Chapitre 7
La marchandisation de loisirs féminisés : une forme de revalorisation ?
Analyse à partir des artisan.es d’art et des blogueur.euses culinaires
p. 131-142
Texte intégral
1Depuis les années 1970, la pratique des loisirs créatifs (couture, poterie, tricot, etc.) s’est développée au sein de la société française (Donnat 2011). De la même manière, même si le temps passé à cuisiner tend plutôt à diminuer, la cuisine en tant que pratique de loisir a gagné en visibilité sociale, notamment à partir des années 2000. Apparus à cette période, les blogs de cuisine, outils d’auto-publication de recettes sur Internet, participent de la visibilité croissante de la pratique culinaire de loisir. Très peu documentés par les sciences sociales, ces phénomènes s’inscrivent pourtant dans le développement plus large d’un marché des loisirs créatifs et de la cuisine de loisir (émissions télévisées, édition, boutiques spécialisées, événements, etc.).
2Aujourd’hui, de plus en plus d’amateur.rices de loisirs créatifs vendent leur production de bijoux, de pots ou de vêtements, en imitant les pratiques des artisan.es d’art professionnel.les1 (céramistes, ébénistes, verrier.ères, etc.). De même, des cuisinier.ères amateur.rices monétisent une activité de blogueur.euses et marchandisent des prestations par le biais d’Internet (préparation de repas à domicile, cours de cuisine, écriture journalistique d’articles dans les médias traditionnels). Ce faisant, des pratiques de cumul de revenus issus de différentes activités ainsi que des reconversions professionnelles se développent. Cette extension du domaine marchand à des activités initialement considérées comme de loisir est encouragée par l’émergence de dispositifs permettant une plus grande hybridation entre amateurisme et professionnalisme : sites de vente en ligne comme Etsy.com pour l’artisanat d’art, blogs et plateformes de mise en relation de cuisinier.ères amateur.rices et de client.es pour la cuisine, mais aussi, d’une autre manière, le développement du statut d’auto-entrepreneur.e en France.
3Ces activités, dans leur versant amateur, ont traditionnellement été dépréciées du fait de leur forte féminisation. Tandis que la cuisine professionnelle est davantage pratiquée par des hommes et socialement valorisée, la cuisine domestique quotidienne reste l’apanage des femmes et partiellement invisibilisée. De même, tandis que l’image idéale-typique de l’artisan d’art professionnel reste masculine, les loisirs créatifs sont avant tout investis par des femmes dont les compétences sont souvent moquées. La marchandisation croissante des pratiques amateures féminines contribue-t-elle à remettre en question le statut dévalué de ces pratiques ? Alors que le travail non payé est socialement dévalorisé (Kaplan Daniels 1987), la marchandisation est-elle un moyen d’obtenir une meilleure reconnaissance sociale pour les femmes pratiquant ces activités et, par-là, d’ouvrir la voie à une forme d’émancipation féminine ? Autrement dit, la valorisation économique de l’activité permet-elle à ses pratiquantes de s’affranchir de la domination masculine (à commencer par celle du conjoint) ? Ou donne-t-elle lieu, au contraire, à la recomposition de nouvelles inégalités genrées ?
4En interrogeant les carrières de genre à travers l’artisanat d’art et les activités de blogging culinaire, l’objectif de ce chapitre est d’étudier la manière dont la marchandisation de loisirs dépréciés du fait de leur forte féminisation contribue à revaloriser ces mêmes activités. Pour cela, notre travail se fonde sur des données qualitatives et quantitatives collectées entre 2008 et 2012. Des entretiens avec 92 artisan.es professionnel.les (56 femmes, 36 hommes) ont ainsi été réalisés : 46 d’entre elles et eux ont commencé à confectionner des objets en tant qu’amateur.rices avant de se reconvertir dans un métier d’art. Par ailleurs, 12 blogueur.euses culinaires (10 femmes, 2 hommes) ont également été interrogé.es. Des observations ont aussi été menées dans des foires artisanales, des salons d’artisanat d’art, des boutiques, des ateliers, le Salon du blog culinaire et des événements culinaires. Deux questionnaires en ligne ont également été remplis, l’un par 947 artisan.es d’art professionnel.les (472 femmes, 475 hommes) et l’autre par 621 blogueur.euses culinaires (584 femmes, 37 hommes).
