– De façon générale, est-ce qu’il n’y a pas une contradiction entre la pratique du christianisme et les croyances à l’interrogation du cadavre, aux clairvoyants, etc. ?
– De mon avis, je sais très bien, à fond, que les consultations et la course aux charlatans sont des choses inutiles. J’ai travaillé là-dessus et aidé l’Église, mais je me suis fait un des leurs par manque des moyens qu’il faut employer pour la guérison des malades.
– Les remèdes des charlatans coûtent moins cher ?
– Je voudrais dire qu’il n’y a aucun moyen d’acheter les remèdes des ordonnances ; par les charlatans on arrive à avoir des écorces et des racines qui coûtent peu. Quant à la consultation du cadavre, vraiment elle n’a pas un seul sens ; elle peut avoir des raisons très diverses. On se prépare pour rendre quelqu’un coupable dans la consultation et on l’oblige à être coupable lorsqu’on a délibéré sur lui. C’est le premier sens possible de l’interrogation du cadavre. Elle a un deuxième sens : celui qui fait du mal se dégage lui-même et met à sa place un innocent. Celui qui fait du mal en sorcellerie est souillé ; mais il peut frotter sa main sur la palissade de la cour d’un autre : sa culpabilité s’imprègne sur la palissade. Le coupable qui touche exprès la palissade d’un innocent le rend coupable. Alors les gens veillent. Les enfants laissent souvent courir leur main sur les palissades : les propriétaires sortent voir ; s’ils trouvent une grande personne, ils l’attaquent durement.
– Vous y croyez, vous ?
– Je l’ai entendu dire. Tout le monde en parle depuis ma naissance. Je pense que ça doit être ça.
– Vous avez assisté à beaucoup d’interrogations de cadavres ?
– Oui.
– Vous avez porté le cadavre ?
– J’ai souvent porté le cadavre.
– Êtes-vous certain que c’était le cadavre qui vous faisait avancer ou reculer ?
– Cette question, c’est depuis longtemps qu’on la traite lorsqu’on reste pour bavarder. Moi, je suis sur le point de croire le père Bernard qui disait : « C’est la cadence inégale des pas des quatre porteurs qui vous donne l’impression d’être retenu par le cadavre. En avançant, il y en a qui font des pas de 50 centimètres, d’autres de 55, d’autres de 65. Pour s’arrêter, il y en a qui tardent un peu et l’on croit que c’est le cadavre qui refuse de s’arrêter. Il faudrait qu’un seul homme puisse porter sur la tête le poids d’un cadavre. À quatre la cadence est inégale. C’est pourquoi vous dites que le cadavre a avancé ou non, mais c’est vous qui le faites. »
– Et vous, Boniface, vous croyez que c’est le cadavre ?
– Un jour, j’ai vu un cadavre entrer dans la cour de Djambi Ahui, il a frappé tous ses porteurs, et ils ont dû le jeter par terre. La croyance de ces choses reste en toi quand tu crois, elle n’est pas en toi quand tu ne crois pas. J’ai connu des gens dans mon village qui ne partaient jamais chez les charlatans. J’ai connu aussi un homme qui ne prenait jamais les remèdes européens ; toujours, lorsqu’il tombait malade, il prenait de l’eau dans un verre, en versait par terre et faisait sa prière. Il est devenu vieux ; quand une maladie est venue sur lui un jour, il est décédé en deux semaines, et on n’a rien appris sur lui.
Si vous embrassez la croyance de faire parler les morts, les morts vous parlent ; si vous embrassez la croyance d’écouter et de comprendre le dialecte des morts, vous recevez tout ce que vous croyez. Celui qui ne veut pas adopter cette croyance, la croyance et ses résultats ne viennent jamais en lui. Quant à moi personnellement, j’ai porté le mort sur la tête et je pense que c’est le mort même qui agit. Quand le père Bernard a parlé de cette affaire dans son prêche à l’église, je me suis rangé un peu à son avis, pour être ensemble avec lui, mais ce n’était pas tout à fait réel.
Chez les charlatans, les réponses changent de personne à personne, à propos des causes et des provenances des maladies. L’un nous dit qu’il y a quelqu’un qui est contre vous, l’autre que vous avez fait du mal à votre femme.
– Pourtant vous continuez à y croire ? Pensez-vous vraiment qu’il y a des gens qui attaquent les autres en double, en esprit ?
