Chapitre 9
Essor de la technologie musicale dans l’enseignement supérieur britannique au prisme du genre
p. 157-170
Texte intégral
1De grands changements se sont produits au cours des dernières décennies dans l’enseignement musical en Grande-Bretagne1. Le plus manifeste d’entre eux est l’apparition de cursus de technologie musicale, qui se sont développés, ces quinze dernières années, de manière spectaculaire à la fois dans les lycées et les universités. Au moment où l’élévation des frais d’inscription dans l’enseignement supérieur suscite de nombreuses questions concernant la valeur des diplômes de musique, et où certains départements de musique rencontrent des difficultés de recrutement ou sont menacés de fermeture, le succès visible des diplômes en technologie musicale est peut-être un signe de revitalisation.
2Jusqu’ici, les implications sociales et culturelles de ce mouvement, et de l’évolution démographique des étudiant.es inscrit.es dans ces cursus, n’ont pas fait l’objet d’analyses. En se penchant pour la première fois sur les profils de la population étudiante de ces cursus au Royaume-Uni, ce chapitre décrit une réalité porteuse d’inquiétude : la différenciation socio-démographique des populations étudiantes des cursus de « musique traditionnelle »2 d’une part et de technologie musicale de l’autre.
3Notre recherche met en effet en évidence que ces deux types de population d’étudiant.es présentent des différences marquées à la fois en matière de genre et d’origine sociale. Ainsi, les évolutions récentes de l’offre d’enseignement musical reproduisent, amplifient ou transforment la stratification sociale et genrée des populations étudiantes dans ces filières. Nous nous demanderons ce que de tels changements disent du moment présent ; comment on peut les relier à des tendances historiques plus larges et aux théories existantes sur la musique, le genre et la classe ; et enfin, ce qu’ils augurent pour le futur de la musique au Royaume-Uni.
Méthodologie
Entamée en 2010, la recherche présentée dans ce chapitre a été financée par le Conseil européen pour la recherche (sur l’ensemble de ce programme de recherche quinquennal, voir [http://musdig.music.ox.ac.uk]). Elle s’est concentrée sur l’état actuel des musiques numériques en Grande-Bretagne, à travers une étude ethnographique sur plusieurs établissements en pointe dans les universités britanniques et sur d’autres lieux clés (festivals, conférences, concerts et autres événements artistiques). Les observations ethnographiques ont été complétées par une série de données démographiques sur les étudiant.es qui s’inscrivent en technologie musicale et en « musique traditionnelle » dans douze universités – données obtenues auprès du Universities and Colleges Admissions Service (UCAS) du Royaume-Uni.
Le développement rapide des cursus de technologie musicale : au croisement de plusieurs évolutions historiques
4On considère que l’entrée de la musique électronique et numérique à l’université et dans les filières de formation musicale remonte à la fin des années 1960 et au début des années 1970 (Caputo 1993-1994). Mais les décennies 1980 et 1990 ont marqué un véritable tournant. Les cursus de technologie musicale sont apparus, à la conjonction de plusieurs évolutions de long terme – évolutions sociales, politiques, économiques, technologiques et musicales. Parmi elles, on peut mentionner :
5– La montée en puissance des technologies numériques dans l’écoute et la consommation musicales durant les années 1980-1990. Paul Théberge attire l’attention sur l’apparition d’une nouvelle configuration musicale, définie par l’effacement de la frontière entre production et consommation – ce qui a ailleurs été appelé « prosommation » – ainsi que par des changements associés dans les sensibilités esthétiques et affectives, dans les manières d’être spectateur (Théberge, 1997, 2015 ; Ritzer et Jurgenson, 2010). L’étude de Théberge concerne le Canada et les États-Unis, mais si on la transpose au contexte britannique, on peut noter que dans le domaine de l’éducation, ces évolutions coïncident avec l’introduction par la commission Edexcel de cours de technologie musicale dans les classes de niveau secondaire AS et A23. Dans ces cours, on apprend notamment le séquençage informatisé et l’usage des programmes multi-pistes ; ce type de technologie sert à développer un vocabulaire et une oreille adaptés aux textures sonores et aux arrangements typiques de la musique populaire du xxe siècle. Même si le nombre total d’étudiant.es dans l’enseignement supérieur a fortement augmenté pendant cette période (la House of Commons Library fait état d’une croissance de 75 % du nombre des diplômés entre 1994 et 2011), cette croissance semble négligeable à côté de celle observée dans le domaine de la technologie musicale : d’après les données fournies par l’Agence des statistiques de l’enseignement supérieur (HESA, en anglais), ce nombre a augmenté de presque 1400 % sur la même période4.
