Chapitre 11
Une culture de « bougeuses de fesses »
Spectacle du pouvoir et incorporation genrée dans les groupes d’animation culturelle du Gabon
p. 195-207
Texte intégral
1Un soir de février 2016, plusieurs dizaines de femmes âgées de 12 à 65 ans s’affairent dans l’enceinte de la mairie centrale de Libreville. Depuis la tombée du jour, elles se réunissent dans les jardins jouxtant l’institution pour participer aux répétitions des groupes d’animation représentatifs de leur province, l’Estuaire. Assistant aux répétitions, une dame de 63 ans me confie venir dans les groupes d’animation depuis plusieurs dizaines d’années, par soutien pour son parti politique, tandis qu’une autre jeune femme déclare venir pour « l’ambiance », en d’autres termes, le divertissement et la fête. Sous la surveillance des danseuses vedettes et des autorités de leurs groupes d’animation, les femmes se mettent en ligne et commencent à exécuter des pas de danse. Les déroulements de hanches de la danse rituelle myènè nommée elombo s’enchaînent avec les pas d’une danse urbaine populaire nommée ntcham, sur le rythme d’un morceau rendant hommage au président Ali Bongo. Les danseuses préparent en effet une performance pour le congrès du Parti démocratique gabonais (PDG), qui se tiendra comme chaque année en sa date anniversaire de création, le 12 mars. La démonstration du soutien indéfectible des femmes au président et au parti au pouvoir s’avère d’autant plus cruciale que l’élection présidentielle se prépare cette année-là et que le parti rencontre une vague de démissions importantes depuis plusieurs semaines. Le jour J, comme lors de chaque anniversaire du parti, la cérémonie sera diffusée sur la chaîne nationale et la prestation des danseuses sera regardée par des milliers de téléspectateurs.
2Depuis l’émergence du parti unique en 1968 et la création de ses instruments de pouvoir, les groupes d’animation socioculturels sont au cœur des techniques de communication des autorités. Du fait de leur omniprésence dans les cérémonies retransmises à la télévision ou lors des défilés organisés pour les fêtes et événements nationaux, ils ont contribué à la production d’une culture nationale post-indépendance, dans laquelle la représentation d’une certaine vision des rôles masculins et féminins est centrale. Critiquées au moment des transitions démocratiques comme des groupes de « bougeuses de fesses » véhiculant des représentations dégradantes des femmes, et mises en retrait par l’essor de nouveaux genres musicaux, ces formations musicales et politiques réunissent toujours un nombre important de femmes. Celles-ci y échangent des techniques de danse et de mise en spectacle de leurs corps et y tissent des réseaux de sociabilité. Du fait de leur rôle dans la propagande politique et médiatique des autorités, elles sont extrêmement présentes sur les antennes gabonaises et incarnent, pour plusieurs générations de citoyens, la nation et une certaine culture gabonaise.
3Dans cette contribution, je propose d’examiner les modalités de fabrique et de spectacularisation du corps féminin qui furent développées dans ces groupes depuis leur création, la définition de la féminité qu’ils accueillirent, ainsi que les enjeux politiques présents autour de ce genre musical essentiellement féminin. Je me baserai pour ce faire sur des données collectées durant huit années de recherche au Gabon, dans le cadre de ma thèse et mes recherches postdoctorales (Aterianus-Owanga 2017a). Je m’intéresserai à la fois aux productions musicales et chorégraphiques, à leur réception et aux parcours des danseuses, placées dans une position de médiation entre champ musical et politique. À partir d’une perspective historique et ethnographique et d’une mise en relation avec les études consacrées à d’autres États africains ayant employé cet art de « l’animation culturelle » (Toulabor 1986 ; White 2006 ; Lwanda 2008), je mettrai en évidence la manière dont au Gabon, les groupes d’animation ont été le lieu d’une articulation entre spectacularisation du corps du pouvoir (Achin et Dorlin 2008) et (re)construction des identités genrées par les arts1, dans un contexte d’urbanisation et de transformation des structures sociales. Avant de décrire en détail les créations musicales et dansées de ces groupes, il convient de revenir sur le contexte dans lequel ils ont été créés.
