Chapitre 4
L’écueil de l’identification à Dieu
p. 273-380
Texte intégral
1Au cours de cette enquête, deux exemples particuliers ont été mobilisés qui méritent désormais une autre analyse parce qu’ils font valoir un autre type de déplacement nécessaire à l’établissement du point de vue de connaissance et, par voie de conséquence, un autre type de distance dont l’amplitude demandera aussi à être contrôlée.
2Le premier portait sur la manière de soutenir, dans les problématiques smithienne et fergusonienne, le caractère naturel de la division des activités. Il s’agissait alors de comprendre la division comme une forme anthropologique décisive de la relation, en tant qu’elle imposait aux individus formant société de s’insérer dans un rapport fructueux de dépendance réciproque1. Or ce qui a été dit, mais non véritablement analysé, relevait de la forme d’un paradoxe ou, du moins, de quelque chose qui résiste, au premier abord, à l’intuition : les mêmes individus, isolément, produisent moins et moins bien ; dans une coopération dont le modèle est celui de la division des activités, ils produisent plus et mieux. La forme de la relation impliquait modification du résultat alors même que les individus impliqués sont en nombre identique.
3Telle serait, pour ainsi dire, la première manifestation de quelque chose qui, dans son statut et pour son explication, suppose que le regard jusqu’ici mobilisé ne soit pas adéquat ou, plutôt, que la forme du déplacement requis implique un autre type de distance. Il ne suffit peut-être pas seulement de s’éloigner pour mieux voir l’effet de la division, il faut sans doute se déplacer autrement.
4Le second exemple portait sur la définition humienne de la justice comme vertu artificielle. Celle-ci l’est à un double titre : d’une part, elle suppose le recours à un artifice, ainsi que cela a été indiqué ; d’autre part, pour être jugée comme « vertu », elle impose l’adoption d’un point de vue qui n’est pas celui de l’individu, celui-là même dont nous avons jusqu’ici tenté de qualifier les propriétés épistémologiques.
5Il faut, dit encore Hume, adopter le point de vue du « schème » (TNH III, iii, 1, p. 204), c’est-à-dire renoncer à juger immédiatement et pour l’individu de la vertu de sa conduite. Adopter le point de vue du « schème » ou de « l’ordre de la société » (ibid.), ce n’est pas seulement se mettre à distance, c’est aussi quitter « son » point de vue pour adopter, imaginairement, un point de vue radicalement différent qui n’est pas celui d’un autre individu. Quel est-il alors ? Pour ce qui est de la justice, la réponse de Hume est claire et consiste dans le point de vue de la société.
6Ces deux exemples dénotent que l’identification de ces objets, d’abord la possibilité de les observer et, ensuite, celle d’en décrire correctement les contours, suppose autre chose qu’un simple éloignement du sujet observateur. Le mouvement d’extraction est donc plus complexe puisqu’il enveloppe tout en même temps l’éloignement et l’abandon du point de vue du sujet.
7Dans le cas de la division, c’est bien l’appréhension de l’ensemble des effets pris comme un tout qui permet d’affirmer la positivité de la division sur le plan matériel des conditions d’existence, ainsi que sa nature d’excès. Dans le cas de la justice, c’est bien l’appréhension de l’ensemble, son « schème », qui permet de rendre raison de ce qu’une conduite immédiatement bienveillante peut être, en apparence seulement, juste ; de ce que justice et bienveillance, par exemple, ne vont pas toujours nécessairement de pair.
8L’observation et la description de ce qui s’offre au regard ne sauraient être exhaustivement ressaisies sous les auspices d’une vue seulement constituée par l’éloignement du sujet-spectateur-observateur. C’est ce qui demande à être précisé.
9L’observation de ce qui est en excès – sans pour autant être séparé, bien au contraire – de la conduite individuelle demande à être rendue visible. Cela suppose la construction de nouvelles médiations : pas plus que l’individu n’est immédiatement transparent à lui-même, la société, ou ce qui la manifeste, n’est directement déchiffrable.
10Cette difficulté est ancienne et, après tout, le point de vue divin ne devait-il pas permettre, dans les théodicées modernes2, de donner sens à ce qui se présentait, sur le plan des phénomènes et pour les individus formant société, comme un mal incompréhensible et moralement inacceptable ? Le point de vue divin est donc une autre fiction, non pas d’une intériorité immédiate mais d’une extériorité que l’on suppose aisément accessible et qui, parce que résolument extrahumaine, permettrait de nous faire appréhender le monde réel dans sa totalité : le schème du cosmos, du monde.
11Ce geste de constitution du point de vue divin est illusoire et impossible. Hume le dira en une formule ramassée et assez définitive à propos de l’idée d’existence du monde extérieur :
Fixons notre attention hors de nous autant que nous le pouvons ; lançons notre imagination jusqu’au ciel, ou aux limites extrêmes de l’univers ; en fait nous ne progressons jamais d’un pas au-delà de nous-mêmes, et ne pouvons concevoir aucune sorte d’existence hormis les perceptions qui ont apparu dans cet étroit canton. (TNH I, ii, 6, traduction modifiée, p. 124)
12Cela ne veut pas dire, pour autant, que l’éloignement du regard ne puisse, sous conditions, avoir lieu. Là encore, tenir compte des « principes de la nature humaine » est la condition pour donner sens et fonction à ce que pourrait être un tel éloignement.
13Pour être critiquable, ce geste n’en contient pas moins quelque chose d’essentiel qui demande à être requalifié et contrôlé pour éviter que l’ambition de la nouvelle philosophie morale ne se transforme, une fois encore, en pulsion métaphysique illusoire.
14S’il importe de pouvoir comprendre ce qu’est la société dont la relation avec l’individu est, pour ainsi dire, indissociable, il faut construire, comme pour l’individu « sujet » et « objet », une instance qui permette de la poser comme une extériorité que l’on pourrait contempler ou, pour reprendre le vocabulaire de Descartes, comme une nature qui nous environne. Il importe de pouvoir s’éloigner – s’éloigner ne voulant pas dire se couper ! Tout le problème est là : de quelle manière se mettre à distance, tout en sachant que celle-ci est, par principe, illusoire dès lors qu’elle prétend devenir un point de vue complètement détaché du regard humain.
15Cette observation à distance, depuis laquelle elle devient épistémologiquement valide et méthodologiquement possible, ne peut plus être celle du point de vue divin. Elle demeure celle de l’homme ; elle doit être élaborée depuis les conditions qui sont celles d’une connaissance humaine et non pas divine, c’est-à-dire celles d’une connaissance positive.
16S’il importe de s’éloigner pour contempler à distance ce qui apparaît comme en excès – les manifestations de la société –, cet éloignement ne peut pas être, sur un plan pragmatique, immédiat et purement rationnel. Il suppose, là encore, des médiations et la construction d’artifices qui valent comme autant d’instruments de connaissance. Tout comme pour l’individu qui se révèle dans une certaine mesure opaque à lui-même, la société ne revêt plus cette transparence à elle-même qui, dans l’entendement divin, faisait qu’il était encore possible de la comprendre abstraitement et de manière a priori comme un ensemble de relations logiques et antécédentes soutenues par les principes de raison et du meilleur.
17De la nécessité de s’éloigner pour mieux se connaître – éviter l’écueil de l’identification au moi – à la nécessité de s’éloigner pour mieux connaître la société – éviter le risque de l’identification à Dieu –, telles sont les deux figures topiques des relations d’extraction du sujet connaissant vis-à-vis de son objet. Dans les deux cas, la singularité du discours à tenir sur les objets doit permettre de se démarquer d’une « psychologie » d’un côté et d’une « théologie » de l’autre ; bref, de poser le domaine de définition de ce que j’appellerai désormais une science de la société ou « sociologie ».
18La question que l’on peut légitimement poser est celle de ce qui fonde, pour les auteurs de ce corpus, une telle exigence épistémologique de reconstruction d’un point de vue d’observation de la société, lequel diffère méthodologiquement du point de vue divin3. Ou, ce qui revient au même, comment opère la translation du regard, du point de vue de Dieu au point de vue de la société4 ?
19Je retiendrai trois auteurs pour illustrer cette nouvelle détermination de la distance comme propriété du regard porté sur la « société ». Avec Mandeville (section 4.1), il s’agira d’interpréter sa thèse principale que résume le sous-titre de sa Fable des abeilles : les vices privés font le bien public contenant plusieurs discours qui montrent que les défauts des hommes, dans l’humanité dépravée, peuvent être utilisés à l’avantage de la société civile, et qu’on peut leur faire tenir la place des vertus morales (voir FA I, p. 20). Non seulement les termes demandent à être élucidés mais aussi la forme de l’énoncé qui rapproche des contraires et qui s’adorne, dans l’édition de 1714, de cette devise qui en synthétise la tension dynamique : « Lux e tenebris »5.
20Ce retour à Mandeville se justifie, en un certain sens, par l’importance de la rupture qu’il introduit au sein de la tradition des moralistes anglo-écossais. L’essai portant sur la nature de la société, qui paraît en 1723, est tout entier structuré autour de la critique des hypothèses de lord Shaftesbury. Mais il se justifie également par ceci qu’une telle rupture implique, sur le plan de la méthode cette fois, une autre manière d’observer ce qui est habituellement désigné par les termes de « vice » et de « vertu ». Cette autre manière, comme on l’a déjà laissé entendre, met au cœur du dispositif de description le rôle des relations (voir supra section 2.3.1). Cette attention aux relations est sans doute l’un des moyens de rendre compatible ce qui s’oppose en apparence. On verra notamment que l’étude des relations de cause à effet permet à Mandeville de réduire les termes du paradoxe.
21Cette réduction suppose que la positivité des « effets » que l’on peut rapporter au libre jeu des « vices » soit évaluée d’un autre point de vue que celui de la thèse moraliste habituelle : non plus celui de l’individu pris isolément et pour lui-même, mais celui de l’ensemble des individus en tant qu’ils forment un tout plus large, qui leur est nécessaire pour vivre et se développer comme individus, qui est celui de la société.
22Ce qui, chez Mandeville, est repérable comme une tension paradoxale qui structure nombre de raisonnements va trouver chez Smith (section 4.2) sa forme idéale promise à une grande postérité : la métaphore de la « main invisible ». La rareté des occurrences explicites de cette métaphore6 n’enlève rien à l’importance de ce qu’elle désigne et, pour le problème du regard à distance, à ce qu’elle indique du jeu complexe des points de vue qui permet de se rendre sensible à la réalité qu’elle désigne. C’est cela qui retiendra l’attention.
23Pour Mandeville et Smith, l’énoncé de ce paradoxe pose de manière inédite la question de l’attitude qu’il faut adopter pour se mettre à distance et saisir, d’un regard, ce qui n’est pas réductible à l’addition des effets que le seul point de vue de l’individu, même éloigné, pourrait faire émerger. Advient cependant une autre difficulté qu’il faut expliciter parce qu’elle est inévitablement reliée à la question du changement de point de vue, et qui ne sera pas vraiment résolue, si ce n’est de manière incomplète, qui porte sur la critique de la finalité dont on sait qu’elle soutient le point de vue divin.
24Si Mandeville et Smith, tous deux à leur manière, répondent clairement à l’exigence épistémologique de distance pour observer la société et se rendre sensible à ses manifestations, si l’on trouve chez ces auteurs de quoi étayer une critique nette et explicite de la conception téléologique du monde ou de la nature – cette critique, assez constante chez Mandeville, fait l’objet de développements explicites dans les cinquième et sixième dialogues entre Cléomène et Horace –, il reste que ces critiques n’exonèrent pas pour autant ces thèses d’un certain providentialisme (section 4.3). Tout se passe comme si le naturalisme au nom duquel se trouvait congédiée toute pensée d’un ordre finalisé du monde et/ou de la société, pour poser et penser l’utilité sinon la nécessité de ce qui advient dans le monde ou la société, devait, à son tour, être accompagné d’un certain providentialisme que l’inversion des vices privés en bien public ou la ruse de la main invisible ne laissent pas de suggérer aussi.
25La question qui se pose alors est celle de savoir si ce providentialisme n’est pas équivalent au retour, par une autre porte, de ce qui avait été, un temps, chassé avec le point de vue divin sur le monde. Autrement dit, naturalisme et providentialisme ne s’excluant pas avec évidence, il reste à comprendre ce qu’il faudrait ajouter pour que la distance requise pour constituer le point de vue depuis lequel observer positivement la société dans ses manifestations – la saisir comme une nature qui nous est extérieure – ne se confonde pas avec la distance qui soutient le point de vue divin – faisant alors perdre tout le bénéfice escompté de la distance. Autrement dit, comment démarquer de manière plus assurée, sur le plan de la méthode et selon l’exigence épistémologique de distance, le naturalisme qui permet de décliner positivement le nouvel ordre des relations en lequel se trouvent les individus en société, la critique de la finalité, et la mise à distance du providentialisme ?
26Je souhaiterais seulement faire apparaître, une fois encore, l’originalité de la position humienne. Dans sa conception de la généralité et de la généralisation, on peut trouver de quoi construire un type de distance permettant de s’éloigner, d’adopter un point de vue qui soit celui du « schème » ou de « l’ordre de la société » sans pour autant risquer de retomber dans un providentialisme et une téléologie qui ne dit pas son nom. Il serait donc possible, par le recours à une conception spécifique du « général » comme détermination, d’éviter cette seconde forme d’identification qui, on l’a dit à plusieurs reprises, ruinerait la positivité du nouveau regard installé et susceptible de permettre un savoir effectif sur la société.
27Comment, donc, éviter que le discours tenu depuis le point de vue global, le point de vue du tout ou encore le point de vue de la société, ne s’adultère à nouveau en une métaphysique renouant avec la projection téléologique et déployant sous des formes sans doute plus subtiles les arguments providentialistes que l’on trouvait dans les anciennes théodicées ? En un mot, comment conjuguer de manière positive l’invention du regard à distance et la critique du finalisme en un naturalisme qui ne soit pas de type providentialiste ? Il semble que l’on trouve chez Hume les ingrédients utiles pour poser les principes d’une telle posture qui renvoie à sa manière, rigoureuse et empiriste, de penser la question de la généralité. C’est à reprendre certains aspects de cette position, notamment pour rendre compte de la manière dont Hume pose le problème du passage du particulier au général, que nous consacrerons la dernière partie de ce chapitre.
4.1. Mandeville, « Lux e tenebris » ou la manifestation de la société
28Le contexte dans lequel la question du changement de point de vue d’analyse se trouve posé chez Mandeville demande à être clarifié. Plusieurs types d’arguments permettent de dire que le point de vue du tout ou celui de la société n’est plus celui de Dieu ; autrement dit, qu’entre l’ordre divin du cosmos et l’ordre humain de la société, il s’établit non seulement une différence d’échelle, mais également une différence de nature que doit réfracter le point de vue d’observation.
29Il ne s’agit pas seulement de reconnaître la nécessité de prendre en charge discursivement certaines des manifestations de la société – lesquelles se donnent notamment dans des excès : richesse, prospérité, formes surérogatoires –, il s’agit aussi de démarquer ce point de vue de celui de Dieu.
30Parmi les raisonnements qui fondent cette distinction, on trouve notamment la critique de l’argument du dessein. Cette critique, parfois sommaire, est néanmoins radicale et elle enveloppe le rejet de toute forme de déisme et d’idéalisme moral7. Sur le plan épistémologique, son empirisme en offre une justification plus rigoureuse.
31Par exemple, la fin du cinquième dialogue entre Horace et Cléomène est l’occasion de revenir sur la distinction entre l’explication par les causes efficientes et le recours à l’argument du dessein (FA II, p. 213 et suivantes ; FB II, p. 260 et suivantes)8. Il y est question de savoir si le danger que représentent les bêtes sauvages a pu « causer » ou a pour « fin » l’union des premiers hommes et, ainsi, provoquer la constitution de la première forme de société :
Je n’ai jamais dit que les bêtes sauvages étaient destinées à éclaircir notre espèce. J’ai montré que bien des êtres ont été créés pour servir une quantité de dessins différents ; que dans le système de cette terre il a fallu considérer bien des choses où l’homme n’a rien à faire ; et qu’il est ridicule de penser que l’univers a été fait à cause de nous. (FA II, p. 213 ; FB II, p. 261)
32Cléomène développe plusieurs arguments : à supposer que la Terre puisse être représentée comme un « système »9, on constate que nombre de ses parties sont susceptibles de servir des fins multiples et variées qui n’ont pas de rapport immédiat avec l’homme. Il est donc sans fondement de vouloir croire que l’« Univers » soit organisé pour lui (ibid.)10.
33Sachant qu’il n’est de connaissance qu’« a posteriori » (ibid.)11, s’il est possible de dire que la peur du danger a pu provoquer l’union des premiers hommes, c’est autre chose d’affirmer que la présence des bêtes sauvages sur terre trouve sa raison d’être dans le fait de favoriser l’union des hommes (p. 214)12.
34Prétextant un accord formel sur cet argument, la polémique est relancée. Cette fois-ci, elle porte sur la présence du mal sur terre et sur la responsabilité divine. Mandeville reprend alors l’argument déterministe (ibid.) à son compte, toujours en considérant les éléments du système composant le monde. Il convient, affirme Cléomène, de ne pas confondre ignorance de la cause et absence de cause (p. 214-215)13 : « Il est donc évident que les mots de fortuit et de hasard ne signifient rien d’autre que ce qui dépend de notre manque de connaissance, de prévision et de pénétration » (p. 215 ; FB II, p. 263).
35Ce règne de la nécessité, où toute chose a une cause, interdit de recourir à quelque argument finaliste que ce soit. Seule l’extension du domaine de la connaissance, dont le progrès reste subordonné à l’expérience et de l’observation, doit permettre de réduire cette ignorance et de donner à ce qui est souvent nommé « Providence », ou encore « hasard » (ibid. ; FB II, p. 261-262) le statut de conséquence ou d’effet dont on peut identifier la ou les causes.
36Il n’est donc pas besoin de vouloir articuler les deux types de causes, efficientes et finales. L’explication du monde par les premières, pour limitée qu’elle soit, ne peut s’approfondir qu’avec le développement d’une connaissance positive des faits. Supposer l’effectivité des secondes reviendrait à postuler, d’une part, que le système du monde a été conçu pour une fin : l’homme, Dieu… Et cela, empiriquement, rien ne permet de l’affirmer. D’autre part, le caractère indéterminé des fonctions liées à de nombreux éléments du système de la Terre laisse présumer l’absence d’intention « univoque »14. Dans ce contexte, il est possible d’envisager la manière dont Mandeville mobilise le point de vue d’une certaine totalité pour rendre compte de cet objet société.
37L’opposition entre vices et vertus, dans La fable des abeilles, est en partie redevable de la distinction et de la confrontation entre une évaluation morale des actions et motifs individuels sans considération de leurs conséquences15 et une qualification de ces mêmes conduites reliées aux conséquences qu’elles impliquent. Il s’agit alors d’une opposition construite, d’une part, sur la disjonction entre morales des fins individuelles et morale des conséquences et, d’autre part, sur la liaison entre motifs égoïstes et effets des actions qu’ils soutiennent.
38Le point de vue de la société peut alors se définir comme celui qui prend comme objet la description de ces liaisons entre actions et conséquences16. À partir du moment où cette distinction entre les deux manières de qualifier la conduite individuelle, par ses motifs et par ses résultats, est retenue, le paradoxe de la Fable peut être élucidé.
39L’élaboration du point de vue de la société peut se comprendre à partir d’un certain type de rapprochement analogique, en partie suggéré par ce qui a pu être reconstruit ailleurs (voir Elster 1975). Il s’agit dès lors de comparer la manière dont Leibniz (1969), dans Essais de Théodicée (ET), envisage le point de vue de Dieu et les contours de ce qui s’apparente indiscutablement à un certain point de vue de la totalité chez Mandeville17.
Ainsi la proportion de la partie de l’univers que nous connaissons se perdant presque dans le néant, au prix de ce qui nous est inconnu, et que nous avons pourtant sujet d’admettre, et tous les maux qu’on nous peut objecter n’étant que dans ce presque néant, il se peut que tous les maux ne soient aussi qu’un presque néant en comparaison des biens qui sont dans l’univers. (ET, § 19, p. 115)
40Cet argument, qui intervient dans la première partie des Essais de Théodicée, contient un type de justification qui permet de comprendre la forme analogique du rapprochement opéré. Sur le plan cognitif, ce qui est connu, rapporté à ce qui est ignoré mais supposé exister, est analogue au rapport entre l’unité et l’infini. À la limite, cela se perd dans un « presque néant ». Le second point fait le rapprochement proprement dit et propose de rapporter, de la même manière, la valeur des maux que l’on connaît à celle, absolue, de ce qui est connaissable – à la fois infini pour l’entendement humain et fini pour l’entendement divin. La première tend aussi vers zéro.
41Ces deux calculs limites, donc, déterminent la valeur de ce qui est connu et la réduisent, pour ainsi dire, à néant. La réduction de la valeur des maux a une double conséquence : d’une part, elle impose, sur le plan axiologique, de reconsidérer l’absoluité de l’expérience individuelle du mal ; et c’est, d’autre part, précisément le changement de point de vue qui va le permettre.
42Ce changement de point de vue est symboliquement représenté par ce qui figure au dénominateur du rapport, la valeur du cosmos dont l’étendue est infinie, ou du moins, dont l’horizon de sens et de connaissance est, pour nous humains, infini. L’infinité de ce qui est, qui ne peut être saisie en totalité, et donc de manière finie, que par le point de vue de l’entendement divin, signe ainsi la nullité de la valeur résiduelle de ce qui est connu – ici, ce dont l’individu fait l’expérience à son échelle : ses maux particuliers.
43Cela permet une troisième remarque. Le rapport ou la relation est ce qui permet de désigner une forme de proportion (« la proportion de la partie de l’univers », ibid.), soit un ordre de grandeur, une mesure. Leibniz ajoute ainsi dans ce même passage, à propos de la Terre : « [Elle] n’est qu’une planète, c’est-à-dire un des six satellites principaux de notre soleil ; et comme toutes les fixes sont des soleils aussi, l’on voit combien notre terre est peu de chose par rapport aux choses visibles, puisqu’elle n’est qu’un appendice de l’un d’entre eux. »
44Ce rapport quantitatif, qui fait tendre la valeur dont on parle vers zéro, produit un effet qualitatif de tout premier ordre, qui est celui de l’annihilation de l’effectivité du mal dès lors qu’on le considère, non plus à l’aune de l’expérience humaine, mais bien depuis l’entendement divin. Si le mal reste un mal effectif pour l’homme, il est bien moindre pour l’objet de l’entendement divin, qui demeure le tout du cosmos. Il faut ajouter, et ce n’est pas négligeable, que cette réduction n’est pas, au sens moral, une inversion – elle ne se transforme pas en un bien ; elle est une négation si l’on entend par là le fait de sa quasi-néantisation, de sa quasi-disparition18.
45Mais tout ce raisonnement ne statue pas, à proprement parler, sur la possibilité ou la nécessité du mal. Il permet seulement de montrer que, le mal existant, sa valeur est toute relative et que cette relativisation est tributaire d’un déplacement décisif, qui est celui du point de vue : de l’entendement humain à l’entendement divin. Un tel déplacement a pour corrélat, bien sûr, la modification des contours de l’objet visé : l’homme et ses maux, le cosmos en son entier fait de biens et de maux.
46Cependant, il faut ajouter un autre élément à ce raisonnement pour comprendre ce qui va en constituer la valeur de modèle pour des empiristes tels que Mandeville, et c’est l’application du principe de raison suffisante qui permet de le faire19. On en trouve une formulation exemplaire, parmi d’autres, dans La monadologie. Dans les paragraphes 31-32 Leibniz affirme :
Nos raisonnements sont fondés sur deux grands principes, celui de la contradiction en vertu duquel nous jugeons faux ce qui en enveloppe, et vrai ce qui est opposé ou contradictoire au faux ;
Et celui de la raison suffisante, en vertu duquel nous considérons qu’aucun fait ne saurait se trouver vrai, ou existant, aucune énonciation véritable, sans qu’il y ait une raison suffisante pourquoi il en soit ainsi et non pas autrement. Quoique ces raisons le plus souvent ne puissent point nous être connues. (Leibnitz 2004, p. 227)
47La non-contradiction permet de faire valoir la cohérence logique des arguments dans l’ordre des vérités de raisonnement. La raison suffisante impose, notamment en vertu de la continuité20 entre tous les éléments composant le système monde, l’idée d’une cause efficiente qui rende raison de chaque chose, qui en justifie l’existence21. La connaissance de cette raison permet alors de délimiter l’univers des vérités de faits.
48Si pour les premières vérités, c’est par décomposition analytique des arguments qu’il est possible de trouver cette raison, pour les secondes, c’est la recherche d’une cause qui en sera le moyen. Il ne faut donc pas confondre absence et ignorance ou confusion22 des causes. Tout de même qu’il est des choses connaissables que nous ignorons23, il est possible que nous ne soyons pas capables d’identifier la cause des maux particuliers par exemple, du moins d’identifier leur « nécessité » dans l’ordre du système, c’est-à-dire dans l’ordre de l’ensemble régional que constitue le système de la Terre ou du cosmos.
49Continuité et raison suffisante permettent alors de poser la question de la cohérence du système en son ensemble, c’est-à-dire d’envisager la création du monde, du point de vue de l’entendement divin, comme création d’un ensemble interdépendant où toute chose a sa raison d’être et où, en raison des attributs de Dieu, le monde ne peut être que le meilleur24 relativement :
Quand on détache les choses liées ensemble, les parties de leur tout, le genre humain de l’univers, les attributs de Dieu les uns des autres, la puissance de la sagesse, il est permis de dire que Dieu peut faire que la vertu soit dans le monde sans aucun mélange du vice, et même qu’il le peut faire aisément. Mais puisqu’il a permis le vice, il faut que l’ordre de l’univers, trouvé préférable à tout autre plan, l’ait demandé. (ET, § 124, p. 181)
50Parce que le monde n’est pas un simple agrégat, que les éléments qui le composent sont reliés25, il est possible de comprendre pourquoi sa réalisation ne s’opère pas selon un principe de perfection absolue mais de perfection relative : le « mélange » du vice et de la vertu, du bien et du mal. En d’autres termes, la réalisation de l’optimum suppose la composition des éléments, leur « mélange », et de là vient la possibilité de donner sens à la présence du mal et des vices26 – c’est-à-dire une utilité.
51Que faut-il retenir de ces brèves remarques pour la question de la constitution de la distance ? Tout d’abord, que le changement de perspective ou passage du point de vue de l’entendement humain à celui de l’entendement divin introduit des modifications dans la valeur relative des objets qu’il s’agit d’observer et que cette variation est elle-même tributaire de l’amplitude de l’éloignement du regard : à la limite, cette valeur relative se « néantise », numériquement et axiologiquement, eu égard à l’ensemble auquel il est rapporté.