6– La transformation des politiques éducatives en général. Un facteur important de la croissance apparemment rapide du nombre d’étudiant.es à l’université à partir du début des années 1990 a été la fin de la division binaire en 1992, quand les écoles polytechniques professionnalisantes ont été transformées en universités délivrant des diplômes. Poursuivant sur cette lancée, le gouvernement travailliste annonça en 1999 l’objectif d’accès de 50 % de chaque classe d’âge à l’enseignement supérieur, promettant à une vaste population sous-diplômée un accès plus égalitaire à l’enseignement supérieur, « une démocratisation des certificats A Level et une revalorisation des qualifications professionnelles ».
7– Des évolutions importantes dans les politiques économiques et les politiques d’emploi. Pendant les années 1980, l’économie britannique s’est restructurée, passant d’une dominante industrielle et manufacturière à une dominante post-industrielle – c’est-à-dire reposant avant tout sur le secteur tertiaire, et notamment la finance, les services et l’économie de la connaissance. Mais une nouvelle ère s’est ouverte à la fin des années 1990, lorsque les politiques du gouvernement travailliste se sont efforcées de stimuler ce qu’on a appelé alors l’« économie de la créativité », dont les « industries créatives » constituent le cœur. Tandis que les industries culturelles étaient rebaptisées « industries créatives », le Parti travailliste a mis sur pied une législation destinée à valoriser « le potentiel des nouvelles technologies » (voir British Labour Party 1996 et 2005).
8Ces évolutions – à la fois musicales, technologiques, culturelles, éducatives, politiques et économiques – ont convergé pour faire émerger un climat favorable à la « transformation partielle de l’Université britannique sous le signe de […] l’économie créative, du transfert de connaissances et de l’interdisciplinarité – dans la mesure où ces formules [étaient] mises en équivalence avec l’innovation et la culture d’entreprise, les start-up et les spin-off, les partenariats public-privé, l’engagement public et l’employabilité des étudiants » (Born 2013). À partir de la fin des années 1990, les valeurs entrepreneuriales et les promesses de croissance économique et de stimulation de l’emploi qui leur sont liées ont été transposées dans le domaine des arts, et notamment celui de la musique.
9Parallèlement à ces évolutions, la culture musicale du xxe siècle a connu dans son ensemble des changements importants. Ainsi, la croissance rapide du nombre de cursus de technologie musicale constitue un tournant radical par rapport aux cursus de « musique traditionnelle », à la fois en termes de programme d’enseignement et d’adhésion à de nouveaux canons esthétiques, qui prend acte de l’histoire musicale et culturelle du xxe et du xxie siècle, incluant : la montée en puissance de l’enregistrement sonore, de la reproduction sonore et des technologies de musique électronique ; le travail de composition du début et du milieu du xxe siècle, défendant une extension radicale des matériaux musicaux et sonores – de Russolo et Varèse à Cage, Schaeffer, Stockhausen, Xenakis et au-delà ; le son spécifique à un lieu et les installations sonores, développées à partir des années 1960 ; et les sons électroniques et amplifiés, caractéristiques de la musique pop d’après-guerre (voir entre autres Born 1995 ; Chabade 1997 ; Cox et Warner 2004 ; Kahn 1999 ; Manning 2013 ; Sterne 2003b).
10Au travers de ces multiples courants historiques, la musique a été redéfinie en « son organisé », selon les termes de Varèse. Les diplômes de technologie musicale intègrent ces transformations et encouragent les jeunes musicien.nes et interprètes à se saisir des possibilités offertes par la palette élargie de matériaux sonores et musicaux – palette elle-même mise à disposition par l’enregistrement sonore, la manipulation électronique et la synthèse numérique, y compris « le microphénomène du son lui-même » (Théberge 1997, p. 186).
