Chapitre II
Tribus et villages : l’organisation socio-politique des Ébrié
p. 65-96
Texte intégral
1La littérature concernant les Ébrié est peu abondante. On peut signaler, outre François-Joseph Clozel, un article de René Bouscayrol (1949), et, plus récemment, une étude de Georges Niangoran-Bouah et une autre étude de Denise Paulme, plus spécialement consacrée au problème des classes d’âge1. Deux constatations s’imposent à la lecture de ces études, que confirme la fréquentation des Ébrié : le vague de leurs traditions d’origine et le caractère rigoureux de leur division en goto. Les goto (tribus) ont chacun à l’heure actuelle leur propre tradition d’origine. Ce particularisme est dû sans doute en grande partie à l’effacement des souvenirs : contrairement aux traditions alladian et avikam, la ou les traditions ébrié évoquent tout au plus les derniers épisodes d’une migration dont la réalité est parfois mise en doute (les Ébrié d’Adiapo-To se disent autochtones, ce que contredit le témoignage d’autres Ébrié, des Alladian et des Aïzi). D’après Clozel et Bouscayrol, le peuple ébrié serait originaire du Mélié Gon ; ce lieu, champ de Mélié, serait plutôt l’une des étapes de leur migration commune – à une centaine de kilomètres de l’actuelle lagune ébrié. Le dernier important exode connu se serait effectué à partir du Mélié Gon après une lutte malheureuse des Ébrié contre Abolé Yapi, « vraisemblablement un Agni refoulé lui-même par la grande poussée achanti venue de l’Est et que Tauxier situe vers 1750 ». La tradition rapportée par Bouscayrol n’est pas sans obscurités : Abolé Yapi aurait été tué « par les guerriers de Santé, sur l’actuel emplacement de Bingerville » ; il y avait donc eu des précurseurs sur le bord de la lagune : « Akandjé et Santé étaient déjà en place ». De fait, lorsqu’il parle des Ébrié d’Abobo, Bouscayrol n’arrive pas à rattacher leur tradition d’origine à celle qu’il attribue à l’ensemble des Ébrié, et cette dernière, vérification faite, n’est attestée qu’à Adjamé-Bingerville, dans le groupe Akoué.
1. Les tribus
2Clozel distinguait onze goto, qu’il appelait « groupes » : le groupe Acué (5 villages, 7 150 habitants), le groupe Eloka (1 village, 1 000 habitants), le groupe Abouabo (3 villages, 650 habitants), le groupe Abidjan (7 villages, 4 250 habitants), le groupe Yopogon (6 villages, 1 900 habitants), le groupe Niangon (3 villages, 850 habitants), les groupes Adiapo (1 750 habitants) et Abadjin (1 250 habitants) – ces deux groupes occupant 8 villages –, le groupe Songon (6 villages, 3 800 habitants), le groupe Anogoua (2 villages, 1 200 habitants) et enfin le groupe Bago (4 villages, 1 610 habitants). Les onze groupes occuperaient ainsi 55 villages et comprendraient 26 210 habitants (en 1901). Les chiffres de Bouscayrol en 1942 diffèrent sensiblement de ces derniers. Bouscayrol considère à tort que les groupes de Clozel sont de simples divisions géographiques, et il n’en distingue que six : à l’est d’Abidjan et sur la lagune, un ensemble de quinze villages (qui compterait, en 1942, 3 769 habitants et comprendrait les « groupes » Acué et Eloka de Clozel) ; toujours à l’est d’Abidjan mais à l’intérieur des terres les deux villages d’Abobo (635 habitants) rangés par Clozel dans le « groupe » Abouako ; dans la « commune mixte » d’Abidjan six villages (1 000 habitants) correspondant au « groupe » Abidjan ; à l’ouest d’Abidjan et sur la lagune quinze villages comptant 3 386 habitants et correspondant aux « groupes » Yopogon, Niangon, Adiapo, Abadjin et Songon ; à l’ouest d’Abidjan et à l’intérieur des terres Anonkoua (316 habitants) correspondant au « groupe Anogoua » ; à l’intérieur de la subdivision de Dabou, enfin, cinq villages regroupant 490 habitants et correspondant au groupe « Bago ». Au total Bouscayrol ne recense que 44 villages et 11 956 habitants. Georges Niangoran-Bouah est le premier qui ait envisagé clairement le système politique ébrié en faisant remarquer qu’il repose sur l’articulation d’un système tribo-villageois (l’organisation en goto) et d’un système lignager (la division en amãndu ou matriclans). Pour lui, il n’y avait à l’origine que six goto ébrié (qu’il appelle « phratries ») : les Abia sont d’origine étrangère, les Yopougon sont nés d’une scission du groupe Bidjan et les Songon d’une scission du groupe Abobo. Il y a ainsi actuellement neuf goto : Akwé (Kwє), Bidjan (Bidžã), Yopougon (Yopugõ), Anonkwa (Nǒkwa), Abobo (Bobo), Songon (Sõgõ), Adiapo (Dyapo), Abia (Bya), Niangon (Nyãgõ). Notre enquête a confirmé cette analyse ; les habitants d’Abadjin-Kouté ont néanmoins particulièrement insisté sur l’appartenance des Songon et d’eux-mêmes à la tribu Abobo, alors que les Bidjan et les Yopougon ne revendiquaient plus une origine commune. Si l’on tient compte du fait que les Abadjin font partie des Abobo, on retrouve ainsi les divisions de Clozel négligées par Bouscayrol.
3Cette négligence est d’autant plus remarquable que les goto constituent de véritables tribus2 : non seulement les individus d’un même goto revendiquent une origine commune, mais les limites du goto sont aussi celles de la guerre et de la paix ; la guerre n’est un moyen légitime de résolution des conflits qu’entre villages de goto différents ; on mesure l’importance d’une telle constatation quand on pense au rôle capital de la guerre et des institutions guerrières dans la tradition ébrié. Les institutions spécifiques du goto et du village, indépendantes de l’organisation clanique, correspondent en outre à un système tout à fait différent de celui qu’on trouve chez les Alladian ; elles n’ont même pas besoin, comme les pseudo-clans avikam, du langage de la parenté. Les traditions d’origine ou plutôt d’installation des différents goto dans la zone lagunaire sont bien connues ; en pays ébrié en effet, et c’est là l’une des premières constatations à faire, les traditions d’installation sont celles de la « tribu » et non plus celles des clans : les clans ébrié se retrouvent dans presque chaque tribu, mais d’une part il n’existe, semble-t-il, aucune relation institutionnalisée entre membres d’un même matriclan de deux tribus différentes, et d’autre part les mythes d’origine de chacun des matriclans sont très vagues et d’ailleurs variables d’une tribu à l’autre. L’implantation des Ébrié en zone lagunaire s’est donc effectuée, si l’on en croit la tradition et leur répartition actuelle, tribu par tribu (goto par goto) et non clan par clan. Les traditions d’installation – on a vu qu’il serait présomptueux de parler de traditions d’origine – recueillies dans chacun des goto, et plus particulièrement à Abadjin-Kouté (goto Abobo, y compris les Songon), Elokaté (goto Anonkwa), Adjamé-Bingerville (Akoué), Adiapoto (Adiapo), Abia-Koumassi, Petit-Bassam et les deux Audouin (Abia), Azito (Yopougon), Abidjan-Anoumambo (Bidjan) et Niangon-Lokoa (Niangon) confirment dans l’ensemble les indications fournies par Niangoran-Bouah.
2. Le village ébrié
4Un examen rapide des différentes traditions d’installation suffit à faire apparaître des différences fondamentales avec les traditions alladian-avikam. Les différences sont de deux ordres, qui peuvent paraître dans une certaine mesure contradictoires : d’une part les villages ébrié semblent avoir eu, dès avant la colonisation, une existence plus instable que les villages alladian et avikam ; si les menaces extérieures ont entraîné des déplacements, ce sont les querelles internes ou les problèmes démographiques qui semblent, si l’on en croit la tradition, avoir entraîné des scissions nombreuses. D’autre part la tradition n’évoque jamais des groupes de filiation qui se seraient segmentés pour diverses raisons, mais des unités politiques et résidentielles qui se seraient fragmentées groupe par groupe et plus précisément quartier par quartier à partir d’un village initialement commun. Les thèmes des mythes d’origine sont à cet égard très parlants, qui font souvent allusion aux privilèges d’un riche (bringbi) pour lequel travaillaient les individus de plusieurs quartiers ; sur ce chapitre on ne rencontre aucune tradition faisant allusion au rôle d’un clan. En certains cas, au contraire, il est fait allusion au rôle particulier dévolu aux inventeurs des nouvelles terres ou au rôle maintenu ou recréé du quartier Adjamé au terme d’une migration dont les vicissitudes n’empêchent pas qu’au total et en gros les villages d’un même goto d’origine se trouvent rassemblés sur un territoire unique, territoire tribal jalousement surveillé et reconnu par les tribus voisines. Globalement le schéma idéal de l’installation en zone lagunaire fait passer d’un village-territoire (akubє, gõ, goto) unique divisé en trois quartiers à un ensemble de villages nés d’une scission du village initial, mais qui reconnaissent leur origine commune et font front éventuellement contre l’ennemi commun.

5La terminologie employée pour désigner chacun des villages nés d’une fragmentation du village d’origine est à cet égard révélatrice. Georges Niangoran-Bouah en a fait une analyse sérieuse. Tout village est divisé en trois quartiers : le haut (ato), le milieu (adjamé), le bas (até) ; toute manifestation se déroule en principe de bas en haut, c’est-à-dire généralement, pour les villages installés maintenant au bord de la lagune, du sud au nord ; cette orientation contraste avec celle des villages alladian (étalés de l’est à l’ouest parallèlement au rivage) ; le fait remarquable est évidemment que le nombre des quartiers est en principe immuable (trois, quatre ou cinq dans certains gros villages) alors qu’en pays alladian et avikam – si l’on excepte les traces d’un système à deux moitiés est et ouest qui fait problème – le nombre des quartiers est en général supérieur et en général fonction du nombre de lignages représentés dans le village. Le nom des villages nés d’une fragmentation du village initial ou d’un de ses quartiers dépend le plus souvent de son origine géographique – nous entendons par là le quartier dont il représente tout ou partie. En général le nouveau village est appelé du nom de la tribu à laquelle il se rattache, auquel est accolé le nom du quartier dont il provient : ainsi Niangon-Adjamé désigne le village fondé par les habitants du quartier Adjamé de Niangon.