52Ensuite, et cela est important, ce changement de proportion ou d’ordre dans la mesure s’accompagne, chez Leibniz, d’une autre affirmation selon laquelle le point de vue de Dieu est un point de vue de « système ». La fin entrepreneuriale27 qui le soutient conduit Dieu, rationnellement, à relier les éléments du monde créé, c’est-à-dire à faire que ce qui apparaît au regard de l’homme comme un « assemblage de choses contingentes » dont il ne connaît pas ou que confusément les causes, soit, du point de vue de l’entendement divin, un tout ordonné, un tout où chaque chose a raison d’être.
53Le changement de point de vue est donc ce qui permet d’identifier un type de nécessité qui fait un système des relations entre les éléments ou les « choses ». Juger du mal particulier peut alors se faire de deux manières au moins : d’une part, à l’aune de l’expérience individuelle, et le mal implique une responsabilité effective de l’homme qui mésuse de sa liberté et, d’autre part, à l’aune du système, et il apparaît comme un coût pour réaliser le meilleur en ce monde-ci. L’éloignement du regard enveloppe, dans le cas d’espèce, l’explicitation des relations donnant à chaque chose du monde créé par Dieu sa raison d’être.
54Il n’y a donc pas seulement éloignement – relativisation des éléments composants – mais aussi modification de la fonction d’observation : de la contingence des assemblages à la nécessité de leur interdépendance. Si Dieu a voulu le monde le meilleur possible, le mal qu’il contient n’est pas activement causé par lui mais tributaire de l’imperfection – par privation – des hommes qui, librement, le rendent effectif.
55Si l’on met de côté, ici, la dimension métaphysique du problème et l’exigence toute théologique de disculper Dieu de la présence du mal, la forme générale du raisonnement importera aux empiristes modernes qui, à la fin du xviie siècle et au début du xviiie, vont s’efforcer d’organiser, sur le plan épistémologique, un certain type de distance pour construire l’objet « société »28.
56Deux points sont remarquables pour ce rapprochement méthodologique. D’une part, la variation de la distance ou l’éloignement du regard permet la relativisation de la mesure de l’objet ou de ce qu’il contient. La relation sujet-objet, dès lors qu’elle est ainsi modifiée par l’éloignement, transforme tout autant les termes de la relation.
57Cette relativisation peut d’ailleurs s’accompagner d’une inversion de signe :
Ainsi les difformités apparentes de nos petits mondes se réunissent en beautés dans le plus grand, et n’ont rien qui s’oppose à l’unité d’un principe universel infiniment parfait ; au contraire ils augmentent l’admiration de sa [celle de Dieu] sagesse, qui fait servir le mal au plus grand bien » (ET, § 147, p. 199‑200)
58Le mal est un bien, du moins en est-il une cause, si par mal est entendu ce qui est, d’un certain point de vue, probablement celui de l’individu, hors de proportion, en mauvaise proportion.
59D’autre part, et cela résulte de ce qui précède, une certaine variation de la distance – qui n’est pas seulement de l’ordre de l’éloignement – permet d’expliciter, de rendre visible, ce qui, sans lui, demeurerait invisible. L’adoption du point de vue entrepreneurial divin permet de comprendre que le mal est un coût, qu’il a une fonction – comme « difformité » d’un certain point de vue, il devient conformité d’un autre point de vue.
60Ce n’est donc pas seulement la proportion relative qui se trouve modifiée par un certain type d’éloignement, c’est aussi la mise au jour de certaines relations de production29. Cependant, dans le cas de la Théodicée leibnizienne, la question posée demeure celle de la création du monde et enveloppe la possible responsabilité divine dans l’existence du mal. Chez Mandeville, la question posée n’est plus tant celle de la création de la société que celle de son intelligibilité. Rechercher les motifs qui, dans la conduite des hommes, ont pu rendre nécessaire leur association ne revient pas à spéculer sur la création de la société, laquelle est, en quelque sorte, toujours déjà là. Elle éclaire seulement sur l’ordre des raisons qui lui donne sens.
61Il importe désormais, à partir de quelques exemples empruntés à la Fable et à ses Remarques30 d’observer de quelle manière opèrent de tels déplacements de points de vue et ce qu’ils indiquent de la construction d’un regard nouveau porté sur la société.
62On retiendra principalement deux exemples pour illustrer la manière dont Mandeville conjoint deux points de vue d’analyse, celui de l’individu – pour lequel nous avons déjà rendu compte de la distance qui le caractérisait et de sa fonction épistémique (voir section 3.2)31 –, et celui d’une totalité qui n’est pas cosmos mais bien « société ». Le premier exemple portera sur sa position à propos de la question du luxe32. Le second portera sur la description de la structure du paradoxe de la Fable ou l’inversion des vices privés en bien public.
4.1.1. « La fortune du corps politique tout entier »
63Si le point de vue de la société apparaît comme un locus depuis lequel prendre en charge ce que ne permet pas la description à partir du point de vue de l’individu, alors le traitement de la question du « luxe » est révélateur des avantages épistémologique et pratique que soutient un tel changement chez Mandeville. Trois citations permettent d’indiquer ce changement que je rappelle :
1. « S’il faut appeler luxe (et à proprement parler il le faut) tout ce qui n’est pas immédiatement nécessaire à la subsistance de l’homme en tant qu’être vivant, on ne trouve que du luxe au monde » ;
2. « Par tout ce que j’ai dit jusqu’ici, je prétends seulement montrer que si une fois nous renonçons à appeler luxe ce qui n’est pas absolument nécessaire à la vie, alors le luxe n’existe pas car si les besoins des hommes sont innombrables, alors ce qui est destiné à les satisfaire n’a pas de limites » ;
3. « C’est une idée reçue que le luxe est aussi préjudiciable à la fortune du corps politique tout entier qu’à celle de tout individu qui s’en rend coupable. » (FA I, Remarque L, p. 90-91 ; FB I, p. 107-108)
64Les deux premières citations fournissent les termes d’une opposition insurmontable dès lors qu’elle est formulée à partir d’un point de vue unique qui demeure celui de l’individu. Les positions qui consistent ainsi à affirmer que « tout » est luxe ou que « rien n’est luxe » ne sont pas conciliables. D’un côté, elles reposent sur une anthropologie qui détermine une frontière basse de la différence entre le nécessaire et le superflu, de l’autre sur l’affirmation implicite selon laquelle tout est utile et nécessaire.
65Le déplacement de la frontière est arbitraire en un sens fort et dépend, finalement, de la position sociale de celui qui revendique l’affirmation33. Plus encore, la qualification des contenus empiriques qui déterminent ce « nécessaire » et ce « superflu » est tributaire des modes de vie : « Les douceurs de la vie sont, elles aussi, si diverses et si étendues que personne ne peut dire ce que les gens entendent par-là si on ne sait pas quel est leur mode de vie » (p. 91).
66La conciliation impossible des positions contraires tient non pas seulement à la diversité des points de vue individuels, non pas seulement au fait que d’un individu à l’autre, il est possible de décliner différemment la frontière du nécessaire et du superflu, mais aussi au fait que ces déclinaisons sont elles-mêmes tributaires de facteurs historiques et géographiques – les variations spatio-temporelles. Le raisonnement, cependant, n’est pas simpliste et, peut-être par concession rhétorique ou stratégique, Mandeville peut bien reconnaître et concéder aux moralistes que le luxe est préjudiciable à l’individu34. Le point important n’est pas là pour lui.
67Enfermer la question du luxe dans un énoncé qui demeure essentiellement individualiste et moraliste ne permet pas d’identifier le véritable problème qu’elle pose. Il faut donc sortir des termes de cette alternative stérile qui oppose le luxe et la nécessité, il faut cesser de subordonner la nécessité à la stricte mesure de ce qui importe à l’individu isolé.
68Le déplacement du problème est explicitement indiqué dans la troisième citation : il convient d’adopter le point de vue du « corps politique tout entier ». Cette exigence est justifiée par un premier type d’argument : ne pas traiter les conséquences du luxe sur le « peuple » ou « le corps politique tout entier » comme s’il s’agissait d’un individu. En d’autres termes, le corps politique n’est pas réductible, à la taille près, à l’individu et, par voie de conséquence, les intérêts qui le portent ne sont pas nécessairement recouverts par ceux des individus qui le composent.
69On trouve trace de cette position dans la critique de Mandeville à l’égard de ceux qui affirment, par exemple, que « le luxe rend le peuple efféminé et énervé, ce qui fait du pays la proie facile du premier envahisseur venu » (p. 94 ; FB I, p. 116)35. Si les arguments contre ce type de position ne sont pas toujours probants, il reste que Mandeville s’efforce de distinguer deux niveaux d’analyse et affirme que l’on ne peut pas raisonner ceteris paribus, depuis l’individu comme depuis le corps politique.
70Si, d’autre part, l’argument économique demeure profondément marqué par une vision mercantiliste du problème (voir p. 94-95 ; p. 116-117) de la balance entre les nations, il n’en reste pas moins que le plan de ses propres arguments n’est pas celui d’une transposition homothétique de l’individu vers la nation ou le corps politique.
71Changer de point de vue suppose donc que l’on récuse l’identification de droit entre « individu » et « corps politique ». Dès lors, la qualification morale des effets néfastes du luxe perd de sa pertinence. Sortir de la circularité suggérée par les deux premières citations rend pensable la positivité du luxe en tant qu’il est posé par Mandeville comme « richesse » du corps politique ou de la nation en son entier36. Considérée de ce point de vue, la question du luxe se trouve reformulée en question politique et économique portant sur la richesse des nations.
72La question n’est donc plus exclusivement morale, elle devient politique et concerne les rapports entre nations. Le luxe devient une mesure de la grandeur et de la prospérité d’une société donnée en tant que tout ; elle s’apparente à ce que bientôt on pourra désigner par le terme de Wealth.
73D’une part, Mandeville ne change pas de présupposé lorsqu’il cherche à définir le luxe du point de vue de l’individu37 et il reconnaît tout à fait les déterminations qui relient luxe et développement des vices. D’autre part, cette même réalité, dès lors qu’elle est mesurée à l’aune de la totalité du corps politique, voit son signe s’inverser.
74Ce changement de signe – des effets de l’excès ou du défaut sur les individus à la positivité de la richesse sur le corps en son entier – n’apparaît effectif qu’à partir du moment où l’on cesse de raisonner depuis l’individu et où l’on accède à un point de vue plus en hauteur, qui est celui du « corps politique tout entier ». Ce qui est « difformité » morale – par ses effets – pour l’individu devient conformité politique et économique – par ses effets – pour la société.
75De là à ajouter que la grandeur d’une nation passe utilement par celle de ses richesses, le pas est aisé à franchir et il enveloppe, comme on peut l’imaginer, toute une série de conséquences sur la manière d’envisager la nécessité du luxe. Les effets moralement discutables du luxe peuvent alors se comprendre comme un mal utile à la production de la grandeur des nations. Il ne s’agit donc pas seulement de relativiser la valeur des maux par leur mise en rapport avec une entité plus grande qui est le tout de la société, il s’agit de reconnaître que celle-ci étant un ensemble ordonné, ces « maux » ou ces « vices » sont, en quelque sorte, utiles pour le bien du tout.
76Raisonner ici en termes d’utilité et non de nécessité est seulement une manière de se mettre à distance de tout finalisme : les vices ne sont pas créés en vue de l’accomplissement du bien public ; ils existent et il se trouve que considérés du point de vue de l’ensemble, ils apparaissent comme utiles à la constitution de ce bien.
77L’exigence de prospérité et les formes de la richesse sont donc les premières manifestations positives de ce qui, au-delà des individus, apparaît comme un système qui les déborde et les contient : la société.
4.1.2. « Les vices privés font le bien public »
78J’en viens désormais au paradoxe de la Fable. Au terme d’une première description (FA I, p. 29-33 ; FB I, p. 17-24), la Fable propose une synthèse dont la formulation dramatise le caractère productif des relations instaurées entre parties composantes et tout de l’« État »38 ou de la société39. D’un point de vue argumentatif, cette transition permet de dessiner le lieu où opère la série des inversions positives : des parties pleines de vice au « tout » comme « paradis » ; des crimes qui « conspirent » à la grandeur des « États » ; de la vertu qui « noue » amitié avec le vice ; des canailles qui « contribuent » au bien commun.
79Chacune de ces occurrences assigne un lieu sans pour autant expliciter ou rendre visibles les modalités de l’inversion productive. Le verbe « conspirer » – dont l’emploi intransitif désigne le fait d’agir en secret – est sans doute le plus représentatif de la manière d’identifier cette opération. Des métamorphoses s’accomplissent donc, de ce qui est posé du point de vue des éléments composants, de la partie ou de l’individu, en son contraire dès lors qu’il est ressaisi à partir du tout – le « paradis », l’« État », le « bien commun ». L’inversion devient lisible avec le changement de point de vue puisqu’il s’agit, dans chacune de ces occurrences, de faire valoir un « effet », un résultat que le maintien du point de vue initial rend proprement invisible40.
80Se vérifie, une fois encore, le fait qu’un tel déplacement de point de vue enveloppe, ipso facto, la modification de l’objet considéré. Une telle prise en compte des liaisons actions-résultats (par exemple la pratique du vice fait du monde un véritable paradis) passe ainsi par la description de types généraux de rapports de composition entre les parties désignées. Chez Mandeville, cette relation est, le plus souvent, pensée sur le modèle de la combinaison.
81Parmi les nombreuses analogies mécaniques, biologiques et musicales qui émaillent la Fable et ses Remarques, on trouve ainsi, à propos du gin :
si on lui en faisait goûter des différents ingrédients séparément, [il] jugerait impossible qu’ils puissent composer une boisson acceptable. Les citrons lui paraîtraient trop acides, le sucre trop doux, […]. Pourtant l’expérience nous enseigne que les ingrédients que j’ai nommés, judicieusement mêlés, font une excellente boisson. (Remarque K, p. 89 ; p. 105)
82Et à propos de l’harmonie : « C’est ce qui, comme l’harmonie en musique, / Faisait dans l’ensemble s’accorder les dissonances » (p. 33 ; p. 24-25).
83D’un côté, c’est le mélange qui est productif, mais il l’est, pour le gin par exemple, à condition d’une judicieuse composition qui est le fait de l’art humain et qui explore, par l’expérience et la répétition, les potentialités productives en termes de résultats de tout ce qui est considéré isolément, individuellement. Ou bien, ce qui revient au même, du point de vue de la partie isolée, le citron n’offre que son acidité ; composé avec le sucre, etc., il libère autrement sa saveur qui s’en trouve exhaussée et modifiée. Tout de même que la dissonance, considérée absolument, est résolument telle ; ce n’est que dans sa composition en un tout sonore plus large qu’elle produit d’autres effets qui la rendent audible.
84La composition est donc ce que les relations désignent et elle assigne aux éléments qui la constituent une forme de productivité – analogue à celle déjà rencontrée avec la division des activités (section 2.3). Aucun mystère, ce qui est en jeu est la dramatisation d’un passage, celui de la puissance à l’acte, celui du possible au compossible, étant admis qu’un tel passage n’est pas seulement une incarnation mais aussi une modification. L’acidité n’a plus la même fonction dans le mélange tout comme la dysharmonie se trouve déplacée dans un ensemble qui la fait résonner autrement.
85Mais tous ces exemples, y compris celui de la division du travail, supposent un niveau d’intervention qui conduit à poser une intention productive, celle de l’artisan à propos du gin, celle du musicien pour l’harmonie ou encore celle de l’entrepreneur pour l’organisation du travail. En cela l’analogie porte ses limites : elle permet certes de comprendre le fait de la composition, mais son premier terme diffère significativement de ce qui doit concerner un tout comme la « société » ou un « État », qui, s’il peut faire l’objet d’intervention, ne peut être précisément façonné comme on fabrique le gin, l’harmonie ou une montre. Adopter son point de vue n’est donc pas exactement équivalent à celui de l’artisan ou de l’horloger…
86Si la société peut être pensée comme une totalité résultant d’un principe de combinaison spécifique de ses parties composantes mobilisées par des fins partielles et toujours partiales, elle reste identifiée et non expliquée dans ce qui la manifeste : cet effet surérogatoire que tous les exemples jusqu’ici retenus illustrent – l’acidité qui se donne dans une sensation agréable, la dissonance qui devient un intervalle sonore audible, etc. – est l’analogon que permet de retenir la comparaison ; mais son mode de production diffère.
87La société n’est pas produite par Dieu ni par le grand horloger. Elle existe déjà. Le point de vue qui en fait son objet permet de reconnaître cet effet de surérogation, de le rendre visible et de le constituer en objet véritable de discours. Comment, dès lors, s’éloigner pour rendre visibles ces manifestations d’un « ordre » qui, cependant, n’est pas produit à la manière d’une machine ou d’un simple mécanisme ?
88C’est un autre type de comparaison qui permet de comprendre la distinction entre ces deux points de vue éloignés : « Est-ce que le vin ne nous est pas donné / Par la vilaine vigne, sèche et tordue ? / Quand on la laissait pousser sans s’occuper d’elle, / Elle étouffait les autres plantes et s’emportait en bois ; / Mais elle nous a prodigué son noble fruit, / Dès que ses sarments ont été attachés et taillés » (Morale, p. 40 ; p. 36).
89L’image de la vigne est encore celle de la fabrication, mais elle diffère des précédents exemples en ceci qu’elle existe déjà : l’homme ne crée pas la vigne, il la transforme, il la modifie pour en obtenir un résultat. Certes, cette modification est équivalente à une invention d’une certaine manière, mais son mode opératoire est spécifique : il ne consiste pas en une fabrication ex nihilo, à la manière de l’accord dissonant, il suppose de jouer avec ce qui existe pour l’améliorer. L’intervention sur la vigne – la taille – compose avec ce qui existe et avec les qualités productives – elle est vivante. Il s’agit de rendre ces qualités ou ces propriétés opératoires et, au sens littéral du terme, de faire en sorte qu’elles produisent ce qui demande à l’être en réunissant des conditions qui, elles, ne sont pas toujours déjà données – attacher et tailler.
90L’intervention se situe là, non pas dans une position en hauteur définie par une intention productive globale, laquelle toujours en surplomb, permettrait de concevoir le tout pour le créer, mais dans une position suffisamment éloignée, suffisamment étayée par l’expérience, pour innover en vue d’améliorer sans pour autant englober le tout de l’objet même de l’observation. Le modèle ne serait donc plus celui du mécanisme mais celui de la nature qu’il s’agit d’orienter et de soutenir, d’améliorer ou de restaurer.
91Certes, encore, il y a bien une finalité – tirer de la vigne le meilleur qu’elle puisse donner pour fabriquer le vin de toute pièce –, mais la fin est prochaine, elle relève de la fonction et non pas de la cause finale. Elle oriente l’intervention dans le sens de modifications à venir visant l’amélioration de ce qui est41. Elle suppose donc un certain éloignement du regard mais celui-ci ne se détache pourtant pas de l’expérience, bien au contraire.
92Adopter le point de vue de la vigne comme nature depuis laquelle intervenir pour améliorer ses qualités productives implique donc un certain détachement qui vaut éloignement et, pour cela, de demeurer apte à identifier, non pas de manière a priori et abstraite, mais par l’expérience et l’observation, ce qui la rend plus vivace et productive de son fruit. Pour cela, il n’est pas besoin d’embrasser la totalité des principes qui la composent. L’éloignement du regard joint à l’identification d’une fin prochaine, c’est-à-dire l’explicitation d’une fonction à réaliser, suffit à fonder la légitimité pratique de l’intervention qui ne vise qu’une amélioration ou une série progressive de transformations. Loin d’être une constitution ou une création ex nihilo qui supposerait la pleine connaissance des premiers principes, l’intervention est ici de l’ordre de la modification en vue d’une amélioration.
93L’invention se fait innovation, celui qui intervient n’est pas « Législateur » ou « Grand Horloger » ou « Dieu », il est humain. Mais il est susceptible de modifier ce qui existe par déplacements du regard et par accumulation d’expériences pour le restaurer ou le réhabiliter, tout comme le médecin soigne. Ce faisant, il demeure entièrement rivé aux données de ses observations et de ses inférences inductives qu’il reconstruit avec prudence. Une telle modification de la posture d’observation, en tant qu’elle vise une intervention prochaine, est aussi un changement de paradigme comme on le verra plus loin42.
94La Fable et ses Remarques permettent donc de repérer et de reconstruire un modèle complexe et assez élaboré du point de vue adopté pour observer la société : rendre visible ce qui se manifeste comme irréductiblement distinct de tout ce qui, envisagé à partir de l’individu et de ses conduites, émerge sans s’y rapporter directement. Cela suppose, ainsi que les exemples commentés l’ont montré, un déplacement qui n’est pas seulement de l’ordre de l’éloignement – un éloignement dont on a vu qu’il était condition épistémique du regard porté sur soi. Si la distance est bien condition, elle demande encore à être déterminée. Et c’est la définition de cette distance qui doit permettre de faire la différence entre le regard divin et le regard humain porté sur la société. La distance qui soutient le regard de l’artisan sur l’objet qu’il fabrique est globale ; elle est déterminée par une fin et elle permet, à partir d’elle, de reconstruire toutes les opérations qui finalisent son intervention – en quoi consiste précisément la fabrication de l’objet.
95Observer la société sans risquer de projeter de manière intempestive le regard de l’artisan – celui du Dieu créateur du monde – suppose donc de faire une différence entre deux types d’éloignement du regard. Le paradigme de la fabrication enveloppe un point de vue totalisant et finalisant ; le paradigme de l’objet comme nature extérieure suppose un point de vue qui renonce à toute intention créatrice parce que, précisément, ce qui s’observe est donné, déjà là. Ce qui s’observe sont des manifestations qui témoignent de l’existence d’un quelque chose qui n’est pas créé par l’homme bien que l’homme en fasse partie ou, pour être plus précis, un déjà-là qui n’est pas créé à la manière dont l’artisan fabrique son objet. Si l’homme contribue, à sa manière, à un résultat dont les manifestations devenues visibles sont l’indice, cette contribution est encore assez obscure dans ses contours et s’indique dans les termes d’une inversion que le paradoxe de la Fable résume en son principe : les vices font le bien public.
96Il reste qu’une telle modification de la distance, depuis laquelle observer ces manifestations de la société, enveloppe une tension particulièrement forte que décrit à sa manière la rhétorique des inversions positives : il importe de s’extraire de la société dans laquelle on est – tout comme il fallait s’extraire du soi pour éviter l’écueil de l’introspection – et, tout en même temps, il ne faut jamais oublier que l’on ne peut pas s’en extraire vraiment, raison pour laquelle adopter le point de vue de Dieu était une illusion supposant qu’une telle extraction était méthodologiquement et ontologiquement possible.
97Le nouveau point de vue adopté, celui par lequel la société devient perceptible ou, pour paraphraser Durkheim, celui par lequel on se rend sensible à ses manifestations, est complexe parce qu’il suppose de trouver une via media entre l’individualisme psychologique et l’intellectualisme rationnel et abstrait du point de vue de Dieu. Dans les deux cas, ce qui devient obstacle est l’absence ou, au contraire, le caractère absolu de la distance posée comme critère épistémique du regard porté sur l’objet. Dans les deux cas, la relation sujet-objet se trouve niée, soit par identification dans le cas de l’introspection, soit par séparation ou coupure ontologique insurmontable dans le cas de l’extériorisation absolue.
98L’équation fondamentale qui délimite le problème de la naissance d’une science de l’homme, le fait que l’homme soit tout en même temps « sujet » d’observation et « objet » observé, trouve ici, dans la tension entre ces deux types d’éloignement du regard, son énoncé méthodologique. S’il faut s’extraire, comme une exigence sans laquelle aucune connaissance n’est possible, il reste que cette extraction doit être contrôlée et c’est précisément dans la juste mesure de cette distance d’observation que la société, qui n’est pas une simple projection du moi, devient une chose dont on peut regarder les manifestations avant de poser la question de ses origines ou de ses causes.
99L’émergence de ce point de vue nouveau sur la totalité a donc fait éclater la coïncidence abstraitement revendiquée par le point de vue métaphysique entre les intentions créatrices de Dieu, même logiquement déterminées par le respect des vérités éternelles et son résultat effectif, le monde des existants, le monde des compossibles. Cette identité n’a plus lieu d’être chez Mandeville puisqu’il récuse toute argumentation par les causes finales. La composition des actions humaines se donne dans un résultat qui manifeste une certaine positivité « du point de vue du corps politique tout entier » que seule une observation à distance et du point de vue de la totalité permet d’identifier à défaut d’expliquer.
100Le maintien du déterminisme selon quoi toute chose a sa raison d’être et l’exclusion de tout finalisme : voilà ce qui, chez Mandeville, permet de dessiner l’espace discursif à l’intérieur duquel situer le nouveau point de vue sur la société. Ce lieu devrait donc, en théorie du moins, autoriser toutes les inférences possibles concernant les manifestations de la société, entre autres, celles portant sur ce qui paraît irréductible aux conduites strictement individuelles.
101Il est donc possible d’affirmer que chez Mandeville, la prise en considération puis la description des effets inédits liés au jeu des interactions des hommes en société exigent un changement complexe d’orientation du regard. C’est dans ce lieu précis que peut se construire un point de vue à partir duquel tenir un discours nouveau portant sur le tout, discours que j’appelle sociologie.
102Ce point de vue ne s’apparente donc pas avec évidence au point de vue divin. Entre les deux, la reconnaissance du caractère inattendu et souvent peu immédiatement intelligible de ce qui se donne comme un excès ou un débordement interdit de transposer sans précautions le point de vue finalisé de l’artisan, du Dieu créateur et entrepreneur, dont le dessein permettrait de poser de manière non contingente les assemblages entre choses formant système ou monde.
103L’attention donnée à un certain point de vue de la nature – dont la singularité est d’être toujours déjà là : elle nous « environne », toujours insaisissable comme totalité, toujours immanente en ses modifications – conduit à reconfigurer la forme générale de la relation d’observation qui n’est plus celle qui préside à une constitution mais plutôt celle qui engage à une intervention contrôlée, laquelle vise l’amélioration ou la restauration.
104De la production à l’amélioration, c’est tout le sens de la relation à ce qui échappe au premier regard qui se trouve modifié ; c’est, comme on le verra plus loin, la manière de concevoir le travail de la politique ou du législateur comme intervention qui s’en trouvera également profondément bouleversée.
105Il importe de rappeler qu’un tel déplacement accompagne la manière de dissocier ce qui relève de l’observation des effets à l’échelle de l’individu ou de la partie et ce qui appartient, de droit, à l’observation des effets à l’échelle du tout qu’est la société. Il importe encore de reconnaître que l’ensemble de ces modifications est rendu visible à partir d’un point de vue à distance qui n’est ni celui de l’individu ni celui de Dieu.
106Reste, désormais, à comprendre de quelle manière ce qui est ici repéré chez Mandeville comme autant de symptômes d’un tel changement de paradigme trouve, chez Smith, une amplitude et une explicitation plus larges, dont la métaphore de la main invisible est sans doute l’expression la plus célèbre mais aussi la plus ambiguë. Reste donc à comprendre en quelle manière une telle stylisation, toujours chez Smith, n’est pas exempte de résidus d’un certain providentialisme, lequel entache la netteté de la frontière dessinée entre point de vue de la société et point de vue divin.