11Il y a à l’évidence un revers à cette ouverture vers la technologie : la tendance au fétichisme technologique, que l’on observe tant dans les discours sur l’éducation et la politique, que dans ceux associés aux industries créatives (Henley 2011 ; Sterne 2003a, p. 368 ; Armstrong 2011). Nous soutenons par conséquent que cette technophilie et l’importance accrue prise par le numérique dans l’industrie musicale sont en phase avec le succès du paradigme des industries créatives et avec les transformations néo-libérales advenues dans les universités britanniques. Ainsi, les cursus de technologie musicale peuvent à certains égards être considérés comme l’incarnation de cette conversion de la musique au néo-libéralisme dans l’enseignement supérieur (Taylor 2011).
12L’augmentation considérable du nombre d’étudiant.es inscrit.es en technologie musicale entre le milieu des années 1990 et 2012 (+1400 %) est donc le fruit de la conjonction d’une série d’évolutions historiques distinctes – technologique, industrielle, sociale, politique générale et politiques éducatives – auxquelles s’ajoutent des changements de long terme propres au domaine musical. Cette conjonction a en retour une série d’effets majeurs, sur lesquels nous allons maintenant nous pencher, à travers l’analyse socio-démographique des effectifs étudiants, en confrontant à chaque fois nos résultats avec les recherches déjà existantes.
Imbrication des différenciations sociales et de genre dans les parcours d’enseignement musical
13Nos données font état de différences dans le profil social des populations étudiantes des cursus de « musique traditionnelle » et de technologie musicale. Par rapport aux moyennes nationales, les étudiant.es admis.es dans les cursus de « musique traditionnelle » viennent massivement des quintiles POLAR supérieurs5, sont issu.es deux fois plus souvent des lycées sélectifs, obtiennent le A Level de musique avec des notes beaucoup plus élevées. À l’inverse, les cursus de technologie musicale ont des exigences moindres à l’entrée en termes de réussite au A Level, ils recrutent une plus grande proportion d’étudiant.es venant des écoles non sélectives et des quintiles POLAR plus bas ; enfin, une faible proportion des étudiant.es qu’ils acceptent ont passé un des A Level de musique.
14Par ailleurs, les cursus de « musique traditionnelle » recrutent des étudiant.es d’origines sociales plus élevées que la moyenne, tandis que les cursus de technologie musicale attirent des étudiant.es dont les origines sociales sont plus modestes. Cette stratification se reporte au sein même des cursus d’enseignement aux technologies musicales : ainsi, lors de la dernière année du cursus de technologie musicale, les étudiant.es qui choisissent l’option la plus « créative » (la BA/BMus) ont une origine sociale particulièrement modeste, tandis que les étudiant.es qui choisissent l’option la plus « scientifique » (BSc/BEng) viennent des catégories intermédiaires. Pour le reste, aussi bien en « musique traditionnelle » qu’en technologie musicale, nous constatons un effet boule de neige, dans la mesure où les conditions propres à chaque classe sociale se renforcent mutuellement. Nos résultats mettent clairement en évidence une divergence entre les profils de classe des étudiant.es qui entrent dans les deux cursus, en même temps qu’ils soulignent le rôle de l’éducation musicale, de nos jours, dans la différenciation entre classes sociales. [...]
15Cependant, de toutes les variables démographiques traitées dans nos données, le genre est celle qui présente le déséquilibre le plus marqué puisque les effectifs des divers cursus de technologie musicale sont à presque 90 % masculins. Les cursus de « musique traditionnelle » présentent quant à eux une répartition entre étudiant.es des deux sexes plus équilibrée : on y trouve 55 % de jeunes femmes et 45 % de jeunes hommes. Bien que les cursus de technologie musicale acceptent plus d’hommes en volume, la proportion de femmes acceptées par rapport au nombre de candidates est légèrement plus élevée, ce qui peut être l’indice d’une politique de compensation des inégalités éducatives de genre. En effet, l’insuffisance du nombre de candidates à ces cursus, malgré le grand nombre de places à pourvoir, interdit d’atteindre la parité. Le déficit de candidatures féminines se creuse donc face à la croissance explosive des cursus de technologie musicale.