Marchandiser un loisir : une activité multiforme et socialement située
Des activités genrées…
5Tandis que 4 % de la population française pratique un artisanat d’art (Donnat 2011), le blogging culinaire concerne aujourd’hui quelques milliers d’individus en France (Naulin 2017). Ces loisirs sont avant tout pratiqués par des femmes. D’après notre enquête quantitative auprès des blogueur.euses culinaires, il apparaît que 94 % d’entre elles et eux sont des femmes. Cette composition reflète le positionnement des blogs du côté de la cuisine domestique du quotidien : alors que la cuisine professionnelle est davantage masculine, la cuisine domestique reste aujourd’hui encore essentiellement une affaire de femmes2. De la même manière, en 2003, selon l’enquête Participation culturelle et sportive (Insee), 67 % des pratiquant.es de l’artisanat d’art étaient des femmes. Cette surreprésentation féminine est le fruit d’un mouvement plus général de féminisation des pratiques culturelles depuis les années 1970 (Donnat 2005).
6Chez les amateur.rices de loisirs créatifs comme chez les blogueur.euses culinaires, les personnes âgées de 30 à 45 ans sont majoritaires. La distribution des blogueur.euses culinaires en matière de catégorie socioprofessionnelle, de revenu et de localisation géographique est relativement proche de celle de l’ensemble de la population française féminine. En revanche, les blogueuses, comme les pratiquantes de loisirs créatifs, sont plus diplômées en moyenne que l’ensemble des femmes.
7Les propriétés sociodémographiques des amateur.rices qui marchandisent le plus leur activité de loisir ne sont pas totalement identiques à celles de l’ensemble des pratiquant.es. Par exemple, les blogueur.euses culinaires qui rencontrent le plus fort succès commercial sont plus souvent que les autres des professionnel.les ou des ex-professionnel.les de la cuisine, des hommes, des personnes très diplômées, des cadres, artisan.es, commerçant.es ou chef.fes d’entreprises, des résident.es d’une ville de plus 100 000 habitant.es et des personnes gagnant plus de 4 000 euros mensuels. Du côté des loisirs créatifs, on note que la professionnalisation d’activités amateurs est le mode prédominant d’entrée des femmes dans l’artisanat d’art : 72 % des artisanes d’art sont des reconverties contre 55 % des artisans d’art de sexe masculin. Parmi les professionnel.les issu.es de l’amateurisme (les reconverti.es), les filles et fils de cadres ou professions intellectuelles supérieures et les plus diplômé.es sont surreprésenté.es. La multiplication des reconversions professionnelles, qui s’accompagne donc d’une féminisation des professionnel.les des métiers d’art, ne diminue toutefois pas les inégalités de genre : comme dans le domaine de la cuisine, les hommes restent les professionnels les plus renommés réalisant les chiffres d’affaires les plus importants.