4.2. Smith : la « main invisible », sécularisation du point de vue de Dieu ?
107Pour Smith, l’élaboration du point de vue à partir duquel identifier l’objet société demeure tributaire de la réponse donnée au problème de l’articulation entre causes efficientes et finales. Chez Mandeville, la position adoptée, pour radicale et sommaire qu’elle soit, n’en permettait pas moins, et sans trop d’ambiguïtés, de renoncer à un certain type de finalisme et de revendiquer positivement une forme de déterminisme causal qui donnait toute sa fonction épistémique au point de vue à distance.
108Les choses semblent moins nettes avec Smith. Ainsi, la Théorie des sentiments moraux développe des arguments théistes43 qui font valoir le point de vue des causes finales, entre autres celui d’un « bien universel ». Michaël Biziou (2000, section 2.3.2, p. 210 et suivantes) a montré comment et pourquoi l’on pouvait considérer, dans l’histoire de cette tradition anglo-écossaise des sentiments moraux, que, de Hume à Smith, il y avait un véritable « retour », une sorte de « restauration » du « triptyque » morale, système et causes finales.
109On sait que Hume développe amplement pour l’achever le mouvement d’une critique du finalisme, entre autres dans ses Dialogues sur la religion naturelle, en établissant notamment que les différents systèmes et leurs causes finales ne sont pas dans l’ordre des choses mais, et positivement sous certaines conditions, dans l’ordre des fictions et des constructions de l’imagination44. Parler d’un retour45 chez l’auteur de la Théorie des sentiments moraux doit, cependant, être compris comme l’indice d’un travail qui opère sur le plan des arguments et qui, loin d’être le signe exclusif d’une inconséquence ou d’un défaut de cohérence, témoigne de l’invention d’un point de vue nouveau sur un objet qui, par ses manifestations, ne peut plus être saisi à l’image du cosmos ou du monde créé par Dieu. Dès lors, les tensions et les ambiguïtés nettement repérables, qui soutiennent ce contexte d’argumentation, sont la marque d’un effort, et c’est à ce titre qu’elles intéressent pour articuler l’objet « société » à un point de vue qui lui soit spécifique et qui ne se confonde plus avec celui qu’implique l’argument du dessein.
110Je voudrais montrer à partir de trois exemples comment se manifestent ces tensions et ce qu’elles désignent de la manière de poser l’exigence d’un nouveau point de vue d’analyse. Le premier exemple porte sur la disjonction que soutient la lecture morale smithienne entre analyse des motifs et des intentions de la conduite du sujet et qualification du mérite par la prise en compte des conséquences, des effets. Il s’agit, avec ce premier exemple, de saisir que la juste compréhension de ces « conséquences » implique un déplacement du regard qui valide l’intuition selon laquelle entre les intentions de l’action et leur accomplissement s’établit une différence qui n’est pas lisible, et encore moins explicable, du seul point de vue de l’individu ou du sujet moral. Le deuxième exemple porte sur la manière de rendre compte, par un certain type d’argument, de l’effectivité du respect des lois générales de justice, sur la manière de poser le caractère naturel d’un type de passion – la peur insurmontable du châtiment – qui ajuste ainsi la nature de l’homme à « ce pour quoi il est fait ». Le troisième et dernier exemple porte sur la saisie de la société comme « système » et sur la manière de poser explicitement l’articulation entre causes efficientes et causes finales.
111Ces trois exemples ont en commun de faire valoir la complexité de ce qui est à observer – de ce qui est posé comme « objet » – et de donner prise à l’exigence d’une requalification nouvelle du rapport sujet-objet d’observation. En un mot, il s’agit de faire apparaître en creux la nécessité méthodologique d’une dissociation, pour ce qui est de la distance d’observation, entre un éloignement contrôlé du regard et une forme intempestive et illusoire de coupure.
4.2.1. Motifs et conséquences des actions : « l’irrégularité de sentiment »
112Dans la section iii, « De l’influence de la Fortune sur les sentiments du genre humain, quant au mérite ou au démérite des actions » (TSM, II, iii, p. 149 et suivantes), Smith propose une justification de la distinction nécessaire entre une morale qui jugerait d’après les seuls motifs, sentiments et intentions46, et une morale qui, par « une irrégularité de sentiment » (Introduction, p. 150 ; l’expression est par ailleurs récurrente dans toute cette section), tient compte des conséquences pour évaluer le « mérite » ou le « démérite » d’une action. L’identification d’une telle « irrégularité de sentiment » suppose un jeu complexe de variations de points de vue. Elle rend une autre lecture possible de l’action humaine, dont on pourrait dire qu’elle revêt une orientation sociologique.
113Smith commence par identifier trois niveaux d’analyse de l’action humaine : l’intention et les motifs, le mécanisme ou le « mouvement externe » du corps47 et, enfin, les conséquences. Le premier relève de la théorie morale d’un point de vue rationnel48, le deuxième est indifférent aux intentions et aux déterminations morales de la conduite49, le troisième relève, pour partie, d’une morale commune en ce que nous sommes conduits régulièrement à indexer la valeur de mérite ou de démérite à la réussite ou à l’échec d’une action particulière.
114Cette prise en compte des conséquences excède toujours la sphère individuelle des motifs et des intentions. Et rendre visible cet excès suppose de changer de point de vue. Par ce dernier, apparaît la disjonction effective entre deux sphères de l’existence du sujet agissant : l’amont où prévalent les représentations subjectives, les motifs, les intentions et les sentiments ; l’aval qui est le règne des conséquences effectives directes et indirectes des actions réellement accomplies. La différence est alors dramatisée par le jeu de la contingence et de la « Fortune »50. Dire que l’on peut être favorisé ou défavorisé dans l’accomplissement de ses buts, c’est alors reconnaître que le mouvement concret de ses actions ne dépend pas seulement de sa volonté et de ses capacités. Les contextes, les situations modifient l’orientation et l’effectuation des mouvements réels d’action.
115Quelle raison faut-il alors donner à cette irrégularité de nature ? L’argument ici se développe en plusieurs plans. Le premier est résolument empiriste et fait valoir la relation entre « irrégularité » de sentiment et type de conséquence observable. En effet, sans cette « irrégularité » de notre nature, « chaque cour de justice deviendrait un véritable tribunal d’inquisition. La conduite la plus innocente et la plus circonspecte ne garantirait [plus] aucune sûreté » (p. 165).
116L’imputation de motifs ne reposerait ainsi sur aucun élément extérieur empiriquement observable et rationnellement justifiable ; elle serait seulement le fruit de supputations abstraites non fondées. Elle rendrait suspectes toutes les conduites réelles en raison même de ce caractère arbitraire du jugement. À l’extrême, on peut dire que l’action y serait envisagée comme un pur « mouvement extérieur du corps » auquel on relierait dogmatiquement un type de motif ou de sentiment. En ce sens, le jugement de l’action procède d’une véritable inquisition. La peur de telles projections d’intentions, qui ôte tout sentiment de « sécurité », brise la dynamique de l’action humaine qui fait la matière même de la coexistence51. Le socle anthropologique de la coexistence – « favoriser au mieux le bonheur de tous » (p. 166) – sans lequel il n’est ni conservation ni reproduction de l’espèce humaine s’effondre.
117La vie sociale impose de faire en sorte que la justice ne tranche pas la question des motifs et des intentions autrement qu’à les considérer dans leurs effets réels, observables et donc connaissables. S’il faut dissocier morale et justice, c’est parce que, du point de vue de la vie en société, ce qui est redevable du jugement public est cela seul qui advient et qui, observé et connu comme un fait, puis confronté à des motifs ou des intentions pleinement ou partiellement réalisées, peut être posé comme une action juste ou injuste par ses conséquences. Le jugement social, par la médiation d’institutions – les « cours de justice » notamment, les coutumes et les traditions, etc. –, suppose un certain éloignement du regard pour identifier ces relations effectives et réelles entre mouvements d’action, situations et effets.
118Les cas particuliers envisagés par Smith dans cette section, comme dans bien d’autres d’ailleurs, impliquent toujours une pluralité d’individus. C’est donc l’interaction humaine qui est l’objet de l’analyse morale et qui enveloppe l’élargissement nécessaire du point de vue d’observation. La description et l’explication de l’action individuelle, puisqu’il s’agit toujours de confronter des effets et des intentions ou des motifs, supposent d’abandonner le point de vue du sujet moral isolé et de le saisir en tant qu’il est toujours déjà impliqué par les conséquences de ses agissements dans des relations avec des individus en société.
119Les conditions de la coexistence ne recouvrent donc pas exactement celles de la vie morale. Sans le respect des premières, il n’est pas de société qui tienne et l’observance toujours désirable des secondes rend seulement la société plus « florissante » (TSM, II, ii, 3, p. 140). Pour le comprendre, il faut alors accepter de sortir du point de vue de la monade et se rendre sensible au jeu des conséquences, c’est-à-dire prendre acte de la réalité effective de l’interaction humaine. Alors, « la bienfaisance est […] moins essentielle à l’existence de la société que la justice » (ibid., p. 141)52.
120Sur le plan de l’argumentation, que conclure de ces premières remarques ? Smith situe avec raison, du point de vue de l’analyse de l’action individuelle, le problème de la distinction entre morale et justice : la seconde prend en compte l’action réalisée et les conditions de sa réalisation ; la première, idéalement – c’est-à-dire du seul point de vue de la raison, argumente sur les motifs. Il va plus loin en montrant, cependant, que même sur le plan du jugement moral ordinaire, il se trouve que nous sommes disposés, par nos sentiments, à accorder plus ou moins de mérite à des actions dont la réalisation a été tributaire de circonstances sur lesquelles l’agent n’a, de fait, aucune prise53.
121Cette manière de sur- ou sous-évaluer la valeur morale d’une action est un constat repérable dans l’analyse des « cas particuliers ». Il vient contredire l’idée d’une maxime générale qui serait posée dans les termes d’une délibération purement rationnelle et qui revendiquerait, pour seul critère, la stricte adéquation des motifs et des buts54. Cette inconséquence est donc heureuse et elle permet la coexistence effective.
122Telle serait, ici, la conclusion sur laquelle pourraient s’accorder Smith et Hume. Cet accord proviendrait, d’une part, de la manière de poser la réalité de cette irrégularité : il s’agit d’une hypothèse portée par un type d’inférence inductive, validée par la fréquence d’observations, qui donne sens à et corrobore ce qui est empiriquement observable, à savoir le fait de juger moralement d’une action en ne tenant pas compte exclusivement des motifs et des intentions. Ce désaccord entre principes de la raison et jugements concrets des actions réalisées trouverait alors dans cette hypothèse une justification suffisante, du point de vue de la philosophie morale ; autrement dit, une cause prochaine qui n’impliquerait pas d’aller au-delà dans la remontée aux principes. Or, dans cette même section iii, Smith multiplie les affirmations et les justifications qui dénotent un changement de régime argumentatif pour lequel il entre, cette fois, en désaccord manifeste avec Hume.
123Le titre même du troisième chapitre de cette section, « De la cause finale de cette irrégularité des sentiments » (TSM, II, iii, 3, p. 164), l’indique expressis verbis : expliquer l’existence de cette irrégularité du point de vue des fins. Il ne peut s’agir de cause formelle ou de fonction puisque celle-ci est déjà mobilisée dans l’explication précédente. On change de régime discursif et c’est le dessein général par lequel cette irrégularité se trouvera nécessitée qui devient matière du raisonnement.
124La « Fortune, qui gouverne le monde, a quelque influence là où nous devrions le moins vouloir lui en accorder, et dirige dans une certaine mesure les sentiments des hommes quant à leur caractère et à leurs conduites propres, et quant à ceux des autres » (ibid.). Smith recourt à des formulations qui ne laissent pas d’être ambiguës : « lorsque la Nature a déposé dans le cœur de l’homme le germe de cette irrégularité des sentiments, elle semble avoir eu l’intention, là comme en toutes occasions, de promouvoir le bonheur et la perfection de l’espèce » (ibid.)55.
125Il y aurait donc, à considérer les choses d’un certain point de vue, une sorte d’adéquation heureuse : les inconséquences de nos jugements, leurs effets non désirés ou inattendus sur nos actions puisque tributaires de ce qui nous échappe – la « Fortune » – seraient, en quelque sorte, ajustés à la réalisation d’un dessein qui est en tout point conforme aux exigences de la conservation, de la reproduction de l’espèce et, plus encore, à l’amélioration des conditions de la coexistence.
126Le point de vue depuis lequel une telle affirmation est tenable n’est plus tout à fait le même : il n’est pas seulement élargissement de la distance depuis laquelle considérer l’effectivité des conséquences qui accompagnent et déplacent l’orientation des mouvements concrets des interactions humaines, il est celui, plus en hauteur encore, d’une instance qui parviendrait à identifier la fin qui, jusque-là, échapperait au regard, mais qui, du fait de cette distance, deviendrait visible d’une part et, d’autre part, apparaîtrait comme ajustée. Le recours à la majuscule pour désigner la « Nature » semble confirmer qu’il faut, pour tenir ce raisonnement, la considérer du point de vue de sa globalité, comme un tout ou, plus rigoureusement encore, que tenir le point de vue de la « Nature », c’est, ipso facto, situer l’instance d’observation à une hauteur suffisante pour l’envisager comme un tout et non pas comme un milieu qui nous environne.
127Dès lors, à cette hauteur du regard, ce qui, pour l’individu et du point de vue de sa raison, apparaît bien comme une irrégularité – une « difformité » ? – se trouve ramené à une conformité, celle-là par laquelle est réalisé l’ajustement entre fin et moyens. Le moins qu’on puisse dire est qu’une telle affirmation révèle, au moins sur le plan formel, la présence d’une forme téléologique et providentialiste de raisonnement.
128Ce qui a été ouvert d’un côté par la reconnaissance d’une forme positive d’indétermination des conduites – la disjonction entre les deux sphères de l’existence humaine, l’existence d’une contingence non finalisée, l’importance du hasard, etc. – qu’un certain point de vue à distance permet de rendre visible et lisible serait, de l’autre côté, refermé par la supposition symétrique d’un équilibre ou d’une adéquation réalisés ex post facto entre parties et tout dont la valeur est tributaire d’un point de vue encore différent qui suppose de pouvoir considérer la Nature comme une totalité, de s’en extraire au point de pouvoir l’observer comme un tout à distance.
129Dans ce dernier cas, il est probable que le point de vue dont il est question ne soit guère différent du point de vue divin. Plus encore, les affirmations précédemment citées laissent peu de doute sur cette identification métaphysique – et non pas méthodologique ou analogique – au point de vue divin où « Dieu » est remplacé par la « Nature » avec un grand N !
130S’agit-il là de procédés formels et rhétoriques au moyen desquels Smith indique ce que signifierait, pour l’objet étudié, ce changement possible des points de vue ? S’agit-il, autrement, de l’invocation claire et explicite d’une forme d’harmonie préétablie qui devient pensable à partir d’un point de vue téléologique et finaliste ? Les deux probablement56.
4.2.2. La peur irrémissible du châtiment comme passion ajustée au respect de la justice
131L’exemple qui précède a permis d’illustrer une première fois le caractère mêlé de l’argumentation smithienne qui recourt à deux types d’imputation causale, passant de l’un à l’autre pour conduire une même démonstration. Il en est encore ainsi lorsqu’il s’agit d’élucider, dans la deuxième section de cette même partie (« De la justice et de la bienfaisance », TSM, II, ii, p. 129 et suivantes), les facteurs susceptibles de déterminer notre approbation du châtiment à l’encontre des injustices.
132Dans un chapitre intitulé « De l’utilité de cette constitution de la nature » (TSM, II, ii, 3, p. 140 et suivantes)57, Smith évoque la question des relations entre les sphères de la vie morale et sociale sous l’angle de la bienveillance et de la justice. Si la première embellit les relations entre les hommes – « la société y est florissante et heureuse » (p. 140)58 –, celle-ci n’est cependant pas nécessaire ; du moins ne constitue-t-elle pas l’un de ses fondements59.
133En revanche, « la société ne peut subsister entre ceux qui sont toujours prêts à se nuire et à se causer du tort » (p. 141). Le respect des règles de justice est alors indispensable au maintien de l’ordre de la coexistence. Encore faut-il que ce respect soit rendu effectif, car il n’a rien d’évident a priori. C’est pourquoi l’acquisition de dispositions, notamment d’un certain « sens » (ibid.)60, ou d’un certain « souci » (p. 145, 143 et 146 par exemple) de la justice, est nécessaire.
134Pour Hume, un tel sens s’appuie, entre autres choses, sur la vertu artificielle61 de justice. Elle requiert un artifice pour advenir, c’est-à-dire un détour par des institutions. Smith, de manière générale, partage cette position62. Il affirme, tout en même temps, que la « peur du châtiment », plus encore que la considération du « point de vue du schème » (cette expression n’est évidemment pas de Smith), impose ce respect. Ce ne serait donc pas la considération d’utilité même si, de facto, c’est bien de cela qu’il s’agit. Pour l’individu, la peur du châtiment conduit à faire des règles de justice un devoir imprescriptible. Il y a donc, en la nature, comme un principe qui, in fine, garantirait l’effectivité d’un tel respect.
135Il reste que certaines des formulations de cette thèse ne manquent pas d’être étonnantes :
Pour renforcer le respect de la justice, la Nature a donc implanté dans le cœur des hommes cette conscience du démérite et cette terreur d’un châtiment mérité qui surviennent, dès lors que la justice est violée, comme les grandes gardiennes de l’association du genre humain pour protéger les faibles, contraindre les violents et châtier les coupables. (p. 142)
136Il s’agit, une fois encore, d’un argument de type finaliste qui impute à la « Nature » le soin d’installer en l’homme une passion spécifique qui viendrait garantir et « renforcer » le respect des lois de justice. Ainsi, cette garantie ne serait pas seulement rendue effective par un argument de la raison isolée, par la considération rationnelle d’une utilité sociale pour le tout. Et sur ce plan, la position demeure avec cohérence empiriste. Elle serait rendue possible par une détermination de la nature qui insérerait en l’homme comme un « principe », celui de la « peur du châtiment ». La « Nature » aurait donc paré, par le soin d’une heureuse constitution de l’homme, l’une de ses faiblesses, et aurait fait en sorte que le respect des règles de justice soit assuré par l’opération d’un type naturel de passion adéquate.
137Cet argument, qui revêt indéniablement un tour providentialiste, s’éloigne d’une véritable justification empiriste. Pour Hume, s’il y a bien société et s’il faut respecter les règles de justice de « manière inflexible », cela ne peut advenir que par le détour d’artifices qui, tout en respectant l’opération habituelle des « principes de la nature humaine », la conduisent à orienter son mouvement dans une direction qui n’est pas déjà donnée a priori. En ce sens, il est possible de parler, tout en même temps, de la société comme milieu déjà donné des hommes en relations et de ses institutions comme autant d’inventions et d’artifices nécessaires par le moyen desquels corriger sans aller contre les penchants, et rendre ainsi possible le respect des règles générales de justice. Pour être « nécessaire », la solution humienne n’en est pas moins historique63, tandis que l’hypothèse de Smith demeure comme attachée à des résidus naturaliste et providentialiste. C’est donc à partir du seul principe de la préférence pour le proche par rapport au lointain et de la seule prédominance de l’intérêt personnel – autant de conjugaisons variées de la « partialité » native de chacun – qu’il faut reconstruire, selon Hume, les termes d’une telle nécessité (voir section 4.3.2).
138La voie smithienne ne relève pas seulement d’un certain providentialisme que rien, empiriquement, ne peut vraiment justifier et qu’une fois encore, il pose à partir d’un point de vue dont l’éloignement relève d’une distance qui n’est plus contrôlée dans son amplitude ; elle revêt aussi les apparences d’un argument ad hoc, ce qui en affaiblit d’autant la portée64.
139Cet exemple, important puisqu’il s’agit de la déduction empirique de la nécessité du respect des règles de justice, montre que Smith a recours, une fois encore, à des formes hétérogènes d’arguments, lesquelles sont parfois en cohérence avec les réquisits de son empirisme et, quelquefois, en désaccord avec eux. Le premier type d’argument, tout comme chez Hume, pose la genèse fonctionnelle des formes et des institutions qui œuvrent à l’accomplissement d’une telle nécessité. Le second, postulant une fin spécifique à laquelle la nature humaine aurait toujours déjà pourvu, disjoint le raisonnement par les causes prochaines ou efficientes pour imposer une lecture plus finaliste. La philosophie morale smithienne exprime donc bien un certain « retour » par rapport à Hume.
140À la différence de Mandeville ou de Hume, cet état de la doctrine, chez Smith, souligne le caractère encore transitoire d’une élaboration complexe au terme de laquelle, en principe, devrait s’accomplir la disjonction entre point de vue de la société et point de vue divin. Sans trancher et tout en relevant cette tension entre des arguments hétérogènes, il convient d’aborder le troisième et dernier exemple encore plus explicite de ce problème.
141Dans un passage important de ce même chapitre, Smith revient sur la nécessité de distinguer causes efficientes et finales (p. 142-143)65, « opérations des corps » et « opérations de l’esprit » (p. 142 ; TMS, p. 87).
4.2.3. De la distinction entre « les opérations des corps » et « les opérations de l’esprit »
142Ce même chapitre constitue le moment d’une démonstration plus large remettant en cause l’esprit de système66, lequel prévaut dans certaines théories qui tendent à faire reposer l’origine de toutes les distinctions morales sur « un principe unique » (p. 143 ; TMS, p. 87) : l’égoïsme pour les uns, la bienveillance ou l’utilité pour d’autres67. Dans ce contexte, Smith évoque, tout d’abord, la manière dont on peut observer l’« ajustement réciproque »68 entre les « parties de l’univers » (p. 142) et, pour cela, il prend plusieurs exemples qui relèvent de ces types d’« opération » ayant pour objet les « corps » et l’« esprit ».
143Dans le premier cas, la distinction entre causes efficientes et causes finales ne pose pas un problème : si l’on admet que le « dessein »69 de la « Nature » est celui de la « conservation de l’individu et (de) la propagation de l’espèce », on peut sans difficulté en rendre compte à partir des seules causes efficientes de la « digestion des aliments » et de la « circulation du sang » ainsi que d’autres « mécanismes »70 du même genre. Une chose, donc, est d’expliquer par les causes matérielles l’accomplissement de ces fonctions ; autre chose est de dire que ces dernières sont établies à cette fin.
144C’est donc par la fonction qu’il est possible de comprendre la contribution du sang, ou de la digestion des aliments, au maintien de la vie. Le recours à la fonction – même si ce n’est pas ici le vocabulaire de Smith – permet d’articuler deux régimes d’explication causale : d’une part, la description « mécanique », comme le dit encore Smith, des agencements physiques et physiologiques qui président à l’accomplissement de la circulation par exemple ; d’autre part, l’identification d’une fin prochaine, formelle, qui, dans l’ordre du discours, permet de rendre intelligible l’articulation des causes efficientes. En un mot, la fonction permet de comprendre comment et dans quel but prochain les « parties » du système et les « moyens » sont ajustés « avec l’artifice le plus subtil aux fins qu’ils sont censés produire ».
145Cette articulation entre fonction et causes ne remet pas du tout en question la distinction entre causes efficientes et causes finales. Voici ce que dit encore Smith à propos de ces deux fonctions :
Cependant, nous nous efforçons de ne jamais en rendre compte à partir de ces desseins, mais à partir de leurs causes efficientes ; pas plus que nous imaginons que le sang circule ou que les aliments sont digérés de leur propre initiative, avec la visée et l’intention de ces buts que sont la circulation et la digestion.
146Il ne s’agit donc pas d’expliquer par l’intention ou la fin. En ce sens, il est possible de rendre compte positivement du « mécanisme d’une plante » en se détachant de tout finalisme global.
147Ce premier type d’opération, qui implique des « corps », n’a pas seulement vocation, dans l’argument smithien, à identifier ce qui fait la positivité d’une véritable philosophie naturelle qui s’efforcerait, par l’induction contrôlée, de remonter des effets aux causes efficientes immédiates et de maintenir constamment la différence avec l’ordre des causes finales. Si ces dernières interviennent, ce n’est que de manière instrumentale, pour dessiner avec cohérence et sans contradiction l’ordre de ces opérations tel qu’il nous apparaît71.
148Le second type d’opération, qui implique l’esprit, rend l’argument plus complexe et, peut-être, plus ambigu. Développant les termes d’une analogie, Smith commence par affirmer que la distinction entre les deux types de causalité demeure pertinente. Pour cela, il revient sur l’exemple de l’horloge, de ses mécanismes et de « l’intention » de l’horloger : « nous n’assignons jamais un tel désir ni une telle intention aux rouages mais à l’horloger, et nous savons qu’ils sont mis en mouvement par un ressort qui, tout comme eux, ne vise pas les effets qu’il produit ».
149La fabrication de l’objet est portée par l’intention productrice de l’artisan qui agence les pièces et les dispositifs en vue de la réalisation de cette fin. Celle-ci permet alors d’établir fonctionnellement les fins partielles qui donnent raison des conséquences produites par les éléments du système. À ce titre, le « ressort » produit bien une « fin » qu’il ne vise pas. La dissociation entre les deux est clairement portée par le changement de point de vue qui permet, ainsi, de passer des éléments du système au point de vue du système qui est celui de l’artisan-entrepreneur. Qu’en est-il dès lors que la pièce du système n’est plus le rouage d’une montre ou son ressort mais l’homme et les actions qui le meuvent ? C’est ici qu’intervient le second terme de l’analogie :
Quand par des principes naturels nous sommes conduits à suivre des fins qu’une raison raffinée et éclairée nous recommande, nous sommes très enclins à imputer à cette raison, comme à leur cause efficiente, les sentiments et les actions par lesquels nous parvenons à ces fins.
150Il faut ici distinguer l’ordre des « principes naturels » qui pousse l’homme à accomplir des mouvements en vue de la réalisation de certaines fins (parmi lesquelles, la conservation et la reproduction) et qui relève, du point de vue de la connaissance, de l’ordre des causes efficientes. En cela, cette partie de la connaissance de la nature de l’homme est, de droit, redevable d’une philosophie naturelle. Pourtant l’argument va plus loin.
151D’une part, il identifie la confusion non moins naturelle dont l’homme est ordinairement victime : ce dernier confond toujours ces causes avec les raisons et les sentiments que son imagination contrôlée (la « raison éclairée et raffinée ») lui suggère comme autant de « fins ». D’autre part, tout comme l’artisan cherche intentionnellement, c’est-à-dire volontairement, à produire l’heure juste comme l’effet général des opérations agencées de son système mécanique, Dieu est, analogiquement, l’auteur de la « fin » réelle pour laquelle toutes ces opérations de l’esprit s’agencent et meuvent les sujets.