6Les quartiers du village, de toute manière, ne correspondent pas à la division de la société en clans et des clans en lignages. Au contraire, c’est la division en quartiers qui est à l’origine ou qui fournit le modèle de certains aspects de l’organisation économique, guerrière et religieuse des villages – selon un principe aux termes duquel, en première approximation, la résidence l’emporte sur la descendance. Ainsi on voit se manifester, au simple examen de l’organisation spatiale de la société ébrié, un phénomène qui la différencie nettement de la société alladian et, d’une autre manière, de la société avikam. On a vu que dans la société alladian le « trône » du lignage a son siège dans une cour fixe et déterminée ; la segmentation du lignage ou l’arrivée d’éléments étrangers augmente naturellement le nombre des cours mais aussi celui des « trônes » et des trésors de lignage ou de segments de lignage : c’est par rapport au siège de son segment de lignage que s’oriente en partie la vie de l’individu qui peut espérer y accéder un jour, puisque, s’il vit chez son père, comme c’est la règle, il devra changer de résidence le jour où sa place dans la descendance deviendra la première. L’alladian distingue l’ɔkukro, quartier au sens purement résidentiel, du m’gbata, quartier où se trouve un siège de lignage ; l’avikam a sensiblement les mêmes distinctions (dõ, sukru d’une part, egbata de l’autre) ; tous deux admettent qu’en principe et à l’origine tout quartier est le m’gbata ou le egbata, la « porte », d’un lignage, d’un « ventre ». Mais, alors que l’alladian distingue toujours le siège du lignage du lignage lui-même (quand bien même la pseudo-endogamie parvient à faire cohabiter des individus de même lignage au sens large, mais non plus de même statut), l’avikam tend à identifier, au mépris d’une règle dont la langue rend encore compte, egbutu (matrilignage) et egbata (siège du matrilignage mais aussi centre de résidence patrilocale). Les causes contingentes qui expliquent, semble-t-il, cet état de choses – notamment la multiplicité des mariages avec les femmes dida – ont été évoquées plus haut. Retenons ici que la société avikam tend vers une organisation harmonique où la descendance, parce qu’elle est de plus en plus comptée par rapport au père, ne contraste pas avec le principe de résidence patrilocale. La société alladian, elle, peut-être dite « hémi-harmonique », dans la mesure où, tout en maintenant la distinction entre filiation matrilinéaire et résidence patrilocale, elle l’abolit dans le cas du chef de lignage ; ce dernier, pour « monter sur le trône », abandonne la résidence de son père. Il en va tout à fait différemment chez les Ébrié. Si l’identification entre quartier et lignage y est de toute façon impossible, c’est que le siège du lignage (tagbu) n’y a pas de place fixe : il est transmis à l’héritier du chef de lignage, mais cet héritier ne change pas de résidence pour autant ; il continue à vivre dans la cour (abato) de son père ; cette cour accueillera le cas échéant les « trônes » d’autres lignages, si les fils ou les fils des frères du nouveau chef de lignage accèdent au commandement de leurs lignages respectifs. Les quartiers sont fixes et les sièges voyagent de l’un à l’autre en fonction des échanges matrimoniaux entre quartiers. La société ébrié est rigoureusement dysharmonique.
3. Les clans
7Avant de poursuivre l’examen de cette dysharmonie, nous pouvons trouver trace de l’opposition entre Alladian et Avikam d’une part, Ébrié de l’autre, dans les mythes d’origine de leurs clans et dans le fonctionnement de ceux-ci à l’échelle de la société. Les Ébrié, comme leurs voisins, sont en principe divisés en sept matriclans ou mãndu. Le nombre sept est partout proclamé, mais la liste complète comprend huit clans : Lokoman, Fiédoman, Kouédoman, Dioman, Tiadoman, Godouman, Abromandu, Gbadoman (la terminaison mã désigne les hommes, les gens, comme bo en alladian) ; rien d’étonnant à cela : l’affirmation de sept clans d’origine est commune à tous les peuples d’origine akan, tout comme la différence entre le nombre proclamé et les clans dénombrés. Les Alladian en annoncent sept et en dénombrent quatorze. Maurice Delafosse dans son manuel de la langue agni soulignait déjà ce contraste à propos des Agni et des Akan en général3. Chez les Avikam la quasi-identification entre clan et tribu rend plus facile le décompte des grands groupes qui ne sont d’ailleurs plus que six. Le plus remarquable, dans le cas des Ébrié, est qu’ils semblent ignorer quel est le clan d’origine qui s’est divisé en deux. À Audoin, où des informateurs avaient essayé de nous dresser un tableau de correspondance entre clans ébrié et clans alladian, c’est le clan Gbado qui était oublié. Gba désigne le chien, et l’on trouve un clan du chien (patriclan) chez les Aïzi d’Abra et un clan du chien (matriclan détaché du clan « de la panthère », okwẽ) chez les Alladian. L’administrateur Cristiani en 1933 considère les clans Atiado et Godou comme ayant une origine commune. Bouscayrol, dans sa liste, oublie Abromondo. Pour Niangoran-Bouah cette origine commune serait plutôt celles d’Adiomandu et des Kwédoman.
8On sera tenté de voir dans l’incertitude des témoignages à cet égard le signe de l’importance très relative des « clans » dans la société ébrié. Une analyse inexacte a été faite du rôle des mãndu par Bouscayrol en 1949 (à la suite de son séjour des années 1941-1942) ; trompé en quelque sorte par la discrétion des mãndu (qui ne sont pas repérables, on l’a vu, sur le plan des villages), il a cru les découvrir à la faveur d’un appel de grimpeurs lors d’une campagne d’huile de palme. Il n’y vit alors nullement des groupes de descendance, mais des « castes » ; nous avons déjà signalé qu’un « coutumier » rédigé en 1933 par l’administrateur Cristiani faisait allusion à l’existence de sept « familles » ébrié ; une meilleure information aurait évité à Bouscayrol l’illusion d’une découverte, et une erreur. D’après ses indications « les Lokoman étaient guerriers, les Badoman chasseurs, les Akouédoman forgerons et les Dioman travailleurs du bois ». Les Afiédoman seraient « cultivateurs » et les Tiadoman « féticheurs ». Il est de fait que de la même façon chez les Alladian certains informateurs parlent de fonctions économiques ou religieuses spécifiques de certains clans : les Kovou auraient été forgerons et les Andongon prêtres ; le rôle de ces derniers dans certaines cérémonies a été gardé en mémoire. Mais souvenirs et survivances sont trop incertains pour qu’une interprétation systématique puisse en être risquée ; le rôle religieux des familles Kouédo et Tiado est attesté à Niangon-Lokoa, celui des familles Tiado et Diomandu à Abadjin-Kouté, celui des Godouman (dans un culte effectivement guerrier) par les Bidjan. Il reste que pour l’essentiel les mãndu sont définis comme des groupes de filiation se référant, mais de façon imprécise, à un ancêtre commun. Les mythes d’origine des différents matriclans (un individu appartient au mãndu de sa mère) sont rapportés par Bouscayrol et par Niangoran-Bouah ; j’ai pour ma part renoncé à obtenir quelque récit un peu consistant sur l’origine des clans, alors que les versions d’origine des tribus péchaient par excessive richesse. Au demeurant les versions rapportées par l’un et l’autre auteur sont très différentes.
9L’important semble-t-il est que le clan, à l’échelle de toute la population ébrié, ne constitue pas un groupement « organique ». Alors que chez les Alladian on sait parfaitement que la souche des Kovou est à Grand-Jacques, celle des Katakré à Abréby, etc., nul lignage ébrié ne reconnaît de lignage majeur en dehors des limites territoriales de sa tribu. Il n’existe, semble-t-il, aucune obligation ni aucune manière de reconnaissance entre individus de même mãndu de deux goto différents. Je suis sur ce point en désaccord avec Denise Paulme lorsqu’elle écrit que « la solidarité de clan à travers tout le pays ébrié demeure très sensible »4 ; certes on peut être sensible, comme Paulme et Niangoran-Bouah, à « la similitude des noms des clans dans les cinquante villages que compte le groupe ethnique ébrié », mais, si origine commune des Ébrié il y a, elle est oubliée, comme en témoignent les traditions d’installation des différentes tribus. Paulme note d’ailleurs qu’à l’intérieur même du village ébrié « le peu d’attention prêté aux généalogies […] explique la présence de plusieurs lignages relevant du même clan sans que nul se soucie d’établir leurs liens exacts ». L’absence de hiérarchie entre lignages d’un même clan crée un sentiment de solidarité qui trouvait généralement sa forme la plus achevée dans un culte commun ; les alliances entre goto ont pu, d’autre part, faciliter la création de liens entre clans de même nom : mais rien, dans l’état actuel des connaissances, ne permet de voir là plus qu’un fait de hasard.
10Il faut ajouter que la division des Ébrié en goto est à tel point le fait pertinent dans l’analyse de leur société que l’organisation politique diffère d’un goto à l’autre, et que, précisément, le rôle joué par le clan (mãndu) n’est pas le même dans chaque goto. Le gouverneur Louis-Gustave Binger avait noté déjà l’indépendance des diverses tribus ébrié, et l’importance particulière de la tribu akoué ; celle-ci, de même que celle des Bidjan, était assez vaste au demeurant pour que la distinction village/tribu y fût bien nette. L’éclatement de la tribu en villages avait pour conséquence une quasi-autonomie de l’autorité villageoise et, lors de la guerre entre Akoué et Français, tous les villages akoué, à beaucoup près, ne combattirent pas. Il reste que les Akoué, les plus nombreux et les plus forts des Ébrié, furent parfois de ce fait considérés comme leurs seuls représentants (on l’a vu à propos des traditions d’origine et d’installation), et que le témoignage de Binger suffirait à faire repousser une telle confusion :
À l’Ouest du Potou habitent les Ébrié, une des plus puissantes confédérations de la lagune à laquelle nous avons dû plusieurs fois faire la guerre entre autres en 1853 (amiral Baudin) et en 1887 (campagne du Goéland). L’Ébrié dont la capitale Adjamé est située à une journée de marche au Nord de l’anse d’Abata, est allié au Yopogon et au Songon. Son territoire est limité à l’ouest par la rivière Ascension.