… aux différentes formes de marchandisation
8La marchandisation d’une activité de loisir peut prendre différents aspects et être d’intensité variable. Pour les amateur.rices de loisir créatif, il s’agit pour l’essentiel de vendre des objets qu’elles et ils ont confectionnés (bijoux, objets de décoration, vêtements, etc.) et éventuellement, de monétiser des compétences acquises dans le cadre des loisirs (en dispensant des cours pour enfants ou adultes par exemple). Chez les blogueur.euses culinaires, la marchandisation de l’activité prend de multiples formes. La forme la plus répandue consiste à tirer une rémunération du pouvoir de prescription acquis par le biais du blog dans le domaine de la gastronomie. Ce pouvoir de prescription, mesuré à l’aune du nombre de lecteur.rices du blog, incite certaines marques à souhaiter être mentionnées dans le blog pour être recommandées aux lecteur.rices. Pour ce faire, celles-ci rémunèrent les blogueur.euses de différentes manières, notamment par l’achat de publicité ou par la mise en place d’un partenariat (Naulin 2014). Comme pour les artisan.es d’art, l’autre manière de marchandiser son activité de loisir consiste à monétiser indirectement des compétences rendues visibles par la tenue du blog (écriture d’un livre de recettes, dispense de cours de cuisine, prestations de chef.fe à domicile, conseil pour des marques, photographie culinaire, etc.).
9L’extension de la marchandisation parmi les amateur.rices est relative. Deux tiers des blogueur.euses culinaires ne tirent aucun revenu de cette activité. Les autres sont rémunéré.es en nature (réception de produits à tester notamment) ou monétairement (revenus de la publicité, contrats avec des marques pour parler de leurs produits, paiement de prestations comme l’animation d’un stand de marque lors d’un salon culinaire ou d’un cours de cuisine, etc.). La rémunération monétaire est plus marginale que la rémunération en nature et surtout, les trois quarts des blogueur.euses qui tirent des revenus de leur blog reçoivent l’équivalent de moins de 50 euros par mois. Seule une infime minorité (sans doute moins d’une dizaine en France) réussit à gagner l’équivalent d’un SMIC grâce à leur blog. La marchandisation apparaît donc pour partie comme un « à côté » et non comme le cœur ou le but de l’activité.
Trajectoires genrées de marchandisation du hors-travail : le rôle différencié de la charge familiale pour les femmes et pour les hommes
10Les récits de vie des blogueur.euses culinaires et des amateur.rices d’artisanat d’art s’orientant vers la marchandisation de leur pratique mettent en évidence les conditions de possibilité de la marchandisation ainsi que les cheminements typiques qui y conduisent.
11Un des principaux résultats tirés de la mise en série des histoires de vie collectées à travers les entretiens est la profonde imbrication pour les femmes, qui sont largement majoritaires dans ces activités, entre trajectoire professionnelle et trajectoire familiale (Jourdain et Naulin 2019). Cette imbrication s’avère genrée dans la mesure où on ne l’observe pas dans les trajectoires minoritaires d’hommes blogueurs culinaires ou amateurs d’artisanat d’art qui marchandisent leur activité.
12Deux situations de marchandisation peuvent être distinguées analytiquement : la pluriactivité et la reconversion professionnelle. La pluriactivité implique l’existence d’au moins une autre activité (éventuellement celle de femme au foyer) en sus de l’activité de loisir marchandisée. La reconversion professionnelle se caractérise par la recherche de la perception d’une source de revenus unique issue de la monétisation de la pratique amateure. La distinction entre ces deux situations est parfois empiriquement malaisée puisqu’elles peuvent constituer deux étapes successives d’une même trajectoire.