152L’homme ou le sujet moral, du moins celui de la Théorie des sentiments moraux, se trompe deux fois sur la manière de rendre compte des opérations de l’esprit : d’une part, il impute, de manière erronée et par inclination, à sa raison ce qui relève du jeu de « principes naturels » ; d’autre part, il pose, toujours de manière erronée, ces « raisons » ou ces « sentiments » comme autant de fins dont il serait l’auteur là où, réellement, ce que produisent ces « fins » n’est que l’accomplissement d’une fin d’un autre ordre dont l’auteur n’est pas l’homme mais Dieu.
153Analogiquement donc, il y a deux types de déplacement du regard : celui du point de vue des mécanismes partiels de l’horloge vers le point de vue intentionnel de l’artisan ; celui du point de vue des « principes naturels » vers le point de vue de Dieu ; autrement dit, du système de l’horloge vers le système général des conduites humaines et de l’effet de l’heure juste vers l’effet général des interactions humaines72. Ceteris paribus, l’intention productive serait peut-être du même ordre, qu’il s’agisse de considérer la fin d’un système mécanique ou la fin des actions humaines reliées. En tout cas, ces fins échappent aux mouvements des parties redevables d’une explication par les causes efficientes.
154Mais si, dans le premier cas, la mise en cohérence des causes efficientes, c’est-à-dire leur articulation « en vue » de la production d’un résultat empiriquement observable, appelle le passage à l’identification d’une « fonction » et, pour cela, attribue à l’intention productive de l’artisan l’expression et la réalisation de celle-ci, il n’en est pas de même du côté du système des actions humaines reliées. Pour le coup, le passage au niveau supérieur n’implique pas ici l’identification d’une fonction mais bien la description d’un ordre voulu par un observateur éloigné et omniscient : Dieu.
155Par rapport à Mandeville, le raisonnement de Smith revêt doublement la forme d’un « retour » au providentialisme et au théisme. Quand le premier pose ontologiquement et méthodologiquement la distinction entre ce qui est connu et ce qui demande à l’être, faisant du « hasard » ce qui délimite notre défaut de connaissance sans pour autant remettre en cause la généralité d’une explication par les causes, le second détermine ce même écart en recourant, pour certaines opérations, à un type de finalité qui implique Dieu.
156Dès lors, et corrélativement, le déplacement du regard exigé pour embrasser cette articulation des causes n’est pas de même nature et il marque, lui aussi, un certain « retour » : chez Mandeville, l’ignorance provisoire en droit des causes conduit à reconnaître l’existence de ce qui échappe au point de vue d’observation comme un objet dont la juste appréhension demeure tributaire du regard humain. Et il en découle cette conséquence, sceptique en son principe, selon laquelle ce qui est perçu par l’imagination, qui observe comme un « système » du monde, de l’univers ou de la société, n’est peut-être jamais que l’effet d’une croyance qu’il est, pour l’instant au moins, vain de vouloir fonder en raison par l’invocation de finalités émanant d’un point de vue transcendant.
157Chez Smith, le déplacement du regard enveloppe l’identification d’un type de finalité en droit assez peu compatible avec le fonctionnalisme par ailleurs revendiqué de sa philosophie naturelle. Ce déplacement suppose alors un éloignement du regard qui peut aller bien au-delà de ce qui relève des aptitudes épistémiques de l’homme en tant que sujet de connaissance73. Comme dans les exemples précédents, la saisie plus nuancée des « opérations » requiert désormais de tels déplacements, même si demeure encore indécise l’amplitude de cette distance nécessaire ; même si, par excès, cette distance peut encore échapper au contrôle de celui qui observe.
158L’espace des points de vue à l’intérieur duquel peut se déployer un nouveau type de discours portant sur les conduites humaines qui ne se réduirait pas à un déterminisme aveugle ou à une indétermination sans limite enveloppe toujours, chez Smith, le risque d’une telle confusion. Comme pour l’analyse des causes du respect de la justice, la confusion consiste à répondre à l’exigence épistémique d’un changement de point de vue par l’identification au point de vue universel de Dieu. Elle fait alors verser le discours dans une téléologie aux accents étrangement métaphysique et théologique.
159Mandeville a ouvert la voie sans l’emprunter véritablement, en affirmant le principe d’une distinction nécessaire entre ignorance des causes et providentialisme. Certains des arguments mobilisés par Smith font cependant retour vers un tel providentialisme. Si tous deux s’accordent à reconnaître l’exigence épistémique d’un changement de point de vue, son amplitude et les moyens d’y parvenir ne sont encore pas clairement dessinés. Mais, peut-on ajouter, l’espace discursif est ouvert et il contient désormais la possibilité d’une autre élaboration de point de vue à distance. C’est ce que dessinent exemplairement certains des usages spécifiques de la métaphore de la main invisible dans le corpus smithien.
4.2.4. Les usages de la métaphore de la main invisible
160La tension entre les deux options explicatives que représentent l’analyse par les causes efficientes et l’analyse par le recours à un certain type de fin – cause formelle ou fonction, cause finale – se retrouve dans les usages de la main invisible. Décrire ces usages permettra de donner toute sa portée épistémique à cette métaphore74 et, sans doute, d’indiquer quelques-unes des propriétés de ce que pourrait être la bonne distance d’observation de cet objet en tant qu’il doit être perçu comme indépendant de celui qui le regarde.
161Par le recours à l’argument finaliste, il s’agissait de lier le constat empirique d’un ordre avec l’idée d’un telos pour l’univers ; il fallait aussi éviter une représentation rhapsodique de la nature. Se condamne-t-on pour autant à reconstruire le tout – la société – dans les termes d’une articulation volontariste75 de parties intentionnellement ajustées ? Si théisme moral et finalisme font bien partie du système de morale chez Smith, d’autres types d’arguments parcourent ces textes et laissent entendre que la position est plus complexe ou, du moins, qu’elle ne peut pas être réduite aux seuls termes de cette alternative. Les occurrences de la métaphore de la main invisible76 ne sont-elles que des analogies de type mécaniste et, ce faisant, des manières d’expliciter dans le langage de la finalité l’existence d’un ordre, ou engagent-elles autre chose en raison même de leur statut à l’intérieur du discours qui les mobilise ? Ces désignations ne seraient-elles pas à comprendre comme un procédé original permettant d’indiquer le lieu – et non plus l’individu ou Dieu – à partir duquel tenir un discours nouveau sur ce qui se présente de manière si énigmatique : les manifestations d’une cohérence dont il n’est plus besoin de dire qu’elle est le produit d’une action divine.
162On pourra certes objecter qu’il s’agit, une fois encore, d’une interprétation, d’une lecture un peu anachronique qui tenterait de retrouver en ce point les prémisses de ce qu’on appelle parfois « une science morphologique » ou systémique de la société77. Après tout, la relative complexité du contexte argumentatif dans lequel sont mobilisées de telles occurrences autorise plusieurs lectures et l’on peut dire que la postérité de Smith, sur ce point, a partie liée avec des choix interprétatifs qui n’étaient probablement pas toujours révélateurs de sa pensée sans pour autant lui être contraires.
163Mon propos est un peu différent puisque dans cet essai de reconstitution des frontières du topos à l’intérieur duquel se fait le travail d’élaboration et d’invention d’un point de vue nouveau sur la société, je cherche à faire un inventaire de ce qui témoigne de l’accomplissement de ce travail en cours. La main invisible a ceci de particulier qu’elle condense une série de lectures possibles qui la prédisposent à fonctionner comme un modèle. Sans proposer ici une histoire exhaustive de ces usages, je veux indiquer que dans le contexte où cette métaphore est employée par Smith sont mises en rapport des significations possibles qui intéressent la naissance de cette science des sociétés.
164Affirmer, ici, que la main invisible est une métaphore, ce n’est pas seulement tenter de la dissocier d’une lecture mécaniste, c’est aussi et avant tout la comprendre comme ce qui résulte de manière cohérente d’une conception du fonctionnement de l’imagination. L’explicitation de quelques-uns de ces principes et la mise en rapport de ces derniers avec la main invisible devrait permettre de justifier ce statut de métaphore et, dès lors, de relativiser la portée d’une lecture mécaniste.
4.2.4.1. Le fonctionnement régulier de l’imagination : expliquer par la construction de « machines imaginaires »
165Dans l’essai History of Astronomy (EPS-HA, p. 105 et suivantes), Smith donne des indications précieuses sur la manière de comprendre le fonctionnement de l’imagination. Elles permettent, entre autres choses, de fixer les « principes généraux qui guident l’enquête philosophique »78 et qui conduisent l’imagination contrôlée à inventer des figures, à construire des « machines imaginaires »79 comme autant de solutions de compromis réduisant, de cette manière, le « malaise » occasionné par des affections particulières et discordantes.
166Les premiers paragraphes de History of Astronomy situent le problème du fonctionnement de l’esprit (mind). Smith repère trois types de « sentiments » (p. 34 et suivantes) qui déterminent des attitudes de l’imagination. Ces dernières sont caractérisées, à leur tour, par des types d’objets et, dès la première section (« Of the Effect of Unexpectedness, or of Surprise », p. 37 et suivantes), par des types de conséquences sur l’esprit.
167Il s’agit donc d’une véritable éthologie ; mais loin de s’inscrire d’abord dans les termes d’une conduite observable, elle relève d’une manière d’appréhender des états de l’esprit en tant qu’ils sont instables ou dynamiques, en tant qu’ils induisent des attentes, des troubles ou des plaisirs.
168Trois sentiments sont ici retenus comme déterminants : d’une part, l’étonnement ou l’émerveillement qui définit l’attitude de l’esprit dès qu’il se trouve, sur le plan des perceptions, confronté à quelque chose qui sort de l’ordinaire80 ; d’autre part, le sentiment de surprise provoqué lorsque advient à l’esprit un événement ou un objet qu’il n’attend pas ; enfin, l’admiration portée par la contemplation de la beauté de la nature par exemple. Celle-là contient comme une sorte d’aptitude ou de sensibilité à être affecté par ce qui est général, cohérent, harmonieux, etc.
169Les deux premiers sentiments ont en commun de désigner des formes de rupture des relations entre perceptions et attitude de l’esprit81 : l’émerveillement traduit un état d’interruption de la circulation des intensités affectives qui caractérise le régime ordinaire des perceptions. La nouveauté induit une certaine perplexité que l’émerveillement traduit en la matière d’un « sentiment ». Dans ce cas, la relation est momentanément troublée, interrompue, et son équilibre modifié. De la même manière, la surprise est portée par une occurrence d’apparition d’objets familiers qui est déplacée, hors de son contexte habituel. Ce n’est pas ici l’objet de la perception qui est inédit – comme dans le cas de l’émerveillement –, mais ce sont les circonstances dans lesquelles il apparaît. Dans le cas de l’admiration, c’est la répétition d’un sentiment de plénitude lié à la contemplation jamais démentie de la beauté d’un paysage, de la nature, etc., qui vaut à l’imagination ou à l’esprit cet état d’équilibre.
170Si les deux premiers sentiments traduisent des situations de trouble, le troisième enveloppe un état idéal d’équilibre où l’esprit se pose et se stabilise dans la contemplation de son objet. Des premiers sentiments au troisième est ainsi suggérée l’idée d’une dynamique de transition qui permet de comprendre que l’imagination, lorsqu’elle est troublée, va s’efforcer de tendre vers un nouvel équilibre dont l’émerveillement est, sans doute, la forme achevée même si elle n’est pas la plus ordinaire.
171Il est alors possible de dire que ces trois sentiments, que dénotent trois attitudes de l’esprit, marquent autant d’étapes d’un mouvement continuel par lequel l’imagination sollicitée s’efforce de retrouver un état de calme, d’easiness82, passant de l’étonnement à la surprise puis à l’admiration. La question est alors de comprendre de quelle manière passer d’un état à l’autre.
172Sur tous ces aspects, Smith n’innove pas vraiment et il reprend à son compte une partie de l’épistémologie des transitions aisées de Hume. Pour ce dernier, en effet, la nature humaine choisit toujours entre des tendances contradictoires qui, en se présentant à l’imagination, la forcent à inventer des fictions comme autant de solutions de compromis, au moyen desquelles les « perplexités », les malaises ou les tensions, qui font obstacle aux transitions aisées des impressions ainsi qu’à leurs conversions, sont provisoirement surmontées.
173Il en est ainsi de la contradiction entre discontinuité des images d’un corps et attribution d’identité83. La solution de compromis, et dans ce cas précis, la fiction de l’imagination, est alors, « par tout ce qui favorise nos tendances naturelles, soit en aidant à leur satisfaction extérieure, soit en renforçant leurs mouvements intérieurs », ce qui donne « un plaisir sensible » ou ce qui permettra à l’esprit de chercher « naturellement à alléger ce malaise » (TNH I, iv, 2, p. 294-295) issu des termes mêmes de la contradiction de tendances84.
174Smith n’explique pas autre chose. Il reconduit l’argument empirique (au moins depuis Locke), selon lequel le langage permet d’établir des rapports entre des impressions, des représentations, sachant que ces rapports ne sont pas des « connexions véritables » :
Et même nous, quand nous avons tenté de représenter tous les systèmes philosophiques comme de pures inventions de l’imagination qui cherchent à relier ensemble les phénomènes naturels autrement disjoints et discordants, nous avons été amené, pour user d’un langage exprimant les principes de liaisons, à faire comme s’il s’agissait de connexions véritables que la Nature utilise pour rattacher entre elles ses divers opérations. (EPS-HA, iv, § 76, p. 105 ; je traduis)85
175Dès lors que ces représentations sont stabilisées, elles « conviennent »86 à l’esprit qui, par le moyen d’opérations régulières de l’imagination, réduit ainsi les discordances entre ce qu’il perçoit et ce qui l’affecte d’un côté, et, de l’autre côté, ses tendances naturelles. La confrontation entre la somme d’expériences – ce que Hume appelle les « liaisons coutumières » – organisées en un véritable système87 et ce qui affecte de manière inédite l’imagination88 produit malaise ou perplexité ; ce que l’esprit va chercher à surmonter notamment par l’invention de ces fictions et autres figures de compromis89.
176À partir de ces considérations, on peut désormais préciser le statut de la main invisible et comprendre celle-ci comme une construction de l’imagination dont la fonction est aussi de combler un besoin pathologique de représentation, c’est-à-dire de restaurer la facilité avec laquelle, ordinairement, l’esprit passe d’une impression à l’autre, d’une idée à l’autre, etc.
177Il s’agit alors de reconstruire une cohérence, au moins dans les termes d’une fiction, face à ce qui ne manque pas de produire des malaises et des perplexités : le rapprochement paradoxal entre des conduites généralisables portées par la détermination principale de l’intérêt et certains effets dont la signification, pour ne pas dire l’utilité, paraît relever d’un intérêt plus élargi et public. Un rapprochement qu’il est si difficile de ne pas confondre avec l’existence d’une sorte de finalité, d’un dessein dont la réalisation serait toujours le fruit d’une manipulation rusée90.
178En ce sens, la main invisible serait une figure de compromis, précisément une fiction opératoire dont la fonction serait de prendre en charge, par les images qu’elle déploie, le malaise occasionné par l’impossibilité dans laquelle se trouverait l’esprit de relier, causalement, ce qui relève de la logique des parties composantes – les individus – et ce qui se donne à voir en termes d’effets – la « société ».
4.2.4.2. La main invisible comme « fiction » ou métaphore désignant un type d’opération
179On pourrait encore raisonnablement objecter qu’une telle justification ne permet en rien de différencier cette construction imaginaire de l’esprit des autres figures déjà rencontrées et bien plus explicitement finalistes. Il me semble cependant possible de relativiser cette objection par les deux arguments suivants.
180Tout d’abord, il faut rappeler que cette métaphore est, la plupart du temps, employée pour désigner sous une forme imagée la production non intentionnelle d’un effet. Elle met en scène ce paradoxe que Smith, à propos de l’intérêt public, résume en disant de l’individu qu’« il n’entre généralement pas dans son intention de faire avancer l’intérêt public, et [qu’]il ne sait généralement pas non plus combien il le fait avancer » (RDN, IV, ii, p. 513).
181La main invisible sert donc à désigner, sous une forme plus élaborée et sans doute plus efficace que le rapprochement mandevillien, le paradoxe suivant : un équilibre général harmonieux s’obtient qui advient et demeure non seulement en dehors de tout calcul mais, plus encore, en dehors de tout calcul délibéré – celui d’un législateur ou d’un homme politique.
182La métaphore de la main invisible présente alors cet avantage de condenser en une image particulièrement forte ce qui se rapporte, du point de vue de l’observation, à l’émergence de cette forme d’organisation non assignée à une fin déterminée par une volonté constituante – dont le « marché » est sans doute la figure emblématique. Cette métaphore désigne, indique mais n’explique pas. Et c’est parce qu’il y a, semble-t-il, une sorte d’impuissance avérée du pouvoir explicatif de la raison que, face à un phénomène aussi « étonnant », l’imagination tente, par une stylisation convaincante et susceptible d’emporter l’adhésion, de réunir ces aspects hétérogènes qui n’en font pas moins système et qu’il faut tenter de dénommer.
183La tension est donc forte puisque la main invisible peut être comprise, tout en même temps, comme l’expression achevée d’un certain providentialisme – chacun suivant son intérêt particulier, l’harmonie du tout, l’intérêt général, y est cependant réalisé –, et comme la stylisation d’une perplexité, d’un quelque chose qui résiste à l’entendement humain – précisément le fait même de cette inversion du particulier et du général, dès lors qu’on la considère non plus du point de vue divin mais de celui d’un observateur simplement éloigné.
184La main invisible réunit donc les termes d’une hétérogénéité, au moins apparente, qu’il n’est plus vraiment possible de rendre intelligible par l’adoption d’un point de vue définissant une instance créatrice unique, toute puissante et transcendante. Il y a comme une énigme qui demande à être posée, qui résiste à l’épreuve de l’inférence immédiate. La main invisible peut alors se comprendre comme la forme opératoire et positive d’une ignorance qu’il faut combler.
185Dès lors, l’exigence d’une résolution cognitive de cette tension se fera sentir aussi longtemps que, par le moyen d’inductions contrôlées, il ne sera pas rendu compte des opérations au terme desquelles ce résultat – l’harmonie, l’équilibre général, le bien public, etc. – se donne enfin pour ce qu’il est : non plus seulement un « effet » dont on constate l’existence, mais un ensemble ordonné de « conséquences » dont on peut, par l’enquête, identifier les causes productives.
186Alors, et alors seulement, ce qui est à l’origine de la perplexité et du trouble d’une imagination en situation d’attente, perdra de son mystère, de son pouvoir de provoquer l’étonnement, l’enchantement91, pour revêtir les aspects plus neutres d’un « objet » que l’on peut enfin dépeindre comme ensemble de relations et de rapports visibles.
187Les rares occurrences de la métaphore de la main invisible contiennent cette part positive d’indétermination dont la négation requiert l’application de certains de ces « principes » qui doivent « guider » l’enquête philosophique92, notamment par la formation toujours provisoire et rigoureusement contrôlée de machines imaginaires, de fictions comblant affectivement ce qui apparaît comme une césure source de troubles et de malaises.
188La métaphore de la main invisible tient lieu de ces inventions discursives propres à jouer cette fonction tout en admettant, comme dans le rapport que le langage tient avec le réel qu’il désigne, que ce qui est indiqué ostensiblement l’est par commodité pour restaurer et assurer la continuité nécessaire des transitions aisées d’une imagination curieuse.
189En aucun cas, cependant, une telle fiction, ou un tel modèle, n’est le réel lui-même : fiction d’une certaine réalité qui suscite interrogation parce que l’on y devient sensible comme observateur distant, la main invisible demeure, de part en part, une abstraction qui tient lieu d’instrument d’accès à la réalité et non pas de réalité93. Cette différence qu’il faut toujours maintenir entre fiction de la réalité et réalité de la fiction permet d’en venir au second type d’argument autorisant une lecture non exclusivement finaliste et mécaniste des usages smithiens de la métaphore de la main invisible.
190Ce rapport de la fiction au réel qu’elle subsume trouve en effet à s’illustrer dans la critique smithienne des projets révolutionnaires portés par les législateurs et autres démiurges en politique94. Preuve en est, le nécessaire abandon du point de vue omniscient qui s’apparente à celui de Dieu dès lors qu’il s’agit de comprendre et de vouloir transformer la société qu’on observe.
191L’esprit de « système »95 se soutient de l’idée que, faute de pouvoir s’éloigner suffisamment et de se mettre résolument à l’extérieur de la société que l’on observe, on a tendance illusoirement à réduire cette dernière à un « système », à une totalité en forme de machine intégralement déterminable. Or il s’agit là d’une illusion politiquement dangereuse, ontologiquement et épistémologiquement96 infondée.
192Celui qui, dans ces conditions, entreprend de vouloir réformer le gouvernement d’une société par amour pour la beauté de son plan97 s’enferme dans une posture absolutiste. La « beauté supposée de son plan » ne souffre aucune dérogation et, abolissant tout principe de réalité98, « il semble imaginer qu’il est capable de disposer les différents membres d’une grande société aussi aisément que la main dispose les différentes pièces sur un échiquier » (TSM, VI, ii, 2, p. 324).
193Se prenant pour Dieu qu’il n’est pas, le démiurge-législateur manque la complexité de l’objet qu’il entend modifier. Il est, par conséquent, vain de croire que l’on puisse identifier la société à un jeu d’échecs : « chaque pièce a un principe de mouvement propre, entièrement différent de celui que le législateur pourrait choisir de lui imprimer » (ibid.).
194Les déplacements des pièces sont déterminés et assujettis à une volonté qui surplombe, les mouvements des individus en société ne le sont pas : d’un côté, il y a des mouvements hétéronomes, de l’autre des actions libres et autonomes. Les mouvements des parties composant la grande société humaine ne sont donc ni totalement prévisibles ni généralisables. Preuve en est que les individus étant acquis à la satisfaction de leurs intérêts, il se trouve néanmoins qu’une forme de prospérité générale, de bien public peut advenir. Admettre ce paradoxe revient à reconnaître que quelque chose de ce réel résiste, précisément parce qu’il n’est plus envisageable d’adopter le point de vue omniscient du Dieu-démiurge. En conséquence, l’analogie entre jeu d’échecs et société est trompeuse. Si le joueur, à travers le déplacement de ses pièces, exprime une intention, les mouvements de ces pièces ne sont en rien comparables à ceux des individus en société. Vouloir identifier les deux, c’est succomber à la violence des abstractions99.
195Ce n’est pas directement la récusation de toute volonté instituante de l’homme politique (voir supra chapitre 1) qui importe ici mais la dénonciation des fictions qui la soutiennent : Smith disqualifie sans ambiguïté les conceptions mécanistes de la société qui orientent de telles intentions. Le parti pris de la transformation par révolution est illégitime, car il repose sur l’idée qu’il serait possible de reconstruire intégralement l’ordre de la société. En un mot, la révolution est dans l’erreur parce qu’elle fait le choix du mécanisme, car le mécanisme n’est jamais que la mise en système du paradigme de l’action volontaire – celle du législateur. La supériorité de la réforme, ainsi que le laisse entendre Smith100, est qu’elle s’accorde au « machinal » (Deleule 1979, p. 63 et suivantes) dans la société, à l’infinie complexité de ce réel que l’on ne peut vouloir infléchir que par corrections successives.
196Dugald Stewart cite, dans son Account of the Life and Writings of Adam Smith (1793), un extrait inédit d’un texte de Smith qui vient confirmer cette manière de disqualifier les représentations mécanistes de la société :
L’être humain est généralement considéré, par les hommes d’État et par ceux qui conçoivent des projets, comme la matière d’une sorte de mécanique politique (political mechanics). De tels concepteurs perturbent le cours des opérations de la nature dans les affaires humaine. (Stewart 1980, p. 322 ; je traduis)101
197La main invisible, si elle n’est pas toujours exempte de telles résonances, n’en désigne pas moins, quand on la rapporte au contexte de ses usages, quelques-unes des propriétés les plus distinctives d’une société conçue comme une nature en laquelle on est. Si les joueurs d’échecs sont à leur manière des démiurges, si le système des relations qu’ils construisent avec les pièces de leur jeu est intégralement intelligible quand on le rapporte à leurs intentions, il n’y a rien de tel quand on s’éloigne pour observer à distance la société.
198Celle-ci apparaît au regard comme une réalité plus complexe, comme une sorte de « nature » environnante qu’il est sans doute impossible de réduire rationnellement à un ensemble intégralement produit par une intention entrepreneuriale – fût-elle celle de l’homme politique ou de Dieu. C’est ce que permet de dire, d’une autre manière, le recours à la métaphore de la main invisible : entre les parties composantes et l’effet résultant, il y a comme un excès qui, immédiatement, paraît résister à tout effort d’intelligibilité.
199Ce qui apparaît est donc au-delà des éléments composants ; cette réalité-là ne peut être désignée ni par l’adoption du point de vue divin ni par celui du démiurge. La société se manifeste dans toute sa compacité à condition seulement d’adopter un point de vue qui, pour éloigné qu’il soit du point de vue individuel, pour distinct qu’il soit du point de vue de Dieu, reste un point de vue humain à distance.
200Chez Smith, la métaphore de la main invisible permet aussi de désigner une telle réalité, c’est-à-dire de la faire apparaître comme un objet que l’on peut désormais contempler sans pour autant le maîtriser cognitivement. Cet objet n’est pas un cosmos rationnellement déterminé et de part en part transparent à celui qui le contemple ; il n’est pas, non plus, un agrégat réunissant des éléments composants par simple sommation. Il est plutôt comme une nature qui se tient par elle-même, de laquelle le sujet-observateur, en s’extrayant par le moyen d’une distance contrôlée, fait apparaître la consistance sous la forme d’un paradoxe. Une consistance qui, au premier regard, résiste, au moins provisoirement, à l’effort humain de compréhension.
201Ce qui, dans la justification précédente, apparaissait comme une tension et troublait l’imagination, la mettant pour ainsi dire en posture d’attente anxieuse, trouve, avec ce second argument, une occasion supplémentaire de perdurer. La cause en est un certain réel qui résiste parce qu’il ne peut plus se comprendre dans les termes d’une déduction rationnelle portée par un point de vue transcendant et omniscient.
202Cette résistance est alors ce à quoi il devient possible de se rendre sensible, à condition toutefois de s’éloigner tout en demeurant à distance résolument humaine. Un point de vue, donc, qui n’est plus celui de l’individu, mais qui n’est pas non plus celui de Dieu ; un point de vue qui, dès lors, trouve sa justification en ceci que, n’étant ni l’un ni l’autre, il est l’un et l’autre pour faire apparaître la société comme une réalité inédite.
203Le mouvement d’extraction du sujet observateur s’accompagne de la modification de la nature de l’objet à observer : la société n’est plus un tout transparent au point de vue créateur de Dieu, elle est une réalité opaque, en partie invisible au point de vue de l’homme qui, prenant distance, se rend sensible à cette opacité.
204L’« invisible », qui désormais s’interpose entre les éléments individués composants et les effets interreliés consistants, assigne une nouvelle tâche au regard du sujet-observateur qui le découvre et en fait son objet. Élucider cet invisible devient alors une exigence de connaissance, non pas seulement parce qu’elle permet de répondre aux attentes cognitives de l’imagination, mais aussi parce qu’elle a des implications pratiques de tout premier ordre : améliorer la société par la réforme et non par la révolution (voir Gautier 2005, p. 242 et suivantes).
