Préface
p. 5-11
Texte intégral
1Pour moi c’est un événement, mais je pense que ce le sera aussi pour d’autres : les philosophes et les lecteurs qu’intéresse la généalogie des pensées de Louis Althusser et de Michel Foucault, deux des grandes figures de la « théorie » en France dans la seconde moitié du xxe siècle, et l’histoire des liens secrets qui les unirent, dont cet « inconnu célèbre », Jacques Martin, fut le témoin et peut-être le médiateur ; mais aussi tous ceux qui cherchent aujourd’hui à reconstituer la teneur d’une des périodes intellectuelles les plus créatrices, les plus contradictoires et finalement les plus embrouillées de notre passé immédiat. Période proche, puisque les noms de ses protagonistes sont à tous les rayons de bibliothèques, et dans bon nombre de travaux universitaires, et que cependant l’histoire, dans un des tournants brutaux qu’elle affectionne, semble avoir déjà reléguée dans l’impénétrable de l’archive. En allant chercher, après Yann Moulier Boutang et François Matheron qui s’en étaient faits les annonciateurs, le « mythique » mémoire (« diplôme d’études supérieures ») de Jacques Martin contenu dans les papiers de Louis Althusser à l’IMEC, en l’éditant et en l’accompagnant d’une introduction magnifique de précision, de clarté, d’intelligence herméneutique, de subtilité psychologique, Jean-Baptiste Vuillerod a rendu un service à la communauté, dont les bénéficiaires seront nombreux et reconnaissants. Je l’en félicite et je le remercie (ainsi que les Éditions de l’École normale supérieure de Lyon) d’avoir voulu m’y associer symboliquement.
2Pour moi cette publication de l’inédit est un événement, et je prie qu’on m’excuse d’en dire deux mots pour commencer « en première personne », parce que je n’ai cessé, avec quelques autres, d’en entendre parler et d’y repenser. J’eusse dû y aller voir depuis longtemps, il suffisait de prendre le train. Si je ne l’ai pas fait, c’est que sans doute quelque chose de l’ambivalence avec laquelle Althusser lui-même s’y référait (et qu’expriment assez clairement les lignes de correspondance et de mémoires que cite Vuillerod, après les éditeurs d’Althusser) faisait ici obstacle. Comme si je pressentais l’existence attirante et inquiétante à la fois d’un « secret de naissance », celui des pensées dont, avec quelques autres camarades et amis, j’avais été imprégné par le voisinage d’Althusser et la collaboration à son œuvre. La façon dont, dans les années 1960, avant et surtout après le suicide de son ami, il se référait à cette lecture critique de Hegel opérée par Martin (que nous connaissions en tant que traducteur de L’esprit du christianisme et son destin, présenté par Hyppolite), montrait bien qu’il s’agissait pour lui d’un repère fondamental, d’une position à laquelle il lui faudrait revenir, pour en faire « travailler les concepts ». Plus qu’à la reconnaissance de dette concernant l’invention (ou l’importation) de la catégorie de « problématique » dont faisait état la « Préface » de Pour Marx assortie de sa dédicace (et dont nous pouvons maintenant juger sur pièces : elles sont impressionnantes), je pense aux allusions d’Althusser à la nécessité d’entreprendre une théorie des « formes de l’individualité historique » qui serait encore manquante dans le marxisme et qui détiendrait d’une certaine façon la clé de la transformation de la théorie en politique concrète1. Sans doute Althusser pensait-il que, pour y accéder, il fallait remettre en chantier