Chapitre 4
« Gender fuck et copyleft » : enjeux du contre-projet éditorial Eloísa Cartonera en Argentine
p. 67-79
Texte intégral
1Dans les années 1990, dans un contexte de néo-libéralisation de l’économie argentine et d’ouverture aux marchés, le champ culturel et éditorial est profondément marqué par la formation de grands conglomérats internationaux à travers le rachat des maisons d’édition nationales par des groupes étrangers (Planeta, PRISA, Bertelsmann, etc.) qui en viennent à contrôler 75 % du marché (Saferstein et Szpilbarg 2014, p. 6). Si cette dynamique s’aggrave avec la dramatique crise financière et économique qui secoue l’Argentine en 2001 – dans un contexte de faillite de l’État, de crise des liquidités, d’inflation vertigineuse et de chômage record – l’impact des mouvements sociaux de résistance et l’imaginaire insurrectionnel qu’ils véhiculent vont se traduire par une complexification du paysage éditorial. L’effervescence artistique post-crise est en effet marquée par les cultures alternatives de l’anti-libéralisme et de la dissidence sexuelle qui vont affecter conjointement le champ culturel et le « fait littéraire », court-circuitant les réseaux commerciaux traditionnels et déplaçant les cadres de lecture dominants – dont ils rendent alors visible le parti pris élitiste, masculiniste et hétéronormatif.
2En réaction à la politique de best-sellerisation des catalogues et au poids croissant du marketing dans la production, on assiste en effet au développement de maisons d’édition au capital national. Ces maisons, dites « indépendantes », représentent 86 % du secteur (Saferstein et Szpilbarg 2014, p. 9) et promeuvent – au-delà des différences importantes entre elles – la bibliodiversité1. Parallèlement émergent de nouveaux modes de production, de circulation et de (non-)consommation de la littérature, fortement politisés et résolument anti-marché, portés par des contre-projets éditoriaux underground. Ces derniers naissent à la faveur de l’éphémère alliance de classe, générée par la crise, entre les milieux artistiques précaires de gauche, les franges paupérisées de la classe moyenne et les classes populaires (Palmeiro 2013). Si les maisons d’édition indépendantes valorisent la bibliodiversité – en accord avec la diversité culturelle promue par l’Unesco et les politiques publiques (Saferstein et Szpilbarg 2014) – les maisons under, qui jouissent d’une plus grande autonomie par rapport au marché et aux financements publics – à l’image d’Eloísa cartonera – promeuvent quant à elles ce que nous proposons de nommer la « bibliodissidence ».
3Penser les enjeux de ce contre-projet éditorial en termes de déstabilisation tant de la circulation traditionnelle de la littérature que des représentations de genre dominantes ainsi que l’articulation entre ces deux dimensions, implique de se pencher sur la reconfiguration, ultra-contemporaine en Argentine, des rapports complexes entre culture de masse, culture populaire et culture d’élite. Il s’agira parallèlement d’envisager les modalités et enjeux des négociations menées par l’« avant-garde populaire et queer », qui porte le projet d’Eloísa Cartonera, avec la culture académique du placard2, qui tend pour sa part à masquer toute trace de la dissidence sexuelle dans les productions artistiques.
Le projet éditorial d’Eloísa Cartonera
4Le projet de Fernanda Laguna, qui cofonde en 2003 aux côtés de Washington Cucurto et de Javier Barilano la première maison d’édition cartonera, est exemplaire de ce processus qui se développe à l’origine en marge des circuits commerciaux et académiques3. Située aux antipodes de la logique néolibérale qui préside à ce moment-là à la restructuration du champ littéraire argentin et en réaction à l’exclusivité des milieux académiques, Eloísa Cartonera est la première coopérative d’édition autogérée, sans but lucratif. Elle fabrique artisanalement des objets littéraires élaborés à partir de textes cédés par les auteurs et autrices selon le principe du copyleft (encore appelé « gauche d’auteur ») : leur couverture est faite de carton, acheté aux cartoneros4 de Buenos Aires, lesquels participent également à la confection des ouvrages. Ce modèle s’est par la suite largement développé en Argentine, en Amérique latine et jusqu’en France, puisqu’on compte aujourd’hui environ 150 maisons d’édition de ce type dans le monde5.