Abra cependant n’en fait pas partie. Le village avec quelques-uns s’est détaché jadis de Grand-Bassam et forme une confédération à part. Il en est de même des gens d’Abidjan, qui sont de même race que les gens de Petit-Bassam et qui parlent un dialecte un peu différent de l’Ébrié […]5.
11Compte tenu du fait que le terme « ébrié » est le nom donné par les Abouré à leurs voisins de l’ouest – les Ébrié s’appelant eux-mêmes tsamã – et que Binger l’applique ici, comme un nom tribal, aux seuls Ébrié de l’est, ce texte souligne l’importance de la division politique en « goto », immédiatement sensible au colonisateur. Bien des détails d’organisation politique, sociale ou religieuse expriment en effet l’originalité de chaque tribu : ils nous intéressent ici d’autant plus qu’ils font apparaître d’une tribu à l’autre une importance variable du système lignager comme principe d’organisation politique, et, pour l’ensemble, une relativité qui n’est fonction que des frontières tribales.
12Avant de préciser les différents caractères par lesquels certaines tribus se distinguent des autres, l’étude de l’organisation de l’espace villageois ébrié, dans l’impossibilité de parler de clans à l’échelle de tout le monde ébrié, nous renvoie au seul cadre où ces clans fonctionnent comme tels : celui de la tribu et du village. Le passé du village, lorsque l’éclatement et la dispersion de la tribu aboutissent à défaire l’unité (mais non l’identité) originelle et à fractionner l’autorité politique, se réfère néanmoins au passé tribal ; une telle référence, au niveau clanique, est impensable : l’impossibilité de définir le clan à l’échelle de l’ethnie ne fait qu’exprimer l’absence d’un passé en quelque mesure enregistré par le clan dans la tribu ; la tradition clanique n’existe pas, même sous forme mythique, en dehors de quelques récits « statiques » (sans référence aucune à l’histoire de la « migration ») et variables d’une tribu ou d’un village à l’autre au point de n’être pas d’accord sur l’identité des clans auxquels il convient d’attribuer une origine commune : ces récits ne se réfèrent donc pas non plus, même indirectement, à cet état originel où les clans auraient été le seul principe de division d’un peuple ébrié uni et rassemblé.
4. Résidence, alliance et organisation de la production
13La résidence est viri-patrilocale, de manière plus affirmée que chez les Alladian : la femme va rejoindre son mari dès son mariage ; elle ne doit pas, comme chez les Alladian, attendre que son beau-père autorise son mari à lui construire une cuisine ; en outre, on l’a vu, l’héritier de la chefferie de lignage reçoit sur place son héritage : il ne va pas s’asseoir sur la chaise (tagbu) de son prédécesseur ; ce sont la chaise et l’héritage (adia) qui viennent à lui, dans sa cour maternelle (abato). La cour ébrié se distingue donc de la cour alladian en ce qu’elle ne détient que provisoirement la chaise d’un lignage (il n’est pas inconcevable, à la limite, qu’elle détienne plusieurs chaises de lignage) et en ce qu’elle est seulement peuplée de représentants de la lignée paternelle ; l’héritier d’un chef de lignage ne deviendra jamais le chef de la cour où vivait son prédécesseur ; on verra plus loin l’importance de ce fait, qui correspond à une organisation de la production assez remarquablement différente de celle des Alladian-Avikam. Ici le personnage du père implique deux rôles différents : comme géniteur, transmettant le sang et la vie, il représente la ligne paternelle d’un individu ; il transmet un héritage biologique et mystique qui ne circule qu’en ligne agnatique ; comme représentant d’un lignage, il est l’allié de son fils, l’époux de sa mère ; ce sont les droits liés à l’alliance et principalement, chez les Alladian, le droit pour le lignage d’utiliser la force de travail des єbiẅi, des fils des hommes du lignage, qu’un père transmet à son héritier, frère ou neveu. Le fait que cet héritier vienne prendre la place de son prédécesseur dans sa cour traduit l’importance du lien d’alliance dans la vie socio-économique des côtiers. Nous verrons plus loin qu’à l’inverse, et significativement, une règle de résidence différente correspond chez les Ébrié à un rôle économique bien moindre de l’alliance : chez les Ébrié le père se comporte vis-à-vis de son fils davantage comme représentant de sa lignée agnatique que comme représentant d’un lignage allié ; le père a des droits, notamment économiques, sur son fils mais ces droits sont rapportés à sa qualité de géniteur et ne se transmettent pas dans son matrilignage.
14C’est par ce biais d’ailleurs que peuvent s’introduire des entorses à la règle de patrilocalité. Si l’héritier du père ne s’occupe pas convenablement de son fils, il arrive que celui-ci aille s’installer chez son oncle. Un tel déplacement implique l’autorisation du lignage du père, mais celle-ci peut être accordée d’autant plus facilement qu’à la mort de son père, sauf s’il est encore jeune, un individu travaille – sur les pêcheries et dans la palmeraie – pour son oncle ; si le père reste en vie, ce passage au matrilignage coïncide à peu près avec le mariage du fils.
15L’organisation de la production et les règles de la redistribution dans les sociétés alladian, avikam et ébrié feront l’objet d’un prochain chapitre. Cependant on peut constater pour l’instant que la tendance à l’endogamie villageoise rend très relative l’importance des règles de résidence stricto sensu ; la domiciliation chez l’oncle ou le père n’exclut jamais de toute manière la proximité des terres de culture et des zones exploitables de la lagune. Les Ébrié, comme les Alladian, présentent d’une manière différente un exemple de ce que Robin Fox appelle « the last and least satisfactory solution »6 au problème de la combinaison de la descendance en ligne maternelle et des exigences liées à la résidence (ces dernières étant liées aux conditions naturelles et aux possibilités d’exploitation de la région) : cette dernière solution, c’est la dispersion de tous les membres du lignage. Fox note que ce processus de dispersion a pu aboutir, dans certaines sociétés d’Afrique centrale, à l’établissement d’une règle de résidence patrilocale : « Fathers, sons and brothers stay together and herd cattle and farm, bringing their wives in to live with them. Cattle are passed from father to son as is the land »7. L’auteur s’interroge alors sur les attributions qui restent au clan ou au lignage : il peut rester l’unité exogame, avoir des fonctions rituelles, ou des fonctions politiques (certaines charges s’héritent dans le matrilignage) ; l’ensemble de ces fonctions, toutefois, tend à s’amenuiser avec la dispersion du clan. Or dans les sociétés lagunaires, du fait de conditions particulières favorisant des formes de production – pêche individuelle ou activités collectives – qui nécessitaient une main-d’œuvre ou inférieure ou supérieure en nombre à celle que pouvait fournir l’unité de résidence, des solutions ont été trouvées – cumulatives dans le cas des Alladian-Avikam, alternatives dans le cas des Ébrié – qui ont permis, non sans difficultés, de faire coexister lignages et groupes de résidence partiellement (dans le cas des Alladian-Avikam) ou totalement (cas des Ébrié) patrilocaux, sans que disparussent les fonctions de ceux-là, notamment l’héritage en ligne maternelle. Pour ce qui est des fonctions rituelles et politiques, nous renvoyons aux analyses qui en sont faites en divers endroits de cet ouvrage, en notant simplement ici d’une part qu’elles n’apparaissent pas nécessairement comme plus « résistantes » que les règles d’héritage mais d’autre part que leur diversification, le fait que le lignage n’en ait pas l’exclusivité, n’apparaît pas comme le corollaire nécessaire de la dispersion du lignage. À certains égards, si l’on pense à la transmission du nom, de certains interdits ou de certains pouvoirs, on pourrait parler de « double filiation » à propos des lagunaires ; mais la distinction entre ligne et lignage nous paraît, on le verra, plus pertinente que la notion de « double filiation » pour rendre compte de ces faits, et indépendante de la plus ou moins grande dispersion du lignage. La chefferie de village ne s’hérite pas dans la plupart des tribus ébrié, et dans l’une des tribus avikam, on l’a vu, elle s’hérite en ligne paternelle, mais ni dans un cas ni dans l’autre le lignage n’apparaît « dispersé ». Dans le cas des Avikam, c’est à force de concentration qu’il en arrive à se dénaturer. Le cas des sociétés villageoises à tendance endogamique offre donc l’exemple à première vue paradoxal d’une constante négation de l’importance du lignage et d’une perpétuelle référence à la structure lignagère. Ni cette négation ni cette référence ne nous paraissent des modalités variables et proportionnelles d’une quelconque évolution, mais il est vrai d’une part que dans les villages avikam la très faible démographie des Avikam et l’intégration de femmes dida ont affecté la structure lignagère, d’autre part que durant ces dernières années l’accroissement des cultures pérennes et l’individualisation des revenus ont rendu à certains égards caduque l’organisation lignagère. Mais le « problème » ainsi posé ne se résumait pas à celui de la coexistence de la matrilinéarité et de la patrilocalité.
16C’est le village qui fournit l’essentiel de la force de travail dont bénéficient à divers titres et dans différentes proportions les habitants du village, et inversement ce sont pour l’essentiel des villageois qui bénéficient des différents types de redistribution associés aux différents modes de production. Anticipant sur le chapitre consacré au rapport entre les modalités de la production et de la circulation et leur représentation dans l’idéologie locale, nous schématisons ci-dessous les rapports entre production et distribution, lignages et autres groupes sociaux, et les différences existant de ce point de vue entre côtiers et Ébrié.
Tableau 2. Formes de production en milieu lagunaire

17Remarquons qu’il ne s’agit pas ici d’une liste de « modes de production ». Ce tableau n’est pas l’équivalent de celui que dresse Étienne Balibar des éléments de tout mode de production8 :
- Travailleur
- Moyen de production
1. objet de travail
2. moyen de travail
- Non-Travailleur
Relation de travail
Relation d’appropriation réelle.