16Ces tendances invitent à emprunter à un paradigme communément utilisé pour décrire la représentation relativement faible des femmes dans l’enseignement supérieur en sciences, technologie, ingénierie et mathématiques (ensemble parfois regroupé sous l’acronyme STIM) : celui du « pipeline qui fuit » (Blickenstaff 2005). Ce paradigme cherche à expliquer le recul continu de la présence des jeunes filles dans le domaine des STIM, de l’école à la vie active, en passant par l’université, y compris jusqu’au troisième cycle. Ainsi, la recherche de Susan Hallam et ses collègues laisse entendre que les dynamiques de genre en matière de musique et de technologie se mettent en place bien avant la dernière année d’études secondaires (Hallam et al. 2008). En utilisant les données des Music Services, cette étude montre qu’entre 5 et 16 ans, 40 % environ des élèves qui choisissent la technologie musicale comme filière d’enseignement sont des filles. Après 16 ans, cette proportion n’est plus que de 25 %, tandis que parmi les inscrit.es en technologie musicale dans la classe de A Level, la part des jeunes filles s’établit à 18 %. Finalement, à l’entrée des cursus universitaires de technologie musicale, ces dernières ne représentent plus qu’environ 16 % des effectifs. On est vraiment dans un cas typique de « pipeline qui fuit ».
17Comment expliquer de telles disparités, prononcées et cumulatives ? Nous allons ici présenter trois registres explicatifs. Le premier, tout à fait en phase avec le paradigme du « pipeline qui fuit », repose sur l’hypothèse selon laquelle la technologie musicale est un domaine où se rejouent les processus généraux concernant les femmes et la technologie. Ceci est un argument classique de la recherche sur le genre et les technologies de l’information et de la communication (TIC). Pour Judy Wajcman, la chercheuse féministe en sciences, technologie et société (STS), « dans les sociétés occidentales contemporaines, la forme hégémonique de masculinité est encore fortement associée au talent et au pouvoir techniques » (Wajcman 1991). Une exposition différente à la technologie dans l’enfance, la prévalence de modèles de comportement différents, les différences de scolarité et la ségrégation de genre extrême qui règne sur le marché du travail – tout cela conjugué mène à ce que Cynthia Cockburn décrit comme « la construction des hommes comme forts, habiles manuellement et doués avec la technologie, et des femmes comme physiquement et techniquement incompétentes » (Cockburn 1983)… Nonobstant la rhétorique récurrente sur les opportunités offertes aux femmes par la nouvelle économie de la connaissance, les hommes continuent de dominer le travail technique. Ces clivages sexuels sur le marché du travail s’avèrent profonds et signifient que les femmes sont largement exclues des processus d’ingénierie qui donnent forme au monde dans lequel nous vivons (Wajcman 2010 ; Born et Devine 2015). Ces arguments sont très convaincants à nos yeux. Mais la question demeure : pourquoi les dynamiques de genre ont-elles tendance à se reproduire et à résister au changement, alors même que certains champs scientifiques et professionnels – par exemple la médecine et les biosciences – ont vu la représentation des femmes s’améliorer considérablement (Riska 2001) ? Par rapport à notre objet de recherche, l’hypothèse du « pipeline qui fuit » décrit donc mieux qu’il n’explique la persistance des disparités de genre dans le domaine des STIM.
18Le deuxième registre explicatif mobilise la théorie de la « discrimination indirecte », selon laquelle, au moyen d’observations dans les salles de classe et d’autres méthodes, il est possible de démontrer que les interactions des enseignant.es avec les enfants et leurs appréciations sur ces derniers en cours de musique sont imprégnées de stéréotypes genrés (Green 1997 ; Armstrong 2011). Par exemple, les compositions des garçons et leurs usages de la technologie sont souvent loués en tant qu’ils témoigneraient d’une habileté naturelle, d’une confiance en soi et d’une créativité, tandis que les compositions et les usages des filles sont considérés comme conservateurs et traditionnels, et les filles elles-mêmes comme manquant d’habileté « naturelle ». De telles idées sont exprimées plus directement dans certains discours, notamment via l’usage de « vocabulaires critiques bien distincts » s’agissant des compositions d’hommes (décrites comme « viriles » et « puissantes ») ou de compositions de femmes (décrites comme « délicates » et « sensibles ») (Legg 2010, p. 142). Un autre thème de cette littérature est le caractère genré du choix des instruments. La recherche à ce sujet fait l’hypothèse que l’amélioration de la condition des femmes au fil du xxe siècle devrait conduire à un affaiblissement des différentiations genrées observables dans les choix d’instruments (Hallam et al. 2008 ; Abeles 2009). Un autre thème de la sociologie de l’éducation musicale est le caractère genré des classes de musique en tant qu’espaces à forte dimension technologique (Armstrong 2011). En somme, les éclairages cumulés des études féministes de sciences technologies et société (STS) et de la sociologie de l’éducation musicale suggèrent qu’alors que les filles et les femmes ne sont plus exclues, en droit, des cursus scientifiques et technologiques, elles n’en demeurent pas moins soumises à des processus d’exclusion genrée, dont on observe ensuite les conséquences en matière d’emplois, de discours, d’espaces et de pratiques.