– Ce qui est très gênant, qui nous enchaîne, qui ne nous permet pas de répondre vite sur des questions pareilles, c’est qu’il y a des gens qui, en cas de maladie, déclarent librement, d’eux-mêmes : « J’ai fait telle et telle chose ». On arrive à croire que vraiment les gens font du mal. Au moment de mourir, il y a des gens qui crient en appelant le nom d’une personne qui est morte depuis longtemps : ils crient en disant que cette personne leur fait du mal, pleurent, demandent pardon en disant que ses coups sont trop lourds. En entendant cela, en regardant la personne qui souffre, se jette d’un côté sur l’autre, on croit qu’il y a des gens qui font du mal aux autres. Et quand ces autres sont morts, leur esprit est devenu plus puissant que l’homme charnel : ils se jettent sur les hommes charnels qui les ont accablés de leur vivant. C’est à ce moment qu’on y croit un peu.
– Concernant les ãwabo, est-ce que la religion se trompe ? Le prêtre croit-il aux ãwabo ?
– Les prêtres sont d’accord sur les ãwabo et le mal qu’ils font. Dans la Bible on a vu quelques passages parlant du mal que font les ãwabo. Mais il y a aussi plusieurs passages qui disent : « Si tu t’occupes trop de ton corps sur cette terre tu le perdras au ciel. Il faut patienter, laisser faire sur toi ce que les gens veulent. Ils ne pourront rien sur ta richesse en esprit ». C’est cette façon dégourdie dans la patience que nous n’arrivons pas.
– Un ãwawrõ peut-il fait du mal à un prêtre ?
– Un ãwawrõ peut faire du mal à un prêtre. Notre Seigneur Jésus-Christ a su auparavant que le mauvais esprit n’a pas peur même d’un Dieu. En laissant ses apôtres, il a su que ces gens leur feront du mal. Alors il a dit dans un passage que je n’arriverai pas à vous conter de suite : « Toutes les fois que vous serez dans un endroit pour prêcher en mon nom, sachez que je suis au milieu de vous. Tous les aliments qu’on va vous donner, il faut les manger. Tous ceux qui iront contre vous, vous en triompherez par le sacrement que vous avez reçu le jeudi saint dans le miracle ; vous rendrez les serpents nuls avec leurs dents venimeuses, les gens jaloux étourdis, sans connaissance ; vous comprendrez toutes les langues ; vous serez en mesure de tout faire favorablement contre ces gens, mais gare à vous d’être comme eux ».
– Vous avez lu dans la Bible des passages qui parlent des ãwabo ?
– Il y a des passages précis qui parlent des ãwabo. Au moment du Carême les quarante jours que Notre Seigneur Jésus-Christ va faire la pénitence, l’esprit vilain est venu vers lui en lui demandant de changer les cailloux en pain pour se nourrir un peu, puisque, étant Dieu, il ne devait pas rester toujours le ventre affamé. Notre Seigneur lui a répondu : « Retire de moi, Satan, car il est écrit : “L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu” ».
– L’esprit malin, c’est le même que celui des ãwabo ?
– L’esprit malin lorsqu’il a été chassé du paradis, il a pris l’égoïsme et la jalousie pour descendre sur la Terre et chercher à les donner à ceux qui y sont pour qu’ils deviennent comme lui. Puisque lui en tant que premier fils de la maison est devenu le fils rejeté, s’il tarde à revendiquer son droit, le dernier fils viendra prendre sa place. C’est pourquoi l’Esprit malin s’est répandu sur la Terre et s’efforce de nous perdre aussi.
– Alors, est-ce que les ãwabo étaient des « diables » même avant le christianisme ?
– Avant le christianisme, les ãwabo étaient des diables. Avant le christianisme les gens savaient que de telles personnes étaient des diables ; avant le christianisme on méprisait les diables ; avant le christianisme on consultait les morts et on découvrait les gens qui font du mal et qu’on appelle les diables. Donc ils sont connus et méprisés avant le christianisme.
– Est-ce que les diables sont devenus plus nombreux depuis le christianisme ?