18Tout d’abord les unités de production définissent des cadres de la production ; mais la totalité de la cour, non plus que celle du lignage ou du village, ne collabore pas à chacune des techniques de production recensées. Quant à celles-ci, il sera possible de montrer, dans un chapitre ultérieur, en quoi elles constituent bien des moyens de production, en ce qu’elles portent sur des objets définis et impliquent des moyens de travail définis. Notons par parenthèse que le commerce est ici considéré comme « procès productif additionnel » pour reprendre les termes de Marx (Le Capital, livre II) : l’acheminement de l’huile demandait du travail, un dur travail, aboutissant à la côte, où les navigateurs européens prenaient le relais, et dans l’autre sens le transport des diverses marchandises européennes nécessitait un travail non négligeable, aboutissant au nord des lagunes à un nouveau relais commercial ou à leur consommation. À l’échelle de toute la lagune s’établissait, de ce point de vue, une véritable division du travail, puisque les grandes pirogues de transport étaient fabriquées par des Aïzi et à Lauzoua.
19Enfin et surtout, nous nous intéressons pour l’instant, à propos de la catégorie des « non-travailleurs », davantage à la relation de « propriété » qu’à la relation d’« appropriation réelle », au sens ou Balibar entend ces deux notions. La relation de propriété s’exprime par le fait que le « propriétaire » estime que le produit d’une opération de travail lui appartient ; la pêche du fils appartient à son père au même titre que le produit de la pousse du manioc dans son champ. Les individus auxquels le père est tenu de remettre une partie de cette pêche se considèrent comme propriétaires d’une certaine partie du « produit » de ce père – indépendamment des conditions effectives de la production, et du fait de savoir si ce père en est ou non le producteur direct. Quant à la relation d’appropriation réelle, la fonction d’« organisateur de la production », elle ne concerne pas tous les « propriétaires » du produit de la pêche. Il convient donc pour l’instant de dresser le tableau des bénéficiaires à divers titres des différents travaux accomplis par les différentes unités de production ; si l’on fait abstraction des alliés au sens strict (et plus précisément de la mère de la femme d’un individu) et de la relation frère-sœur, privilégiée dans certains types de distribution, on doit admettre que pour l’essentiel la distribution des biens produits intéresse trois instances – ou, pour les deux dernières, leur représentant :
A. : le père
B. : le matrilignage du père
C. : le matrilignage d’Ego
20Aux formes de production de type 1, qui sont l’apanage de la cour alladian-avikam, seul B est intéressé – et non point nécessairement le père du producteur direct, puisque d’une part les fils du chef de cour décédé sont sous l’autorité de l’héritier de leur père, et que d’autre part le père n’est pas nécessairement chef de cour. Seul le chef de cour avait la capacité de mettre en œuvre les moyens de production sociaux et d’affecter certains membres de la cour à la coupe des palmiers, aux opérations de transport ou à la fabrication du sel. Mais il faut remarquer, comme on l’a déjà fait plus haut, que tous les єbiẅi d’un lignage n’habitaient pas la même cour, et que, comme on le verra plus loin, cette dispersion mettait en jeu, à terme, la stabilité de la cour comme unité de production ; il faut remarquer, en outre, que l’accumulation consécutive à la production des єbiẅi leur échappait totalement, sauf dans le cas où un prélèvement sur le trésor de famille permettait de leur faire épouser des femmes dida dont les enfants relèveraient du lignage du doteur, père de leur père, ou héritier du père de leur père, et que cette distorsion entre production et circulation devait poser des problèmes lors de la création des cultures pérennes, du fait notamment de l’inégale richesse des lignages côtiers.
21Aux formes de production de type 2 A, B et C sont intéressés – ce dernier, matrilignage d’Ego, seulement quand Ego a été promu par son père au rang d’adulte. À ce propos, on peut remarquer que le père d’Ego n’est « propriétaire » du produit du travail de son fils que pour autant qu’il n’est pas considéré lui-même par son matrilignage comme une source naturelle d’approvisionnement : ainsi le père d’Ego est tenu de distribuer à son propre lignage une partie de la pêche de son fils.
22Aux formes de production de type 3, seul C est intéressé ; le chef de lignage n’est tenu à aucune redistribution du produit de la palmeraie, plus spécialement du produit de la vente de l’huile ; dans le cas de la pêcherie familiale, en revanche, indépendamment des parts réservées aux plongeurs, le produit est redistribué entre les membres du lignage. Les conflits éventuels associés à ce type de production et de distribution ont toutes chances d’être limités au lignage.
23Aux formes de production de type 4 tous les villageois ou, dans le cas de la chasse, au moins tous les habitants d’un quartier sont intéressés. Dans le cas de la pêche en pêcheries collectives les jeunes gens travaillent pour leur propre compte (dans les chambres qui leur sont affectées) et pour leurs parents plus âgés (dans les chambres affectées à ces derniers) ; l’ensemble de la construction a été effectué par les plus jeunes ; les plongeurs sont jeunes et, que ce soit pour leur bénéfice personnel ou celui de parents plus anciens, ce sont les jeunes gens qui ont la charge de toute la production ; la construction et l’exploitation d’une pêcherie de village correspondaient donc à une manifestation de la conscience villageoise qui était aussi une manifestation de conscience de classe d’âge.
24En insistant dès à présent sur ces rapports entre production et distribution, on fait apparaître que dans une certaine mesure les règles de résidence leur sont liées, et en même temps que cette mesure reste limitée : la différence entre la cour alladian-avikam et la cour ébrié se comprend clairement quand on pense aux rapports différents qui existent entre lignages alliés dans les deux sociétés ; dans l’une, ce sont les єbiẅi, fils des hommes du lignage, qui travaillent pour celui-ci, dans l’autre les neveux utérins d’un chef de cour sont amenés à l’aider temporairement d’abord, de façon permanente lorsqu’ils sont devenus adultes ; l’aide au père ou à son héritier n’est plus alors que fortuite et temporaire ; les deux schémas d’organisation sociale de la production sont donc dissemblables. L’organisateur de la production, c’est, dans le cas alladian-avikam, le chef du groupe patrilocal, dans le cas ébrié le chef de lignage – affirmation dont nous serons toutefois conduit à restreindre la portée en discutant les thèses de Pierre-Philippe Rey un peu plus loin. Il faut ici noter que les conditions de la production expliquent, sous plusieurs aspects, ces organisations contrastées, l’hémi-harmonie de la société alladian-avikam, l’apparente dysharmonie de la société ébrié. Ce qu’un Alladian attendait d’abord de ses fils, c’était leur participation à des travaux individuels ou faisant appel à des équipes restreintes – pêche en pirogue à une ou deux places – qui assuraient la subsistance du ménage et de la cour (avec la collaboration du fils de l’individu dont ce père avait hérité). Ego peut appeler indifféremment dade son père, le frère réel ou le frère classificatoire en ligne féminine de son père, mais non le fils du frère du père de son père ; la cour au sens résidentiel suffisait encore à la fabrication du sel dont la commercialisation, ancienne, ne semble pas avoir eu, à beaucoup près, l’ampleur du commerce de traite du xixe siècle. La récolte du vin de palme n’exigeait pas d’équipes fournies ; les cultures vivrières étaient l’affaire des ménages, et, pour l’essentiel, des femmes. Quand des nécessités liées à l’augmentation brutale de la traite de l’huile ont rendu nécessaire le recours à une main-d’œuvre supplémentaire, le cadre lignager strict, quelles que fussent les combinaisons des règles résidentielles, n’a pu y répondre ; le recours aux captifs et aux étrangères n’a pu d’ailleurs être le fait que des lignages les plus riches. On sait que les Alladian ne se contentaient pas de vendre aux Européens l’huile qui leur était apportée, mais qu’ils s’efforçaient de conquérir des marchés aussi éloignés, relativement, que ceux des rives du Bandama, du cours de l’Agnéby ou des régions orientales du pays ébrié. Ils assuraient, du même coup, le plus gros du transport, grâce aux grandes pirogues fabriquées par les Aïzi et dans la région de Lauzoua. Dans le cas ébrié, les activités traditionnelles exigeaient plus de main-d’œuvre que la pêche individuelle ou à deux individus : un père de famille pouvait n’avoir pas assez de main-d’œuvre, avec ses fils, pour la création d’une pêcherie de lignage ou pour la récolte des palmeraies. L’ampleur des activités traditionnelles rendait plus naturelle l’harmonisation des rapports de production – les neveux travaillant pour le lignage dont ils pouvaient attendre à coup sûr une participation à la redistribution de certains biens, et éventuellement l’héritage. Autrement dit, le père alladian-avikam n’avait besoin que de ses fils, réels et classificatoires, et aucune raison économique impérieuse ne rendait nécessaire le recours à la main-d’œuvre supplémentaire constituée par les neveux (dont il recevait, bien entendu, des prestations) ; le père ébrié avait dès le départ besoin d’une collaboration plus étendue, et l’essentiel des activités économiques ébrié entraînait des formes de distribution différentes de celles correspondant aux activités individuelles ; il n’était pas concevable qu’un homme jeune du lignage détournât au profit de son père, d’un autre lignage, une partie du produit de la palmeraie ou de la pêcherie de son propre lignage ; ces formes de prestation sont toujours attachées aux seules activités individuelles – pêche en mer ou en lagune – qui s’exercent dans le domaine public (mer dans le cas alladian-avikam, lagune pour la seule pêche individuelle dans le cas ébrié-avikam) ; en revanche, dans la société ébrié, rien n’empêchait qu’un fils relativement âgé aidât les neveux de son père, par son travail, dans les activités nécessitant de la main-d’œuvre. Des deux formes de prestation fils-père concevables, l’une (prestation en travail) est caractéristique de la société ébrié, l’autre (redistribution d’une partie du produit) caractéristique des activités individuelles qui faisaient l’essentiel de la production côtière mais qui ne sont évidemment pas étrangères à la société ébrié.