Illustration 1. Exemple de livre cartonero publié par Eloísa Cartonera

Crédit photographique : Thérèse Courau
5Le projet est né de la rencontre entre Washington Cucurto, poète queer de la scène under portègne, ancien employé de supermarché, et un cartonero, un collecteur de cartons qui, comme des centaines de milliers d’hommes et de femmes suite à la crise de 2001, survivent grâce à la collecte nocturne de cartons dans les rues de Buenos Aires et à leur revente. Les couvertures des livres sont donc confectionnées à partir de cartons récupérés dans les poubelles de la ville et achetés aux cartoneros à 1,5 pesos le kilo (autrement dit à un prix trois fois supérieur au marché, entre 19 et 60 centimes le kilo) (Berlanga 2004).
6À l’origine, les ouvrages sont vendus entre 3 et 6 pesos (environ 50 centimes d’euro) quand un roman publié par une maison d’édition traditionnelle en coûte environ 300 (17 euros). Les éditeurs et éditrices, imprimeurs et imprimeuses – qui se confondent parfois avec les auteurs et autrices tout en jouant également le rôle de libraires – vendent les ouvrages directement soit au local de la coopérative situé dans le quartier populaire de La Boca, soit dans la rue, sur un étal de la célèbre avenue des libraires, l’avenue Corrientes (Aguirre 2003), soit lors d’événements, des manifestations LGBTQI+ à la très officielle Feria del Libro où Eloísa Cartonera possédait un stand en 2016. La maison d’édition ne reçoit aucune forme de subvention publique ou privée et n’accepte pas les dons. L’argent de la vente des livres couvre uniquement les coûts de production et est également réparti entre les ouvriers et ouvrières de la coopérative – anciens cartoneros – qui se chargent de l’assemblage des livres : photocopie, collage, peinture à la main de la couverture qui fait de chaque exemplaire un objet artisanal unique, délibérément imparfait.
7Le catalogue, qui compte environ 120 titres6, affiche quelques auteurs et autrices de renom qui proposent leur texte (comme César Aira) ou qui acceptent de les céder à la demande des éditeurs et éditrices (Ricardo Piglia ou Enrique Fogwill) et une majorité d’auteurs et d’autrices qui publient parallèlement dans des maisons d’édition indépendantes ou qui sont inconnu.es de la scène littéraire. Le copyright est remplacé par la mention : « Nous remercions l’auteur pour sa coopération en autorisant la publication de ce livre » (nous traduisons). On parle de tirage de 500 à 1000 exemplaires pour les titres les plus demandés, mais aucun compte précis n’est tenu pour des livres publiés également à la demande des lecteurs et lectrices et qui n’ont aucune existence légale (pas d’ISBN).
8La politique éditoriale ou plutôt le mode de politisation de l’édition qui sous-tend le projet d’Eloísa Cartonera se structure autour de deux grands objectifs : la démocratisation large de l’accès à la littérature ainsi que la diffusion d’une littérature LGBTQI+ gender fuck, exclue des circuits traditionnels, qu’ils soient commerciaux ou d’élite.