La pluriactivité : un complément de revenu et/ou une étape vers la reconversion professionnelle
13La pluriactivité est la situation majoritaire des blogueur.euses culinaires. Il est en effet difficile de vivre de son blog. Cela est dû au type de rémunération qui en est tiré (en nature la plupart du temps) et à leur montant (très faible lorsque la rémunération est monétaire). Les blogueur.euses justifient leur intérêt pour les rémunérations en nature (produits, ustensiles, invitations, etc. envoyés par les marques) par le fait que cela stimule leur créativité par l’imposition d’une thématique (par exemple : cuisiner l’endive pour une marque) et leur permet de tester de nouveaux produits vers lesquels elles et ils ne se seraient pas forcément tourné.es spontanément ou qu’elles et ils n’auraient pas pu se payer : « Ce sont des bons produits. J’ai reçu deux papillotes en silicone Mastrad, elles coûtaient 25 euros la papillote, je ne me les serais jamais achetées sinon » (Pauline3, blogueuse depuis 2 ans, apprentie, en couple, 100 visiteurs mensuels). Les revenus monétaires sont, quant à eux, envisagés comme « un petit complément de revenu qui n’est pas négligeable [sans être] mirobolant »4, qui permet de se défrayer des dépenses engendrées par le blog (paiement, le cas échéant, de la plateforme hébergeant le blog, achat d’appareil photo, etc.). On retrouve ici un mécanisme mis en évidence par Viviana Zelizer (1994) qui consiste à pré-affecter l’argent gagné (par le blog) aux dépenses spécifiques engendrées (par le blog). Les blogueur.euses culinaires sont donc pluriactif.ves (70 % exercent une activité professionnelle qui, dans plus de neuf cas sur dix, n’a aucun lien avec la cuisine) et souhaitent rester amateur.rices (à 83 %). Seules 11 % des blogueur.euses indiquent que le blog leur a permis d’obtenir de nouvelles opportunités professionnelles. Dans certains cas, minoritaires, la pluriactivité apparaît comme une période transitoire sur le chemin de la professionnalisation.
Encadré 1. La pluriactivité comme transition vers la reconversion professionnelle. Le cas de Soizic
La trajectoire de Soizic, désormais journaliste culinaire et auteure de livres de cuisine, illustre le cas des transitions progressives d’une ancienne profession à une profession liée à sa passion, avec notamment une phase de cumul d’activités. Née en 1975, elle est une élève brillante (baccalauréat mention très bien à 16 ans) qui, après une khâgne, obtient une maîtrise de lettres modernes. Elle devient rapidement documentaliste en entreprise et change fréquemment de travail, en raison de son « indépendance ». Passionnée de cuisine depuis l’enfance (ses parents, peu portés sur la question, l’ont empêchée de faire l’école hôtelière à l’adolescence), elle imagine durant une période de chômage d’écrire un livre de cuisine. Grâce à des contacts liés à son univers professionnel, elle rencontre une éditrice et réalise son projet parallèlement à son travail de cadre dans une multinationale. Découvrant les blogs de cuisine, elle se lance à son tour. Mariée à un informaticien, elle prend conscience, à la suite de la naissance de son premier enfant, de son absence totale d’envie de retourner à son ancien emploi au sein de la multinationale qui lui impose des horaires de travail contraignants. Elle postule alors à une petite annonce pour être webmaster pour une organisation interprofessionnelle liée à l’alimentation. Elle est beaucoup trop qualifiée pour l’emploi, le salaire est bien moindre que son ancien salaire, mais elle y voit l’opportunité d’avoir des horaires de travail plus convenables et de travailler dans un domaine qui l’intéresse. C’est finalement en présentant son blog lors de l’entretien d’embauche qu’elle décroche le poste. À partir de ce moment, elle développe son réseau dans le domaine de l’alimentation et commence à vivre de sa passion (piges pour la presse, écriture de livres de cuisine). Bien que passionnée de cuisine depuis son enfance, elle n’oriente sa carrière dans ce domaine qu’à l’occasion d’un moment de « transition » dans sa vie (période de chômage puis fin de congé maternité).