la lecture de Hegel, en passant par Martin dont cela avait justement été le « sujet ». Plus tard, après la mort d’Althusser, lorsque furent publiés les Écrits philosophiques et politiques dont le tome I contient le mémoire « Du contenu dans la pensée de G. W. F. Hegel »2, je fus saisi d’une sainte colère, comme je l’ai déjà dit ailleurs : ainsi ce maître et cet ami que nous avions pris pour guide de notre anti-hégélianisme « marxiste » n’en parlait pas sans savoir, mais quasiment « de l’intérieur » (comme l’avait fait le jeune Marx dans le « manuscrit de 1843 »). Ce qu’il aurait dû logiquement nous conseiller n’était pas de « dépasser » Hegel, moins encore d’en faire abstraction, mais d’y séjourner longuement… Et du coup s’éclairèrent les vicissitudes de son hégélianisme rémanent, depuis le « procès sans sujet » jusque dans certains recoins du « matérialisme aléatoire ». Mais la lecture du mémoire de Martin me permet aujourd’hui de comprendre, avec l’aide des interprétations de Vuillerod, que cet hégélianisme hérétique était lui-même partagé, en profondeur, par une différence : celle qui, en 1947, dans leur proximité et leur « amitié » aussi bien personnelle que conceptuelle, avait clivé, ou du moins distancié, les lectures respectives d’Althusser et de Martin. C’est pourquoi peut-être, tout travail du deuil mis à part, il lui aurait fallu y revenir, mais cela n’allait pas de soi. J’en conclus aussi qu’Althusser, dans la communauté qu’il constitua avec nous, et qui n’était certes plus aussi égalitaire (bien qu’elle ne fût pas autoritaire), voulait faire revivre quelque chose de son dialogue avec Martin, en se mettant lui-même à différentes places.
3Tout ceci est (beaucoup trop) subjectif. Fort heureusement le travail interprétatif de Jean-Baptiste Vuillerod va maintenant transposer toute la question sur un plan beaucoup plus « universel » (suivant l’usage que les protagonistes firent à l’époque de cette catégorie, qui leur sert en particulier à refouler le psychologisme dans ses différentes variantes, tout en insistant sur la situation des pensées). Je pense que Vuillerod a raison de montrer les différences qui séparent la dialectique (et la problématique) du rapport Hegel-Marx telle que la construit Martin et telle qu’Althusser la conçoit déjà en 1947, alors même que le projet d’historiciser le transcendantal au moyen de ce rapport leur est commun. Ce qui caractérise essentiellement Martin, c’est de concevoir ce rapport dans la figure (je suis tenté de dire le « schème ») d’une complexité temporelle, un Zusammenhang qui ne laisse pas de faire penser à la construction heideggérienne de la temporalité existentielle, puisqu’elle inscrit dans un « entre-deux » actuel à la fois l’interprétation rétroactive et l’anticipation suspensive. Marx (le plus souvent désigné allégoriquement comme « la postérité ») vient ainsi à la fois avant et après Hegel (ou sa lecture) : ce qui fait qu’ils existent, ou insistent en même temps dans notre pensée, tout en demeurant fondamentalement non-contemporains (ce qui vaut aussi, plus généralement, pour l’idéalisme et le matérialisme en philosophie). D’où cette idée, sur laquelle débouche l’analyse de Vuillerod (pardon de la déflorer pour le lecteur…) et que je crois profondément juste : Martin illustre exemplairement une situation de la philosophie française « entre Hegel et Marx », sans choix facile ou univoque, caractéristique d’un moment passé, mais qui fait toujours sens.