Éléments de méthodologie
Entre 2008 et 2016, dans le cadre d’une thèse de doctorat en anthropologie, j’ai effectué une ethnographie des scènes hip-hop du Gabon, où je résidais depuis 2006. Afin de comprendre la généalogie de ces scènes musicales, j’ai effectué des recherches sur l’histoire des scènes musicales urbaines du Gabon, notamment dans les archives de presse (écrite et télévisuelle) et les archives nationales. Du fait de la rareté des archives officielles traitant de l’histoire musicale locale, j’ai aussi procédé à la collecte de témoignages oraux, en réalisant 25 entretiens semi-directifs avec des personnalités des scènes musicales précédentes. Ces entretiens sont venus s’ajouter à ceux effectués auprès de plus d’une centaine d’artistes et membres des mondes des musiques urbaines contemporaines, hip-hop principalement. En dehors de mon immersion du côté des scènes hip-hop, j’ai fréquenté pendant plusieurs années, en tant que danseuse amatrice, des groupes de danse dite « tradi-moderne » où évoluaient des danseuses de groupes d’animation culturelle. J’ai également observé certaines de leurs répétitions lors d’un terrain en 2016, cette fois à titre d’observatrice et non plus de danseuse. Enfin, des vidéos anciennes obtenues auprès de médias locaux ou disponibles en ligne m’ont permis d’observer les spectacles de certains groupes et leur organisation chorégraphique.
Histoire et origines des groupes d’animation
4L’émergence des groupes d’animation coïncide avec l’arrivée au pouvoir d’Omar Bongo en 1967 et l’instauration du monopartisme en mars 1968 (Métégué N’Nah 2006). Après une ère de divisions ethniques et politiques durant la présidence de Léon Mba, Omar Bongo entend promouvoir l’unité nationale. Il assied son hégémonie et celle du parti au travers de différents dispositifs, y compris dans le registre des médias, de la culture et de la musique. D’une part, les musiciens d’orchestre – essentiellement des hommes – qui animent la capitale depuis les années 1950 sont réquisitionnés et intégrés dans des formations militaires, tels que l’Orchestre des forces armées gabonaises, GENA (Gendarmerie nationale) ou Akwéza (Orchestre de la Police). Les musiciens y sont soumis aux directives de la hiérarchie militaire et leurs créations sont étroitement contrôlées pour être en conformité avec les volontés étatiques. D’autre part, les femmes sont responsables de l’animation par la danse et le chant, au sein de groupes structurés autour d’appartenances ethniques communes : les groupes d’animation culturels. Ceux-ci sont rattachés à l’Union des femmes du parti démocratique gabonais (UFPDG), qui finance leurs costumes et leurs déplacements, avec le soutien de personnalités politiques2.
5Le premier groupe d’animation culturel gabonais est créé par Joséphine Bongo, épouse du président Bongo, présidente de l’UFPDG et passionnée de musique3. Il est nommé Akébé 2, en référence au quartier de Libreville où plusieurs de ses membres résident, puis renommé Kounabéli et Mbil’Asuku (dans des langues de la province du Haut-Ogooué), afin de donner une touche « d’authenticité » au groupe. Ce groupe réunit principalement des femmes de la province du Haut-Ogooué, fief du président Bongo et de son épouse, et il est accompagné d’un orchestre d’hommes.
6Dans la continuité de ce modèle, plusieurs autres groupes émergent à partir de 1968, avec pour objectif « d’ambiancer » et d’animer les événements officiels. Ils représentent chacune des neuf provinces du Gabon, puis à l’intérieur de chaque province, chaque département. Durant les années 1970 et 1980, âge d’or des groupes d’animation culturels, le pays compte treize groupes principaux, qui regroupent parfois plusieurs centaines de membres. Ces derniers sont structurés selon une organisation hiérarchique calquée sur celle du parti unique et sont parfois responsables d’autres groupes de l’intérieur du pays, plus petits. Dotées d’une base dans Libreville, ces formations musicales constituent pour les nouvelles arrivantes dans la capitale des moyens de socialisation et d’intégration recréant les liens avec leurs provinces d’origine, dans un contexte d’urbanisation et d’exode rural. Des cellules de solidarités inter-ethniques se recréent ainsi, dans le cadre général du nouvel appareil politique et étatique du parti unique.