14Parmi les artisan.es d’art professionnel.les rencontré.es (affilié.es à la Chambre de métiers et de l’artisanat, à la Maison des artistes ou à l’Urssaf), nombreux.ses sont celles et ceux qui ont connu une phase de pluriactivité. Elles et ils ont par exemple exercé, au début de leur carrière, une activité sans lien avec l’artisanat d’art jusqu’à ce que la vente de leur production leur suffise pour vivre. Sandra, aujourd’hui céramiste à Paris, a enchaîné des emplois salariés de diverses natures après avoir quitté son travail de juriste au Conseil supérieur de l’audiovisuel, avec l’envie de changer d’orientation professionnelle et de « faire quelque chose de [ses] mains ». Lorsqu’elle s’est installée à son compte en tant que céramiste, alors qu’elle était célibataire, elle a longtemps continué à travailler en parallèle de manière salariée :
Pendant très longtemps j’ai gardé un petit boulot alimentaire. Au début j’ai gardé le boulot de vendeuse en librairie de musée, pendant longtemps. Et puis j’ai fini par un magasin de jouet. Et ça j’ai arrêté il y a quelques années et désormais je ne fais plus que de la céramique. Mais c’était pas mal au début d’être sûre d’avoir un salaire, aussi petit soit-il. C’est quand même très aléatoire les métiers artisanaux.
15Comme de nombreux.ses artistes, certain.es artisan.es d’art s’orientent vers des emplois qu’elles et ils qualifient d’« alimentaires » afin de faire face à l’incertitude de leur activité en recevant régulièrement un revenu, aussi faible soit-il (Bureau, Perrenoud et Shapiro 2009). Exercer une activité rémunérée « à côté », salariée ou non, permet de bénéficier d’une indépendance dans l’activité prisée. Il s’agit d’une certaine manière de s’aliéner d’un côté pour être libre de l’autre et ne pas avoir à subir la contrainte du travail en fonction de la demande. Pour celles et ceux qui souhaitent faire de l’artisanat d’art une profession, la pluriactivité est cependant moins souvent perçue comme un choix que comme une contrainte transitoire.
La reconversion professionnelle : un choix de vie familial pour les femmes
16L’analyse des parcours des artisan.es d’art et blogueur.euses culinaires qui ont monétisé leur violon d’Ingres au point d’en faire un métier et une source principale de revenu permet de mettre en avant des régularités en termes d’origine sociale, de trajectoire biographique et de situation familiale. De ce point de vue, les similitudes sont nombreuses entre artisan.es d’art et blogueur.euses culinaires.
Encadré 2. La reconversion professionnelle dans la céramique. Le cas de Karine
Après avoir été assistante de communication salariée pendant sept ans dans une entreprise américaine de télécommunications, Karine prend un congé parental lors de la naissance de sa première fille, pendant lequel elle suit des cours de céramique. En 2005, à l’âge de 36 ans, après la naissance de sa deuxième fille, son mari lui achète un four à céramique qui est placé au sous-sol de son domicile. La céramique commence à prendre de plus en plus de place en termes de temps et d’espace dans sa vie et cela déclenche sa décision de faire de sa passion un métier.
La reconversion professionnelle de Karine dans l’artisanat d’art à la fin de son congé parental se comprend par l’apparente liberté laissée par le statut d’indépendante pour mieux concilier sa vie de mère de famille avec une activité professionnelle :
« Pour moi, c’était vraiment l’idéal parce que j’avais pris le rythme de m’occuper beaucoup de mes filles. Et mon rythme était un peu basé là-dessus. Et je ne voulais pas du jour au lendemain partir à 7 ou 8 heures le matin, rentrer à 8 heures le soir. Pour pas grand-chose parce que bon… J’ai fait les comptes en fait. Je me suis dit : « Voilà, je vais travailler, elles vont aller tous les jours à la cantine, il y a la garderie le matin et le soir, le mercredi il va falloir que je les fasse garder… » Une fois que je faisais le compte, ce qui me restait, c’était tellement négligeable que bon... Quand on en a besoin vraiment pour vivre… Mais là, par rapport à ce qu’on perdait en qualité de vie dans la maison. »
Le mari de Karine, directeur commercial dans une entreprise américaine de vente de satellites, est souvent en déplacement professionnel et encourage fortement sa conjointe dans cette décision de reconversion. Le ménage vit aujourd’hui essentiellement des revenus de son activité salariée, Karine ne dégageant que peu d’argent de sa microentreprise. La céramiste perçoit ce mécénat conjugal comme une source de plus grande liberté de création artistique.