Un projet d’avant-garde populaire
9Au-delà du caractère social et communautaire de la coopérative, revendiqué par les fondateurs et fondatrices, Eloísa Cartonera promeut un modèle de production et de distribution littéraire à la fois anti-marché et anti-élitiste. Le projet cartonero se structure en effet autour d’une double remise en cause de la culture de masse et de la culture d’élite. Contre l’industrie culturelle, prise dans la logique néolibérale, et contre l’accaparement de la culture par l’élite cultivée qui promeut un hermétisme excluant, Eloísa se propose de faire des livres accessibles à partir des poubelles. Retournant les processus antagonistes de marchandisation et d’esthétisation, elle produit des textes à bas coût, abordable par un public pauvre en capital économique et ne possédant pas le capital culturel de l’élite lettrée. Cette considération d’un éditeur cartonero mexicain permet d’appréhender le positionnement du mouvement éditorial cartonero :
Ils nous ont donné des poubelles et nous leur rendons des livres. Ils nous ont donné des normes éditoriales strictes, ils nous ont donné des cours magistraux sur le copyright, ils nous ont donné l’idée que seuls quelques-uns pouvaient avoir accès à la création, que l’accès à l’art et au savoir doit être équivalent au pouvoir d’achat et nous ne les avons pas crus, et nous leur avons rendu des livres.7
10En ce sens, Eloísa Cartonera, portée par des artistes qui s’inscrivent politiquement dans la filiation des mouvements péronistes de gauche, renoue avec la tradition de l’alliance entre gauche culturelle et classes populaires ou précarisées. Si l’anti-péronisme a été, depuis les années 1950 en Argentine, l’élément fédérateur des avant-gardes modernistes partisanes d’une pratique de « l’art pour l’art » faussement universaliste et fondée sur le mépris du populaire8, l’adhésion d’une partie des intellectuels de gauche au péronisme révolutionnaire a parallèlement sous-tendu la formation, dans les années 1960 et 1970, d’une avant-garde militante qui constitue un antécédent au projet cartonero. Michèle Soriano – prenant l’exemple du cinéma militant des années 1970 (Soriano 2016) – rappelle à ce sujet qu’une frange de la gauche culturelle s’inscrit, à cette période, dans un double refus de la tradition esthétisante élitiste européenne très prégnante en Argentine et de la production commerciale nord-américaine, dont sa position économique périphérique l’exclut. Le projet éditorial d’Eloísa Cartonera est en un sens héritier de cette forme d’artisanat culturel – que nous pourrions nommer « avant-garde populaire » – où le travail d’expérimentation formelle qui questionne les codes dominants va de pair avec le souci de l’accessibilité.
Un projet queer
11Parallèlement, la diffusion de la pensée queer au début des années 2000 en Argentine accompagne l’essor du mouvement cartonero qui promeut l’accès des minorités sexuelles à la parole et en fournit les conditions d’expression concrètes. Pour Cecilia Palmeiro, qui analyse les fondements du projet cartonero, « le queer incorporé en tant que concept à ce moment-là dans les débats locaux, a contribué à l’échafaudage théorique et expérimental de tels projets, et a rendu leur dimension politique intelligible » (Palmeiro 2013, s.p. ; nous traduisons). Comme le souligne la critique, les micropolitiques culturelles queer des représentations et des savoirs traversent en effet le projet d’Eloísa Cartonera. En témoigne le titre même du catalogue : « Nueva narrativa y poesía sudaca border » (Nouvelle prose et poésie sudaca border) et le retournement du stigmate – double et intersectionnel – qui le sous-tend. À travers la réappropriation politisée du concept psychiatrique borderline et de l’adjectif sudaca qui désigne péjorativement les Latino-Américains, se joue en effet le passage du discours injurieux des intermédiaires éditoriaux, qui marque et exclut les corps et textes dits abjects de la dissidence sexuelle latino-américaine, à l’autodénomination, productive de nouvelles formes de subjectivations littéraires et sociales.