7Durant vingt ans, et jusqu’à leur déclin à partir de l’instauration du multipartisme en 1990, les groupes d’animation représentent le lieu principal d’expression musicale et chorégraphique des femmes dans la société urbaine. Rares sont les chanteuses solistes parvenant à évoluer en dehors de ces groupes, et la plupart sont contraintes de faire preuve de leur allégeance au PDG. Les groupes d’animation vont de fait laisser une empreinte considérable, tant dans les mémoires des auditeur.trices que dans l’organisation des scènes musicales.
Les groupes d’animation : contextes sociaux et contenus musicaux
8Au Gabon comme dans d’autres pays africains (Kapalanga Gazungil 1989), le genre musical développé par les groupes d’animation peut être défini comme « un type particulier de spectacle qui alliait la sensibilité du folklore à celle de la musique populaire, tout en chantant les louanges du parti unique et de son chef » (White 2006, p. 54). À l’époque, les démarches de création de genre « tradi-modernes » associant les instruments traditionnels et les scènes ou instruments dits « modernes » étaient nombreuses à Libreville, où une effervescente scène musicale se développait, puisant dans les flux musicaux venant de l’étranger (Matsahanga 2002 ; Aterianus-Owanga 2017b). Mais le spectacle présenté dans les groupes d’animation reposait sur un dialogue particulier avec les idéologies politiques de l’État-nation, singulières tant sur le plan musical que sur celui des normes de genre associées à ces groupes.
9Sur un plan musical, les groupes d’animation se voulaient un instrument d’affirmation d’une culture africaine « authentique », à laquelle appelaient différents États africains au sortir des indépendances. Par conséquent, les particularités provinciales et ethniques étaient privilégiées, au travers des langages, des sonorités instrumentales, des mouvements de danse ou des tenues. L’appartenance linguistique commune des membres des groupes était prédominante dans les chansons, qui mélangeaient les langues vernaculaires avec le français, seule langue nationale officiellement reconnue. Les textes comportaient un large nombre de dédicaces aux sponsors politiques et bien évidemment au président Bongo, présenté comme le « Camarade Bongo Ondimba », « Papa Omar », « Yaya Bongo », « le père de la nation », « l’homme fort du pays » ou encore le « Grand Guide ». Les chants étaient ponctués d’acclamations des chanteuses solistes du type « Bongo Oyé », « Joséphine Bongo Oyé » ou encore « PDG Oyé ».
10Dans les chants, les thématiques de la paix, du développement, de l’unité nationale et de la solidarité occupaient une large partie des discours, ainsi que d’autres questions liées à des campagnes portées par le pouvoir, telles que la prévention du Sida. Les chants étaient ainsi employés pour diffuser l’idée de nation, les valeurs politiques et les normes sociales de l’État gabonais en construction. La répétition des slogans politiques par des femmes de diverses générations et classes sociales permettait la diffusion des messages du parti auprès de plus larges audiences et le recrutement de nouvelles militantes, qui rejoignaient les groupes d’animation, en raison de liens familiaux ou d’amitié, pour apprendre à danser.
11Dans ces groupes comme dans d’autres formations musicales du Gabon, la frontière entre artistes et publics (ou entre production et réception) était ténue, du fait du lien entre la pratique artistique et le recrutement politique : quiconque le souhaitait pouvait se présenter aux répétitions pour intégrer la formation musicale et gravir les échelons de la hiérarchie, devenant ainsi membre du parti. En outre, loin de l’image élitiste de la singularité artistique, les femmes des groupes d’animation étaient souvent perçues comme familières par leurs publics, car beaucoup de citoyen.nes accompagnaient leurs mères, leurs tantes et leurs sœurs à des spectacles et des répétitions (ou du moins, les observaient). Dans les documents d’archives relatant la création du premier groupe d’animation, cette initiative est décrite comme « un ensemble folklorique qui donnait aux femmes une occasion exceptionnelle de se retrouver », et « offrait des occasions de danser en dehors des fêtes traditionnelles » (Mapangou 1985, p. 43).