Tableau 3. Production, résidence et organisation politique
A. | Techniques de production individuelles (sel, vin de palme, pêche en pirogue, chasse au fusil) | Patrilocalité + Hémi-harmonie (stabilité de la cour au sens lignager, siège de lignage) | Le lignage fonde le village (au sens propre et au sens figuré)a |
B. | Techniques de production individuelles et collectives (Fabrication de l’huile, pêches en pêcheries familiales ou villageoises) | Patrilocalité + Dysharmonie (stabilité de la cour au sens résidentiel) | Le village ou la tribu sont une réalité politique autonomeb |
a. Un même clan peut, à la suite de segmentations connues, être représenté dans plusieurs villages : les liens intra-claniques et intervillageois sont alors confondus. Le chef de village est en principe le chef du lignage fondateur. b. Le village (à l’origine confondu avec la tribu) est une réalité politique formellement indépendante du lignage. Le chef de village, dans la plupart des tribus, est le doyen d’âge. |
25Reste, encore une fois, que l’existence d’un terroir villageois, et éventuellement d’un domaine villageois ou tribal, rend très relative, du point de vue économique, l’importance des règles de résidence, étant donné surtout l’ampleur de l’endogamie de village ; la patrilocalité n’éloigne pas le neveu de son oncle. La signification politique de ces règles de résidence n’est en revanche pas sans importance. Chez les Ébrié, alors que le domaine lignager est aussi précisément défini que chez les Alladian, que le lignage constitue véritablement une unité de production, la dysharmonie au sens habituel du terme est totale : c’est la chaise de lignage qui circule ; un fils vit toujours en principe chez son père. Mais c’est dire aussi qu’un individu peut se définir par le quartier dans lequel il habite (le nombre des quartiers reste fixe en principe et ne tend pas, comme chez les Alladian, à varier avec celui des sièges de lignage, des scissions et des associations ; en alladian, on l’a vu, m’gbata et ɔkukro tendent à s’identifier) ; des tâches politiques, religieuses, économiques, peuvent être affectées au quartier en tant que tel ; surtout, aucun lignage n’a de siège fixe dans un village : on pourrait ainsi concevoir que l’autorité politique, si elle était associée à une chaise de lignage, se déplaçât dans le groupe endogame maximal, définissant par là même l’unité politique. Nous allons voir maintenant comment ce problème a été résolu diversement par les diverses tribus ébrié ; cette diversité, encore une fois, montrant que la notion de clan n’a pas de sens, à l’échelle de toute la société ébrié. C’est la tribu, frontière géographique et politique, qui définit un ensemble cohérent d’institutions.
5. L’organisation politique : classes d’âge et chefferie
26Significativement l’organisation politique varie, malgré des constantes de forme, d’une tribu à l’autre. Partout existent une chefferie, des classes d’âge et des clans. Mais la formation et le rôle des uns et des autres ne sont pas les mêmes dans chaque goto et ces variations dans l’espace – outre des variations dans le temps et des changements institutionnels liés à la colonisation – expliquent certaines différences dans les analyses déjà évoquées de Denise Paulme et Georges Niangoran-Bouah. Ces analyses portent sur les deux institutions caractéristiques du fait politique en pays lagunaire : la chefferie et les classes d’âge, dont l’importance plus ou moins grande et l’autonomie relative donnent la mesure exacte du rôle politique des clans et lignages, des cours au sens résidentiel et des relations d’alliance. Les études de Paulme et Niangoran-Bouah s’opposent sur un point qui n’est pas mineur : celui de la nomination du chef de village. On est en effet conduit à parler de chef de village et non plus de chef de tribu, du fait de la scission des « villages-mères » initiaux, pour reprendre l’expression de Niangoran-Bouah, qui note : « Dans les temps anciens, il n’y avait de nanan qu’à l’échelon du goto. C’était le doyen d’âge du village-mère. Les doyens des autres villages de la phratrie n’étaient que des akoubêoté (chefs de village). Nanan était alors le chef suprême de toute la phratrie »9. Autrement dit, pour Niangoran-Bouah, il n’y a pas de liaison institutionnelle, traditionnellement, entre la chefferie de village (ou de goto, selon les périodes) et la division en classes d’âge. Certes, c’est bien le représentant le plus ancien de la plus ancienne classe d’âge qui était « nanan », mais point n’était besoin d’une division en classes d’âge pour définir un tel doyennat : tout au plus aurait-elle servi alors de repère chronologique. Les « akoubêoté », chefs de village, auraient de la même façon avant la colonisation été désignés automatiquement selon le critère de l’âge, et c’est seulement à l’époque de la colonisation qu’ils auraient été choisis dans une classe d’âge déterminée : la classe d’âge suivant la plus ancienne ; à cette époque, en effet, les fonctions de chef avaient changé de nature et demandaient une disponibilité physique et intellectuelle plus grande. Niangoran-Bouah écrit :
Les chefs de village faisaient de longues et pénibles marches de plusieurs dizaines de kilomètres à pied pour se rendre au chef-lieu de la circonscription administrative. Les patriarches ne pouvaient pas effectuer ces longs déplacements. Pour ne pas se mettre l’administration coloniale à dos, les Ébrié instituèrent les Akoubêoté qui ne sont que des chefs de village plus jeunes.
27Notons à ce point que l’auteur décrit des cérémonies d’intronisation des chefs apparemment très élaborées, avec prières du patriarche aux ancêtres et aux divinités, danses guerrières et imposition au village du nom de la classe d’âge « au pouvoir ». Tchagbakoubê, village des Tchagba (nom de la classe d’âge qui a fourni le chef), devint ainsi, dans l’exemple traité par Niangoran-Bouah, le nom d’un village normalement surnommé Dougbokoubê dans la période précédente (Dougbo étant le nom de la classe d’âge précédente).
28Ce luxe cérémoniel, dont nous avons eu des témoignages directs, ne doit pas être compris comme la traduction immédiate d’une tradition préservée, mais peut inviter à se demander si l’hypothèse d’une pure surimposition au modèle traditionnel d’un faux-semblant pratique imposé par la colonisation, d’une réutilisation pure et simple d’une institution vouée traditionnellement à d’autres fonctions, n’est pas, elle aussi, un peu rapide. Après tout dans cette mosaïque d’ethnies qui constitue la Basse-Côte, les emprunts sont chose traditionnelle ; et les « traditions » choses aussi peu originelles qu’originales ; les frontières entre ethnies ont, on l’a vu, des franges incertaines ; l’identité d’origine des diverses tribus dites ébrié est tout à fait douteuse ; les emprunts institutionnels sont fréquents et l’on retrouve notamment, dans des organisations différentes, des noms de classe d’âge identiques d’une société à l’autre. Nous pouvons trouver à l’intérieur même de la société ébrié, dans sa partie orientale – si tant est que le terme de « société » ébrié a un sens – un exemple précolonial du rôle politique des classes d’âge et de la transmission de la chefferie qui peut avoir influencé le modèle nouveau. Mais il est certain qu’antérieurement à la colonisation dans la majorité des goto ébrié le nanã était aussi l’akubєote, le père ou chef de village.
29Les analyses de Denise Paulme, à l’inverse de celles de Georges Niangoran-Bouah, semblent avoir été influencées par ses études précédentes de la société atié – lesquelles éclairent effectivement certaines obscurités de l’organisation ébrié, mais risquent de privilégier abusivement le rôle des classes d’âge, plus précisément d’attribuer à une société ébrié considérée comme un tout certaines caractéristiques des tribus orientales.
30L’analogie entre système atié et système ébrié est en effet développée sur deux points par Paulme : tout d’abord le système des classes d’âge, chez les Ébrié comme chez les Atié, serait à proprement parler « cyclique » ; le critère des recrutements ne serait pas l’âge physique : chaque individu appartiendrait à la classe d’âge alterne de son père. Ensuite la chefferie de village appartiendrait à un individu de la classe d’âge « au pouvoir » – c’est à-dire à un individu dont la promotion atteint le troisième échelon, celui des « hommes mûrs ». Ainsi, tout en admettant que bien des aménagements pouvaient être apportés à une règle qui n’était pas elle-même absolument rigide, Paulme présente comme une institution politique originelle – la chefferie liée à la classe d’âge – une institution dont Niangoran-Bouah fait une création coloniale ; parallèlement elle fait du caractère cyclique des classes d’âge (l’appartenance obligatoire du fils à la classe d’âge alterne du père) un trait ébrié, alors que les descriptions de Niangoran-Bouah font des classes et des sous-classes d’âge ébrié l’analogue des esubã alladian ou des esibã avikam : des promotions, en ce sens qu’on appartient toujours à la sous-classe d’âge portant un certain nom, mais des promotions fondées sur le seul critère de l’âge, gagnant continûment en ancienneté, au fur et à mesure que d’autres promotions font leur apparition.
31D’après nos enquêtes, et nous allons en rendre compte en détail, il y a variation sur les deux points évoqués entre les tribus occidentales et les tribus orientales, et, à l’intérieur de celles-ci, entre Akoué et Anonkwa. Ces derniers sont beaucoup plus proches de la tradition atié ; les Akoué, au contraire, malgré les protestations qu’engendra au xixe siècle la promotion par les colonisateurs d’un des leurs comme chef administratif de tous les Ébrié, sont fondés à se dire vraiment ébrié, dans la mesure où leur migration, comme celle des Abobo, semble avoir passé par le même chemin que celle de l’actuel Bago, dernier noyau, semble-t-il, d’un groupement plus vaste qui rassemblait au moins une partie des actuels « Ébrié ». En revanche il n’est sans doute pas inutile de rappeler quelques caractères de l’organisation politique atié, non pour faire un travail comparatif déjà effectué à plus grande échelle par Paulme, mais pour mieux comprendre les variations du système ébrié et la recherche d’une synthèse, dont elle témoigne, entre organisation lignagère et organisation villageoise.
32La population atié est divisée en trois grandes classes d’âge : « Niando », « Dyigbo », « Bresue » ; chacune de ces classes est divisée en cinq sous-classes : « Gyewa », « Tsogba », « Bunto », « Asungba » et « Agbri ». Les fils appartiennent à la classe d’âge alterne de celle du père, c’est-à-dire que, symboliquement et réellement, les Niando sont les pères des Bresue qui sont les pères des Dyigbo qui sont les pères des Niando. Deux frères peuvent être de même classe (fokwe) mais non de même sous-classe (bie). Les chefs de classe étaient obligatoirement choisis dans certains lignages de certains clans (détenteurs d’une canne d’or) au moins en principe. Chaque classe possède quatre chefs. Désignés par la classe d’âge précédente, avec l’accord de leurs parents paternels et maternels, « deux des quatre fokweyo sont toujours des fils aînés, Gyewa, alors que le troisième et le quatrième appartiennent respectivement à la deuxième et à la troisième sous-classe, Tšogba et Bunto […]. Des quatre fokweyo, le premier nommé qui est toujours un fils aîné, a le pas sur les autres […]. L’opinion publique voit en lui le futur chef de village, Kweyi (le « père » du village) […] »10.