17Changer de profession, d’autant plus lorsqu’il s’agit d’inventer de nouvelles manières de gagner sa vie, suppose un certain nombre de conditions préalables, en particulier : un travail précédent qui n’est pas totalement épanouissant, une période de latence professionnelle, un environnement familial qui encourage la poursuite du projet et qui le permet d’un point de vue économique. Les amateur.rices qui se professionnalisent sont par ailleurs souvent des femmes, en couple, mères de famille, en milieu de vie et fortement diplômées.
18Plusieurs reconversions professionnelles féminines dans des activités jusqu’alors considérées comme relevant du loisir peuvent être interprétées à partir du phénomène actuel des mompreneurs. Contraction anglaise de mom et de entrepreneurs, ce néologisme désigne « des femmes qui, devenues mères, créent une activité indépendante » (Landour 2015, p. 137). L’engagement dans un métier lié à un loisir préalable relèverait en partie d’une logique d’organisation familiale de femmes issues des classes moyennes et supérieures. L’artisanat d’art et l’activité de blogging ou d’indépendante dans le domaine culinaire permettraient de concilier d’autant plus facilement travail et garde des enfants que l’atelier ou l’ordinateur se trouve à l’intérieur de l’habitation principale. À l’instar de Karine (encadré 2), les femmes concernées sont d’ailleurs parfois devenues mères au foyer pendant un temps pour s’occuper de leurs enfants avant de se reconvertir professionnellement. Les revenus du conjoint5 apparaissent toujours déterminants dans la décision de reconversion : ils financent l’ensemble des besoins familiaux, tandis que les revenus de la femme sont considérés comme secondaires. On note d’ailleurs que 39 % des femmes reconverties dans l’artisanat d’art (contre 18 % des hommes reconvertis dans ce domaine) ont un conjoint cadre ou de profession intellectuelle supérieure.
19Si toutes les reconversions professionnelles ne suivent pas la logique des mompreneurs, les récits de vie mettent tous en avant une insatisfaction vis-à-vis du précédent emploi occupé en tant que salarié.e. Alors même qu’elles et ils exerçaient souvent des emplois de cadres ou professions intermédiaires, les reconverti.es parlent d’une perte d’intérêt pour leur ancien métier à laquelle s’ajoute parfois l’impossibilité perçue d’évolution de carrière. La création de sa propre entreprise peut alors apparaître comme un moyen de redonner du sens à son travail en investissant des domaines favorisant la créativité et l’individualisation de la production (Jourdain 2014b) et, pour les femmes, de contourner le plafond de verre (Bel 2009).
20La reconversion professionnelle dans une activité auparavant pratiquée à titre d’amateur.rice est facilitée par la possession de compétences scolaires ou professionnelles qui rendent possible ou facilitent la transition. C’est pourquoi, paradoxalement, alors qu’il n’y a pas de barrières formelles à l’entrée pour devenir blogueur.euse, cuisinier.ère, auteur.e de livres de cuisine ou photographe culinaire, il apparaît que ce sont, malgré tout, les plus diplômé.es qui s’en sortent le mieux. De fait, les compétences particulières en matière de cuisine, d’écriture, de photographie et d’utilisation d’outils informatiques par exemple sont inégalement distribuées. En particulier, les capacités à formaliser sa pensée, à se sentir légitime pour prendre la parole publiquement et à défendre une conception esthétique et non strictement utilitaire de la cuisine sont liées au capital culturel détenu. Or, il s’avère que les blogueur.euses qui parviennent le plus à monétiser leur blog sont aussi celles et ceux qui présentent les contenus les plus esthétiques et les plus complexes (Cardon, Fouetillou et Roth 2011). La possession d’un capital culturel semble donc faciliter le succès de la démarche de marchandisation de l’activité. De même chez les artisan.es d’art, nombre de reconverti.es bénéficient d’un haut niveau de capital culturel qui a favorisé leur acquisition d’une compétence commerciale et qui facilite leurs interactions avec la clientèle. La plupart des reconverti.es ont en effet abandonné une profession valorisant les compétences intellectuelles (consultant.e, enseignant.e, juriste, etc.) pour créer leur entreprise. Certain.es d’entre elles et eux réinvestissent les compétences acquises lors de l’exercice de leur ancienne profession dans la commercialisation de leur production : elles et ils n’ont ainsi « pas peur de communiquer » ou maîtrisent des langues étrangères qui leur permettent d’internationaliser leur activité.