12Davantage que les musiques, ce sont aussi et surtout la performance et la dimension chorégraphique de ces groupes qui marquèrent les mémoires, du fait de leur omniprésence dans les cérémonies officielles et dans les programmes de télévision. Durant leurs performances, les groupes d’animation étaient systématiquement organisés de la même manière. Des dizaines, voire des centaines de femmes disposées en ligne occupaient l’arrière-plan de la scène, emmenées par une ou plusieurs chanteuses solistes positionnées à l’avant. Les femmes étaient vêtues de pagnes enroulés autour des hanches ou cousus selon des modèles de tenues « modernes » et parfois de tee-shirts à l’effigie du parti, du président ou du nom du groupe d’animation.
13Comme pour la musique, les chorégraphies constituaient un mélange de danses urbaines congolaises – comme le ndombolo (Biaya 2000) – et de danses traditionnelles issues de cérémonies rituelles ou de festivités locales. Mais pour l’ensemble d’entre elles, les danses exécutées insistaient particulièrement sur les mouvements circulaires des hanches et du bassin, et sur l’érotisation du corps féminin, trait chorégraphique que l’on retrouve tant dans les danses populaires urbaines de l’époque que dans les pas repris des danses locales, telle que l’ikoku (Plancke 2010) symbolisant la célébration de la fertilité. Cette suggestivité sexuelle et cette érotisation extrême des corps féminins dans les groupes d’animation ont constitué à la fois le motif d’une critique de ces groupes, et l’origine de leur pouvoir et de leur popularité.
Domination, agentivité et incorporation genrée
14Alors que les groupes d’animation du Congo et du Togo réunissaient à la fois des femmes et quelques hommes, ces ensembles musicaux étaient, au Gabon, exclusivement réservés aux femmes, et, de ce fait, fortement associés au féminin. Sous le parti unique, une division genrée structurait les scènes musicales de façon marquée : tandis que la catégorie de musicien.ne était principalement masculine, les femmes occupaient les fonctions de spectacularisation et de mise en corps du pouvoir au travers de la danse, en relation avec un contexte politique caractérisé, comme l’a décrit Achille Mbembe (2001) entre autres, par une extrême virilisation de l’autorité politique. En exprimant par leurs danses et leurs chants leur infinie dévotion à Omar Bongo, ces groupes instrumentalisaient le corps féminin, censé incarner la soumission du peuple vis-à-vis d’un État et de personnalités politiques masculines (Mouélé 2009 ; Tonda 2007).
15Dans cette perspective, plusieurs études ont insisté sur l’aliénation politique induite par la participation à ces groupes d’animation (Sang’Amin 1989 ; Mouélé 2009), dans lesquels des femmes (souvent en situation de dépendance financière) étaient conduites à mettre leur corps à la disposition des leaders politiques, dans l’objectif d’en retirer des moyens de subsistance, voire de parvenir à une union durable avec des hommes influents. Ces groupes sont aussi – aujourd’hui comme hier – des lieux de rencontre entre des jeunes femmes et des hommes politiques ou personnalités puissantes, conduisant à des échanges économico-sexuels ponctuels, ou à des partenariats plus durables. L’une des danseuses du groupe de danse que j’ai fréquenté plusieurs années entretenait par exemple une liaison avec un ancien ministre, qui l’avait remarquée lors de ses performances dans la troupe et qui lui apportait ponctuellement, depuis lors, des soutiens matériels.
16Cependant, les groupes d’animation peuvent aussi être pensés comme des espaces de développement d’une agentivité pour les femmes, dans un contexte urbain marqué par un contrôle étroit de l’État, une forte dépendance vis-à-vis des hommes – en termes de possibilités d’embauche et d’opportunités professionnelles –, et une vision patriarcale des rapports de genre dans le foyer et la famille (Esseng Aba’A et Tonda 2016). Pour comprendre ce rôle des danses d’animation dans les trajectoires et les stratégies de mobilité des danseuses, il est intéressant de s’arrêter sur le parcours de l’une d’entre elles, que j’appellerai ici Léonie.
17Née dans les années 1970 au sein d’une famille engagée dans l’opposition, Léonie se prend de passion durant son enfance pour les spectacles des groupes d’animation de Libreville, qu’elle regarde à la télévision. Répondant à l’appel lancé pour recruter de nouvelles danseuses, elle se rend aux répétitions du groupe associé à l’ethnie punu à laquelle elle appartient, avant d’intégrer un autre groupe, perçu comme le plus prestigieux dans sa province à l’époque. En faisant preuve de ses talents, elle devient progressivement danseuse vedette, avant d’être promue chanteuse et chorégraphe du groupe. Parallèlement, à partir de 1990, elle est recrutée dans le PDG, qui lui fournit l’emploi fixe qu’elle occupe encore aujourd’hui. Bien que son activité dans le groupe d’animation soit théoriquement bénévole, elle en retire de petits revenus au moment des meetings et des performances, et surtout un puissant réseau de solidarités.