4Mais je voudrais m’arrêter encore un instant sur ce qui, du travail de Vuillerod, sera sans doute le plus spectaculaire pour ses lecteurs : entre l’élucidation du rapport intime qu’entretiennent la pensée d’Althusser et celle de Martin, et la signification plus générale que le texte de celui-ci peut occuper dans la reconstruction des chemins de l’hégélianisme français d’après-guerre (ce qui veut dire aussi : des raisons qui font que tous, ou presque tous les chemins de la philosophie française à cette époque passent par Hegel et le « règlement de comptes » avec Hegel), il y a un autre rapport privilégié auquel, peut-être, on ne s’attendait pas, et qui s’avère posséder une signification exceptionnelle. Je le mentionnais au début, c’est le fait que le voisinage de Martin et l’échange avec lui importent autant à l’élucidation des origines et des orientations de la philosophie de Foucault qu’à celles de la philosophie d’Althusser3. Je ne vais pas répéter ici ce que dit très bien Vuillerod, ou essayer d’imaginer ce qu’il dira bientôt dans d’autres publications, mais je voudrais souligner deux points qui me semblent importants. Vuillerod a choisi le terme de « constellation philosophique », aux résonances benjaminiennes, pour caractériser les relations qui, durant quelques années, existèrent entre Althusser, Foucault et Martin, qui ne se contentèrent pas de travailler ensemble, mais pensèrent véritablement en commun (ce qui n’abolit aucune différence, mais intensifie l’enjeu des confrontations). Il emprunte ce terme à un article de Martin Mulsow, qui lui-même l’a pris du travail de Dieter Henrich, lequel s’en était servi (comme d’autres après lui) pour interpréter les origines de l’idéalisme allemand, et en particulier le « communisme des esprits » que tentèrent de réaliser au Stift de Tübingen les trois jeunes ambitieux : Hölderlin, Schelling et Hegel, à qui nous devons la « problématique » de l’absolu dans sa version moderne. Je dois dire que, sans le mot, et surtout sans les moyens de l’étayer matériellement, cette comparaison m’était déjà venue à l’esprit. À certaines allusions d’Althusser, à la façon dont il évoquait des lectures en commun (particulièrement de Heidegger, sur le texte allemand de Sein und Zeit), je devinais, ou j’imaginais – toutes proportions gardées (l’avenir dira quelles sont les proportions…) – une circulation d’idées et d’affects tellement intense, que la « propriété » des formulations, ou l’initiative de leur variation, ne se laissait plus représenter dans les catégories de l’influence, du droit d’auteur, de l’originalité. Le travail de Vuillerod, étayé par la publication du mémoire de Martin – pièce évidemment indispensable, puisqu’elle fournit le « maillon manquant », et le trait d’union-désunion des deux autres discours – vient donner à tout ceci une figure à la fois plus assurée et plus conceptuelle. Ce sont ces notions de « problématique » (plus tard aussi de « problématisation », qui traduit mieux l’allemand Problemstellung), de « transcendantal historique » (dans les deux significations possibles : un transcendantal – ou quasi-transcendantal – qui ne serait rien d’autre que l’histoire ; un transcendantal comme condition de possibilité de la pensée qui serait lui-même intégralement historicisé), de « coupure » ou de « discontinuité », de « surdétermination », qui dessinent désormais l’espace d’une interrogation commune, à la fois fermement dessiné et profondément instable. Pas plus qu’on ne saura jamais, sans doute, qui des trois séminaristes de Tübingen rédigea le Ältestes Systemfragment des deutschen Idealismus (et d’ailleurs la question n’a pas de sens), pas davantage on ne saura qui a « inventé » la coupure épistémologique… Mais on ne lira sûrement plus de la même façon l’écart (et la divergence) des théorisations d’Althusser et de Foucault dans les années 1960 et 1970 : l’épistémè et l’idéologie, la « discipline » et « l’appareil idéologique d’État ». Or il ne s’agit pas d’un face-à-face, mais d’un trio, pour ne pas dire un « nœud borroméen », dont chaque terme relie les deux autres. Tout, donc, passe par Martin, sans lui appartenir en dernière instance, notamment parce que la question qui insiste, encore et toujours, dans ces élaborations « historicisées » du transcendantal, de l’universel et de la pensée, c’est bien celle de l’individu.