Et les hommes ?
21Les hommes qui marchandisent les pratiques de loisir étudiées ici sont très minoritaires, tout simplement parce que les hommes qui pratiquent ces activités en amateurs sont minoritaires. L’examen de ces exceptions masculines permet d’interroger l’effet du genre sur les trajectoires précédemment décrites.
22Comme les femmes reconverties, les hommes qui marchandisent leur activité de loisir dans les domaines de l’artisanat d’art et de la cuisine sont souvent issus des classes moyennes et supérieures diplômées. Plus souvent que les femmes, néanmoins, leur reconversion professionnelle, notamment dans le cas de l’artisanat d’art, est liée à un licenciement économique dans leur ancien secteur, ce qui ne les empêche pas de présenter leur reconversion comme le fruit de la découverte tardive d’une vocation.
23À l’inverse des femmes qui marchandisent, les hommes reconvertis dans l’artisanat d’art connaissent rarement une phase de pluriactivité hésitant entre amateurisme et professionnalisme. Tout se passe comme si la marchandisation n’était envisageable, pour les hommes, que dans une optique de reconversion professionnelle. Ce résultat est à mettre en regard de la moindre importance de la trajectoire familiale dans les récits de vie masculins. Parmi les reconvertis, la question des revenus tirés de l’activité indépendante apparaît aussi plus prégnante que pour les femmes. Les artisans d’art masculins qui ne parviennent pas à se faire reconnaître comme artistes sur les marchés de l’art tendent ainsi à développer une production utilitaire pour mieux vendre et vivre de leur métier : tout en se percevant plutôt comme des créateurs, les hommes reconvertis se rapprochent de ce point de vue des artisans traditionnels qui cherchent à vivre exclusivement de leur production. Dans une optique de rentabilisation de leur activité, certains d’entre eux monétisent aussi leurs compétences en dispensant des cours ou s’investissent dans un emploi considéré comme alimentaire. Moins soumis aux contraintes liées à l’organisation familiale – si ce n’est la contrainte économique du breadwinner – les logiques masculines de marchandisation ne recoupent donc que partiellement les logiques féminines de marchandisation.
*
24La marchandisation d’une activité domestique ou de loisir féminisée apparaît avant tout comme une pratique de mères diplômées. Dans les entretiens menés avec les artisanes d’art et blogueuses culinaires, cette marchandisation est valorisée pour ses effets émancipateurs : vis-à-vis de parents qui se sont opposés à l’expression d’une vocation en imposant un certain type d’études, vis-à-vis d’une ancienne profession salariée insatisfaisante ou encore vis-à-vis d’un conjoint reconnu dans sa profession et particulièrement bien rémunéré. La marchandisation permettrait aux femmes concernées, et en particulier à celles qui décident de se reconvertir professionnellement, de mieux s’épanouir à la fois dans leur travail et dans leur vie personnelle et familiale.
25Toutefois, la marchandisation d’une activité de loisir ne conduit pas systématiquement à une forme de reconnaissance sociale. Ainsi, le fait que la cuisine domestique et les loisirs créatifs soient principalement pratiqués par des femmes est parfois considéré par les professionnel.les de ces métiers comme une forme de dévalorisation de leur activité. Des artisan.es d’art interrogé.es – des hommes mais aussi des femmes – ont ainsi évoqué en entretien le stéréotype de la bourgeoise du XVIe arrondissement de Paris qui se met à son compte en tant que peintre sur porcelaine, mosaïste ou tapissière pour occuper son temps libre. De même, une attachée de presse dans le domaine de la gastronomie décrit les blogueuses comme « des femmes au foyer-cuisinières en mal de reconnaissance ».