205De Mandeville à Smith, la question de la détermination du regard à distance adopté par celui qui entend observer la société est devenue plus complexe, sans doute aussi plus équivoque.
206Premièrement, l’espace des changements de points de vue s’ouvre : la connaissance de soi suppose désormais la médiation par l’extérieur – autrui notamment – et la constitution d’une distance pour éviter tout psychologisme. Les conditions de cette nouvelle connaissance avèrent la positivité de l’éloignement qui devient, ainsi, une véritable ressource épistémique de la nouvelle méthode d’observation des moi en société, c’est-à-dire des individus.
207Smith est celui qui, sur ce plan, est allé le plus loin dans la dramatisation des effets heuristiques de ce nouvel ethos. Sa Théorie des sentiments moraux met en scène, subtilement et avec nuance, la manière dont il devient possible de reconstruire, en une genèse empirique, la co-émergence des distinctions morales et de leurs usages sociaux légitimes.
208Ce résultat enveloppait cependant une difficulté que l’évaluation des rapports entre les morales commune et parfaite fait toujours apparaître : l’intériorisation de la distance allait avec son absolutisation, rendant pour ainsi dire impossible la satisfaction des exigences propres à la sphère authentique de la vie morale. Surtout, cette articulation problématique réfractait la délicate confusion entre point de vue du spectateur imaginaire et impartial et point de vue divin du « tribunal de la conscience ».
209En un certain sens, la réponse à l’exigence d’objectivité du point de vue, dans le domaine des évaluations morales, présupposait la constitution d’un sujet désincarné avec pour seul instrument de « vision » une raison détachée, séparée et abstraitement libre d’absolutiser tous ses critères ; en un mot, de les détacher de l’expérience réelle.
210La stabilisation de la distance nécessaire à l’élaboration d’une connaissance morale ancrée dans une expérience résolument humaine du sujet ne pouvait donc advenir du seul fait d’une intériorisation de la distance : il y fallait d’autres conditions que l’on pouvait peut-être trouver, ainsi que Hume le suggère dans le livre de son Traité consacré à La morale, dans le jeu contrôlé de deux « principes » de la nature humaine.
211L’intériorisation de la distance, qui, chez Smith, devenait susceptible d’une détermination abstraite et rationnelle se détachant complètement de sa forme empirique originelle, pouvait être maintenue comme une distance effective et effectivement humaine, toujours reliée à des expériences communes, à partir du jeu composé de la sympathie étendue et de la comparaison. L’impartialité était alors susceptible d’une plus juste traduction épistémique de la distance et pouvait être comprise comme une vertu artificielle qu’il faut également acquérir pour porter un jugement de connaissance légitime.
212Sur un second plan, ce que permettent de comprendre les transformations de l’espace des points de vue depuis lesquels observer la société, c’est que la constitution de la nouvelle distance comme ressource épistémique se heurte, là encore, au risque d’une confusion toujours possible entre point de vue de la société et point de vue de Dieu. Cet écueil se traduit notamment dans les termes d’un rapport ambivalent entre usages méthodologiques de la causalité et providentialisme.
213De Mandeville à Smith, une fois encore, le problème se trouve clairement délimité : pour le premier, l’ignorance des causes ne doit pas conduire à leur substituer une métaphysique des fins ; pour le second, l’adoption d’un point de vue plus éloigné d’observation de la société s’illustre exemplairement avec les occurrences de la main invisible. L’interprétation de cette dernière fait ressortir la délicate oscillation entre deux manières de qualifier l’extraction du sujet-observateur.
214La première suppose une distance épistémiquement valide de type méthodologique et permet, tout à la fois, de qualifier un regard éloigné qui se fait sensible aux manifestations d’une société qui apparaît comme un tout dont il n’est plus nécessaire de postuler qu’elle est le résultat d’une intention productive et transcendante. Le point de vue d’observation et son objet définissent alors une relation inédite et font du déchiffrement de ce qui s’offre au regard comme un paradoxe une exigence cognitive aux implications pratique et politique décisives. La seconde est corrélative d’une distance épistémiquement non valide de type métaphysique qui renoue avec un certain providentialisme et postule que la société y est intégralement rationalisable.
215Ces lectures balancent donc entre deux perspectives et illustrent le caractère encore ambivalent de la définition des conditions pragmatiques à l’élaboration d’un autre regard sur la société. Ce regard n’est pas encore exclusivement enté sur une distance résolument empirique permettant méthodologiquement d’éloigner de manière contrôlée un sujet connaissant pleinement humain.
216Le rapport apparemment contradictoire entre ce qui est visible et justifiable du point de vue de l’individu et ce qui apparaît dès lors qu’on adopte un point de vue plus éloigné se pose donc encore comme une énigme à résoudre, comme une tension qui implique la logique des conduites individuelles et celle des effets composés. De la singularité des conduites situées à la généralité des effets induits, il y a comme un écart qui demande toujours à être délimité et élucidé.
217Un retour à Hume s’impose à nouveau qui devrait permettre d’envisager encore autrement le problème épistémologique de la distance à construire pour tenter de comprendre comment ce passage complexe de la partie au tout, du particulier au général peut être requalifié de manière à dissocier plus rigoureusement point de vue de connaissance à distance et point de vue métaphysique de Dieu.
4.3. La généralisation ou la construction méthodologique de la distance chez Hume
218Deux textes du Traité de la nature humaine, l’un extrait du livre L’entendement et l’autre de La morale, permettent de rappeler certains des principes de l’analyse humienne de la généralité. Dans les sections « Idées abstraites » (TNH I, i, 7, p. 62 et suivantes) et « Origine du gouvernement » (TNH III, ii, 7, p. 143 et suivantes), Hume aborde deux problèmes qu’il s’agit de résoudre conformément aux réquisits de son empirisme : d’une part, celui du statut de l’abstraction qui suppose une définition non conceptuelle de la généralité entée sur l’expérience ; d’autre part, celui du statut politique de la généralité qui rende compossible, dans l’ordre de la société, la poursuite des intérêts particuliers102.
219Dans ces textes, la question de la généralité est saisie dans une double perspective qui éclaire l’énoncé de la distance comme instrument méthodologique d’éloignement du regard. Posée en des termes résolument pragmatiques, la généralité renvoie alors à la description d’opérations d’une imagination qui généralise, tout comme son énoncé politique fait valoir la description d’opérations par lesquelles l’individu parvient, contre sa tendance spontanée et cependant cohérente avec ses intérêts immédiats, à se rendre sensible à ce qui est plus éloigné. Dans les deux cas, mais différemment, le problème de la généralité est déterminé par la construction d’une distance qu’il faut rendre opératoire.
220Mais cette opérativité de la distance n’est pas seulement à comprendre comme réponse à l’exigence épistémique d’éloignement du regard, elle est aussi ce qui doit être borné, c’est-à-dire limité par le haut sous peine de perdre son statut méthodologique d’instrument empirique. Pour Smith, c’est la distinction instable de cette limite supérieure qui pouvait faire basculer le point de vue du côté du providentialisme. La question de la construction de la généralité est sans doute un des moyens de comprendre comment Hume parvient à rendre effective une telle limitation de la distance. Pour observer la société comme une nature qui nous est « extérieure », il ne suffit donc pas de s’éloigner ! Il faut encore adopter un point de vue dont la distance, construite et contrôlée, ne déroge pas illusoirement au fait naturel selon lequel il est impossible de s’élever au-dessus de son imagination (TNH I, ii, 6, p. 124).
221L’analyse humienne de la généralité sera également distinguée de celle, déjà commentée, de l’impartialité comme vertu artificielle103, la première étant un des moyens possibles d’accès à la seconde. Une attention particulière sera donc accordée à ce qui, dans l’analyse empirique de la généralité, permet de poser méthodologiquement le principe d’une limitation effective de la distance et, pour cela, d’identifier un critère d’indexation de la distance à l’expérience.
222Plus largement, si le problème de la généralité retient ici l’attention, c’est parce que son énoncé et sa résolution convoquent, chez Hume, la définition d’une connaissance valide qui concerne les formes ordinaires et savantes du raisonnement lorsque ce dernier est directement ou indirectement relié aux fins de l’existence.
L’homme observe « que depuis notre première enfance, nous ne cessons de former progressivement des principes plus généraux de conduite et de raisonnement ; qu’à mesure où l’expérience que nous acquérons se fait plus large et la raison dont nous sommes doués plus forte, nous rendons nos principes toujours plus généraux et compréhensifs ; et que ce que nous appelons philosophie n’est rien qu’une opération plus régulière et plus méthodique de la même espèce. (DRN, i, p. 81)104
223Qu’il s’agisse de philosophie, de science ou du sens commun105, tous relèvent d’un savoir des généralités106 dès lors que celles-ci sont portées par l’observation et l’expérience107. Cette relation constamment maintenue entre construction de la distance et manière de se rapporter à l’expérience vient fixer le statut méthodologique de cet éloignement nécessaire pour voir et connaître la société :
Quand nous regardons au-delà des affaires humaines et des propriétés des corps environnants ; quand nous poussons nos spéculations jusqu’à considérer les deux éternités […] : il nous faut être bien éloignés de la plus petite tendance au scepticisme, pour ne pas saisir que nous sommes allés alors bien au-delà de la portée de nos facultés. (DRN, ii, p. 104-105)
224La recherche de cette limite détermine l’amplitude de l’éloignement nécessaire pour observer et connaître. Elle est l’indice d’une prudence méthodologique108 : vouloir contenir l’éloignement du regard en deçà de ce qui pourrait détacher la vue de tout ancrage dans l’expérience, celle-là même qui se tient « dans la portée de nos facultés ».
225Je reconduirai les deux étapes de cette analyse puis caractériserai ce qui, chez Hume, peut être désigné comme point de vue d’observation de la société. Le cas de la rédaction humienne de l’History of England et de l’identification progressive d’un point de vue de narration qui réponde à l’exigence de généralisation construite du point de vue illustrera in concreto les termes de ces analyses.
4.3.1. La généralité est « une signification plus étendue »
226La thèse majeure de cette section 7 concluant la partie i (TNH I, p. 41 et suivantes) part de la critique de l’abstraction chez Berkeley109 pour en radicaliser certaines des conséquences :
Un grand philosophe a discuté l’opinion reçue sur ce point et il a affirmé que toutes les idées générales ne sont rien que des idées particulières jointes à un certain terme qui leur donne une signification plus étendue. (p. 62 ; traduction modifiée)110
227La généralité n’est pas le fruit d’une détermination rationnelle séparée de toute expérience. Elle consiste en un type particulier de signification qui reçoit, par ses usages, une extension, laquelle a nom de généralité : « Une idée particulière devient générale quand on l’unit à un terme général » (ibid., p. 68 ; traduction modifiée). La subsomption est donc une opération qui vise une extension de signification, elle est portée par la constitution d’habitudes et de « coutumes » (p. 66)111.
228La généralité part de l’expérience, c’est-à-dire de données mentales qui adviennent en l’imagination comme autant d’impressions et d’idées particulières. Elle implique une activité : « Il est évident que, lorsque nous formons la plupart de nos idées générales, sinon toutes, nous faisons abstraction de tout degré particulier de quantité et de qualité […] » (p. 62 ; traduction Leroy, Hume 1983, p. 83).
229Hume s’oppose ainsi à la conception dominante des idées abstraites112 : si l’abstraction consiste bien, en un certain sens, en la suppression de « tout degré particulier de quantité et de qualité » (p. 63), il n’est pas possible empiriquement « de concevoir une quantité ou une qualité quelconque, sans former une notion précise de ses degrés » (ibid.). Hume affirme à propos de l’idée générale de ligne, par exemple, que « malgré toutes nos abstractions et tous nos raffinements, [elle] a, lorsqu’elle apparaît dans l’esprit, un degré précis de quantité et de qualité » (p. 64 ; traduction modifiée)113.
230Dire que nous pouvons faire l’expérience d’un objet sans détermination de quantité et de qualité – ce que serait une impression quelconque – est donc une contradiction dans les termes : toute impression apparaît ou réapparaît comme un objet particulier pourvu d’une qualité et d’une quantité114 données : « il est évident, au premier regard, que la longueur précise d’une ligne n’est pas différente et ne peut se distinguer de la ligne elle-même » (ibid.). Le quelconque, c’est-à-dire l’objet sans qualité ni degré, n’est pas ce qui affecte l’imagination115 et l’abstraction, en partant de ce qui est donné en l’imagination, n’opère jamais que depuis ce qui est particulier116 : les « idées abstraites sont donc en elles-mêmes individuelles, bien qu’elles puissent devenir générales par ce qu’elles représentent » (p. 67-68 ; traduction Leroy, p. 85).
231Dès lors, l’abstraction ne relève pas d’une soustraction de différences pour identifier ce qui est commun mais qui n’existe pas en tant que tel – ceci est la manière lockienne de procéder117 –, elle ajoute les ressemblances, les constitue en séries :
Quand nous avons constaté une ressemblance entre plusieurs objets, qui se présentent souvent à nous, nous appliquons à tous le même nom, quelques différences que nous puissions observer dans les degrés de leurs quantités ou de leurs qualités. (p. 65)
232L’abstraction fait jouer certains principes de la nature humaine : le primat de la ressemblance qui met en relation des expériences et des impressions qui ne sont pas identiques en tout point, l’identification sémantique et pratique de celles-ci par le recours à une dénomination unique118. L’abstraction ne porte donc pas sur l’impression ou sur son idée, elle est effectuée par l’usage d’une dénomination commune qui les signifie. Ou, ce qui revient au même, la signification n’est générale, l’idée qu’elle représente n’est générale, que pour autant que le terme qui la désigne se trouve toujours associé à un contenu, c’est-à-dire à un objet particulier. L’extension de signification suppose donc la relation toujours maintenue entre un contenu d’expérience et une signification. Une telle exigence de rapport ne sera pas sans conséquence, ceteris paribus, pour déterminer la bonne distance du point de vue depuis lequel un objet éloigné peut être observé et connu.
233La généralité est, enfin, pragmatiquement déterminée par les usages qui la rendent nécessaire, à savoir les fins de l’existence (« the purposes of life », THN, p. 18). L’abstraction ne relève donc pas d’abord d’une activité isolée de la raison qui se détacherait du réel et opérerait par et pour elle-même ; elle est un procédé de dénomination qui étend des significations pour les besoins de la vie :
Cet emploi des idées, qui déborde leur nature, procède de ce que nous rassemblons tous leurs degrés possibles de quantité et de qualité d’une manière imparfaite, mais telle qu’elle puisse servir à toutes les fins de la vie. (TNH I, i, 7, p. 65 ; traduction Leroy, p. 86)
234La généralisation satisfait des exigences pratiques sans lesquelles les transactions les plus ordinaires entre individus formant société ne pourraient être maintenues : « en parlant de gouvernement, d’église, de négociation, ou de conquête, il est rare que nous déployions en notre esprit toutes les idées simples dont sont composées ces idées complexes » (p. 68-69 ; souligné par Hume). Si l’esprit devait, pour chacune de ces idées, parcourir la série, même incomplète, des idées particulières qui la composent, l’échange, la conversation et, plus généralement, le raisonnement seraient impossibles.
235La généralisation permet donc le raisonnement, qu’il soit concret ou abstrait : elle le rend possible en introduisant un certain écart entre la particularité d’expériences données toujours révolues qui se ressemblent et de possibles expériences futures dont on peut imaginer qu’elles s’en rapprochent : « depuis notre première enfance, nous ne cessons de former progressivement des principes plus généraux de conduite et de raisonnement » parce « qu’à mesure où l’expérience que nous acquérons se fait plus large et la raison dont nous sommes doués plus forte, nous rendons nos principes toujours plus généraux » (DRN, i, p. 81).
236La fonction vitale de la généralisation est ainsi l’amélioration des conditions pratiques dans lesquelles adviennent les expériences, les conduites et le raisonnement humains. La généralité comme généralisation est donc pragmatique en ce sens : elle contribue à la modification et à l’amélioration des conduites et des interactions humaines futures.
237Le problème de l’abstraction devient alors le suivant : comment étend-on des significations et jusqu’où de telles extensions peuvent-elle se réaliser ? Comment, donc, se mettre à distance de contenus particuliers d’expérience pour les étendre utilement ? Deux difficultés doivent alors être résolues : montrer que toute forme de généralisation équivaut à la construction d’une certaine distance ; montrer que ce premier mouvement, pour être épistémologiquement valide, doit demeurer en deçà d’une limite sans laquelle le mouvement de généralisation risque de se détacher de tout rapport à un contenu réel d’expérience.
4.3.1.1. La généralisation est une manière de prendre distance
238La raison isolée ne suffit pas à construire la généralité. Ce sont les situations en lesquelles le recours à des dénominations particulières est rendu nécessaire pour régler des contenus d’expérience et d’attitude ressemblants qui vont permettre de procéder à de telles extensions : « Une fois que nous avons acquis ce genre de coutume, l’audition de ce nom éveille l’idée de l’un de ces objets et porte l’imagination à le concevoir dans toutes ses circonstances et ses dimensions particulières » (TNH I, i, 7, p. 65 ; traduction Leroy, p. 86).
239La généralité est alors affaire de disposition, laquelle est rendue opératoire par le jeu d’habitudes contractées. La répétition d’occurrences ressemblantes conduit à confondre en une même dénomination des idées particulières peu différentes. Ensuite, la perception du nom – son « audition » –, par association, fait fonctionner la dénomination comme un raccourci sensible119, fait apparaître l’idée particulière d’un objet ou d’une expérience qui lui est associée : « Par suite le mot qui ne peut éveiller les idées de tous ces objets individuels, touche seulement l’âme, si l’on m’accorde de parler ainsi, et éveille la coutume que nous avons acquise à les examiner » (p. 66 ; p. 86).
240La coutume ne porte donc pas sur la relation aux contenus particuliers d’objets ou d’expériences en tant que tels, mais sur le fait de mettre l’imagination dans la disposition d’avoir à « examiner » la série des expériences ou des objets ressemblants pour faire une sélection.
241L’acquisition d’une « certaine coutume » permet alors de ne plus considérer systématiquement toutes les idées particulières de la série d’expériences ou d’objets semblables. Par un principe d’économie, « nous nous mettons en mesure d’examiner l’un quelconque d’entre eux » (ibid. ; il s’agit des « objets »). L’idée abstraite n’est donc pas l’idée d’un objet sans qualité ni détermination de degré ; elle est une idée choisie dans la série des idées particulières ressemblantes. Et c’est « le dessein ou la nécessité du moment » (ibid.)120 qui induit le choix de cette idée particulière-ci. Dès lors, « la coutume conjointe, éveillée par le mot abstrait ou général, suggère promptement une autre idée individuelle » (ibid. ; traduction Leroy, p. 87)121.
242L’idée abstraite ou la généralité de l’idée est ainsi construite à partir de la constitution et de la mobilisation d’une habitude dans une situation donnée qui suggère à l’imagination de choisir une idée particulière pour une idée générale. Comme pour toute disposition, cette aptitude au choix, déterminée par des situations, peut être corrigée et améliorée, notamment par le flux continu des actions, des conversations et des raisonnements122 – « les fins de l’existence ».
243Si la suggestion peut être approximative voire erronée123, dans la plupart des cas, elle n’est pas dommageable parce que, pour les besoins de la vie, elle est toujours plus ou moins reliée à des expériences. Elle peut faire l’objet d’améliorations, de perfectionnements124, au terme desquels l’association entre le nom et l’idée particulière se fait toujours plus précise, fonctionnelle125 et immédiate. Le risque d’erreur et d’approximation est en revanche plus grand pour les raisonnements théoriques : « cela se produit surtout pour les idées abstruses et composées » (p. 67).
244On retiendra donc cette définition de la généralité qui résume le déplacement humien, après Berkeley, et explicite la cohérence de cette position avec les principes empiristes de sa démarche : les « idées sont particulières par leur nature et générales par ce qu’elles représentent » (p. 67-68 ; traduction Leroy, p. 89 ; souligné par Hume)126.
4.3.1.2. Borner la distance pour la rendre effective
245Que peut-on retirer de cela pour la question spécifique de la constitution empirique d’une distance comme ressource épistémique de connaissance ? En quoi peut-on considérer la généralisation comme un mouvement analogue à celui d’un éloignement ou d’une prise de distance ? Pourquoi faut-il qu’une telle mise à distance ne se détache pas de l’expérience ?
246L’association de ces deux qualités – l’éloignement qui s’adosse à la coutume et le maintien d’une connexion à un contenu particulier d’expérience – doit retenir l’attention. Par la première, l’imagination construit progressivement, par habitudes spécifiques, un certain état d’indifférence sensible à des particularités d’expériences ressemblantes et fait délibérément de la « négligence » un instrument ; par la seconde, l’association qui permet cette indifférence sensible à ce qui est au-delà de la ressemblance conserve, cependant, un contenu particulier d’expérience qui, dans la vie ordinaire, permet de contrôler la validité, c’est-à-dire la légitimité pratique, de ladite abstraction127.
247L’esprit est alors en mesure de proposer une stylisation efficace parce qu’utile, l’articulation de ces deux tendances conditionnant la pertinence de l’abstraction et évitant de la fourvoyer dans les délires d’une imagination fantaisiste et détachée de tout réel :
Aussi longtemps que nous bornons nos spéculations au commerce, à la morale, à la politique ou à l’esthétique, à tout moment nous faisons appel au sens commun et à l’expérience qui viennent fortifier nos conclusions philosophiques et écarter (du moins en partie) le soupçon que nous entretenons si justement envers tout raisonnement très subtil et très raffiné. (DRN, i, p. 82)
248Si, pratiquement, la généralisation permet de présupposer en commun, par dispositions et par coutumes, un ensemble de représentations portant sur ce qui nous importe dans la vie de tous les jours128, cela peut vouloir dire que l’abstraction a aussi pour fonction de prendre une distance d’avec certaines particularités pour nous rendre disponibles, pragmatiquement, à d’autres particularités plus complexes et moins immédiates, etc.
249En ce sens, le passage d’un niveau à l’autre de généralisation est coextensif à l’éloignement d’un certain type d’expérience et au rapprochement d’un autre type d’expérience. En ce sens également, la distance n’implique absolument pas de rupture avec l’expérience d’un certain sens commun ; la connexion sert même de garantie puisqu’il est toujours possible d’identifier la particularité d’un objet qui a permis l’association à une généralité, celle-ci demeurant de cette manière toujours sous contrôle129.
250L’éloignement et la généralisation présentent donc des propriétés convergentes et conjuguent de manière orientée, utile, des connexions entre particuliers et généralités. C’est à ce prix que nous pouvons parler de généralisation ou de distance empirique. La construction d’une distance doit identiquement opérer sans provoquer de rupture avec ce de quoi elle éloigne le regard. À ce titre, et à ce titre seulement, elle permet de styliser des contenus particuliers d’expérience ou d’objet, en quoi consistera, bien sûr, leur connaissance.
251Du point de vue de l’entendement, il apparaît donc que l’abstraction équivaut à une forme de mise à distance d’avec certaines particularités en faisant jouer le primat de la ressemblance entre des contenus d’expériences ou d’objets formant série. Cette généralisation est, entre autres, rendue possible par la constitution de dispositions devenues opératoires par le jeu régulier d’habitudes ou de coutumes.
252L’application de ces définitions à la question politique de la détermination d’un intérêt général au respect des règles de justice n’a pas seulement valeur d’exemplification – il ne s’agit pas uniquement de passer de l’entendement à la société –, cette application doit également permettre de comprendre que la construction d’une telle généralité de l’intérêt, qui suppose l’adoption d’un certain point de vue en hauteur qui est celui du « schème » ou de la « société », implique une distance délimitée, bornée, qui ne doit pas être confondue avec celle qui soutient le point de vue divin.
253Comprendre ce à quoi renvoie la généralité de l’intérêt, c’est donc identifier les voies empiriques de sa constitution et admettre qu’en raison même de celles-ci, elle n’a pas de rapport avec l’universel du point de vue divin. Le point de vue adopté n’est autre que celui, humain, qui, par la médiation d’une distance empiriquement construite, permet d’observer la société comme un tout, de se rendre sensible à la consistance dont elle est susceptible et qu’il faut savoir préserver si l’on veut stabiliser les mouvements particuliers des individus qui la composent. C’est donc le point de vue à distance qu’il faut pouvoir adopter pour observer, connaître et conserver la société.
4.3.2. Le point de vue de l’intérêt général comme point de vue d’observation à distance
254Hume pose le problème de la constitution du gouvernement politique des sociétés à partir du régime des affections individuelles. Il faut, là encore, admettre le primat du particulier sur le général, du proche sur le lointain, l’individu faisant prévaloir sa partialité naturelle dans ses interactions. Le problème est celui d’une double nécessité contradictoire qu’il faut surmonter et stabiliser : d’un côté, pour des raisons vitales de conservation (voir section 2.2), priorité est donnée au moi130, mais de l’autre, la coexistence en société rend cette autre exigence tout aussi nécessaire, à savoir celle de l’« observance universelle et inflexible » (TNH III, ii, 7, p. 143)131 des règles de justice.
255Comment expliquer une telle contradiction et, à partir des déterminations qui lui donnent sa force, quels sont les expédients susceptibles d’y remédier, sachant que l’efficacité du remède ne vaut que pour autant que celui-ci opère avec les tendances de la nature humaine132 ? En quoi l’adoption du point de vue de l’intérêt général est-elle révélatrice d’une manière de construire la distance depuis laquelle on pourra observer la société pour mieux la préserver, voire l’améliorer ?
4.3.2.1. Modifier les circonstances pour se rendre sensible au « général » et au « lointain »
256Le rôle des passions et de leurs intensités sur les manières de percevoir les objets133 constitue le point de départ : « Nous avons fait l’observation, en traitant des passions, que les hommes sont puissamment gouvernés par l’imagination et qu’ils accordent l’intensité de leurs passions à l’aspect sous lequel un objet leur apparaît plutôt qu’à sa valeur intrinsèque et réelle » (p. 144).
257Hume distingue deux modalités de perception de l’objet : l’une porte sur son apparence et l’autre suppose une appréciation plus réaliste ; l’une est orientée par sa proximité et l’autre par son éloignement. La première implique une saisie partiale et partielle de l’objet, la seconde autorise une saisie plus impartiale de l’objet, une restitution plus juste de ses proportions, de ses « valeurs intrinsèques ». Dans le premier cas, la proximité se conjugue en fortes intensités et vivacités ; dans le second, la distance permet les faibles intensités et les conceptions ternes.
258Il serait cependant inexact d’opposer ces deux types de perception au critère épistémologique du vrai et du faux. Toutes deux enveloppent des conséquences distinctes. La première produit l’« iniquité » (ibid.) dont les effets cumulés constituent une menace « lointaine » mais « réelle »134 pour la coexistence en société. L’autre réussit à contenir ces effets et rend compossibles, à la correction près, des expressions contrôlées de ces mêmes tendances. Dans le premier cas, les conséquences sont « avérées », directement dommageables même si elles sont, individuellement, peu directement perceptibles ; dans le second cas, elles sont, à l’échelle de la société, souhaitables parce que durables même si elles ne sont pas « présentes »135, c’est-à-dire individuellement et immédiatement perceptibles.