12La politique éditoriale d’Eloísa est ainsi sous-tendue par une volonté clairement affichée de construire une contre-archive littéraire LGBTQI+. D’une part, à travers un travail de réédition des classiques épuisés de la littérature gay : les Argentins Leonidas Lamborghini, Néstor Perlongher, Copi, le Brésilien Glauco Mattoso, le Cubain Reinaldo Arenas ou encore le Chilien Pedro Lemebel. D’autre part, à travers la promotion de textes ultra-contemporains queer qui constituent une part majoritaire du catalogue : textes lesbiens, trans, post-porn, S/M, etc. Des amours délirantes entre zombies gay de Peter Pank au S/M lesbien post-pornographique de Gabriela Bejerman en passant par les Harlequin kitsch de Dalia Rosetti, l’esthétique queer trash (Palmeiro 2013) informe l’antipoétique de ces récits, à l’image de l’anthologie Nuevos borders argentinos9 ou de la plus trash Qué vivan los putos, publiées en 201310. On y retrouve une volonté d’hyperboliser le quotidien queer et les sexualités dissidentes, une surenchère inflationniste héritière du camp qui pousse sur le devant de la scène ce qui reste d’ordinaire dans le hors-champ des productions culturelles hétéronormatives. Proposant des représentations qui questionnent la fixité des identités de genre, dépassent l’opposition homo/hétéro, les identités stabilisées gay et lesbiennes et font proliférer les positionnements politiques nomades et dissonants, Eloísa engage des acteurs et des actrices gender fuck (tant des producteurs et productrices, que des récepteurs et réceptrices), souvent exclu.es des circuits culturels et éditoriaux mainstream, et qui s’inscrivent dans une même communauté que ces micropolitiques culturelles contribuent à construire11.
Eloísa dans l’« ascenseur culturel »
13Malgré la remise en cause d’un certain nombre de principes fondateurs de la production, circulation et réception de la littérature à travers un projet qui s’inscrit en faux contre les stratégies de distinction habituelles (copyleft, pas d’ISBN ni de dépôt légal, prix dérisoire, désacralisation de l’objet livre, etc.), le projet éditorial d’Eloísa Cartonera, au-delà du succès populaire, a suscité l’engouement du milieu culturel, artistique et universitaire.
14Avec Eloísa Cartonera, les fondateur et fondatrice, Washington Cucurto et Fernanda Laguna, dont l’esthétique était pourtant souvent qualifiée de light, kitsch ou populiste (Rosenman Cordeu 2016), deviennent des agitateur et agitatrice incontournables de la scène culturelle portègne. La coopérative ainsi créée est, dès sa première année d’existence, désignée comme une référence dans le monde de l’élite lettrée portègne par le supplément culturel de Página 12 : c’est le « succès culturel de l’année » (Link 2003). En 2014, la fondation Konex classe Eloísa parmi les cent plus grandes figures des lettres argentines des dix dernières années12. Les productions d’Eloísa sont même promues au rang d’œuvres d’art et ont fait l’objet de plusieurs expositions en Amérique latine et en Europe13.
15L’enthousiasme universitaire est également au rendez-vous. L’université du Wisconsin crée en 2006 une base de données14 ainsi qu’un catalogue des productions cartoneras, disponibles dans de nombreuses bibliothèques universitaires où les livres jouissent du statut d’incunables post-modernes (Bilbija 2009, p. 25). L’organisation, en octobre 2009, par cette même université du premier congrès « Livres cartoneros : processus de recyclage du paysage éditorial en Amérique latine »15 inaugure une série de colloques qui se fondent sur la rencontre et la collaboration du monde académique et de la communauté cartonera16. Le premier ouvrage collectif co-écrit par des universitaires et des éditeurs et éditrices cartoneros – au titre révélateur : Akademia Cartonera (Bilbija et Célis Carbajal 2009) – inaugure l’inscription des productions cartoneras dans le panorama académique et témoigne d’une certaine forme de réussite de la négociation engagée par les porteurs et porteuses du projet qui se posent en tant qu’expert.es de leur propre mouvement.