33Cette organisation en classes d’âge commandait anciennement la répartition de la population dans le village. L’initiation marquait le départ des fils de la demeure de leur père vers le bas du village. Le village était et est toujours divisé en trois quartiers : haut (fo), milieu (yaya) et bas (dzo) ; jadis « les pères » occupaient le milieu de l’agglomération, la promotion intermédiaire tenait le haut, le bas était le domaine des « fils ». Une vie se déroulait normalement successivement dans chacun des trois quartiers, comme le note Paulme :
Ainsi, le fils, né chez son père, quittait la cour paternelle en devenant un homme pour suivre, à la distance d’une génération, un parcours identique qui le menait du bas du village au haut puis au milieu ; il terminait ses jours dans une demeure voisine de celle où il avait grandi mais toujours différente, le lignage du fils n’étant pas celui du père.
34L’ensemble de ces analyses demanderait quelques précisions ; tous les fils n’étant certainement pas en situation de recueillir l’héritage d’aînés de leur lignage, le problème se pose de savoir quels étaient les fondements de la résidence pour ceux qui ne pouvaient prétendre à un tel héritage ; la règle de patrilocalité valait-elle pour eux, constituant, combinée avec les règles de résidence liées à l’âge, un type d’hémi-harmonie comparable à celui de la société alladian ? Le passage au quartier suivant était-il fonction de l’âge seul ou de la cadence des décès dans ce quartier ? Cette entreprise archéologique serait bien vraisemblablement difficile. Mais il est important de noter qu’au moins en ce qui concerne les prétendants à la succession de la chefferie de lignage le parcours des quartiers correspondant à leur âge les conduisait de la cour de leur père à celle de leur oncle maternel ; ce qui importe ici, en premier lieu, c’est de remarquer qu’à propos des Ébrié la même hypothèse a été faite, avec évidemment bien moins d’assurances que dans le cas des Atié. Niangoran-Bouah note ainsi que certains noms de quartiers de villages ébrié portent des noms de classes d’âge et de sous-classes (Tchagba et Agban).
Tableau 4. Classes d’âge et quartiers atié

35Dans le cas des Atié, il est possible de figurer les rapports entre générations alternes comme une représentation symétrique et inverse de celle du déplacement des générations ; cette figuration est fondée dans la réalité sociale et naturelle dans la mesure où il est exclu (dans l’exemple considéré on suppose que les Niando constituent la promotion la plus âgée) que les Niando aient encore des « pères » vivants, mais où les Bresue survivants peuvent se considérer comme les égaux des nouveaux Bresue : « Jadis, un vieillard qui vivait assez longtemps pour assister à l’événement (on supposera qu’il était né après l’initiation de sa classe), s’il en exprimait le désir et en avait encore la force, pouvait se soumettre aux mêmes épreuves que les “enfants” dont il redevenait l’égal ». Paulme met cette institution en rapport avec l’existence du mariage préférentiel avec la cousine croisée patrilatérale ; nous aurons l’occasion plus loin de reprendre cet exemple qui illustre à merveille la notion d’aînesse dans la société lignagère ; indiquons seulement pour l’instant que l’important dans ces principes originaux de résidence, d’ordre apparemment purement villageois et fondés sur l’âge, c’est que leur combinaison avec les règles préférentielles d’alliance matrimoniale permet à l’organisation en lignées de tourner à son avantage l’organisation villageoise, ou plutôt qu’elle manifeste la parfaite compatibilité des deux organisations : dans le cas du mariage d’un fils aîné avec la fille aînée de la sœur aînée de son père, le petit-fils rejoindra sur le tard la cour même de son grand-père paternel, qui sera aussi celle du siège de son lignage. Chez les Alladian-Avikam et Ébrié la convergence entre théories psychologiques, physiologiques, juridiques et magico-religieuses va dans le même sens, dessine une hiérarchie verticale de lignées préférentielles qui constituent la charpente de la vie socio-politique à l’intérieur même de sociétés définies en outre par leur caractère tribo-villageois accentué.
36Qu’en est-il des classes d’âge ébrié, et en quoi leur organisation actuelle permet-elle d’imaginer qu’elle ait pu être analogue à celle des anciens Atié ? Encore une fois il est difficile de distinguer les vestiges significatifs des emprunts fortuits. Les quatre classes d’âge ébrié portent des noms qui rappellent les noms atié : Bresue, Niãndo, Dugbo, Tyagba. La seule différence provient de l’existence d’une quatrième classe, correspondant sous ce rapport, à la quatrième classe (hors générations) des Atié (Monakua).
37Chaque classe d’âge ébrié (afetchue) est divisée en quatre sous-classes (abe) : Dyeu, Dugba, Agbã, Asuku, des plus anciens aux plus jeunes ; chaque sous-classe représente un intervalle d’environ trois ans. À Petit-Bassam les sous-classes tombent à trois : c’est Agbã qui disparaît.
38Paulme a noté que l’ensemble des sociétés lagunaires traduisait, à un niveau ou à un autre, de façon plus ou moins explicite ou médiatisée, une opposition entre matrilinéarité et patrilinéarité. L’organisation cyclique des classes d’âge atié divise une société à organisation matrilinéaire en deux moitiés patrilinéaires (puisque les fils appartiennent à la classe d’âge alterne de celle du père) ; le système mbato aurait été le plus loin dans la traduction géographique de cette opposition : « Le haut du village mbato était jadis le domaine des Monakua et des Bresue, le bas appartenait aux Niando et aux Dugbo. En d’autres termes, chaque quartier abritait deux promotions voisines, de moitié complémentaire et rivale […] » (p. 250-251). Symbolique au niveau des classes d’âge, chez les Alladian et les Avikam, la linéarité agnatique s’exprime, au moins chez les premiers, par l’opposition religieuse єtyekєzi-gbrєgbo, comme chez les Ébrié occidentaux par l’ate, interdit alimentaire hérité en ligne paternelle. La société adioukrou serait la synthèse ou le compromis sociologique entre ces deux modèles d’organisation, et Paulme émet l’hypothèse que ce compromis est bien le résultat d’une rencontre historique, d’un contact culturel. D’une part les Adioukrou, comme les Dida, ne sont plus des Akan (et il est bien exact que la Basse-Côte est le lieu de rencontre de deux « mondes », dont le Bandama constitue en gros la ligne de partage) ; si leur société se voit « expressément bilinéaire », c’est que :
s’installant sur leurs nouvelles terres, les Adioukrou auront conservé leur mode de filiation en ligne paternelle, qui est la règle chez toutes les sociétés krou ; fascinés par l’opulence des matriclans ébrié, ils se seront inspirés de leur exemple, auront copié le cadre où s’étale cette richesse, pour cela reconnu l’existence de groupes utérins […]. (p. 257)
39On ne saurait rejeter a priori ce recours à l’histoire et à la diffusion, aux emprunts, qui s’impose dans l’étude des sociétés de Basse-Côte. Mais, par-delà l’opposition entre société à patrilignages et société à matrilignages, nous pouvons discerner une opposition, plus structurale, entre linéarité et organisation lignagère ; ce dont l’idéologie locale témoigne, c’est de l’existence de lignes idéologiquement privilégiées, de lignes de force qui s’identifient, socialement, aux lignes de descendance agnatique de père à fils aîné ou de père du père à fils aîné du fils aîné, et dont cette étude tentera de rendre compte plus loin. Ces lignes sont aussi les pivots des alliances, les relations linéaires extra-lignagères, « verticales », sur lesquelles se greffent les alliances entre lignages, les corporate groups, les unités socialement existantes et géographiquement repérables. Mais les matrilignages comprennent aussi des lignes dont certaines sont tout à la fois idéologiquement et sociologiquement privilégiées. Or la trame sociale que constituent les règles de résidence et que manifeste l’organisation villageoise est tissée par le jeu des alliances matrimoniales, et l’existence des lignes idéologiquement et (ou) sociologiquement privilégiées n’a pas été indifférente à l’établissement des règles de ce jeu. Il y a en outre, en un autre sens, un certain « jeu » entre la ligne et l’ensemble du lignage ; ce jeu donne leur mesure et leur chance aux prétentions et aux tactiques des uns et des autres pour accéder à la chefferie du lignage ou à l’aînesse dans le lignage. Si l’exemple des sociétés dysharmoniques rend plus manifeste l’opposition entre linéarité et organisation lignagère, faisant apparaître notamment la « non-innocence » des règles de résidence, cela ne signifie pas que cette opposition ne soit pas aussi pertinente dans les sociétés « harmoniques ». L’importance des relations ressortissant à l’alliance plus qu’à la descendance (relation père-fils dans le cas d’une société matrilinéaire, mère-fils dans le cas d’une société patrilinéaire) a été soulignée et analysée par Edmund R. Leach dans Rethinking Anthropology ; dans un ouvrage récent Pierre-Philippe Rey a souligné l’importance du groupe patrilocal dans une société matrilinéaire dysharmonique11. On verra plus loin que nous ne sommes pleinement d’accord ni avec l’un ni avec l’autre des deux auteurs. Mais nous admettons qu’il y a plus à voir dans les analyses remarquables de Denise Paulme sur la coexistence de structures patrilinéaires avec des groupes sociaux matrilinéaires qu’un reflet du contact entre organisations sociales de types différents : l’opposition lignage-ligne paraît fondamentale et indépendante des cadres sociaux qui, simplement, la rendent plus ou moins évidente.