26Par ailleurs, la situation objective de la majorité des femmes marchandisant une activité de loisir conduit, elle aussi, à nuancer l’hypothèse selon laquelle la marchandisation serait un moyen d’émancipation économique. En dehors d’une infime minorité de femmes qui gagnent une réelle indépendance économique à travers leur activité de blogging ou d’artisanat d’art, la plupart des femmes concernées restent dépendantes d’un emploi salarié « alimentaire » ou des revenus d’un conjoint mieux rémunéré. En outre, la comparaison des trajectoires féminines et masculines de marchandisation du hors-travail met en évidence des investissements genrés différenciés, la sphère familiale et conjugale interférant moins avec la pratique dans le cas des hommes.
27Au-delà de la sphère familiale, les limites à l’aspect émancipateur de la marchandisation du hors-travail tiennent également à l’organisation des professions associées qui restent marquées, en dépit de leur féminisation, par des formes de domination masculine. Dans le domaine de l’artisanat d’art comme dans celui de la cuisine, les professionnel.les renommé.es et les mieux rémunéré.es sont des hommes. L’examen de profils inversés, de femmes reconnues et d’hommes moins valorisés, permet d’avancer que les premières ont acquis leur notoriété grâce à une origine sociale et à un capital relationnel plus importants que les autres et que les seconds tendent à investir des segments moins valorisés du marché (objets utilitaires par exemple) pour vivre de leur activité. Au-delà de ces profils plus minoritaires, du fait de la prégnance de stéréotypes genrés, les femmes qui se professionnalisent restent plus fréquemment soupçonnées d’amateurisme ou de rapport domestique à l’activité en dépit de la publicisation associée au développement des loisirs créatifs et du blogging culinaire.
Bibliographie
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10.2307/j.ctv1t1kg6k :Notes de bas de page
1 L’artisanat d’art peut être défini comme l’ensemble des professionnel.les qui fabriquent elles-mêmes et eux-mêmes, éventuellement avec l’aide de salarié.es, dans le cadre de l’entreprise qu’elles et ils dirigent, des objets matériels à vocation esthétique dans l’optique de les vendre. De fait, les frontières entre amateurisme et professionnalisme, entre « loisirs créatifs » et « métiers d’art », font problème pour les institutions représentatives des artisan.es d’art (Jourdain 2014a).
2 D’après l’enquête Emploi du temps 2009-2010 réalisée par l’Insee, 74 % des femmes cuisinent quotidiennement contre seulement 37 % des hommes. Les femmes qui cuisinent y consacrent par ailleurs plus de temps que leurs homologues masculins (74 minutes par jour contre 50 minutes).
3 Les prénoms ont été modifiés.
4 Blogueuse depuis 3 ans, 1500 visiteurs mensuels.
5 Nous n’avons rencontré aucun individu en couple homosexuel au cours de nos enquêtes.
Auteurs
Maîtresse de conférences, université Paris-Dauphine, PSL, CNRS (UMR 7170), IRISSO (Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales).
Maîtresse de conférences, université Grenoble Alpes, CNRS, Sciences Po Grenoble, laboratoire Pacte.
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Acteurs et territoires du Sahel
Rôle des mises en relation dans la recomposition des territoires
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Les arabisants et la France coloniale. 1780-1930
Savants, conseillers, médiateurs
Alain Messaoudi
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L'école républicaine et l'étranger
Une histoire internationale des réformes scolaires en France. 1870-1914
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2015
Le sexe de l'enquête
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Réinventer les campagnes en Allemagne
Paysage, patrimoine et développement rural
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2013