5Ce qui, si l’on veut bien me suivre encore un instant dans ces associations un peu vagabondes, me conduit à une dernière remarque. J’ai lu et relu les dernières pages du mémoire de Martin sur « la notion d’individu dans la philosophie de Hegel », et je ne suis pas tout à fait parvenu à identifier la conclusion que celui-ci tirait de son analyse. Ou plutôt, toujours d’accord sur ce point avec Vuillerod, il m’a semblé que cette conclusion demeurait intrinsèquement aporétique. En effet Martin expose pour commencer, reprenant en d’autres termes la question de la « problématique », une superbe dialectique de l’intuition du philosophe (inévitablement « trahie ») et de son expression (vouée à la réfutation et au dépassement). Il en résulte que la « question » de l’individualité et de son rapport à l’universel, qui contenait la promesse d’un irrémédiable écart par rapport à « l’individualisme », donc la requête d’une individualité toujours déjà médiatisée (par le rapport au « tout », au « monde », et aux « autres individus » qui le constituent), aura toujours un statut instable. Ce pourrait être une autre façon de l’historiciser radicalement. Il n’en résulte pas nécessairement qu’elle doive s’avérer contradictoire. Or c’est bien ce qui me semble se produire à la fin du texte. Peut-être ici je force un peu, et je laisse au lecteur le soin d’en juger. Tout au long de son mémoire, Martin, clairement, veut se distinguer de l’existentialisme qu’il appelle « tragique » (celui de Sartre, celui d’Hyppolite, celui de Jean Wahl, peut-être celui qui vient de Heidegger). C’est pourquoi il lui importe tellement de montrer que la « conscience malheureuse » est, du point de vue même de Hegel, quelque chose comme un trompe-l’œil… Cela ne l’empêche pas, bien au contraire, d’identifier au cœur de l’intuition hégélienne dont procède la recherche obstinée de l’individualité concrète, la demande d’une affirmation réelle de soi (qu’on peut appeler « l’action »). Mais au bout du compte, lorsque Martin se déclare « déçu » par l’incapacité de Hegel à atteindre son propre but autrement qu’en le retraduisant dans le langage de l’idéalisme (ce qui fait espérer, sans le garantir, que Marx pourrait ici prendre le relai), une étrange expression surgit (peut-être une réminiscence de Politzer) : celle de « première personne ». L’individualité ne peut se saisir elle-même qu’en « première personne », par-delà la phénoménologie. Et l’on n’est pas tout à fait certain de comprendre si cette exigence traduit la « retombée » de Hegel dans un idéalisme qui, encore et toujours, prolongerait le cogito cartésien, comme il l’a dit un peu plus haut, ou bien si elle forme l’une des « contraintes de pensée » (l’un des éléments de problématique) auxquelles la pensée de l’individualité doit se soumettre, au-delà même d’une « conversion » de l’idéalisme au matérialisme, en tant que pensée du rapport social (dont il est clair que les définitions marxiennes, celles en particulier des Thèses sur Feuerbach, habitent bien des pages du mémoire). À ce moment, l’insistance étonnante du premier chapitre sur la nécessité d’identifier l’intuition du philosophe (qui est aussi une intention) acquiert une nouvelle signification. Concernant explicitement Hegel, elle vise aussi bien, en retour, ou plus secrètement, celui qui écrit ce « mémoire » au présent. Mais elle soulève aussi une interrogation sans réponse. Pour le dire d’un mot, je ne crois pas que Foucault ni Althusser, aux prises avec la « fonction auteur » et avec celle du « porteur » (Träger) de l’effet de connaissance, auraient jamais écrit ces lignes, si forte qu’ait été chez eux aussi la recherche d’une expression de l’individualité, ou de la subjectivation. C’est pourquoi aussi je crois entendre dans ces dernières pages, et par récurrence tout au long du texte, non pas la voix d’une communauté indifférenciée, mais celle d’un individu désespérément singulier. Ce que Martin n’a pas « trouvé » chez Hegel, en dépit de tous ses efforts, il l’a d’une certaine façon « produit », dans le commentaire qu’il en faisait. Et c’est ce qui fait de cette publication bien autre chose qu’un document d’archives.
Notes de bas de page
1 L. Althusser et al., Lire le Capital, 3e édition, Paris, PUF (Quadrige), 1996, p. 300.
2 L. Althusser, Écrits philosophiques et politiques, textes réunis et présentés par François Matheron, tome I, Paris, Stock / IMEC, 1994.
3 Cette double relation fait l’objet d’une partie considérable de la thèse de Jean-Baptiste Vuillerod, soutenue à l’Université Paris Nanterre en 2018 : L’anti-hégélianisme de la philosophie française des années 1960. Constitution et limites d’un renversement philosophique. On en attend la publication avec impatience.
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