19Le troisième registre reprend les apports de l’historiographie genrée du son, qui insistent sur la matérialité de la musique, du son et des technologies. Tara Rodgers, notamment, a fourni une critique historique qui décrit les technologies de musique numérique comme des extensions d’une « logique de contrôle des vagues de sons », considérées par les sciences acoustiques comme un assemblage matériel-sémiotique (Rodgers 2010, p. 56). Dans cette optique, on peut soutenir que l’épistémologie du « son », sous-tendant les origines culturelles de la reproduction et de la manipulation du son – dont relèvent les technologies de la musique numérique actuelle –, est le produit d’une conjoncture historique placée sous le signe de l’hégémonie d’une masculinité rationaliste, enfermée dans une relation dualiste de domination avec son Autre féminin. Fondées sur une vision essentialiste du son et du genre, les recherches de Tara Rodgers, Holly Ingleton et Marie Thompson s’attachent à mettre en lumière des corrélations historiques de long terme entre les sons et les formations culturelles genrées (Ingleton 2015 ; Thompson 2015).
20Prises ensemble, ces trois séries d’explications suggèrent que le déséquilibre de genre dans les cursus de technologie musicale ne peut pas être compris seulement comme le résultat de processus historiques qui se chevauchent et se superposent. Cela n’a pas seulement à voir avec le genre et la technologie, mais aussi avec la façon dont ces deux éléments se combinent en permanence dans les processus de discrimination de genre propres au champ musical. En fait, compte tenu de ces différents registres d’explications, il nous semble incontestable que le déséquilibre de genre peut se comprendre comme le résultat évolutif d’une double médiation, le caractère genré de la création musicale se conjuguant avec les pratiques genrées associées aux technologies numériques.
Institutionnalisation, légitimation et production musicale : contre la fragmentation conceptuelle
21La vitesse du changement dans le répertoire contemporain ne découle pas seulement du développement des cursus de technologie musicale. Ces dernières années, les institutions culturelles majeures de la musique contemporaine en Grande-Bretagne – la BBC, à travers ses concerts de musique classique et ses nouveaux programmes musicaux sur Radio 3, le Conseil des arts d’Angleterre à travers sa nouvelle émanation, Sound and Music, et les grands festivals (ou ceux qui émergent) comme le Festival de musique contemporaine de Huddersfield ou celui de Londres –, ont pris le parti de faire sortir de la marginalité et de canoniser trois grands courants musicaux jusqu’ici considérés comme mineurs ou alternatifs par rapport aux courants dominants de l’après-guerre que sont les musiques post-sérielle, spectrale et électroacoustique. Ces trois courants sont : les musiques expérimentales américaines, britanniques et européennes, les musiques libres improvisées et l’art sonore. Dans le même temps, un quatrième courant est reconnu : un ensemble de genres musicaux électroniques et numériques, qui mélangent art académique, non académique et musiques populaires. Parmi eux, la musique d’ambiance, le glitch, le microson, le bruit, l’électro expérimentale, le live coding, l’électronique live et la musique informatique extrême. Pourquoi de tels changements – à la fois esthétiques, éducatifs, culturels, institutionnels – se produisent-ils ?
22Dans le champ de la production musicale, l’ancienne critique d’élitisme adressée à l’offre publique en arts et en musique se combine avec une demande de justification du bon usage des subsides publics en termes de démocratisation et d’élargissement des publics pour favoriser une ouverture à des genres musicaux plus contemporains. On peut considérer que les grandes institutions culturelles publiques poursuivent à travers ces transformations un objectif de démocratie culturelle, de plus en plus affirmé depuis les dernières décennies, qui répond au changement générationnel et à la diversité sociale des populations.