16Cet engouement semble s’expliquer par le fait que, dans le contexte de néo-libéralisation des champs culturel et littéraire des années 1990 et 2000, la résurgence de l’« avant-garde populaire » va sensiblement redéfinir les dynamiques de distribution du capital symbolique. Quand le canon d’élite et le canon commercial tendent à emprunter les mêmes circuits de production, distribution, etc., les projets éditoriaux under – qui s’opposent structurellement à la grande production, aux impératifs du marché et à la logique du profit – parviennent à conquérir un fort capital symbolique. L’art populaire, revendiquant une autonomie radicale par rapport au marché – dans la filiation paradoxale de « l’art pour l’art » – devient un vecteur de distinction de la culture de masse qui profite aux auteurs et autrices canoniques cédant leur texte, à la critique spécialisée et aux universitaires qui gravitent autour d’Eloísa Cartonera et s’associent au projet.
Captation du minoritaire par la culture hégémonique
17On peut lire dans cette adhésion, qui devient progressivement quasi inconditionnelle de la part de l’élite cultivée, un processus de fascination pour le trash (Epplin 2015) ou de captation du minoritaire et du queer par l’élite culturelle, laquelle, pour reprendre les mots de Kosofsky Sedgwick « […] pompe goulûment une subculture qu’elle refuse par ailleurs de reconnaître » (Cervulle 2008, p. 16).
18L’analyse de la réception universitaire et médiatique montre en effet que, tandis que les productions LGBTQI+ constituent une part importante du catalogue, la promotion de la « bibliodissidence » sexuelle reste relativement invisible aux yeux de la critique, pourtant élogieuse à l’égard du projet. La caractérisation des textes – présentés comme « provocants », trash, punk ou centrés sur « des formes de vie subalternes » – traduit la vision du projet queer d’Eloísa qu’ont les tenants de la culture hégémonique. En se focalisant sur le côté subversif du modèle économique porté par le projet éditorial, la critique occulte partiellement ses enjeux en termes de circulation de nouvelles représentations de genre. Si le projet éditorial est analysable dans une perspective de classe, on observe en revanche un effacement des questions épistémologiques et politiques radicales que posent les textes aux catégories hétéronormatives sociales et littéraires dominantes. Le déni, ou l’innocence prétendue, fonctionne comme un contre-déplacement – un processus de « straightisation » du projet – qui vise à neutraliser, moyennant un recodage dépolitisant, le déplacement induit par les « resignifications queer » des textes diffusés par Eloísa. Une manifestation contemporaine de ce que Kosofsky Sedgwick nomme la « culture canonique du placard » (Kosofsky Sedgwick 2008, p. 75), un puissant régime de savoir-pouvoir fondé sur l’ignorance feinte et la « mobilisation du puissant mécanisme du secret de Polichinelle » (Kosofsky Sedgwick 2008, p. 71), à l’égard des manifestations de la dissidence sexuelle, pourtant au cœur des productions culturelles.
19Exception faite de l’assimilation d’un certain canon gay masculiniste, nombreux sont ceux que Teresa De Lauretis nomme « les silences construits » (De Lauretis 2007, p. 103) qui affectent les représentations du lesbianisme radical, des subcultures trans, post-porn ou S/M, traversant la réception du projet. On retrouve, pour reprendre les mots de Michel de Certeau dans La beauté du mort, cette opération historique « qui ne s’avoue pas » (de Certeau 1993, p. 45) dans le processus d’« invention » de la littérature populaire par le monde académique. Cette invention se caractérise par une corrélation entre censure et constitution de la culture populaire en objet d’étude scientifique, supposant l’élimination de la « menace » qu’elle contient, comme condition de préservation de la clôture du champ des énonciateurs et énonciatrices et des énoncés légitimes. La dé-contextualisation partielle dont fait l’objet le projet d’Eloísa et les « étranges et vastes plages de silence » (de Certeau 1993, p. 63) qui caractérisent la réception critique, au-delà de l’homophobie ordinaire, semblent avoir pour enjeu la préservation de ce qui est au cœur des processus de légitimation : la poétique du mâle (Coquillat 1982). Si renoncer aux droits d’auteur (copyright) semble possible – voire pourvoyeur de profit symbolique –, le projet, porté intrinsèquement par les contre-cultures queer, de renoncer à la stabilité des constructions genrées, qui fondent les droits de l’« auteur », comme à l’héritage moderniste qui lie ontologisation de la différence de sexe et autorité littéraire, apparaît comme une menace à endiguer.