259La constitution d’un intérêt au respect des règles de justice n’est donc pas équivalente à l’identification idéale du « particulier » – celui des intérêts individuels – à l’universel – celui de la loi et de la volonté générales par exemple –, fût-ce au prix d’une certaine dénaturation136. Il est celui de la construction d’une distance au moyen de laquelle atténuer la force d’affection des intérêts particuliers parce qu’ils sont toujours immédiatement reliés au moi pour, symétriquement, rendre ce dernier sensible à la force d’affection d’un autre intérêt, plus général, plus lointain. Ce dernier, pour être distinct, n’en est pas moins utile à la poursuite de l’intérêt particulier.
260La construction d’une telle distance se fera par le recours à un artifice dont la fonction est de maintenir, voire d’augmenter, la force du second régime de perception ou, ce qui revient au même, de rendre les moi en société sensibles à la nécessité de respecter les règles de justice.
261La question politique de la constitution du gouvernement est donc un problème d’économie générale des distances au moyen desquelles favoriser un certain type de perception et rendre sensible à un type de « réalité » – qu’on peut appeler une « institution », voir infra – depuis laquelle l’opération oblique d’une contrainte permettra d’orienter le jeu spontané de tendances naturelles et individuelles.
262Comment une telle modification de la perception est-elle rendue possible ? Comment rendre sensible à ce qui, pour être éloigné, n’en est pas moins réel ? Comprendre la solution proposée est, une fois encore, prendre en compte l’influence des variations d’espace et de temps sur l’imagination ; ce que Hume envisage, notamment dans le livre II du Traité :
Il est facile de donner l’une des raisons pour lesquelles une chose qui nous est contiguë dans l’espace ou dans le temps se conçoit nécessairement avec une force et une vivacité particulière et l’emporte sur tout autre objet, par son effet sur l’imagination. (TNH II, iii, 7, p. 284-285)
263Toute perception est, d’une manière ou d’une autre, étroitement reliée au moi137 : cette relation, elle-même déterminée par les distances d’espace et de temps, aura donc des conséquences sur la vivacité et l’intensité des perceptions d’objets.
264Dès lors, « quand un objet est assez éloigné pour avoir perdu le bénéfice de cette relation [au moi], pourquoi, tandis qu’on s’en éloigne davantage, son idée s’affaiblit-elle et s’obscurcit-elle encore ? » (ibid., p. 285). Le proche est contiguïté spatio-temporelle et relationnelle, le lointain est distension spatio-temporelle et relationnelle. L’amplitude des effets produits est déterminée par l’amplitude des relations au moi :
lorsque nous réfléchissons sur un objet situé loin de nous-mêmes, nous ne sommes pas seulement obligés de l’atteindre tout d’abord en traversant l’espace intermédiaire qui nous sépare de cet objet ; nous devons encore renouveler à chaque instant notre progression, ce qui nous rappelle constamment à la considération de nous-mêmes et de notre situation présente. (ibid.)
265La perception d’un objet éloigné exige de la part de l’imagination du moi qui s’efforce de le « concevoir », de le représenter, un effort continu d’attention. L’espace, pas plus que le temps, n’est une détermination conceptuelle qu’il suffirait de poser par un décret de la raison – c’est là une illusion trompeuse. L’espace n’est pas une grandeur abstraite ; il est empiriquement déterminé. Il relève d’un type d’expérience située qui implique de la part du sujet percevant une série de positionnements successifs138. Que veut alors dire percevoir un objet éloigné ? Pour qu’il y ait perception à distance, il faut construire et maintenir une certaine relation à l’objet. Le sujet doit l’« atteindre » en passant au travers de tout ce qui le sépare de lui. Il doit, pour cela encore, parcourir une distance sensible qui, telle une résistance, manifeste la consistance de l’espace enveloppant la relation de perception.
266Ce parcours suppose donc un effort de la part du sujet : il doit exercer une force contraire à celle qui, naturellement et constamment, le ramène « à la considération de [lui-même] ». Percevoir l’objet à distance implique donc de franchir ces étapes intermédiaires comme autant de positions du sujet qui font de l’espace une réalité avec laquelle il faut composer139. Il lui importe, pour devenir sensible au « lointain », d’atténuer la force des relations avec les objets proches et d’augmenter l’intensité de la relation qu’il doit nouer avec les objets éloignés. Plus est grande la distance qui sépare sujet et objet, plus difficile est le maintien de cette relation.
267Entre ces deux termes, les transitions d’intensités affectives deviennent toujours plus incertaines et plus discontinues. La faiblesse des intensités et des vivacités engagées dans ce type de perception fait que Hume peut les appeler proprement des « conceptions » ; celles-ci sont autant d’idées d’impression plus indécises dans leurs contours, plus instables dans leurs valeurs d’intensité :
On conçoit aisément que l’interruption de ce progrès, en brisant l’action de l’esprit et en empêchant la conception d’être aussi intense et continue que si l’on réfléchissait sur un objet plus rapproché, doit affaiblir l’idée de cet objet. (ibid.)
268Selon les situations, la distance parcourue dans un sens – éloignement – ou dans l’autre – rapprochement – affecte symétriquement les rapports que le sujet noue avec ses objets de perception, avec ses expériences et ses orientations d’action. Dès lors, on peut envisager « deux sortes d’objets : ceux qui sont contigus et ceux qui sont éloignés. Les premiers, au moyen de leur relation avec nous-mêmes, se rapprochent d’une impression par leur force et leur vivacité ; les seconds, en raison de l’interruption dans notre manière de les concevoir, apparaissent sous un jour plus faible et moins parfait » (p. 285-286).
269La distance permet donc de distinguer les impressions ou quasi-impressions quand la relation de proximité est grande, et les conceptions ou idées quand la relation de distension est grande. Le régime d’affection qui autorise la conception relativise l’implication du moi-sujet dans le travail de perception. C’est là un contexte plus favorable à l’exercice de la raison, car cette dernière ne s’y trouve pas immédiatement confrontée à la force d’impulsions éveillant « l’aversion ou la propension [du moi] à l’égard d’un objet » (TNH II, iii, 3, p. 270). Car en ce cas : « Rien ne p[ourrait] s’opposer à l’impulsion d’une passion ou la retarder, si ce n’est une impulsion contraire » (ibid.)140.
270Puisque la raison n’est pas ontologiquement distincte des passions, elle « ne peut jamais, à elle seule, ni produire une action, ni susciter une volition » (ibid.). C’est donc la distance, dans l’espace et dans le temps, qui permettra que ce dont la raison est capable – « indiquer », « orienter » ou « diriger » (ibid.) – puisse produire des conséquences empiriquement observables141.
271Le locus de la raison impose l’éloignement. Et ce qui est mis à distance – les impulsions et les motions affectives qui impliquent directement le moi comme sujet de perception – rend le sujet disponible pour être affecté par d’autres types de perceptions – des « impressions » aux « conceptions » – pour lesquelles il pourra, dans un contexte d’intensités et de vivacités rendues plus faibles, faire valoir des positions plus objectives, c’est-à-dire établir des relations plus objectives entre des objets plus indépendants du moi.
272À propos de l’origine du gouvernement, Hume peut donc affirmer :
Quand nous considérons des objets à distance, tous les détails qui les distinguent s’évanouissent et nous donnons toujours la préférence à ce qui est en soi préférable, sans tenir compte de la situation et des circonstances de cet objet. (TNH III, ii, 7, p. 145)
273L’éloignement décontextualise, départicularise, c’est-à-dire met à distance des impulsions et des passions.
274Il devient possible d’exercer un regard plus neutre affectivement et c’est ce regard que Hume désigne, une fois encore142, par le terme de « raison » : « C’est ce qui donne naissance à ce que nous appelons, d’une manière impropre, la raison, laquelle est un principe qui contredit souvent les inclinations qui se manifestent à l’approche de l’objet » (ibid. ; souligné par Hume).
275Dans ce contexte, les indications de la raison peuvent apparaître contraires aux inclinations du moi parce que ces dernières, imaginées pour un temps qui n’est pas encore advenu143, ne sont que des représentations, des conceptions. Les différences qui apparaissent alors au cours des confrontations entre idées de la raison et représentations des motifs ou des intentions futures restent de même degré et de même intensité. Comme elles n’ont pas de prise sur la conduite présente, le moi peut assentir idéalement à ces indications de la raison : « aucune différence sur ce point ne crée de différence dans mes intentions et mes résolutions présentes » (p. 145-146).
276Telle est donc la situation affective depuis laquelle la raison peut suggérer avec clarté des indications pouvant contredire la représentation de motifs et d’intentions plus spontanés. Parce que l’imagination n’est pas encline à s’y opposer par des impulsions motrices, elle peut même aller jusqu’à admettre les raisons de telles indications et, par voie de conséquence, se rendre sensible à quelque chose comme un intérêt général, c’est-à-dire un intérêt à ne pas répondre sans médiations aux impulsions de l’intérêt particulier :
La distance où je suis de la détermination finale fait que toutes ces différences délicates disparaissent, et je ne suis touché que par les qualités de bien et de mal, qui sont générales et plus faciles à distinguer. (p. 146)
277Dès que la distance s’amoindrit ou cesse, la force d’affection des qualités de bien et de mal s’évanouit, et cesse avec elle la portée normative des distinctions de la raison : « si je m’approche davantage, ces circonstances que j’ai d’abord négligées commencent à apparaître et elles ont une influence sur ma conduite et mes préférences » (ibid.). La réduction de la distance du sujet à ses objets redonne aux « circonstances » une force qui rend à nouveau illisibles les indications de la raison ; l’impulsion de l’intérêt particulier l’emporte largement sur la représentation de celle qui doit soutenir l’intérêt général à respecter les règles de justice.
278Pour donner de manière durable et stable plus de force à l’intérêt général144, il faut donc faire en sorte que son respect devienne l’objet d’un intérêt particulier, celui des gouvernants145 :
Les hommes sont incapables de guérir une fois pour toutes, en eux-mêmes ou en autrui, cette étroitesse d’âme qui leur fait préférer le présent au lointain. Ils ne peuvent changer leur nature. Tout ce qu’ils peuvent faire est de changer leur situation et de transformer l’observance de la justice en intérêt immédiat, sa violation en intérêt plus éloigné, pour quelques personnes particulières. (p. 146-147)
279La résolution de la contradiction passe donc par une division du travail, une spécialisation. Ce qui distingue les magistrats est que leur intérêt particulier est de faire immédiatement respecter les règles de justice par le plus grand nombre.
280Être intéressé à faire respecter l’intérêt général, telle est donc la condition spécifique de tout magistrat politique. Les institutions sont alors des artifices qui stabilisent cette proximité vitale : fonctionnellement, elles permettent d’assurer la continuité de tout ce qui doit relier ces deux types d’intérêts. Elles sont un instrument que les magistrats peuvent utiliser en vue d’obtenir le respect de tous pour l’intérêt général.
281L’institution, comme artifice, incarne et pérennise donc ce changement de « situation ». Par les contraintes qu’elle rend opératoires, elle conduit chaque individu qui poursuit son intérêt à tenir compte de manière concrète et rapprochée de la nécessité de respecter les règles de justice. Par les magistrats et les institutions – le « gouvernement » –, l’individu est mis en « situation » de pouvoir ressentir concrètement l’influence de cet intérêt général146.
4.3.2.2. Le point de vue d’observation du général est celui d’une distance mesurée
282Si l’on met de côté la résolution pratique et politique de la contradiction entre les deux nécessités pour ne retenir que ce qu’elle suggère sur le plan du statut et de la fonction de généralisation, il ressort ceci qu’aller du particulier au général suppose de franchir une distance qui implique un effort de l’imagination du sujet observateur. Cet effort accompagne la construction d’un équilibre toujours instable entre deux tendances de mouvement contraire : d’une part, des motions soutiennent les objets spatialement proches du moi, lesquelles ramènent constamment le moi vers lui-même et affectent son imagination par des impressions ; d’autre part, un mouvement inverse porte l’imagination et l’attention vers des objets plus éloignés, affectant le moi de manière plus effacée par des conceptions, des représentations et des idées.
283Cet équilibre instable du moi vis-à-vis de ses affections permet alors à la raison d’opérer, c’est-à-dire d’élaborer, à distance, des descriptions plus riches et plus nuancées des objets perçus ; des descriptions qui sont moins en prise avec des orientations affectives partiales et partielles. La distance est, à ce titre, une condition de possibilité de la généralisation. Distance et généralité sont ainsi corrélatives. Cette situation particulière du sujet observateur, à distance, permet alors un certain point de vue qui autorise une représentation plus réaliste desdits objets, car la raison, plus présente, peut en proposer des descriptions nuancées et plus riches. Elle peut ainsi dévoiler des relations qui, sur le plan cognitif, existent mais ne sont pas toujours immédiatement visibles et dont la force d’affection, sur le plan pratique, peut demander à être augmentée ou consolidée147.
284La distance ainsi construite, et depuis laquelle la raison peut opérer, apparaît également comme une distance relative et relativement bornée : par le bas, en raison du régime affectif qui soutient le jeu des « impressions » ; par le haut, en raison de l’effort de maintien de l’équilibre instable des relations du moi à son objet éloigné, qui lui permet de raisonner à partir de concepts et de représentations.
285La distance permet donc, par la neutralisation toujours provisoire et jamais définitive des affections et des impulsions, d’élaborer des idées et des conceptions d’objets qui, épistémologiquement et axiologiquement, sont plus réelles. Mais cette réalité, c’est-à-dire cette véracité et cette justesse, n’est jamais absolue : elle est tributaire de la capacité du sujet à « négliger » (p. 146) les « situations » et les « circonstances » en lesquelles se trouvent rattachés les objets de perception. Que ces dernières redeviennent effectives, c’est-à-dire proches et concrètes, et les déterminations rationnelles d’objets cèdent à nouveau le pas aux impulsions et aux passions plus directement liées au moi.
286Ce qui vient borner la distance d’éloignement du point de vue d’observation est donc un état donné de l’équilibre affectif qui permet ou non de contrôler les transitions allant des impressions aux conceptions ; qui permet à la raison, comme passion particulière supposant pour opérer un régime de basse intensité, d’indiquer, d’éclairer et d’orienter.
287Mais l’on voit bien qu’une telle opérativité de la raison ne se réalise jamais sur la base d’une coupure, c’est-à-dire d’une disjonction définitive, de la raison vis-à-vis des passions, précisément parce qu’elles ont même qualité ontologique. Il est donc vain de croire que l’on puisse s’éloigner si loin qu’un tel déséquilibre puisse être définitivement posé en faveur de la raison et au détriment des passions. On retrouve ainsi l’une des limites que Hume faisait déjà valoir lorsqu’il analysait l’idée d’existence extérieure des objets perçus (TNH I, ii, 6, p. 123-124), celle qui interdit de croire que l’on puisse jamais sortir de son imagination. Ici, s’éloigner pour raisonner n’est pas sortir de l’imagination, c’est seulement modifier la nature de l’équilibre réalisé entre des intensités affectives de niveaux distincts et s’efforcer de faire prévaloir celles d’un niveau moindre pour autoriser la raison à déployer sa capacité à dévoiler des relations.
288L’étude de la généralité et des voies de son exemplification dans le domaine politique de la constitution d’un intérêt général permet de montrer que l’élaboration d’un point de vue de connaissance plus réaliste suppose aussi la distance comme ressource méthodologique. Une distance dont l’extension n’est pas infinie ni indéfinie parce que sa construction suppose des efforts pour assurer la continuité des relations qui doivent demeurer entre sujet observateur et objet perçu. L’équilibre du régime affectif qui rend possible cette mise à distance demeure donc fragile parce qu’il est toujours aisé, mais illusoire, de croire qu’il est possible de s’en émanciper :
Rien, à premier vue, ne peut paraître plus libre que la pensée de l’homme, qui non seulement échappe à toute autorité et à tout pouvoir humain, mais que ne contiennent même pas les limites de la nature et de la réalité. Former des monstres et unir des formes et des apparences discordantes, cela ne coûte pas plus de trouble à l’imagination que de concevoir les objets les plus familiers. (EEH, ii, « L’origine de nos idées », p. 64)
289Il importe donc, pour conclure cette lecture des relations entre généralité et distance, de rappeler ce qui, chez Hume, va permettre de limiter positivement la distance d’observation, c’est-à-dire servir de garantie contre toutes les formes incontrôlées d’émancipation « des frontières de la nature et de la réalité ».
290C’est, une fois encore, à cette condition que la construction du point de vue à distance, dont on sait désormais qu’il ne peut pas être celui d’une distance abstraite et absolue, permettra l’élaboration d’une connaissance positive de l’objet société.
4.3.3. La distance comme méthode et comme moyen de vérification
291Il ressort de ce qui précède que la distance – dans l’espace et le temps – ne manque pas d’influencer l’intensité et la vivacité des perceptions qui accèdent à l’imagination d’un moi plus ou moins relié à ses objets. S’éloigner n’est pas seulement « négliger » des circonstances susceptibles de déclencher des motions affectives, des impulsions et des passions, c’est aussi styliser des contours d’objets perçus et « conçus ». L’imagination doit pour cela se contraindre à l’effort d’attention : « nous devons encore renouveler à chaque instant notre progression » (TNH II, iii, 7, p. 285). Si la sympathie, en général, a pour effet de vitaliser les passions et les perceptions, l’observation à distance, au contraire, les dévitalise pour leur donner statut de représentations et de conceptions.
292La sympathie étendue148 permet d’accéder à la « vue générale des choses » dès lors qu’il s’agit de décrire et de juger des conduites individuelles. Cette vue générale, qui suppose que le spectateur devienne plus impartial, autorise alors des observations plus justes et plus exactes en proportions.
293Mais la généralisation, ici étudiée, ne concerne pas seulement le jugement moral porté sur les conduites individuelles. Négliger les circonstances immédiates, par éloignement des points de vue, permet de rendre l’observateur sensible à d’autres déterminations de cette même réalité humaine : les mouvements portés par les intérêts individuels, par exemple, sont reliés entre eux ; plus, ils sont réciproquement dépendants149.
294C’est le caractère de système revêtu par l’ensemble de ces relations et de ces interdépendances qui se révèle au regard éloigné et qui suppose, pour être plus justement mesuré, l’adoption du point de vue du « schème » ou de la « société ». En un mot, de la connaissance des déterminations morales de la conduite individuelle l’on passe à la connaissance de certaines de ses conditions : de la morale vers la justice, la seconde apparaissant alors comme nécessaire à l’accomplissement de la première150.
295On doit ainsi comprendre l’articulation fine entre la connaissance des exigences morales – qui définissent la convenance des conduites et dont l’élucidation suppose un point de vue à distance permettant de « se mettre à la place de » – et la connaissance des exigences de justice, ses « règles générales » – qui définissent la compossibilité de ces mêmes conduites. Ces conduites sont alors comprises comme étant reliées et interdépendantes, et leur observation suppose une hauteur de vue particulière151, c’est-à-dire le passage d’un point de vue individuel éloigné à un point de vue éloigné d’ensemble.
296Ce point de vue d’ensemble, cette autre « vue générale des choses », permet de devenir sensible à ce qui rend ces conduites individuelles compossibles, justifiant ainsi le passage des intérêts particuliers à un intérêt général ou « intérêt public » (voir par exemple TNH III, ii, 1, p. 79), et permettant à la raison d’exhiber le moyen artificiel mais nécessaire d’y parvenir : instituer un gouvernement en tant qu’il permet ce raccourcissement nécessaire de la distance entre le particulier et le général pour consolider durablement cette connexion, au moins pour quelques-uns.
297Parvenir à ce résultat pour en tirer pragmatiquement les conséquences, établir une définition fonctionnelle et non pas abstraite et absolue du gouvernement politique des sociétés152, suppose d’adopter ce point de vue d’ensemble qui est aussi celui d’une certaine généralité.
298Ce point de vue n’advient pas par conversion ontologique du regard, ce qui supposerait, une fois encore, une raison toujours déjà là, puissante et rectrice. Ce point de vue implique une construction progressive au cours de laquelle l’imagination accède à un autre régime de perceptions qui est le propre de la raison et de ses conceptions.
299Une distance doit donc être parcourue et les efforts de l’imagination pour y parvenir sont à la hauteur des résistances qu’y oppose, dans l’espace, l’expérience de l’éloignement des moi observateurs vis-à-vis des objets avec lesquels ils sont plus immédiatement en rapports. La raison peut alors manifester ses vertus épistémiques et découvrir, indiquer, des relations de cause et d’effet, proposer des descriptions plus réalistes des objets que l’imagination perçoit.
300L’adoption du point de vue du schème ou du point de vue du tout suppose, chez Hume, un type de déplacement qui n’est pas analogue à celui qu’impose le regard moral impartial ; plutôt, ce dernier, pour opérer vraiment, implique le point de vue du schème – c’est ainsi que la justice est étudiée dans son rapport à la bienveillance.
301Il reste cependant à comprendre de quelle manière l’imagination, qui doit s’astreindre à ces efforts pour « concevoir » et « raisonner » sur ses conceptions, se prémunit effectivement du risque de céder à ses tendances spontanées, de succomber à cette « apparence de liberté » laquelle consiste « à former des monstres et unir des formes et des apparences discordantes » quand cela « ne coûte pas plus de trouble à l’imagination que de concevoir les objets les plus familiers » (EEH, ii, p. 64).
302Qu’est-ce donc qui, là encore, permet de surmonter cette double nécessité contradictoire dans ses orientations : d’un côté, la nécessité de s’éloigner pour donner à la raison sa capacité à orienter les perceptions vers des représentations plus générales des objets – celle de la « société » par exemple, qui n’est pas seulement somme des individus qui la composent mais système des interrelations – et, de l’autre côté, la nécessité de ne pas disjoindre ce type de perception à distance de tout ce qui peut, d’une manière ou d’une autre, en garantir l’effectivité, la positivité ?
303En d’autres termes, qu’est-ce qui maintient le caractère instrumental et méthodologique du regard à distance dès lors qu’il prend pour objet la société, c’est-à-dire un type de manifestation qui excède ce que le point de vue individuel, même éloigné, permettait jusque-là d’appréhender ?
304L’exigence de contrôle y est tout aussi nécessaire que pour le jugement moral153, lequel supposait, lui aussi, la construction d’une distance mesurée : de la radicalisation toujours possible de la distance par intériorisation chez Smith à la mise en place d’une distance réglée par le jeu des principes de sympathie étendue et de comparaison chez Hume.
305Là, sans doute plus que pour le jugement moral, l’oscillation entre distance instrumentale et distance incontrôlée faisant basculer le point de vue du côté d’une certaine métaphysique est un risque réel. La question est alors celle-ci : lorsqu’il s’agit de s’éloigner pour observer la société comme un tout, d’un certain point de vue général, quel est donc le moyen de maintenir la distance dans sa fonction empirique et méthodologique, celle d’être un instrument permettant d’accéder à des « conceptions », lesquelles, pour être relativement indépendantes des moi observateurs, n’en doivent pas moins être vérifiables et garanties, c’est-à-dire être les éléments d’une véritable expérience ?
306Si cette question n’est pas vraiment posée comme telle, il reste que de nombreux passages de la doctrine permettent de l’identifier et de comprendre la manière humienne d’y répondre. L’introduction au Traité faisait déjà état de cette exigence de borner l’usage de la raison à « l’observation » et à « l’expérience »154 ; Hume parlait à ce propos de la nécessité de constituer une véritable « philosophie expérimentale » (TNH I, p. 34).
307L’empirisme ainsi revendiqué faisait de « l’expérience » le terminus a quo et le terminus ad quem de toute démarche de connaissance155, ce qu’il redira de manière encore plus radicale à propos du statut de la philosophie dans la première partie des Dialogues où Philon récuse la distinction de nature entre l’usage contrôlé du sens commun et celui d’une philosophie maîtrisée : « chacun, même dans la vie commune, est contraint d’avoir plus ou moins de cette philosophie » (DRN, i, p. 81), laquelle, cela a déjà été commenté, « n’est rien qu’une opération plus régulière et plus méthodique de la même espèce », laquelle consiste, une fois encore, à « former progressivement des principes plus généraux de conduite et de raisonnement » (ibid.).
308L’expérience est donc ce qui constitue la matière et le but de la démarche de connaissance ; elle est l’occasion d’un « élargissement » de la raison, d’une consolidation de son domaine d’intervention. L’objectif n’est pas tant la recherche d’une vérité comprise comme adéquation d’un objet à sa représentation, il est plutôt celui d’une précision toujours plus grande obtenue dans la description des objets de l’imagination, permettant des inférences et des anticipations de plus en plus fines et performantes, qu’il s’agisse de croyances, de conceptions ou de conduites futures.
309Telle est sans doute l’amélioration dont cette science des généralités est porteuse : « nous pouvons attendre seulement plus de stabilité, sinon plus de vérité, de notre philosophie, par suite de sa manière plus exacte et plus scrupuleuse de procéder » (p. 82).
310La « précision » se traduit par l’exactitude des résultats recherchés et cette dernière ne peut augmenter que parce que la philosophie, comme méthode, la fonde sur des formes de vérification permanentes : la généralisation des principes (p. 81-82), qui est corrélative de l’effort de vérification, est ce qui permet de subsumer diverses expériences particulières ressemblantes sous un principe commun qui va permettre, à son tour, de rendre les prédictions, en des circonstances analogues s’il s’agit de conduites ou de phénomènes de la nature, plus exactes et plus justes.
311Ce qui importe au problème posé réside dans la manière dont Hume rappelle constamment l’effectivité du lien qui doit prévaloir entre l’attitude de connaissance qui suppose, par la généralisation qu’elle induit, un certain éloignement, et la mise à l’épreuve de ladite généralité par le retour à l’expérience. L’éloignement est, par ce type de relation, tout en même temps conditionnant et conditionné. En ce sens, il est instrument véritable d’une connaissance positive.
312L’extraction du sujet observateur ne peut donc être ni absolue ni absolutisée précisément parce que la valeur méthodologique et instrumentale de ce mouvement est tributaire de cette relation productive qui conjugue toujours distance et expérience. S’il importe de s’éloigner pour permettre à la raison d’étendre son emprise, pour rendre possibles et progressivement plus stables des conceptions d’objets, c’est au prix d’un éternel retour à l’expérience, au prix de ce mouvement inverse qui vient jouer comme une garantie, un principe positif de limitation.