23Mais l’impulsion en faveur du changement est aussi spécifiquement musicale : c’est le développement, l’évolution et l’hybridation en cours des grands courants esthétiques (Clarke 2007 ; Born 2010). De ce point de vue, les principales institutions musicales sont en train de redéfinir rapidement les canons de l’art musical contemporain en Occident : elles s’efforcent de promouvoir le courant de la musique expérimentale avant celui de l’avant-garde post-sérialiste, qui lui était jusqu’alors considéré comme supérieur. Des compositeurs et compositrices, des musiciens et musiciennes expérimentaux emblématiques sont ainsi dotés d’une reconnaissance institutionnelle équivalente à celle d’un Boulez, d’un Stockhausen ou d’un Carter. Il ne s’agit donc pas, de la part des grandes institutions de musique contemporaine (BBC, Conseil des arts, Sound and Music, etc.), de supprimer les hiérarchies canoniques, mais plutôt de favoriser la transition vers un nouveau canon esthétique, incorporant parfois des pratiques antithétiques avec l’ontologie de l’œuvre d’art. Il serait également erroné de penser que ces mutations ont lieu sans conflit : elles sont au contraire traversées par des intérêts et des luttes autour de ce qui est considéré comme canonique et ce qui ne l’est pas.
24Dernier élément de ce tableau : la montée de l’art sonore, un ensemble diversifié de pratiques qui s’est développé ces dernières décennies en marge des institutions musicales, sous les auspices des arts visuels, et qui est devenu une composante des programmes de technologie musicale. Ces évolutions ont accompagné la légitimation grandissante de l’art sonore, à tel point qu’une sorte de convergence s’est produite entre ce dernier et les musiques électroacoustiques et expérimentales.
25Ces évolutions ont produit « un champ musical multipolaire » qui a des effets en matière de consommation musicale. Dans ce contexte, nous n’assistons pas tant au remplacement d’un canon (incarné par le programme historique des cursus de « musique traditionnelle ») par un autre (porté par les programmes plus contemporains de technologie musicale), ni même à leur convergence, mais à une prolifération et une diversification des formes de capital culturel en musique.
*
26Dans un autre texte, nous avons proposé une analyse du champ musical à travers quatre registres de médiatisation sociale de la musique. Nous examinons ici deux de ces registres à travers l’enchevêtrement étroit de la médiatisation par le genre et la classe (troisième registre) et de la médiatisation par l’évolution du contexte institutionnel de la musique – ici, en premier lieu, l’évolution des cursus musicaux à l’université (quatrième registre).
27La thèse dominante en sociologie de la culture – selon laquelle « il y a une fraction de la population des pays occidentaux qui fait et aime une plus grande variété de formes culturelles qu’auparavant, et cet engagement reflète les valeurs émergentes de tolérance » (Warde, Wright et Gayo-Cal 2007, p. 143) – fait montre d’un optimisme auquel fait écho celui des recherches consacrées au rapport entre genre et technologie musicale. Ainsi, il y a vingt ans, Chris Comber, David Hargreaves et Ann Colley concluaient leur étude « Girls, Boys and Technology in Music Education » sur cette note d’espoir : « Aux premiers temps de la “révolution informatique”, il y avait maintes discussions sur la capacité des TIC à dissoudre les barrières entre la technologie “masculine” et la créativité “féminine”. Le rêve d’une technologie neutre du point de vue du genre est probablement maintenant à portée de main » (Comber, Hargreaves et Colley 1993, p. 133). Comme nous l’avons montré dans ce chapitre, un tel optimisme pourrait bien être déplacé ou prématuré.
28Quinze ans après l’apparition du A Level de technologie musicale, et alors que la première génération d’étudiants est en train de conseiller et former la prochaine (Boehm 2007), la situation que nous avons présentée apparaît contrastée. Les cursus de « musique traditionnelle » tendent à attirer les étudiant.es de profil social plus favorisé que la moyenne (et moins d’étudiant.es noir.es ou issu.es des autres minorités ethniques), alors que le profil de genre rejoint celui de l’ensemble de la population. À l’inverse, les étudiant.es en technologie musicale sont dans leur écrasante majorité des jeunes hommes, d’origines sociales plus modestes (et légèrement plus souvent issus des minorités ethniques). Nous avons avancé qu’il était possible d’interpréter ces évolutions de différentes façons.