Négociation du minoritaire avec la culture hégémonique
20Quand les auteurs les plus canoniques, tels Piglia, Fogwill, Aira – les trois grands noms de la littérature argentine contemporaine – cèdent leurs textes à Eloísa, ils assurent en retour au projet toute une série de profits symboliques, au premier rang desquels la couverture médiatique et l’intérêt académique. La lecture en termes de captation ou d’assimilation du minoritaire par la culture d’élite – bien que pertinente – n’exclut ainsi pas, parallèlement, une analyse anti-victimaire des stratégies de négociation à l’œuvre entre le mouvement cartonero et la culture hégémonique : celle-ci se noue autour de la valeur distinctive dont se retrouve auréolé le « populaire ».
21Un des points les plus intéressants de cette négociation se situe ainsi dans la manière dont Eloísa travaille à la légitimation d’une contre-archive queer en jouant sur l’universalisation du minoritaire, face à un positionnement académique qui, pour assimiler la culture cartonera, a tendance à ignorer son lien avec la dissidence sexuelle. Dans les médias, les fondateur et fondatrice de Eloísa Cartonera, à l’image de Washington Cucurto, définissent la promotion de la littérature queer – souvent exclue des circuits littéraires tant commerciaux que d’élite – comme un objectif central de leur politique éditoriale, en s’assignant pour mission, depuis l’origine, de récupérer « […] les résidus, ce que d’autres maisons d’édition écarteraient juste à partir du titre » (Dema 2013, s.p.). Ces textualités queer sont souvent tactiquement présentées par Cucurto comme le futur de la grande littérature – stratégie représentative du jeu conscient avec la tension entre aspirations « universalisante » et « minoritaire » qui caractérise le positionnement d’Eloísa. Facundo Soto, collaborateur régulier d’Eloísa, met également en évidence la coloration queer du catalogue. Il souligne, suivant la même ligne ironico-pragmatique, la priorité donnée à la diffusion pour un public large qui va au-delà du public LGBTQI+ et qui inclurait, selon Cucurto, « tout type de public, […] des mères de famille, des grand-mères et des institutrices du jardin d’enfants » (Soto 2013, s.p. ; nous traduisons).
22On retrouve cette stratégie de construction de la légitimité énonciative à l’œuvre dans les fictions elles-mêmes qui négocient radicalement avec les catégories hétéronormatives traversant culture d’élite et culture de masse. Les textualités cartoneras, à l’image du roman bref de Dalia Rosetti – pseudonyme de la fondatrice, Fernanda Laguna – intitulé Pêche qui reverdit17 (Rosetti 2003), construisent en effet des dispositifs figuraux qui contribuent à fonder et légitimer de manière performative des subjectivités sociales et littéraires alternatives ainsi que de puissants espaces énonciatifs queer18. Le jeu conscient avec la tension entre perspective minoritaire et universalisante thématisée dans ce récit – et qui traverse plus largement la politique éditoriale d’Eloísa – est sans nul doute productif. Fernanda Laguna est en effet aujourd’hui, malgré l’ambiguïté de la réception de ses œuvres, une figure phare du nouveau roman argentin (Moreno 2016). Pêche qui reverdit a fait l’objet de deux rééditions dans des maisons indépendantes19 à l’image d’autres œuvres révélées par Eloísa, entraînant un processus de queerisation des catalogues des maisons d’édition plus traditionnelles.