18Dans les entretiens, Léonie explique que son rôle de chanteuse lui donne le sentiment d’œuvrer pour son parti et de faire passer des messages aux leaders politiques à qui elle s’adresse. Tandis que les femmes sont peu nombreuses dans la classe politique et reléguées à des rôles subalternes (Midzie Abessolo 2011) et que le vote est plus un moment de redistribution financière qu’un moment d’expression politique (Midepani 2009), les interactions réelles et symboliques tissées dans ces groupes entre les femmes et le corps politique représentent un moyen de participation aux décisions politiques, un mode d’inclusion dans les structures étatiques, ainsi que de connexion et de redistribution entre les élites et les classes populaires, entre le « haut » et le « bas ».
19Considérer ces artistes femmes comme de simples objets d’aliénation passifs est donc insuffisant pour comprendre les formes d’agentivité développées sur ces scènes, notamment à travers les multiples formes d’interdépendance progressivement établies entre ces groupes de danse et le parti unique. En effet, si le parti unique semble avoir imposé un cadre pérenne de contrôle des créations musicales et des carrières des artistes, ses leaders politiques sont aussi progressivement devenus dépendants de ces organes de communication, dont la présence en vint à être une condition incontournable à la tenue des événements politiques4, comme Joseph Tonda l’explique dans un article sur les techniques de domination du précédent président :
Par la séduction et la fascination qu’ils exercent sur les spectateurs et plus encore sur les téléspectateurs, plus nombreux, ces corps de femmes, dansant et chantant les mérites du président, dans une parfaite liturgie politique, ont fortement contribué à asseoir l’hégémonie du Parti démocratique gabonais dans le champ politique. (Tonda 2009, p. 135)
20Autour de cette interdépendance entre les femmes des groupes d’animation et les hommes politiques, et au-delà du personnage d’Omar Bongo, c’est en réalité plus globalement la place de l’homme et de la femme dans les rapports sociaux de genre qui est symboliquement rejouée, comme le décrit Léonie dans un entretien, durant lequel elle explique l’importance des groupes d’animation pour les hommes politiques :
Ça rassure certains politiciens. Ça rassure, parce que la femme est tellement fidèle. Quand ils voient beaucoup de femmes comme ça, ils sont sûrs… Par exemple si je suis candidat, je compte d’abord sur la femme. Parce que la femme ne trahit pas : quand elle ne veut pas, elle ne veut pas ; quand elle veut, elle veut. Par contre l’homme, c’est le contraire, il te flatte, il te flatte, mais il n’est pas avec toi. Par contre la femme, quand elle dit qu’elle est avec toi, qu’elle te soutient, elle te soutient vraiment. Quand elle est déçue, elle te montre aussi que « là je suis déçue, j’enlève mon corps » [je m’en vais, je me désengage]. Sans faire semblant.
(Entretien avec Léonie, février 2016, Libreville)
21Il est admis et relativement accepté au Gabon que les hommes entretiennent des relations polygames et le fait d’avoir des partenaires nombreuses est souvent perçu comme la preuve d’une virilité fondatrice du modèle dominant de masculinité. À l’inverse, la femme est considérée comme la dépositaire de la stabilité du foyer et du pouvoir de l’homme.
22Cette corrélation puissante entre pouvoir politique, rapports de genre et performance dansée se remarque aussi et particulièrement dans les discussions sur la sexualité, suscitées par ces groupes d’animation et leurs danses. Dans les répétitions que j’ai observées, l’association entre la danse et la sexualité est omniprésente : autour de l’apprentissage de mouvements du corps et des pas de danse, ce sont – comme dans d’autres pratiques chorégraphiques (Hanna 1988 ; Sorignet 2012) – des conceptions des identités de genre et des rapports de sexe qui sont véhiculées. Ainsi, les comparaisons sont fréquemment faites par les danseuses entre la virtuosité des mouvements de hanches de leurs paires et leurs performances sexuelles : on invite les jeunes femmes à « tourner les reins comme au lit », ou, lorsque certaines danseuses manquent d’entrain, on les taquine en relevant qu’elles mettent probablement plus d’enthousiasme dans leurs ébats. Loin d’être un tabou, la sexualité est omniprésente dans les interactions, notamment au travers de l’humour et des sous-entendus.