313Cette manière de rendre compte de l’attitude de connaissance dans ce qu’elle a d’inventif et de positif, et en laquelle le sens commun tout comme la science ou la vraie philosophie peuvent se reconnaître, s’oppose à la raison considérée « d’un point de vue abstrait » (p. 83). Hume définit l’état d’isosthénie comme résultant directement de ce détachement indu de toute forme de raisonnement de l’expérience :
chaque fois que nos arguments perdent cet avantage et s’éloignent de la vie courante, le plus raffiné scepticisme se retrouve sur un pied d’égalité avec eux et est capable de s’y opposer et de les contrebalancer. L’un n’a pas plus de poids que l’autre. L’esprit doit rester en suspens entre les deux ; et c’est précisément ce suspens, cette mise en balance, qui est le triomphe du scepticisme. (ibid.)
314L’attitude sceptique n’a de prise, négative, que lorsque, sur les objets concernés, elle vient contrecarrer une raison détachée de ce rapport à l’expérience et aux observations qui seules permettent de « faire contrepoids », c’est-à-dire d’opposer des « arguments plus solides et plus naturels » (ibid.). L’observateur se détache ainsi de tout réel et ne parvient à opposer aux constructions de sa raison que d’autres arguments tout aussi « abstraits ».
315L’absence de délimitation de la distance depuis laquelle observer et raisonner conduit alors l’imagination à prendre le relais et, une fois encore, à se substituer aux formes plus contrôlées d’élaborations rationnelles. Tel est bien l’un des enjeux de la critique humienne du théisme : « Nos idées ne portent pas plus loin que notre expérience ; or nous n’avons pas d’expérience des attributs et des opérations divines » (DRN, ii, p. 94).
316Le contre-argument de Cléanthe, dans la seconde partie de ce dialogue, entend se fonder sur la forme supposée d’une expérience, et revendique donc la justification rationnelle et empiriste du théisme :
Jetez vos regards partout sur le monde, contemplez le tout et chacune de ses parties ; vous trouverez qu’il n’est rien qu’une grande machine, divisée en une infinité de machines plus petites, et même leurs parties plus petites, sont ajustées les unes aux autres avec une précision qui ravit d’admiration tous les hommes qui les ont jamais contemplées. (ibid.)
317Parmi les objections que Philon adressera en retour à Cléanthe, figure celle de la règle d’une proportion nécessaire des termes rapportés lorsqu’on fait usage du principe d’analogie (p. 96 et suivantes). La disproportion entre ces éléments peut se comprendre comme une autre156 forme de radicalisation de la distance du point de vue d’observation que rien ne vient justifier dans le fonctionnement ordinaire des facultés de perception :
En voyant une maison […] nous concluons, avec la plus grande certitude qu’elle a eu un architecte ou un constructeur, parce que c’est précisément cette sorte d’effet que l’expérience nous a montré provenir de cette sorte de cause. Mais vous n’affirmerez sûrement pas que l’univers entretient avec une maison une ressemblance telle que nous puissions avec la même certitude inférer une cause semblable, ni que l’analogie soit ici entière et parfaite. (p. 96-97)
318Que présuppose ici la mise en rapport de ces deux objets ? D’un côté, la maison, qui suppose une intention productive dont on peut éprouver empiriquement la réalisation, qu’elle implique d’ailleurs l’architecte, le bâtisseur, les ouvriers… De l’autre, le monde, l’univers en sa totalité, qui, parce qu’il est perçu comme système de machines agencées, conduit à inférer une cause productrice unique. Mais une telle inférence, à son tour, suppose un déplacement du regard qui n’est pas contrôlé ni contrôlable : l’éloignement du regard qui va de la maison à son concepteur est sans commune mesure avec l’éloignement nécessaire pour imaginer le grand artisan du monde.
319Plus encore, cette distance-là n’est pas une distance franchie en traversant les différents positionnements du moi qui, au sein de l’espace en lequel il se situe toujours, s’efforcerait de s’élever à cette hauteur. Elle est abstraitement imaginée comme la conséquence d’un saut qui, ipso facto, vaudrait comme point de vue de l’architecte.
320L’effet de la distance sur le mode de perception de l’objet est ainsi résolument ignoré. L’incommensurabilité de l’éloignement nécessaire à l’adoption de ce que serait un tel point de vue sur le monde, ou le cosmos, rend parfaitement abstrait tout ce que l’imagination perçoit. Cet éloignement, hors de proportion, rend plus instables et plus imprécis que jamais les contours de ce qui est dès lors stylisé par un esprit hors de tout contrôle157 : combler, en la matière, le besoin de représentation de la cause le conduit à inventer des fictions, contre lesquelles l’esprit résolument sceptique n’a pas de mal à opposer d’autres inventions.
321L’argument rationnel du côté du premier terme de l’analogie cède le pas à la reconstruction imaginaire portée par son second terme. Au-delà d’une distance résolument humaine, c’est-à-dire au-delà d’une distance dont on peut maintenir l’influence sur la perception des objets par la constance d’une relation à l’expérience, l’éloignement devient imaginaire, seulement imaginaire, et la rigueur du raisonnement fondé laisse place à des constructions formelles de l’imagination en proie à ses fantaisies.
322S’il n’est pas question pour Philon de remettre en question l’expérience d’un certain ordre de la nature, c’est la fiction de la cause imaginée pour en rendre raison – ici l’invention d’un point de vue si éloigné – qui se trouve disqualifiée, du moins disjointe de toute forme de rapport évident à cette expérience.
323On peut alors se demander de quelle manière éviter une telle « dissimilitude » (p. 97)158 des points de vue lorsqu’il s’agit d’observer la « société » pour qu’elle demeure véritablement en lien avec l’expérience, c’est-à-dire reliée comme « objet » à ceux qui l’observent.
324Tout l’enjeu est donc là : proposer les voies empiriques d’une extraction relative – en ce qu’elle n’est jamais achevée ni jamais réalisable complètement – du sujet d’observation, qui permette de s’éloigner et de négliger certaines particularités de l’objet et, tout en même temps, de maintenir avec ce dernier des relations qui font que la généralité ainsi construite demeure crédible, c’est-à-dire positivement discutable.
325Ce résultat théorique ne relève pas du seul discours philosophique de la méthode. Il trouve chez Hume, notamment dans l’écriture de l’histoire, le lieu d’une application exemplaire, l’occasion de la construction inédite d’une position d’observation dont la pertinence relève de cette généralisation contrôlée des faits : se mettre à distance pour éloigner le regard et, cependant, l’ancrer dans un rapport à l’expérience que l’on puisse éprouver et contester.
326C’est ainsi que la narration des guerres civiles et de la révolution anglaise ne sera plus seulement celle d’un « parti », d’une « faction » ou d’une « secte » ; elle deviendra celle d’une société qui, politiquement, se modernise159.
4.3.4. Rédiger une histoire plus « générale »
327Par ce titre, il s’agit de désigner non pas le genre de « l’histoire générale », mais, comme on va le voir, le principe de généralisation du point de vue de narration et d’observation.
328J’ai montré ailleurs que les considérations historiques qui émaillent le Traité, les Enquêtes et les Essais et, symétriquement, les remarques « générales »160 qui soutiennent la rédaction des Essais et de la magistrale History of England, font de l’histoire, chez Hume, un savoir positif et une ressource de connaissance de premier ordre pour comprendre les voies empiriques de constitution et de transformation des sociétés civiles modernes.
329La rédaction d’History of England (1754-1762), véritable monument de la littérature historiographique du milieu du xviiie siècle anglais et écossais, est aussi l’occasion, pour Hume, de répondre, par l’invention de méthodes et leur mise en œuvre, à certains des problèmes épistémologiques que rencontre l’écriture de l’histoire après la Glorieuse Révolution161 ; parmi ceux-ci, la question de la neutralité ou de l’impartialité du point de vue de narration162.
330Cette question est d’autant plus essentielle que les narrations portant sur les « guerres civiles », le « protectorat », la « restauration » et la « révolution » sont travaillées par des clivages partisans, des conflits religieux de toutes sortes qui structurent nombre de représentations et de croyances communes, au moins depuis la fin du règne de Jacques 1er163.
331Dans un tel contexte, la rédaction d’une History of England qui prétende à une certaine neutralité du regard, qui propose un récit équilibré et modéré, retient l’attention, non pas seulement parce qu’elle tranche résolument par le style et la manière (voir Hicks 1996 et Pocock 1999), mais aussi parce que, dans l’œuvre de Hume, elle apparaît comme une application féconde de certains des principes de sa problématique de généralisation. C’est cette dimension que je retiendrai ici.
332Je mettrais l’accent sur certains des partis pris de rédaction de cette histoire qui illustrent la difficulté de construire la distance comme instrument épistémologique indispensable à l’élaboration d’une connaissance contrôlée des conduites humaines. Chez Hume, l’histoire est un véritable laboratoire où sont inventés des dispositifs de distanciation qui permettent de construire ce regard éloigné164.
333Je reviendrai d’abord sur ce que peut vouloir dire cette exigence de « modération » de l’historien pour illustrer, ensuite, ce qu’implique l’éloignement de son regard par un effort de généralisation contrôlée des objets perçus – un éloignement qui se démarque ainsi radicalement de toute forme d’absolutisation de la distance.
4.3.4.1. L’exigence de modération
334Le problème épistémique de la partialité des narrations historiques peut se comprendre, d’une part, comme la transposition et la traduction de la question de l’identification du « sujet » à son « objet »165 et, d’autre part, comme l’imposition de ce point de vue particulier comme seul point de vue général de narration.
335Le récit est partial, partisan ou sectaire, peu importe ici, parce qu’il ne résulte pas d’un point de vue dont la généralité reposerait sur une distance positivement construite autorisant l’extraction effective du sujet-historien. La plupart des histoires rédigées pendant et après la révolution tiennent dans la proximité revendiquée de l’historien-narrateur à certains des protagonistes et acteurs des événements qu’il s’agit de décrire – proximité que l’on feint d’ignorer ou que l’on impose en l’absolutisant. Ainsi parle-t-on d’historiens whigs, tories, d’historiens de la Cour, du Parlement, d’historiens proches de l’Église anglicane…
336Dans une correspondance avec Smith, à propos de la réception par les whigs du volume consacré à la Glorieuse Révolution, Hume affirme : « On m’a dit que les whigs étaient à nouveau en rage contre moi. Qu’ils savent bien comment passer leur colère ne les en oblige pas moins à reconnaître tous mes faits » (Hume 1969, vol. 1, p. 311 ; je traduis)166. Au-delà de leur colère, les whigs sont malgré eux contraints de reconnaître les « faits »167 ! Quelque chose résiste, qui relève de leur matérialité ou de leur généralité, qu’il doit être possible de décrire à condition d’adopter une posture d’observation qui neutralise les attractions partisanes et sectaires.
337Cet extrait indique aussi que le problème de la neutralité ne touche pas seulement le narrateur en tant que spectateur d’événements passés ; il touche aussi, et peut-être tout autant, le lecteur168. Ce dernier est, plus encore que l’historien, soumis aux tensions et clivages des opinions partisanes et Hume ne pouvait pas le négliger169. De ce fait la question de la neutralité, encore actuelle à l’heure où Hume commence la rédaction de son History – au milieu des années 1750 –, est comme redoublée par celle de son futur lectorat170. La partialité est d’emblée un problème général qui concerne l’ensemble de la communauté des lettrés.
338La question devient alors celle-ci : comment relativiser les effets de la partialité qui détermine, par constitution, la nature humaine ? Et, à partir de là, comment rendre opératoire l’élaboration d’un point de vue à distance depuis lequel faire converger des représentations et des perceptions portant sur de tels objets ? Comment faire en sorte que le point de vue de narration permette d’accéder à une certaine « vue générale des choses » susceptible d’accorder le regard des lecteurs – et peut-être, celui des historiens ?
339Dans ce contexte, revendiquer l’exigence de « modération »171 n’est pas exprimer la volonté de se mettre à l’écart des tensions partisanes qui traversent l’espace des opinions politiques communes. Ce n’est pas faire montre de vertu. C’est poser une revendication épistémologique, définir un locus depuis lequel observer ce qui, dans la dynamique des événements, se déroule sous les yeux comme un spectacle ; comme ce qui, depuis une distance donnée, se présente de manière plus générale et sur quoi on peut s’accorder – la société paraissant alors comme une nature faite d’objets environnants172.
340Il ne s’agit donc pas pour Hume d’être politiquement au centre. Cela supposerait que les oppositions portant sur l’établissement politique de la société anglaise soient toutes réductibles. Ce ne peut pas être le cas puisque le caractère mixte de sa « Constitution » se soutient, par principe, de la tension entre les deux parties qui la structurent : la Couronne et la Cour d’un côté, le Parlement et le Pays de l’autre173.
341En ce sens, accéder au centre, c’est réaliser l’une des conditions épistémologiques nécessaires pour être en mesure d’observer les événements, d’interpréter les « faits ». Il devient ainsi possible d’inventer un type de discours et de produire des connaissances susceptibles d’effets contrôlés dans l’espace public de réception de cette histoire174.
342En quoi consiste donc, pour l’historien de la révolution, le problème de l’identification à l’objet et son absolutisation ? Pourquoi est-ce un obstacle à toute narration épistémologiquement neutre ? Il y a identification dès lors que la conflictualité qui nourrit les faits et les événements dont on écrit l’histoire se réfracte sans médiations dans la conflictualité des points de vue d’observation de ces mêmes faits et événements. L’état des opinions communes se réfléchit de l’espace politique des conflits dans l’espace savant des narrations historiques. L’homologie entre l’espace des positions politique et religieuse sur le plan des opinions communes et l’espace des positions historiographiques rend alors impossible l’écriture d’une histoire plus neutre.
343Les connaissances ainsi produites sont enrôlées dans des styles et des rhétoriques politiques de justification ou de défense des parties prenantes. L’histoire n’est alors que le prolongement de la lutte politique par d’autres moyens, notamment celui de l’établissement de faits comme autant de matériaux, de monuments venant légitimer des prétentions politiques. Le système des forces qui traverse les opinions et les positions politiques est identiquement transposé dans l’espace des narrations historiques.
344L’absence de distance fait que l’on ne parvient pas, sur ce plan, à passer des impressions d’objets à leurs conceptions. Les motions affectives qui ballotent les acteurs de l’histoire se transfusent peu ou prou dans celles qui opposent les historiens. La logique d’intérêts plus ou moins immédiats prévaut et interdit toute perception calme de ce qui pourrait se dégager, dans la description des événements concernés, comme une forme de généralité opposable.
345Celui qui, dès lors, entreprend de narrer les événements qui ont marqué les guerres civiles et la révolution en s’identifiant, par une sympathie excessive, à l’un ou l’autre des protagonistes – le « roi », la « Cour », le « Parlement », l’« Église anglicane », les « protestants »… – court le risque de troubler à ce point les principes de sa nature que les opérations permettant de se mettre à distance des faits, d’éloigner le moi de toute forme intempestive de relation immédiate et motrice à ces objets, sont empêchées.
346Cette identification est d’autant plus forte dans ses effets qu’elle est souvent conjuguée à son abstraction et son absolutisation : le caractère partial du point de vue de narration se trouve abstrait du champ de confrontation des opinions pour être imposé comme un point de vue universel et légitime. Là encore, le jeu des forces d’affection prédomine. Ce qui définit alors le problème de la partialité critiquable de ces narrations historiques tient dans la dynamique cumulative et auto-entretenue qui, successivement, passe par l’identification des historiens à un parti, leur extraction illusoire du champ conflictuel de ces partis, l’imposition de ce point de vue de lecture comme point de vue exclusif, général et légitime.
347L’exigence épistémique de construction d’une distance d’observation qui permette d’éloigner le regard de l’historien pour le faire accéder à une connaissance plus juste des faits – se rendre sensible à leurs « valeurs intrinsèques » – se fait donc sentir tout autant que lorsqu’il s’agissait de juger de la vertu ou de la justice d’une conduite individuelle.
348Cette distance ne peut cependant pas se construire de la même manière : l’identification de l’historien à son objet n’est pas seulement psychologique – à la manière de l’introspection –, elle est aussi partisane, politique, religieuse : ce n’est pas seulement l’autre comme individu singulier et isolé qui donne prise à l’identification, c’est aussi l’autre comme représentant d’une position de groupe, d’une institution – le parti, la faction, la secte ou la communauté religieuse, etc.
349Vaut alors et plus que jamais la prescription humienne selon laquelle, pour connaître en ce domaine particulier qu’est l’histoire des actions humaines en société, il faut « glaner nos expériences par une observation prudente de la vie humaine, et les prendre telles que la conduite des hommes en société, dans leurs affaires et leurs plaisirs, les font paraître dans le cours ordinaire du monde » (TNH I, Introduction, p. 37).
350Le problème épistémologique à résoudre est donc celui-ci : est-il possible d’envisager une histoire qui soit autre chose qu’une reconstruction factuelle orientée et instrumentalisée par les intérêts propres de l’historien et du lecteur, par ceux des groupes auxquels ils s’identifient ? Ce problème revêt la même dimension anthropologique175 que celle observée pour le jugement moral, puisque la neutralité du point de vue d’observation, de narration et de lecture, ne peut être obtenue, si elle peut l’être, qu’à partir du moment où toute la mesure est prise du fait que l’homme, une fois encore, est doté d’une « générosité limitée » (TNH III, iii, 1, p. 208)176.
351Le problème épistémologique relève donc, une fois encore, d’une économie des distances. De quelle manière s’extraire, comme observateur, du champ des attractions partisanes ? Comment accéder à une hauteur de vue qui soit celle d’une généralité véritable ? Comment faire en sorte que ces histoires ne soient pas une feinte traduction, dans le langage de l’universel et du bien commun, d’intérêts propres à des groupes ? Et pour cela, comment faire un usage apaisé de la raison, laquelle, opérant à distance véritable, serait en mesure de proposer une description plus réaliste des faits concernés ?
352Comment, donc, passer à un point de vue plus général qui pourrait être désigné comme point de vue de la société ? Tel est le problème épistémologique (et politique) de l’écriture d’une autre histoire de la révolution anglaise pour Hume.
4.3.4.2. La construction de la généralité du point de vue de l’historien
353La neutralité du récit historique relève donc d’une situation d’observation depuis laquelle les contours des objets perçus apparaissent à l’observateur de manière plus générale, c’est-à-dire moins déterminés par des relations d’objets qui lui sont plus proches et plus intenses. Cette vertu épistémique du récit n’est pas donnée et elle suppose, une fois encore, le recours à des artifices pour devenir effective. Le problème est alors celui de l’extension artificielle de la partialité naturelle de l’observateur. Dans ce mouvement, la construction de la distance y apparaît comme une ressource épistémique instrumentalisable.
354La position d’observation que revendiquait Hume pour la rédaction de son History of England, en dépit de la réception partiale des whigs et des tories, devait permettre de proposer un récit qui forçait à admettre la vérité de certains « faits »177. Cette position ne devait pas s’entendre comme un juste milieu situé à égale distance de tous les excès, encore moins comme une synthèse qui devait les dépasser. Elle devait être l’aboutissement d’un ensemble d’itérations dont on a pu repérer le dessin d’ensemble à propos de la construction de l’impartialité, laquelle va conditionner le statut de la généralité auquel peut prétendre la narration ainsi produite.
355La comparaison comme « principe » implique le fait de rapporter ce qui est perçu au « moi » en tant qu’objet de passions diverses (voir section 3.3). Dans l’univers des conduites ordinaires, l’observateur cherche, le plus souvent, à augmenter la valeur des affections positives qui définissent sa « situation présente ». Dès lors, s’éloigner de cette « situation » pour accéder à la « vue générale des choses » suppose de jouer sur la relation entre la « sympathie délicate » éprouvée pour autrui et la « comparaison » des situations d’affection.
356Par analogie, les termes de cette analyse doivent pouvoir être transposés à l’étude de la condition d’historien et permettre de fixer certaines règles d’une méthode visant le contrôle de l’intensité et de la vivacité des affections du moi observateur qui construit son récit. Il s’agit, là encore par itération, d’atténuer les manifestations excessives de la passion. Par exemple, celles que déclenchent les lectures rétrospectives d’événements aussi controversés que les « origines » de la Constitution mixte, la Magna Carta (Gautier 2005, p. 206 et suivantes), la querelle des privilèges du Parlement et de la prérogative royale, etc.
357Comme pour la construction du regard du spectateur impartial, c’est dans la répétition de ces mouvements imaginaires, lesquels permettent au spectateur et à la personne concernée de « se mettre à la place de », que les distances qui séparent les situations présentes et originelles peuvent être modifiées pour autoriser le partage sympathique ou la « convenance »178 des sentiments, marquant ainsi l’accord des expériences perceptives des protagonistes de la relation morale ou de la relation de l’historien à son public.
358Dénonçant le défaut d’impartialité d’un auteur aussi célèbre que Rapin Thoyras (ibid., p. 103 et suivantes), dans une remarque de sa correspondance concernant la publication des premiers volumes de son Histoire, Hume peut affirmer : « La vérité est qu’il y a tant de raison de blâmer ou de faire l’éloge, alternativement, du Roi et du Parlement, et le mélange des deux est si égal dans ma composition, que je crains que cela ne soit pris pour de l’affectation et non pour ce qui résulte du jugement et de l’analyse des preuves » (Hume 1969, vol. 1, p. 179)179.
359Il s’agit de l’histoire du règne des Stuart, cette période au cours de laquelle les conflits entre le Parlement et le roi se structurent de manière durable, portés et amplifiés par le jeu des clivages partisans et religieux. Cette polarisation va déterminer, à son tour, les manières de reconstruire les événements et de les rendre intelligibles.
360Hume, dans sa narration historique, propose de mettre en « balance » plusieurs types de récit qui se distinguent par des points de vue d’observation opposés. La reconstruction des événements n’y est donc pas seulement celle d’une consignation brève, en un style ramassé et concis, des faits et de leurs analyses180, elle est aussi celle d’une déconstruction, par la confrontation systématique, des divers récits portant sur des événements majeurs.
361Le recours à un tel dispositif de narration181, celui qui fait alterner les points de vue partiels et partiaux donnant sens aux événements, peut alors passer pour de « l’affectation ». Il peut être pris pour l’expression d’une attitude qui, sous prétexte de neutralité, refuserait de s’engager dans le conflit des visions. Or, dit encore Hume, ce qui passe pour de l’affectation n’est, en réalité, que le résultat d’une démarche rigoureuse qui s’efforce d’analyser les faits et leurs consécutions passées avec la distance que permet seule l’histoire qui vient toujours après.
362Le décentrement est double : d’une part, il réside dans la confrontation des récits et, d’autre part, il récuse le parti pris qui consiste à affirmer de manière a priori que le « roi » ou le « Parlement » aurait eu raison en toutes circonstances. Par exemple, et à propos de la narration des règnes d’Élisabeth Ire et des Stuart182, cette confrontation ne consiste pas dans l’opposition de ces points de vue particuliers à ce que serait une lecture immédiatement générale, désengagée voire désintéressée, de cette même période de l’histoire d’Angleterre. Il s’agit de mesurer des écarts, d’identifier des différences, de repérer des ressemblances, de manière à faire ressortir des faits dont les contours, jusque-là rendus illisibles par le jeu des passions liées aux appartenances partisanes et sectaires, demandent à être rendus perceptibles et donc visibles183.
363Dès lors, et en raison même de cette balance rigoureuse des points de vue de narration, il n’est plus d’a priori du jugement qui vaille. Ce n’est pas l’identification première à un objet – dont on réécrit l’histoire, celle du roi dans ses rapports au Parlement ou inversement, etc. – qui vaut comme détermination générale de toute valorisation des actions et des circonstances ; c’est l’identification des faits, la description des circonstances qui doit permettre, dans chaque cas, de trancher dans un sens ou dans l’autre.
364Quand l’historien procède ainsi, l’objet même de la narration est fondamentalement modifié : faire l’histoire d’Angleterre n’est pas se limiter à l’étude du rôle – exclusif et toujours anachroniquement légitime – du roi ou du Parlement, c’est prendre pour objet plus complexe, plus circonstanciel et plus large, le système des relations entre roi, Parlement et peuple – un système qui enveloppe une définition plus extensive de la société. Dès lors, faire l’histoire de l’Angleterre va bien au-delà des chroniques des institutions royales et parlementaires.
365L’exigence de modération enveloppe la nécessité d’une requalification progressive de l’objet : parce que la révolution anglaise n’implique pas seulement le roi ou le Parlement comme institutions adverses, mais aussi « le roi en son Parlement », l’armée, le peuple…, c’est-à-dire la « société », l’éloignement du point de vue d’observation, qui détache le regard de la considération exclusive d’un des partis, rend visible ce qui, jusque-là, était occulté ou obscurci par l’orientation toujours univoque des points de vue adoptés.
366Dès lors, cette liberté de jugement, passant pour de l’affectation, exprime cette distance nouvelle et permet de trancher sans a priori en mettant l’observateur plus à l’écart de ces attractions et de ces orientations passionnelles habituelles. Il est ainsi des circonstances où le roi n’était pas en tort, tout de même qu’il arrive au Parlement d’agir avec justesse.
367Le point de vue éloigné à distance permet donc une plus juste mesure des conséquences résultant des décisions et des actions des protagonistes en ne les rapportant plus seulement aux intérêts immédiatement portés par ces derniers, mais en les envisageant aussi comme impliquant la société en son entier. Une description plus générale des faits est alors rendue possible. Et cette généralité des faits, rapportée à la société comme un ensemble – cette nouvelle scène de l’histoire –, autorise des évaluations plus nuancées et plus justes. Hume le suggère aussi lorsqu’il parle de « jugement » et d’analyse des « preuves ».
368L’ensemble de ces déplacements donne sens à la manière humienne de poser l’histoire de la Constitution mixte (Gautier 2005, p. 264 et suivantes). Les histoires partisanes des « origines » de la Constitution anglaise se caractérisent par une double réduction qui procède par fausses généralisations.
369D’une part, elles recherchent des origines qui attestent que le « roi » concède des « privilèges » à une représentation des « communes » ou, symétriquement, que la représentation originaire du Parlement arrache, en raison d’un certain rapport de force imposé, ces mêmes privilèges au roi184.
370Une telle recherche de « preuves » et de « monuments » est entièrement déterminée par ce qui apparaît bien à Hume comme un jugement anachronique – seconde réduction opérée par ces histoires. Ce jugement réside alors dans l’affirmation du caractère paradoxalement intemporel de cette Constitution mixte. Ce qui équivaut à faire de la recherche des origines non pas l’objet d’une histoire positive mais bien la réponse à l’exigence intéressée, pour un parti, de fonder la légitimité d’une prétention actuelle – liée à la « situation présente » du roi ou du Parlement.
371La démarche de Hume est résolument inverse : il s’agit, dans un premier temps, et par la considération minutieuse et moins surdéterminée des circonstances dans lesquelles a été établie la Magna Carta185, de montrer le caractère erroné de ces histoires rétrospectives – par exemple, peut-on considérer que les communes à l’époque de la Magna Carta sont l’origine du Parlement ? etc. – et de relire l’ensemble de ces mêmes faits sans préjuger de ce qui adviendra par la suite.