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23Cette analyse de la resignification et de la revalorisation de la culture populaire et de la dissidence sexuelle proposée par Eloísa Cartonera est exemplaire du questionnement contemporain des schèmes de pensée élitistes, masculinistes et hétéronormatifs, placés au cœur de la définition de la culture légitime. La réussite du projet d’avant-garde populaire et queer d’Eloísa, au-delà de son originalité, permet ainsi de repérer certains traits caractéristiques des stratégies de négociation des minorités sexuelles avec la culture hégémonique, tels que le déplacement des binarismes – culture d’élite / culture de masse, canon universel / marge particulariste –, la resignification politisante du stigmate ou encore la promotion de nouvelles coalitions intersectionnelles.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Entre autres : Interzona (2002), Entropía (2004), Mansalva (2005), Eterna Cadencia (2010), regroupées au sein de l’Alliance des éditeur.rices indépendant.es argentin.es pour la bibliodiversité créée en 2002.
2 Dans son essai Épistémologie du placard, Kosofsky Sedgwick emploie cette expression dans l’analyse qu’elle développe des procédures d’effacement par la culture hégémonique de la question homo/hétérosexuelle ; question pourtant centrale dans le canon euro-nord-américain dominant comme le révèle la relecture queer qu’elle propose de Wilde, Proust, Nietzsche, Melville ou encore James (Kosofsky Sedgwick 2008).
3 Concernant l’émergence d’Eloísa Cartonera, voir l’étude très complète de Cecilia Palmeiro (Palmeiro 2013). Voir également la page de présentation du site web d’Eloísa cartonera : [http://www.eloisacartonera.com.ar/historia.html].
4 En français cartonniers. Nous faisons cependant le choix de conserver le substantif argentin eu égard à la réalité socio-économique qu’il recouvre et qui sera définie plus bas.
5 Pour un recensement des maisons d’édition cartonera, voir la base de données en ligne créée par l’université du Wisconsin : [http://researchguides.library.wisc.edu/cartoneras/cartonerapublishers].
6 Le catalogue est disponible sur la page web de la maison d’édition : [http://www.eloisacartonera.com.ar].
7 « La Cleta cartonera » (nous traduisons). En ligne : [https://lacletacartonera.wordpress.com/2012/06/15/la-cleta-cartonera/].
8 Le populisme, dans sa version péroniste anti-intellectualiste et pro-masse, fut l’objet d’un rejet viscéral d’une grande partie de l’élite intellectuelle argentine regroupée, entre autres, autour de Jorge Luis Borges.
9 Nuevos borders argentinos, Buenos Aires, Eloísa Cartonera, 2013 (voir illustration 1).
10 Qué vivan los putos, Buenos Aires, Eloísa Cartonera, 2013.
11 Les textes circulent par exemple dans les milieux queer à l’image de l’atelier de lecture-écriture « Laboratoire de littérature gay-queer » animé par Facundo Soto au centre culturel autogéré Matienzo : [http://ccmatienzo.com.ar/wp/laboratorio-de-literatura-gay-queer/].
12 « Konex anuncia las cien figuras más destacadas de las letras argentinas en la última década », Télam, 6 avril 2014.
13 Entre autres, lors de la 13e foire d’art contemporain de Buenos Aires ArteBA en 2004 ou de l’exposition Lo Material No Cuenta à Madrid en 2006/2007 à la galerie DISTRITO CU4TRO.
14 UW-Madison Librairie, « Cartonera Publishers / Editoriales cartoneras ». En ligne : [http://researchguides.library.wisc.edu/].
15 Libros cartoneros: Reciclando el paisaje editorial en América Latina (nous traduisons).
16 Lors de ce premier colloque, les représentant.es des huit premières maisons d’édition cartonera participèrent à la manifestation aux côtés des universitaires spécialistes de la question.
17 Nous traduisons le titre.
18 Concernant la thématisation de la polémique avec le canon d’élite et le canon commercial dans Pêche qui reverdit, voir Courau 2017.
19 Par la maison d’édition argentine Mansalva en 2005 puis au Chili, chez La calabaza del diablo en 2012.
Auteur
Maîtresse de conférences, université de Toulouse – Jean Jaurès / CEIIBA (Centre d’études ibériques et ibéro-américaines).
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