40Ce que la réalité des diverses contaminations d’une part entre division géographique, division sociale et division chronologique d’une même société, d’autre part entre institutions et terminologie de sociétés différentes, manifeste en tout cas incontestablement, c’est en premier lieu une parenté culturelle évidente ou plutôt, pour conserver la métaphore ainsi suggérée, une alliance au niveau idéologique entre un monde davantage axé sur la division en générations et l’existence des lignages – dont la société dida offrirait sans doute le meilleur exemple dans la région considérée – et un monde davantage axé sur l’organisation tribo-villageoise, organisation dont témoignent le caractère cyclique et non purement chronologique des classes d’âge, l’existence effective d’une chefferie et ce qu’on est accoutumé d’appeler la dysharmonie ; parler de « solution » à propos de la dysharmonie, comme fait Robin Fox, correspond à un point de vue plus logique que sociologique ; l’existence de la dysharmonie est un témoignage, au même titre que l’organisation militaire extra-lignagère ou la chefferie, de la réalité du terroir et du village ou de la tribu, et de conditions de production relativement intensives. Ce que manifestent en second lieu et surtout ces contaminations, c’est la spécificité des sociétés lagunaires partagées entre la lettre du système lignager – son langage égalitaire – et son esprit, ses virtualités de hiérarchisation entre lignées et entre individus. Ces virtualités rendent plus « naturelle » qu’on pourrait le croire la coexistence du principe lignager et du principe villageois. D’ailleurs, le seul examen des diverses tribus ébrié nous fournit la preuve que la confiscation de la chefferie par un lignage n’est pas incompatible, tant s’en faut, avec la forme la moins chronologique de la division en classes d’âge : la forme cyclique telle qu’on la trouve chez les Anonkwa d’Eloka.
6. Classes d’âge et chefferie dans les tribus orientales et occidentales
41L’importance de la distinction entre tribus orientales et tribus occidentales a déjà été signalée. Certaines fonctions et institutions des classes d’âge sont néanmoins communes aux deux groupes ; elles ne seront évoquées que rapidement, car on en trouve une très bonne description dans les études de Georges Niangoran-Bouah et de Denise Paulme. L’institution du tuteur de classe d’âge sera traitée plus en détail dans le chapitre consacré aux diverses formes d’ostentation en milieu lagunaire. Certaines fonctions économiques relevant, mais seulement indirectement, de la division en classes d’âge seront étudiées dans le chapitre VI. On trouvera ici la description de l’institution elle-même et de ses fonctions politiques.
42La classe d’âge ébrié est avant tout une institution guerrière, comportant un encadrement strict : des guerriers d’élite, des chefs de guerre qui sont plutôt des porte-drapeaux, des chefs de paix qui sont plutôt des porte-paroles et des responsables de l’organisation. Les guerriers d’élite sont les dwasamã ; le dwasao a la force ; il en a fait la preuve une première fois lors de la fête de sortie de sa classe d’âge (fotchue) : des pièges « en double » sont tendus aux nouveaux promotionnaires par les anciens du village et plus spécialement par les membres de la classe d’âge précédente ; c’est-à-dire que les nouveaux promotionnaires au cours de leur parade parent les coups imaginaires qui sont censés leur être portés, évitant les barrières de feu qui sont censées se dresser sur leur route et que d’autres avoueront volontiers avoir dressées ; car le piège et l’esquive lors de cette démonstration relèvent du pouvoir positif et protecteur dont on peut se flatter : le sekє ou plus exactement le « super sekє », l’akraku, apanage des guerriers irrésistibles et des hommes les plus forts, c’est-à-dire les plus vigoureux, les plus énergiques et les plus clairvoyants ; dans la vie courante, les pièges ne relèvent pas de la simple parade : les envieux sont nombreux, les malintentionnés plus ou moins forts, les règles à observer toujours strictes ; la clairvoyance fait partie de la force, et l’art de la guerre relève tout simplement, mais au sens plein du terme, de l’art de vivre, du savoir-vivre. Avant le départ à la guerre, le nanã faisait distribuer des médicaments (agurãbwe) par un spécialiste (goo). Le pouvoir psychique, la force procédant de la volonté, du dynamisme interne, et ses adjuvants matériels ne sont pas perçus contradictoirement en Basse-Côte ; le contrôle anti-doping n’y aurait aucun sens ; parallèlement un empoisonnement, qu’il soit « en double » ou résulte de l’absorption effective d’un produit, est toujours un empoisonnement ; le poison enterré dans la cour d’un individu ou introduit dans ses aliments est toujours un poison ; la connaissance des techniques étant en outre un élément constitutif de la force, on ne peut pas dire, de ce point de vue, que la distinction entre witchcraft et sorcery soit absolument pertinente.
43C’était le nanã qui décidait de la guerre. Les équipes de guerriers étaient constituées par lui avec l’aide des dwasamã, et tous les abemã ne relevaient pas nécessairement d’une même équipe (d’une même pirogue ou d’une même flottille lorsqu’il s’agissait de guerre sur lagune) ni d’ailleurs ne partaient nécessairement au combat. Mais toujours les dwasamã marchaient en tête ou commandaient les pirogues ; c’est eux qui coupaient les têtes que le tapronyã attachait à sa ceinture ou portait à bout de sabre (afrã). Les crânes des adversaires tués au combat étaient conservés au village avec les tambours de guerre. À Eloka et à Adjamé-Bingerville les guerriers d’élite étaient traditionnellement au nombre de sept ; à Eloka on a conservé le nom de deux d’entre eux : Gago et Djémien. À Niangon-Lokoa, les noms et les légendes des grands guerriers, les uns et les autres traditionnellement conservés et célébrés par les musiciens de la classe d’âge (atgomã), étaient connus des plus anciens : Awokreboto, Apékonboto, Andokie (à trois pirogues en a battu cent vingt), Gogabou, Biékwani, Gopra, Mbogré, Asike, Ogamobio Djonombo, Grabi Agoussi, Yapo Mobio, Yobou M’Dé, Wasa Modjron. Une seconde série de héros commençait par Amaniaké et Bago Djrava, mais toutes les légendes n’étaient pas retenues et les souvenirs s’estompaient.
44Le rôle de tapronyã est tout à la fois plus spectaculaire et plus effacé. Plus spectaculaire, car, emblème de son abe, il porte tous les symboles de la valeur guerrière : le sabre (afrã), le collier (balue), le chapeau (apro) ; une peau d’animal sert de gilet : la perte au combat de l’un de ces attributs était, comme celle du tapronyã lui-même, le signe de la défaite et de la honte. Lors de la fête de sortie de l’afetchue – il arrive aussi que des fêtes soient célébrées pour la promotion de chaque abe – les tapronyã exécutent la danse guerrière (afo), le corps noirci au charbon de bois, l’œil rougi à l’eau pimentée. Mais cette exhibition fait suite parfois à une vaine fuite et témoigne toujours, comme toute ostentation, d’une situation très « exposée » ; prisonnier de ses abemã mais protégé par eux, au point de n’apparaître qu’à l’arrière-garde des combattants trop soucieux de sauvegarder l’incarnation individuelle de leur force collective pour l’exposer à des périls réels, le tapronyã ne s’est jamais porté candidat à la charge qu’il exerce et qui lui pèse. Pris par surprise – effectivement capturé à la suite de conciliabules qui peuvent avoir réuni à son insu, outre ses abemã, les représentants des abemã plus âgés (voir chapitre X) –, il est mis hors du commun. À Adjamé-Bingerville (Akoué) le père du tapronyã qui venait d’être nommé de force avait le droit, une semaine durant, de tuer quelqu’un de l’afetchue de son fils.
45Sur ce schéma à peu près commun les variations tribales sont nombreuses. La plus importante a trait à la nomination du chef et à l’affectation dans une promotion.
46Celle-ci était aussi différente dans les deux tribus orientales et les tribus occidentales où le chef était aussi le doyen. Ce primat de l’ancienneté est respecté chez tous à l’intérieur de chaque abe pour la nomination de l’abeote, « le père » de l’abe qui est en principe le plus âgé, le « père » des Dyeu ayant en outre une autorité morale sur l’ensemble de l’afetchue. Pour ce qui est du chef de village, les Akoué et les Anonkwa n’obéissent pas aux mêmes règles. Si les deux tribus distinguaient le doyennat de la chefferie de village, chez les Anonkwa la chefferie se transmettait à l’intérieur du seul clan Godouman. Chez les Akoué le « pouvoir » appartenait à la classe d’âge suivant la plus ancienne, lorsque celle-ci ne s’estimait plus capable d’administrer : le chef du village (akubєote) devait être en principe l’abeote de l’abe dyeu de l’afetchue accédant au pouvoir, c’est-à-dire le doyen de la classe d’âge, un nanã en puissance, mais la nomination du chef n’était pas automatique et demandait l’accord des anciens, du nanã, des abemã eux-mêmes ; un aîné jugé peu capable pouvait être éliminé. Il pouvait suffire que le chef de village fût investi par le chef de sa propre classe d’âge. De la même façon, chez les Anonkwa, le chef devait être pris dans l’afetchue accédant au pouvoir, et l’héritage de la chefferie de village n’était ni plus ni moins automatique que celui de la chefferie de lignage, à ceci près que les anciens du village et les promotionnaires du nouveau chef avaient leur mot à dire et qu’un individu notoirement insuffisant avait toutes chances d’être éliminé. On trouve à Petit-Bassam un système qui rappelle celui des Anonkwa : à côté du nanã, un chef plus jeune exerçait le pouvoir et c’était là encore le clan Godouman qui le désignait ; le chef n’en faisait pas nécessairement partie mais était obligatoirement désigné par lui. À Eloka, comme chez les Akoué, les notables, « porte-cannes » (gbomamã), étaient choisis par les anciens mais obligatoirement dans la classe d’âge du chef, ce qui ne semble pas avoir été le cas dans les tribus où les fonctions de chef et de nanã étaient confondues.