– Il semble que les diables sont devenus plus nombreux depuis le christianisme. Le christianisme a cru que devant lui les diables seront terrassés. Les gens du christianisme croient, espèrent que le christianisme laisse du temps aux diables pour agir sur eux. Les diables, pendant le christianisme, ne reçoivent pas de punitions redoutables comme auparavant. Du temps des diables, ils ne s’entendaient même pas entre eux. On consultait les morts, on buvait le poison amer, on allait devant le charlatan, devant le génie. On découvrait le coupable ; les punitions étaient fortement infligées. Avec le christianisme tout est aboli ; il défend de faire ces choses aux gens. Les diables, du coup, ont élargi leur entreprise, alors que le christianisme croyait que les diables seraient terrassés par lui.
– Le christianisme se trompe ?
– Le christianisme parle vrai puisqu’il dit que si nous nous unissons pour agir, le royaume des diables sera affaibli.
– Est-ce que les charlatans et les génies étaient plus forts que les prêtres ?
– Non, mais les diables n’ont jamais attaqué un prêtre… C’est-à-dire : vous ne saurez pas qu’un diable a fait du mal à un prêtre. Un prêtre ne cherchera pas à découvrir si c’est un diable qui l’a rendu malade.
– On dit que dans l’ancien temps il y avait des hommes plus forts que maintenant ?
– Il y a plus de diables aujourd’hui qu’autrefois, mais moins de force.
Notes de bas de page
1 [Michel Croce-Spinelli, Les enfants de Poto-Poto, Paris, Grasset, 1967.]
2 L’expression « dans la main », traduite littéralement de l’alladian, est très employée. Un enfant est dans « la main » du parent qui l’élève, un dépendant dans celle du riche qui le fait vivre, un malade dans celle du sorcier qui l’attaque, etc.
3 Sœur de la mère de son père et par conséquent représentante du matrilignage de celui-ci. C’est ce matrilignage qui constitue la famille « paternelle » de Boniface.
4 Père de son père, Ando Neuba est censé transmettre à Boniface son nom et sa force.
5 Terme de référence et d’adresse pour les grand-mères vraies ou classificatoires.
6 Yesso appartenait au matrilignage du père de Boniface : il était le fils d’une « étrangère » dotée par un oncle maternel du père de Boniface.
7 Clan ébrié. Il existe une union étroite entre Ébrié d’Audouin et Alladian de Grand-Jacques.
8 Un enfant peut être ainsi confié gratuitement à un tuteur qui l’élève et le nourrit, et a sur lui tous les droits d’un père.
9 Lavri ne s’étant pas acquitté de ses obligations, il a connu la fille de Yetchui sans l’avoir véritablement épousée. Yetchui s’acquittant des obligations du mariage se considère comme le mari de sa propre fille et accuse Lavri d’adultère.
10 Les riches pouvaient « doter » des femmes, généralement dida, dont les enfants leur appartenaient quels que fussent les géniteurs.
11 Quand la branche de raphia est jeune, elle fournit le papo, plus tard le bambou.
12 Le chef de village et les chefs de lignage.
13 Antoine Bogui, gardien de la paix, appartenait à la « branche forte » du lignage Kitrava, vis-à-vis de laquelle Boniface a toujours fait montre de prudence.
14 Diako Ganon avait épousé tour à tour Bogui, père de Bogui Nijé (la mère de Boniface), Loloum, un Adioukrou de Tiaha chez lequel Boniface a vécu, et N’dakouamé.
15 Le frère de la grand-mère maternelle de Boniface.
16 N’dakouamé n’est évidemment pas présent : non seulement il a quitté le pays, mais il est mort.
17 Nom donné à la classe d’âge chargée de la police du village. Dans ce passage Boniface a rassemblé des événements qui couvrent plusieurs années.
18 Il n’est pas rare qu’un notable s’assure la protection d’un étranger « clairvoyant » ou « puissant » en lui cédant des terres.
19 [Filet utilisé dans le cadre de la pêche de surface.]
20 [Voir chapitre 7, partie 2 « Le temps retrouvé ou la nouvelle généalogie de la morale », figure 12 « Inscription contemporaine de l'individu dans deux univers »].
21 Anãkẅi ki : objet (c’est-à-dire captif) de mon grand-père.
22 [Voir chapitre 8, partie 2 « Vie de Boniface », figure 14 « Boniface et sa famille maternelle ».]
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Principes de géographie humaine
Publiés d'après les manuscrits de l'auteur par Emmanuel de Martonne
Paul Vidal de La Blache
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