29D’un côté, les cursus de technologie musicale peuvent être vus comme le fruit de vingt ans de réformes éducatives : la technologie, et dans une moindre mesure la science, sont devenues centrales dans l’enseignement supérieur de la musique, ce qui a contribué à institutionnaliser une forte interdisciplinarité. Cela a provoqué un élargissement de l’accès à cet enseignement musical et une augmentation énorme du nombre d’étudiants ; cela a aussi donné une orientation assez différente concernant les débouchés professionnels, comparé aux diplômes de « musique traditionnelle ». À cet égard, le développement des cursus de technologie musicale – avec leur ouverture interdisciplinaire sur la science et la technologie, leur orientation moins élitiste et plus expérimentale, leur moindre sélectivité sociale et leurs avantages en termes de professionnalisation – représente une rupture nette par rapport à l’orientation principalement « historique » des cursus de « musique traditionnelle ». Les diplômes de technologie musicale ont l’ambition d’amener les étudiant.es qui le peuvent vers un ensemble de nouveaux emplois techniques dans les champs qui émergent à l’intersection de la musique, des métiers du son, des TIC, du design, des autres arts et des médias. En bref, ces cursus représentent une forme de modernisation de l’enseignement musical, qui est sans doute un des domaines les plus conservateurs. Mais des questions difficiles restent en suspens, en particulier la potentielle surproduction de diplômé.es en technologie musicale. Pour le dire crûment : où tou.tes ces diplômé.es vont-ils aller ?
30D’un autre côté, les cursus universitaires de « musique traditionnelle » et de technologie musicale semblent parties prenantes des cercles vicieux qui consolident, voire amplifient les idéologies existantes à propos du genre et de la technologie, ainsi que les inégalités de classe. Il se peut que cela n’ait rien de nouveau (Théberge 1997 ; Bull 2014 ; Dibben 2006 ; Green 1997). Mais notre étude suggère que les technologies numériques remettent en question ces processus habituels de manière particulièrement marquée et significative.
Bibliographie
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10.1177/1749975507078185 :Notes de bas de page
1 Ce texte est une version abrégée de « Music Technology, Gender and Class: Digitization, Educational and Social Change in Britain », publié dans Twentieth-Century Music, 12/2, 2015, p. 135-172.
2 NdT : nous mettons des guillemets pour chaque occurrence de « musique traditionnelle » (traditional music dans le texte original en anglais), car comme le signalent les auteurs, ce sont eux qui baptisent ainsi tout ce qui est antérieur aux courants musicaux relativement récents (et équipés technologiquement) qui sont au centre de l’article.
3 Le A Level (c’est-à-dire le General Certificate of Education Advanced Level) est un diplôme de fin d’études secondaires que les élèves britanniques (et d’autres pays) passent entre 16 et 18 ans. Ce diplôme peut s’obtenir en un an (AS) ou en deux ans (A2).
4 Pour une vue d’ensemble, voir Bolton (2012). Nos statistiques sur les étudiants sont tirées de l’annuaire étudiant (Student Record) du HESA, de 1994-1995 à 2011-2012, et sont basées sur la population au 1er décembre, pour que les données soient comparables d’une année sur l’autre. Une analyste de l’HESA a procédé à une recherche par mots-clés dans le Student Record pour mesurer les inscriptions dans des cursus ayant les noms suivants : « musique et technologie » ; « musique et production » ; « musique et informatique » ; « musique et son » ; « musique et acoustique » ; « musique et audio ». De telles expressions permettent d’estimer la croissance des cursus de technologie musicale et d’art sonore.
5 L’échelle POLAR indique la probabilité que des étudiant.es d’une certaine région ou d’une certaine localité (identifiée par le code postal) arrivent à l’université. Chaque région ou localité se voit alloué un score sur l’échelle : plus le quintile où elle est située est élevé (il y en a cinq, classés par ordre croissant), plus il est probable que les étudiant.es qui en sont originaires atteignent l’enseignement supérieur. Voir [http://www.hefce.ac.uk/whatwedo/wp/ourresearch/polar/], consulté en 2015. Le lien est désormais inactif.
Auteurs
Professeure de musique et d’anthropologie, chercheuse associée à l’université d’Oxford.
Professeur associé au Département de musicologie de l’université d’Oslo.
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