47Ni l’organisation cyclique des classes d’âge, ni leur organisation en classes successives et symboliquement alternées (car les Nyando peuvent toujours être dits les « pères » des Tyagba, au sens où les Alladian parlent d’esubã père et d’esubã fils) ne servent, au moins à l’heure actuelle, de principe à la nomination des ako, tuteurs ou parrains de classe d’âge. Paulme en fait la constatation : « Il a été impossible de faire préciser si jadis l’ako était membre de la promotion des pères (A par rapport à C) ou de celle des aînés immédiats (B) qui relèvent de la moitié complémentaire et rivale. Aujourd’hui le choix se porte indifféremment sur un notable de l’une ou de l’autre classe […] »12. Niangoran-Bouah semble faire une règle de cette incertitude ; il écrit : « Ce sont les membres de la génération [entendons : l’afetchue] qui se réunissent pour fixer leur choix sur un membre de la génération aînée ou un membre de la génération alternée »13. Mes propres constatations traduisent la même incertitude ; tout d’abord – c’est un point sur lequel on reviendra – c’est la sagesse, le bon sens et la gentillesse d’un individu qui le font choisir comme tuteur par une sous-classe d’âge (abe), davantage, d’après les témoignages recueillis, que sa richesse ; on trouve dans l’article de Niangoran-Bouah une description de la cérémonie par laquelle les intéressés signifient à leur élu le choix dont il est l’objet : sa maison est entourée, une nuit, de feuilles de palmiers, des coups de fusil sont tirés. Le lendemain matin, après avoir feint de refuser, l’aîné ainsi distingué acceptera sa nomination. Un second point paraît moins clair : à l’heure actuelle au moins, il n’y a pas de règle pour la désignation des ako ; le recensement fait à Abadjin-Kouté montre que l’ako a pu être choisi dans la classe d’âge précédant la classe d’âge alterne de la classe intéressée, et que pour le reste le choix se fait indifféremment dans la classe précédente ou dans la classe alterne. Cette indifférence n’est pas absolument récente si l’on considère que les jeunes Dugbo actuels sont présentés comme un ensemble de « lettrés », d’ouvriers et d’écoliers (pour les asuku) et que la durée d’un abe à Abadjin-Kouté est en principe de trois ans. Or l’ako des Bresue Dyeu, décédé, était un Nyando Asuku, celui des Nyando Dyeu (« jeunes ») est un Dugbo Asuku (« vieux »), Agoussi Agbédan, celui des Dugbo Dyeu (« jeunes ») un Tyagba Asuku, Koutouan Mandan ; il est à remarquer que, dans ces trois cas, des considérations d’âge ont pu intervenir et en tout cas limiter l’écart entre l’ako et ses protégés, puisque ce sont toujours des Dyeu qui ont fait appel à un individu d’une classe antérieure à la classe alterne de la leur, mais de sous-classe asuku.
48Pour en revenir à la chefferie, la confusion entre les fonctions de chef et de nanã est la règle chez tous les Ébrié occidentaux (sauf ceux de Petit-Bassam) : mais l’exploitation faite par l’administration coloniale de l’organisation en classes d’âge – qui repose dans les tribus occidentales sur la seule base de l’âge – a permis des emprunts au modèle oriental, modèle assez vivant pour qu’une institution toute récente et imposée de l’extérieur ait pu s’entourer d’un rituel assez impressionnant. Voici, à titre d’exemple, la description qui m’a été faite de la transmission de la chefferie, à Anoumambo, où l’on m’a effectivement précisé, après coup, qu’avant la colonisation existaient seulement le nanã et les guerriers. À Anoumambo ce sont actuellement les Tyagba qui ont le « pouvoir ». C’est-à-dire qu’ils assurent en principe la police et la propreté du village et que le chef intervient dans les affaires de droit commun (adultère, vol, contestations diverses) qui opposent les unes aux autres des familles du village. Quand les Tyagba abandonneront le pouvoir, leur chef appellera le chef des Bresue (abeote des abemã Dyeu) et lui demandera de désigner un postulant à la chefferie de village. L’abeote désignera, avec l’accord de sa classe d’âge, un individu jugé particulièrement compétent, qui aura donc toutes chances à Anoumambo, village englouti dans l’agglomération abidjanaise, d’être fonctionnaire. Sept notables seront également désignés parmi les Tyagba. Le jour de la transmission du pouvoir, tous les villageois se réunissent, sauf les femmes, qui n’assistent pas à la cérémonie. Le chef de la génération « sortante » (abeote) présente au nanã le chef de village démissionnaire (akubeote) : il lui confie le village en le priant de le transmettre au chef de village suivant. Il prend la main du chef démissionnaire et la pose dans la main du nanã ; le chef de la génération suivante en fait autant avec la main du nouveau chef de village.
49On donne à boire aux nouveaux gbomamã (notables, porte-cannes). La prière prononcée à cette occasion précise que ces dignitaires doivent rendre justice à tous, serait-ce au détriment de leur propre famille. On fait couler de l’eau fraîche le long du bâton du village – la canne du chef – pour appeler la paix sur le village : c’est cette eau qui est recueillie et que boivent les sept nouveaux notables.
50Outre les différences d’organisation politique dans l’espace et dans le temps dont on vient de faire un bref recensement, il faut noter quelques variations d’une tribu à l’autre : à Eloka il est précisé que deux ou trois individus remarquables aidaient chaque abeote, et surtout qu’il y avait deux tapronyã dans chaque sous-classe, et même trois dans la dernière (asuku). Cette « suradministration » de la guerre peut sans doute être mise en relation avec l’intense activité des guerriers d’Eloka, village qui prétend volontiers au titre de « pirate de la lagune » du temps passé ; la surabondance de tapronyã (notamment chez les asuku, les plus jeunes et les plus exposés à la guerre, même dans un système cyclique) est une condition de survie de la classe guerrière à d’éventuels échecs. À Eloka comme chez les Akoué, les guerriers d’élite (dwasamã) étaient au nombre de sept, mais à Adjamé-Bingerville ces guerriers étaient aussi les prêtres du dieu de la guerre Nanoua. Dans la tribu Akoué, le rôle du village mère, Akandjé, a toujours été reconnu : il tranchait d’éventuelles querelles entre villages akoué et faisait la paix entre les Akoué et les autres tribus ; en outre une nouvelle installation sur la terre des Akoué (à la suite d’une scission villageoise ou de l’immigration d’un nouveau groupe) ne pouvait se faire sans l’intermédiaire d’Akandjé.
51On voit donc que la division des Ébrié en goto est fondamentale. L’organisation politique varie parfois considérablement avec les frontières tribales ; ces variations traduisent indirectement l’importance du système tribal ; les clans n’ont pas la même fonction politique dans chaque tribu ; ils n’ont pas d’existence organique en dehors des frontières de la tribu. Par ailleurs l’existence des classes d’âge, que celles-ci constituent des promotions successives ou soient organisées selon un modèle cyclique, fonde la primauté du principe de séniorité. Dans le cas du modèle cyclique les sous-classes impliquent la prééminence de la première d’entre elles, Dyeu, composée par définition des fils aînés de la classe alterne ; dans le cas des promotions successives, un frère aîné appartient nécessairement à une classe ou à une sous-classe antérieure à celle de son cadet. Partout, un abeote est en principe le plus âgé de sa sous-classe. Cette primauté de l’âge dans les institutions villageoises correspond à une prééminence du frère aîné à l’intérieur de la famille élémentaire, du lignage et de la ligne agnatique.
Notes de bas de page
1 François-Joseph Clozel, Dix ans à la Côte d’Ivoire, Paris, Challamel, 1906 ; René Bouscayrol, « Notes sur le peuple ébrié », Bulletin de l’Institut français d’Afrique noire, vol. 11, no 3-4, 1949, p. 382-408 ; Georges Niangoran-Bouah, « Les Ébrié et leur organisation politique traditionnelle », Annales de l’Université d’Abidjan, Série F, tome 1, fasc. 1, 1969, p. 51-89 ; Denise Paulme, « Les classes d’âge dans le sud-est de la Côte d’Ivoire », Classes et associations d’âge en Afrique de l’Ouest, D. Paulme éd., Paris, Plon, 1971, p. 205-285.
2 Le terme « tribu » a donné lieu à une abondante littérature. Je l’emploie ici dans un sens très limité et uniquement descriptif ; les goto ébrié sont intermédiaires entre deux des types retenus par Shmuel N. Einsenstadt, tels que les décrit Georges Balandier dans Anthropologie politique (Paris, PUF, 1967) : la « tribu segmentaire » « où les rôles et les charges politiques sont liés aux groupes lignagers » et la « tribu segmentaire non particulariste » « qui dissocie la vie politique du domaine de la parenté et de la descendance », où « le lien avec un territoire, l’appartenance à une classe d’âge ou à un régiment, la relation aux rituels principaux déterminent l’attribution des fonctions politiques ».
3 Maurice Delafosse, Essai de manuel de la langue agni parlée dans la moitié orientale de la Côte d’Ivoire, Paris, André, 1901.
4 Denise Paulme, « Les classes d’âge dans le sud-est de la Côte d’Ivoire », Classes et associations d’âge en Afrique de l’Ouest, D. Paulme éd., ouvr. cité, p. 216.
5 [Louis-Gustave Binger, Du Niger au golfe de Guinée par le pays de Kong et le Mossi, 1887-1889, Paris, Hachette, 1892, p. 325.] En ligne : [https://0-gallica-bnf-fr.catalogue.libraries.london.ac.uk/ark:/12148/bpt6k85212c.image] (consulté le 9 décembre 2019).
6 Robin Fox, Kinship and Marriage, Londres, Penguin Books, 1967, p. 109.
7 Ibid.
8 Étienne Balibar, « Sur les concepts fondamentaux du matérialisme historique », Lire Le Capital, t. II, Paris, Maspero, 1965, p. 187-332.
9 Georges Niangoran-Bouah, « Les Ébrié et leur organisation politique traditionnelle », art. cité.
10 Denise Paulme, « Les classes d’âge dans le sud-est de la Côte d’Ivoire », Classes et associations d’âge en Afrique de l’Ouest, D. Paulme éd., ouvr. cité.
11 Edmund R. Leach, Rethinking Anthropology, Londres, The Athlone Press, 1961 ; Pierre-Philippe Rey, Colonialisme, néo-colonialisme et transition au capitalisme. Exemple de la « Comilog » au Congo-Brazzaville, Paris, Maspero, 1971.
12 Denise Paulme, « Les classes d’âge dans le sud-est de la Côte d’Ivoire », Classes et associations d’âge en Afrique de l’Ouest, D. Paulme éd., ouvr. cité.
13 Georges Niangoran-Bouah, « Les Ébrié et leur organisation politique traditionnelle », art. cité.
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Principes de géographie humaine
Publiés d'après les manuscrits de l'auteur par Emmanuel de Martonne
Paul Vidal de La Blache
2015
Historiographie de la littérature belge
Une anthologie
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