23L’association entre les performances dansées et le rôle de la femme dans le foyer et dans les relations sexuelles apparaît aussi clairement dans les chansons et notamment dans un titre qui a rencontré un grand succès en 2009 – La botte – d’un groupe socioculturel de la province de l’Ogooué-Lolo5. Comportant plusieurs dédicaces au président Bongo, ce morceau fait référence aux « bottes », terme qui désigne dans les groupes de danse des techniques de danse et des prouesses chorégraphiques, mais qui renvoie ici aussi de façon sous-entendue aux recettes et compétences sexuelles féminines. Les chanteuses âgées du groupe expliquent en effet la nécessité de transmettre ces « bottes » à leurs enfants, comme un héritage et un savoir passé de génération en génération :
La femme là, tu vas voir oh oh, la femme là tu vas voir oh oh !
Tu vas voir comment elles vont danser,
Tu vas voir comment elles vont taper, tu vas voir comment elles vont frapper.
Hi ya oh oh, y’a la botte oh, c’est la botte oh.
Ah la botte oh, Ah la botte oh !
Profitons-nous les femmes. Ah la botte oh !
Bientôt nous serons fatiguées. Ah la botte oh !
C’est la botte, que nous laisserons à nos enfants.
24Les danses des groupes d’animation sont inscrites dans une représentation éminemment érotisante des femmes et contribuent à une cristallisation de la représentation du corps féminin autour de ses capacités reproductrices, avec un centrage sur les hanches et le bassin. La participation de ces groupes d’animation peut être pensée comme un mode d’émancipation des structures traditionnelles de définition des rôles féminins et masculins, qui reproduisent l’idée de soumission féminine (Esseng Aba’a et Tonda 2016). Ici, l’apprentissage et l’affirmation exacerbée de ce corps féminin sexualisé se situent ainsi à l’intersection de deux éléments : d’une part, la conformité aux désirs masculins de réification des femmes en tant que « corps-sexes » (Tonda 2007, p. 88), et, d’autre part, l’instrumentalisation de la sexualité comme moyen pour les femmes d’affirmer leur pouvoir sur les hommes, devenus dépendants de cette spectacularisation de la soumission féminine. L’affirmation d’une hyper-sexualisation féminine se positionne à mi-chemin entre la reproduction des mécanismes locaux de la domination masculine, dont les assises sont aussi bien politiques que socioculturelles, et la tentative d’affirmation d’un pouvoir féminin, à l’intérieur de ces systèmes de contrainte.
25En s’insérant dans les arènes de la production musicale, les femmes des groupes d’animation sont devenues des relais entre un pouvoir politique hégémonique et une population à intégrer dans les rouages du pouvoir. Par leurs performances, elles contribuent à la fabrique du consentement ordinaire et incarnent le pouvoir du président. Parallèlement, ces groupes constituent un creuset de cooptation et d’intégration de femmes de différents milieux sociaux et origines provinciales dans les organes du parti unique, et, de fait, un relais de politisation.
*
26De nos jours, les discours populaires concernant les groupes d’animation sont entourés de sentiments ambivalents, oscillant entre nostalgie et dégoût. D’une part, de nombreuses critiques s’élèvent (aussi bien sur les commentaires des vidéos mises en ligne sur YouTube que dans les discussions ordinaires) pour condamner la lubricité de ces chorégraphies et l’image vulgaire des femmes qu’elles véhiculent, les promouvant en objets sexuels. Depuis l’émergence de nouveaux genres musicaux et de la liberté d’expression (après le passage au multipartisme en 1990), les groupes d’animation représentent, du point de vue des chanteur.euses contestataires, un emblème négatif d’une ère d’assujettissement et d’aliénation. Les rappeur.euses inscrit.es dans la mouvance contestataire emploient ainsi depuis plusieurs années le terme « groupes d’animation » comme une insulte, pour discréditer leurs pair.es impliqué.es dans des spectacles et chansons de campagne en faveur du pouvoir. D’autre part et au contraire, la mention de ces groupes éveille parfois la nostalgie d’une ère de croissance et de développement de la nation, s’associant avec une représentation de la femme africaine « authentique », dévouée à son homme, authenticité qui se serait perdue dans les dernières décennies avec les transformations des relations de couple et des familles. Les groupes d’animation ont progressivement été institués en symboles d’une histoire et d’un héritage national communs, particulièrement pour les militant.es du PDG. Sur la chaîne nationale, certains programmes télévisuels consacrés aux « musiques du temps passé » accordent des hommages spéciaux à ces figures du patrimoine musical gabonais, de même que les sites internet consacrés à la culture et la musique gabonaise leur consacrent des pages. Les groupes d’animation tendent ainsi à se muer en expressions d’un folklore traditionnel et d’une « authenticité culturelle » disparue, authenticité qui repose en large partie sur les images de la femme africaine qu’ils véhiculent. Selon cette représentation, les corps et le pouvoir créatif des femmes seraient mis au service de la domination masculine mais les hommes dépendraient dans le même temps de la démonstration de ce pouvoir sexuel féminin6.
27Via ces groupes d’animation et d’autres scènes musicales qui ont suivi, l’organisation de la scène musicale, la création et l’économie de la production du spectacle se sont ainsi construites autour de représentations des rapports de genre induisant une sexualisation du corps féminin et ont reproduit des mécanismes de domination masculine aux ramifications politiques et socioculturelles.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Achin Catherine et Dorlin Elsa, 2008, « Nicolas Sarkozy ou la masculinité mascarade du Président », Raisons politiques, vol. 3, no 31, p. 19-45.
10.3917/rai.031.0019 :Aterianus-Owanga Alice, 2017a, « Le rap, ça vient d’ici ! ». Musique, pouvoir et identités dans le Gabon contemporain, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme (Le bien commun).
Aterianus-Owanga Alice, 2017b, « Un Janus à deux visages. Patrimonialisations du religieux et discours de la tradition initiatique dans les musiques “tradi-modernes” du Gabon », Autrepart, no 78-79, p. 103-124.
10.3917/autr.078.0103 :Bernault Florence, 1996, Démocraties ambiguës en Afrique centrale, Paris, Karthala.
Biaya Tshikala K., 2000, « Jeunes et culture de la rue en Afrique urbaine », Politique africaine, vol. 80, no 4, p. 12-31.
10.3917/polaf.080.0012 :Bonhomme Julien, 2006, Le miroir et le crâne. Le parcours initiatique du bwete misoko (Gabon), Paris, CNRS Éditions / Éditions de la MSH.
Esseng Aba’A et Tonda Joseph, 2016, Le féminin, le masculin et les rapports sociaux de sexe au Gabon, Paris, L’Harmattan.
Hanna Judith Lynne, 1988, Dance, Sex, and Gender: Signs of Identity, Dominance, Defiance and Desire, Chicago, University of Chicago Press.
Kapalanga Gazungil Sang’Amin, 1989, Les spectacles d’animation politique en République du Zaïre : analyse des mécanismes de reprise, d’actualisation et de politisation des formes culturelles africaines dans les créations spectaculaires modernes, Louvain-la-Neuve, Cahiers théâtre Louvain.
Lwanda John, 2008, « The History of Popular Music in Malawi, 1891 to 2007: A Preliminary Communication », The Society of Malawi Journal, vol. 61, no 1, p. 26-40.
Mapangou Louis-Barthélémy, 1985, Mémorial du Gabon, 1960-1985, t. II : 1970-1974 : Les années riches, Genève, Société internationale d’édition et de diffusion.
Matsahanga Hugues Gatien, 2002, La chanson gabonaise d’hier et d’aujourd’hui : cinquante ans de musique moderne gabonaise, Libreville, Éditions Raponda-Walker.
Mbembe Achille, 2001, De la postcolonie, Paris, Karthala.
Métégué N’Nah Nicolas, 2006, Histoire du Gabon : des origines à l’aube du xxie siècle, Paris, L’Harmattan.
Midepani Lévi Martial, 2009, « Pratiques électorales et reproduction oligarchique au Gabon. Analyses à partir des élections législatives de 2006 », Politique africaine, no 115, p. 47-66.
Midzie Abessolo Chantal, 2011, « Femmes, pouvoir et pouvoirs publics : introduction à l’étude du féminisme d’État au Gabon », Revue gabonaise de sociologie, no 20, p. 153-171.
Mouélé Patricia Noëlle, 2009, Spectacularisation du corps féminin et construction de l’hégémonie politique au Gabon Postcolonial, Mémoire de Maîtrise en sociologie, Université Omar Bongo, Libreville.
Neveu Kringelbach Hélène, 2013, Dance Circles: Movement, Morality and Self-Fashioning in Urban Senegal, New York / Oxford, Berghahn Books.
10.1515/9781782381488 :Plancke Carine, 2010, « On Dancing and Fishing: Joy and the Celebration of Fertility among the Punu of Congo-Brazzaville », Africa, vol. 80, no 4, p. 620-41.
10.3366/afr.2010.0405 :Sorignet Pierre-Emmanuel, 2012, « La construction des identités sexuées et sexuelles au regard de la socialisation professionnelle : le cas des danseurs contemporains », Sociologie de l’art, vol. 5, no 3, p. 9-34.
10.3917/soart.005.0009 :Thomas Helen, 1993, Dance, Gender and Culture, Londres, Palgrave Macmillan Press.
10.1007/978-1-349-22747-1 :Tonda Joseph, 2009, « Omar Bongo Ondimba, paradigme du pouvoir postcolonial », Politique africaine, vol. 114, no 2, p. 126-137.
10.3917/polaf.114.0126 :Tonda Joseph, 2007, « Entre communautarisme et individualisme : la “tuée tuée”, une figure-miroir de la déparentélisation au Gabon », Sociologie et sociétés, vol. 39, no 2, p. 79-99.
Toulabor Comi M., 1986, Le Togo sous Eyadéma, Paris, Karthala.
White Bob W., 2006, « L’incroyable machine d’authenticité : L’animation politique et l’usage public de la culture dans le Zaïre de Mobutu », Anthropologie et sociétés, vol. 30, no 2, [https://id.erudit.org/iderudit/014113ar].
10.7202/014113ar :Notes de bas de page
1 Cette recherche s’inscrit dans la continuité des travaux sur les rapports entre danse et dynamiques culturelles, et notamment la performance du genre dans les pratiques dansées. Voir entre autres Neveu Kringelbach 2013 ; Thomas 1993.
2 Pour créer ces groupes, Omar Bongo s’est apparemment inspiré des régimes socialistes et de ses voyages en République démocratique du Congo. Le titre « groupes d’animation » est concomitant à la création du PDG en 1968, mais des groupes de musique et de danse folkloriques existaient déjà avant l’indépendance (1960) et participaient des animations coloniales (Bernault 1996).
3 Elle devient chanteuse quelques années plus tard, après son divorce avec Omar Bongo, et fait carrière entre les États-Unis et l’Afrique sous le nom de Patience Dabany.
4 Ceci est confirmé par la recherche dans les archives de presse des années 1980.
5 Voir en ligne à l’adresse suivante : [https://youtu.be/Hf-CueGQJnI].
6 Cette image d’un pouvoir contenu dans le sexe féminin et dont cherchent à s’emparer les hommes correspond aux symbolismes sous-jacents aux rites initiatiques gabonais (Bonhomme 2006).
Auteur
Anthropologue, chercheure post-doctorante du Fonds national suisse, université de Lausanne, ISSR (Institut des sciences sociales des religions), Chaire « Religions, Migration, Diasporas ».
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Acteurs et territoires du Sahel
Rôle des mises en relation dans la recomposition des territoires
Abdoul Hameth Ba
2007
Les arabisants et la France coloniale. 1780-1930
Savants, conseillers, médiateurs
Alain Messaoudi
2015
L'école républicaine et l'étranger
Une histoire internationale des réformes scolaires en France. 1870-1914
Damiano Matasci
2015
Le sexe de l'enquête
Approches sociologiques et anthropologiques
Anne Monjaret et Catherine Pugeault (dir.)
2014
Réinventer les campagnes en Allemagne
Paysage, patrimoine et développement rural
Guillaume Lacquement, Karl Martin Born et Béatrice von Hirschhausen (dir.)
2013