372Ainsi, ce qui apparaît bien comme une « constitution » à l’origine – si l’on prend la Magna Carta comme point de départ de cette histoire – n’est sans doute pas, aux yeux de Hume, l’origine de la Constitution mais un état historiquement donné d’un dispositif organisant les relations d’implication et de partage du pouvoir politique de gouvernement. Dès lors, la Constitution est redevable d’une définition plus générale, plus historique, dont Hume donne une formulation exemplaire lorsqu’il affirme qu’elle est en état de « continuelles fluctuations »186. Si parler de constitution a donc un sens, dès le début du xiiie siècle de cette histoire, ce n’est certainement pas pour la qualifier de « mixte » parce que cette caractérisation est le fait d’une invention plus tardive, qui est le propre des guerres civiles et de la révolution anglaise au xviie siècle.
373La généralisation du concept même de constitution permet ainsi d’en proposer une véritable histoire qui, loin de réduire la démarche à n’être qu’une lecture rétrospective – et illusoire sur le plan de la connaissance historique des « faits » – d’un état présent des rapports de force politiques, permet, tout au contraire, de mesurer la part d’innovation introduite par les événements des guerres civiles et de la révolution pour consacrer le nouveau « gouvernement mixte ». Encore fallait-il, pour cela, renoncer au point de vue partisan, toujours anachronique, et élargir la perspective depuis laquelle relire les « faits » pour les juger : du roi ou du Parlement à la société.
374La relativisation des points de vue partisans ne consiste donc pas à adopter un point de vue abstrait, universel, et pour tout dire impossible parce que trop éloigné des faits. Il consiste à expliciter, par leur confrontation rigoureuse, les biais de lecture qu’ils enveloppent pour servir d’étai à l’extension du champ de vision de l’objet, lequel passe de l’histoire particulière du roi et de ses soutiens, du Parlement et de ses soutiens, à celle, plus générale, de la société en tant qu’elle est constituée par le système des relations qui les impliquent et les dépassent.
375Adopter le point de vue de la société n’est donc pas autre chose que procéder à cet élargissement du champ de vision, lequel est porté progressivement par le dépassement des points de vue partiels depuis lesquels une certaine lecture des faits avait été jusque-là proposée. Cet accroissement de la distance est porté par la relativisation des distances, jugées insuffisantes, qui soutiennent les points de vue adoptés par les historiens de la révolution. C’est le travail de la critique qui permet ici d’accéder à un degré plus grand de généralité dans l’analyse, corrélatif d’une extension de l’objet observé dont on fait l’histoire, la société.
376La distance ainsi construite rend plus complexe le point de vue d’observation historique et la neutralité du jugement émerge comme une résultante possible d’une double règle méthodologique : la première consiste à faire preuve d’une sympathie étendue pour les principaux récits opposés qui structurent l’ensemble des opinions et des représentations communes sur l’histoire de la révolution, celui des whigs, celui des tories, celui du Parlement, celui du roi, etc.
377Cette sympathie étendue est alors ce qui permet de « juger » des attitudes, des raisons, des motifs et des conséquences des conduites respectives du roi et de la Cour, du Parlement et du peuple. Ces jugements sont partagés en ceci qu’ils manifestent, de la part de l’historien, une aptitude à discerner ce qui peut faire l’objet de louanges ou de blâmes. La norme de ces jugements est plus étendue que l’aune exclusive du jugement des défenseurs du roi ou du Parlement, et c’est précisément cette extension qui permet un jugement effectif et non pas posé a priori – des partis comme parties de la société vers la société en son ensemble : l’Angleterre.
378La comparaison concomitante des points de vue de narration – comme seconde règle méthodologique –, c’est-à-dire la confrontation des « situations présentes » depuis lesquelles ces points de vue déploient leurs effets dans les narrations devenues de véritables représentations et croyances communes, permet alors de mettre au jour d’autres faits mais aussi les raisons qui conditionnent de telles lectures contrastées et irréductibles des guerres civiles et de la révolution. Elle est alors stylisation de ce que l’on pourrait désigner comme la « matrice des points de vue » (Bourdieu 1995, p. 119 et suivantes) depuis lesquels sont racontés les faits.
379La conjonction de ces deux exigences, l’extension de la sympathie autorisant la déconstruction des a priori des jugements portés par les narrations, elles-mêmes déterminées par l’identification des points de vue qui les structurent à un parti, la comparaison des « situations présentes » depuis lesquelles ces narrations sont élaborées, provoquent deux types d’éloignement du regard, et conjuguent deux fois la distance.
380La première est portée par le changement alternatif des points de vue où, se mettant à la place des narrateurs divers, il devient possible d’opérer des distinctions dans les résultats du « jugement » qui ne peuvent être uniformément pro ou contra. La seconde est portée par la mise en évidence du caractère relié de la partialité des points de vue de narration et des intérêts et des passions qui définissent les situations ou les conditions depuis lesquelles les historiens prennent parti.
*
381Chez Mandeville, Hume et Smith, l’extraction du sujet par le moyen duquel la société peut être, désormais, envisagée comme une nature extérieure est complexe, encore indécise dans certains de ses contours, mais néanmoins effective dans ses principes les plus importants.
382Le paradoxe de La fable des abeilles devient intelligible à condition de déployer l’ensemble des mouvements de points de vue qu’il requiert. Il y a paradoxe si l’on s’en tient résolument à l’individu et que l’on s’efforce de maintenir une lecture exclusivement moraliste des vertus et des vices. Accepter de changer de point de vue, passer d’un point de vue à l’autre, c’est aussi rendre raison de ce qui se présente immédiatement comme paradoxal.
383Dès lors, la réalité qu’il s’agit de percevoir n’est plus seulement celle du sujet moral ; elle devient celle d’un sujet en relations et la prise en compte de ce nouveau système des relations – manifestation parmi d’autres de la société – exige de parcourir une certaine distance.
384Mais si l’éloignement est exigible comme l’une des conditions épistémiques à la constitution de ce nouveau point de vue, il reste que cet éloignement n’est pas linéaire ; il suppose une inflexion qui importe tout autant.
385L’éloignement du regard qui permettait de se prémunir du risque de l’introspection, c’est-à-dire de la confusion psychologique du moi en tant que sujet et du moi en tant qu’objet, demande à être déterminée une seconde fois pour permettre de prendre la société en son ensemble comme un objet.
386Cette exigence, je l’ai posée et traitée à partir de la question de la dissociation du point de vue de Dieu et du point de vue de la société. Cette dissociation soulevait deux difficultés que j’ai cherché à délimiter plus clairement avec Hume et Smith : la première est celle de la distinction entre point de vue individuel et point de vue de la totalité, la seconde est celle de la distinction entre point de vue de la société et point de vue divin.
387Ce qui revient à dire que la distance depuis laquelle la société comme un tout devient observable et connaissable doit être construite, d’une part, pour la distinguer de celle qu’il faut adopter pour juger moralement ou socialement des conduites individuelles et, d’autre part, pour la distinguer de celle que l’on adopte pour concevoir métaphysiquement la société comme un cosmos ou un tout rationnellement construit par une intention productive unique.
388Il m’a semblé que les doctrines de Smith et de Hume permettaient, sur ce plan, de décrire assez précisément la manière de répondre à cette double exigence. Incontestablement, l’invention de ce second point de vue à distance est aussi celui des efforts déployés pour démarquer la nouvelle description des sociétés de toute interprétation providentialiste qui en fait un ordre naturellement ajusté et harmonieux.
389J’ai considéré qu’il fallait inverser, une fois encore187, l’ordre chronologique des auteurs et revenir, pour des raisons épistémologiques et méthodologiques, de Smith à Hume. En ce sens, les linéaments d’une nouvelle science des sociétés sont autant à rechercher du côté de l’histoire que rédige Hume dans la seconde partie de sa carrière que du côté de la pensée morale de Smith188. Plus encore, la critique plus nette, plus radicale, portée en partie par un scepticisme méthodique et contrôlé, permet à Hume, au moins contre la doctrine smithienne des sentiments moraux, de dissocier positivement naturalisme et providentialisme.
390Le travail de construction de la distance, au terme de ce parcours, apparaît donc aussi comme l’effort permettant de dissocier le point de vue qu’il faut adopter pour voir et connaître la société de toute psychologie, de toute métaphysique et de tout providentialisme.
391Cet effort suppose de renoncer à faire de la distance une simple abstraction pour la poser comme une médiation concrète, empirique, qui doit être construite à partir du bas et non pas seulement par une supposée conversion ontologique du regard qui, par décret de la raison, accéderait au tout depuis l’individu. C’est encore chez Hume que cet effort est le plus explicitement abouti et qu’il donne lieu, par son application au champ de l’histoire et de la politique, à une vérification empirique remarquable : l’expérience et la pratique du métier d’historien qui prend pour objet la société anglaise.
392Ainsi est-il possible de dire que l’histoire, comme savoir des sociétés modernes, devient, chez Hume, en raison des conditions qu’elle implique pour l’établissement du point de vue d’observation qui permet de l’écrire, un savoir positif relevant à juste titre de ce que l’on a choisi de désigner par le terme de sociologie.
Notes de bas de page
1 Tous ces développements sont la matière de la section 2.3.2.2.
2 Certains développements qui vont suivre s’appuient sur une intuition forte développée par Jon Elster (1975).
3 Cette différence de méthode dans la construction enveloppe, est-il besoin de le rappeler, une différence ontologique : le point de vue de l’homme à distance n’est pas celui de Dieu.
4 John Elster parle à ce propos, et à partir du commentaire de certains textes de Leibniz, du passage de la « théodicée » à la « sociodicée » (1975, p. 205 et suiv.). C’est la nature de ce passage qui va être étudiée dans cette section et je retiendrai ce vocabulaire, parfaitement adéquat, pour désigner le principe de cette translation du point de vue.
5 Livre de Zacharie, chap. 14, verset 7. Par ailleurs, je m’appuierai, au cours de ce commentaire, sur un autre texte, paru plus tardivement en 1723 : A Search into the Nature of Society, publié conjointement avec l’essai An Essay on Charity and Charity-Schools (FB I).
6 La métaphore de la main invisible intervient à plusieurs reprises dans l’œuvre de Smith : RDN, IV, ii, p. 513 (Smith 1976b, p. 456) ; TSM, IV, 1, p. 257 ; History of Astronomy, section iii, dans Essays on Philosophical Subjects (EPS-HA, Smith 1980, p. 49).
7 Sur ce point voir les remarques classiques de Frederick B. Kaye qui justifie tout à la fois sa critique du déisme et son rejet de tout idéalisme moral (FB I, Introduction : « Mandeville’s Thought », § 3, p. lii et suiv.).
8 Ici, il s’agit plutôt de la récusation d’une représentation anthropocentrée du système du monde. Par analogie, le problème de l’argument du dessein y est aussi discuté.
9 En anglais : the Earth ; the Scheme (FB II, p. 260). Paulette Carrive rend scheme par « système » (FA II, p. 213), ce qui est une signification possible bien que, manifestement, l’Oxford English Dictionary mentionne une origine étymologique incertaine qui renvoie à scheme-arch, translation hypothétique de l’arco scemo italien. Cependant, dans le cas d’espèce, Mandeville fait un usage soutenu et souvent pluriel du vocable de system pour désigner dans le premier dialogue, notamment mais pas seulement, le système de Shaftesbury (FB II, p. 30), le système social (« the Social System », FB II, p. 34), mais aussi le système des vertus (« the System of the Social Virtues », FB II, p. 30), etc. Étant donné l’importance du champ lexical du système, et pour l’analyse ici, de celui du « schème », il paraît utile de maintenir la distinction terminologique qui est aussi une distinction technique.
10 « that it is ridiculous to think, that the Universe was made for our sake » (FB II, p. 260-261).
11 « I have said likewise, that as all our Knowledge comes a posteriori, it is imprudent to reason otherwise than from Facts » (ibid., p. 261).
12 « What other, and how many Purposes wild Beasts might have been design’d for besides, I don’t prétend to détermine » (ibid.).
13 « As there can be no Effect without a Cause, so nothing can be said to happen by Chance, but in respect to him who is ignorant of the Cause of it » (p. 262).
14 Cela permet à Mandeville de récuser l’argument anthropocentrique, qui est plus suggéré que développé et qui n’a pas grand-chose à voir avec la critique de l’évidence finale conduite par Hume dans la partie IV des Dialogues sur la religion naturelle (Hume 1997, p. 114 et suiv.).
15 Cette évaluation se fait dans ce que Frederick B. Kaye nomme l’option de la morale ascétique (FB I, « Introduction », p. li-liii).
16 Ces liaisons permettent, d’une certaine manière, de fonder la raison des effets, c’est-à-dire de faire de l’action motivée une cause.
17 La comparaison, chez John Elster, porte principalement sur l’identification et l’analogie entre point de vue de Dieu et point de vue de l’entrepreneur capitaliste. Ici, les termes de la comparaison sont déplacés et ce qui retient mon attention porte sur la manière de spécifier le point de vue de la totalité ou de la société. Sur la démarche analogique, on se reportera aux remarques éclairantes du même (Elster 1975, p. 28-37).
18 Un tel raisonnement ne peut être conduit que parce que dans le schème général à l’intérieur duquel le problème de la responsabilité divine du mal est posé – la « défense » de Dieu dans la théodicée –, il est convenu que Dieu crée le monde. En tant que cause productrice, il aurait donc une responsabilité dans l’advenue du mal sur terre.
19 Ce principe, cette fois-ci, fait accéder le raisonnement sur le mal à un autre stade. Il ne s’agit pas seulement d’en justifier la valeur limite – le néant –, il s’agit aussi d’en rendre raison, c’est-à-dire de lui donner une fonction, une utilité.
20 On en trouve une formulation implicite dans une réponse à une objection de Bayle (ET, § 124, p. 180 et suiv.).
21 « Et quand même on ferait abstraction du concours de Dieu, tout est lié parfaitement dans l’ordre des choses, puisque rien ne saurait arriver sans qu’il y ait une cause disposée comme il faut à produire l’effet » (ET, § 2, p. 104).
22 « Aussitôt qu’il y a un mélange de pensées confuses, voilà les sens, voilà la matière. Car ces pensées confuses viennent du rapport de toutes les choses entre elles suivant la durée et l’étendue » (ET, § 124, p. 181).
23 Leibniz dit encore du monde, au début de la première partie de la Théodicée, qu’il est « l’assemblage entier des choses contingentes » (ET, § 2, p. 103-104). La contingence de cet « assemblage » réside dans le fait de mon incapacité à changer de point de vue pour intégrer ces choses en un ensemble où elles deviennent reliées les unes aux autres.
24 Je laisse de côté cet aspect du raisonnement qui a une portée métaphysique – Dieu est contraint de choisir le meilleur relativement et non pas absolument en raison du respect nécessaire des vérités éternelles qui le soumettent à un principe d’économie instrumentale qui vise la réalisation du maximum sous contrainte. Ainsi, à la différence de Descartes, Dieu serait doublement limité dans son entreprise de création du monde. D’une part, la logique limite le nombre des mondes possibles ; d’autre part, et peut-être surtout, le principe du meilleur qui oriente son choix présuppose un critère de perfection qui s’impose et qui, par conséquent, est indépendant de sa volonté. Sur cet aspect du Dieu « entrepreneur » et sur la rationalité de la création du monde, je renvoie toujours au livre de Jon Elster (1975, p. 33 et suiv. et p. 71-75).
25 Il va de soi que le problème est plus complexe puisque dans La monadologie, il s’agit de rendre compatible l’individuation absolue des monades qui, sans porte ni fenêtre, inétendues et indivisibles, ne peuvent subir aucune influence de l’extérieur tout en changeant et en demeurant substantiellement identiques, avec l’exigence d’harmonie de l’ensemble. Le caractère préétabli de cette harmonie fait que chaque monade se mouvant selon sa loi interne s’ajuste aux autres. Tout se passe comme si les monades étaient en interaction ; elles ne le sont pourtant pas.
26 La question de la responsabilité divine de la présence du mal sur terre relève encore d’une autre orientation du raisonnement, qui n’intéresse pas directement le point de vue que je défends à propos de Mandeville et que, par voie de conséquence, je laisse de côté.
27 Nous continuons à filer la métaphore éclairante de Jon Elster. Dieu entrepreneur construit rationnellement le monde comme le meilleur sous contrainte.
28 Encore une fois, peu importe ici la question historique. Je conduis le rapprochement sur le plan méthodologique : Leibniz offre une formulation remarquablement claire et quasi idéal-typique de ce mode de raisonnement dont la transposition n’est pas sans intérêt pour comprendre la manière dont l’adoption du point de vue de la société chez Mandeville, entre autres, va impliquer la complexification de la distance.
29 « Et quand même on ferait abstraction du concours de Dieu, tout est lié parfaitement dans l’ordre des choses, puisque rien ne saurait arriver sans qu’il y ait une cause disposée comme il faut à produire l’effet » (ET, § 2, p. 104).
30 Je limiterai mon raisonnement à un commentaire portant sur le texte de La fable des abeilles et quelques-unes de ses Remarques ; un ensemble qui condense, de ce point de vue, des figures rhétoriques importantes pour illustrer le point de vue que je défends.
31 Même si le raisonnement est principalement conduit à propos de Smith et de Hume, les fonctions épistémologiques de la distance comme principe de neutralisation sont les mêmes chez Mandeville.
32 Cette position est développée dans la Remarque L (FA I, p. 90 et suiv. ; FB I, p. 107 et suiv.). Il ne s’agira pas, ici, de traiter cette question dans son ensemble mais, seulement, pour les besoins de la démonstration, d’observer comment l’articulation entre ces deux points de vue lui permet de développer une position assez originale sur le luxe.
33 « Je suis porté à croire que quand ils demandent à Dieu leur pain quotidien, l’évêque comprend dans cette requête plusieurs choses auxquelles le sacristain ne pense pas » (FA I, p. 91 ; FB I, p. 108).
34 « On peut sans aucun doute compter sur un peuple, et une descendance en meilleure santé et plus robuste par la tempérance et la sobriété que par la gourmandise, et l’ivrognerie » (FA I, p. 95 ; FB I, p. 117). Ou bien encore, quoique de manière nettement plus explicite : « Assouvir ses passions au meilleur compte et de la façon la plus sordide fait autant de tort à la santé que de les assouvir à grands frais et de la façon la plus élégante » (p. 96 ; p. 118).
35 Un argument classique du rapport entre luxe et efféminement des mœurs, dont une version prototypique est donnée par Machiavel dans Le Prince par exemple.
36 Ce qui, une fois encore, justifie les développements de type économique qui traversent l’ensemble de la Remarque L (FA II, p. 91-95 ; FB II, p. 108-117).
37 C’est l’objet de toute la première partie de la Remarque L où Mandeville reprend les termes assez classiques du débat.
38 Dans tous ces passages, il n’y a pas lieu de comprendre l’« État » autrement que comme le « corps politique » de la société en son entier.
39 « C’est ainsi que, chaque partie étant pleine de vie, / Le tout étant cependant un paradis. / Objets de l’estime des étrangers, / Prodigues de leur richesse et de leur vie, / Leur force était égale à toutes les autres ruches. / Voilà quels étaient les bonheurs de cet État ; / Leurs crimes conspiraient à leur grandeur, / Et la vertu, à qui la politique / Avait enseigné mille ruses habiles, / Nouait, grâce à leur heureuse influence, / Amitié avec le vice. Et toujours depuis lors / Les plus grandes canailles de toute la multitude / Ont contribué au bien commun » (FA I, p. 33 ; FB I, p. 24).
40 C’est notamment la forme générale de la critique mandevillienne du point de vue moraliste qui s’efforce de postuler que les vertus pour l’individu sont aussi des vertus pour le tout ; ou que, de manière un peu différente, la considération exclusive du bien commun est la seule vertu qui vaille. Dans l’un et l’autre cas, ce qui est nié est précisément la différence entre l’individu et le tout. Les effets de cette négation sont l’objet de la dramatisation dans le récit de La fable des abeilles. Je renvoie à la première partie de ce texte déjà indiqué. Voir sur ce point la critique explicite du système de Shaftesbury (FB I, p. 209 et suiv.).
41 On retrouve ici le principe de la distinction évoqué en début de chapitre 1.
42 Comme on peut l’imaginer, la nature et la fonction de la politique s’en trouvent également profondément bouleversées qui ne relèvent plus de la constitution mais bien de ce qui pourra s’appeler le gouvernement ordinaire des choses de la politique ; voir infra.
43 Pour exemple, et à propos du philosophe qui constate la beauté de l’univers et pour qui la référence à Dieu est immédiate et source d’approbation : « il est profondément impressionné par la conviction habituelle et entière que cet Être bienveillant et parfaitement sage ne peut admettre dans son système de gouvernement aucun élément mauvais qui ne serait pas nécessaire au bien universel » (TSM, VI, ii, 3, p. 327).
44 Cette position très claire de Hume, qui le conduira (DRN, vii) à distinguer « raison » et « génération », autorise une représentation de l’« ordre » qui évite d’un côté la contingence absolue et soutient, de l’autre, que cet « ordre » est, comme l’indique Michel Malherbe, « l’effet momentané, accidentel et phénoménal de la causalité matérielle, qui finit tôt ou tard par susciter une forme, par créer des équilibres apparents et fragiles » (Introduction à DRN, p. 57-58). L’étude de cette distinction entre « raison » et « génération » est décisive pour l’histoire que j’entreprends. Cet aspect du problème, ainsi que ses conséquences sur l’étude de la société comme « corps productif », a été approfondi dans l’étude classique de Didier Deleule (1979) : sur le passage du modèle mécanique simple à l’économie animale, voir p. 62 et suiv. ; sur le « vitalisme » de Hume comme endogénéisation de la finalité, p. 65 et suiv. ; sur la distinction entre « raison » et « génération », p. 68 et suiv. ; sur l’anti-providentialisme de Hume, p. 114 et suiv.
45 L’un des enjeux du travail déjà cité de Michaël Biziou (2000) est d’en proposer une justification positive (« On peut en conclure que le triptyque qui unit morale, système et causes finales ne peut avoir le même sens chez Smith et chez ses prédécesseurs », p. 226), entre autres dans la dernière partie de sa thèse, « Vertu et économie politique », p. 511 et suiv.
46 « Sentiments », « desseins » et « affections » : Smith dit d’ailleurs que « ceux-ci sont placés par le grand Juge des cœurs au-delà des limites de toute juridiction humaine, et [que] seul son tribunal infaillible peut en avoir connaissance » (TSM, II, iii, 3, p. 165).
47 Smith parle plus précisément de « l’action externe » ou du « mouvement du corps » (TSM, II, iii, Introduction, p. 149).
48 Ce qui revient à dire que selon la raison, une évaluation morale de la conduite ne doit pas tenir compte des effets mais seulement des motifs et des intentions d’agir. Voir sur ce point l’analyse proposée en TSM, II, iii, 2, p. 155 et suiv.
49 « Celui qui tire sur un oiseau et celui qui tire sur un homme accomplissent le même mouvement externe : tous deux appuient sur la détente d’un fusil » (TSM, p. 149). Sur le strict plan de la consécution des mouvements physiques – ce que Smith désigne ici par le terme de « mécanisme » –, il n’y a pas de différence de nature à faire entre viser et tuer un oiseau et viser et tuer un homme. Précisément la valeur de l’action, et donc sa lecture morale, suppose la prise en compte de quelque chose de spécifiquement humain qui relève d’un sens, c’est-à-dire d’un « sentiment » ou d’une « intention ».
50 La « Fortune », évoquée dans le titre même de la section iii, est une reprise de la distinction stoïcienne entre « ce qui dépend de nous » et « ce qui ne dépend pas de nous » (Cicéron, Traité des devoirs, II, vi, 19) ; voir TSM, p. 149, note 1.
51 « L’homme a été fait pour l’action, et pour œuvrer par l’exercice de ses facultés à changer les circonstances extérieures qui l’affectent, lui et les autres, en vue de ce qui peut sembler favoriser au mieux le bonheur de tous » (TSM, II, iii, 3, p. 166). La différence est donc radicale dans la valorisation de l’agir par rapport à la préférence stoïcienne pour la contemplation.
52 En un sens, qui n’est pas paradoxal, l’ordre des motifs, plus élevé du point de vue d’une morale parfaite, délimite un espace plus étroit et plus individuel – celui de la vie morale parfaite – que l’ordre de la coexistence pour lequel la justice s’efforce de rendre compossibles les « conséquences » des actions individuelles. Pour un commentaire plus détaillé de tous ces passages, voir infra, section 4.2.2.
53 C’est notamment l’objet de tout le premier chapitre, TSM, II, iii, 1, « Des causes de cette influence de la Fortune », p. 151-154.
54 « Mais aussi persuadés de la vérité de cette maxime équitable […] lorsque nous la considérons abstraitement, toutefois, lorsque nous en venons aux cas particuliers, les conséquences réelles qui découlent de l’action ont un très grand effet sur nos sentiments […] » (TSM, II, iii, Introduction, p. 150).
55 « Nature […] when she implanted the seeds of this irregularity […] seems […] to have intended the happiness and perfection of the species » (TMS, p. 105).
56 De fait, la théorie morale de Smith pose frontalement la question de l’articulation entre causes efficientes et finales, et entretient cette ambivalence. Les propositions sont nombreuses dans la Théorie des sentiments moraux qui révèlent un théisme, au moins apparent. Pour une lecture plus systématique de cette dimension de la pensée morale de Smith, voir Biziou (2000, entre autres p. 224 et suiv.).
57 Le passage commenté débute p. 142 : « Dans toutes les parties de l’univers […] », et s’achève p. 143 : « déduite d’un principe unique ».
58 Ou bien encore, p. 141 : « La bienfaisance est l’ornement qui embellit et non la fondation qui supporte le bâtiment [la société] ».
59 « La société peut se maintenir entre différents hommes comme entre différents marchands, à partir du sens de son utilité, sans aucun lien réciproque d’amour ou d’affection » (ibid.).
60 Évoquant implicitement la thèse humienne de « l’obligation naturelle » et du « sens de l’intérêt commun » comme premier fondement de la société humaine (TNH III, ii, 2), Smith parle ici du « sens de l’utilité ».
61 Sur la justice comme vertu artificielle et l’analogie avec l’impartialité, voir section 3.3 « La construction de l’impartialité du regard moral chez Hume ».
62 De fait l’ensemble de ce chapitre extrait de la section « De la justice et de la bienfaisance » (TSM, II, ii, p. 129 et suiv.) envisage les différentes théories explicatives permettant de rendre compte de cette nécessité ou de cette exigence, dont celle de Hume (TSM, II, ii, 3, p. 143-144), pour faire valoir la position smithienne – on retrouve un geste critique analogue dans la partie VII rajoutée pour la sixième et dernière édition de 1790, qui contient, comme il le dit dans une lettre à Thomas Cadell du 15 mars 1788, ce qu’il décrit comme « une histoire de la philosophie morale » (Correspondence of Adam Smith, E. C. Mossner et I. S. Ross éd., Indianapolis, Liberty Fund, 1987, p. 311) qui s’efforce de montrer les limites des « systèmes précédents », y compris celui de Hume, pour faire valoir la complétude et le caractère systématique de sa propre doctrine de morale. La présentation critique et implicite du système de Hume, en matière de justification de la nécessité du respect des règles de justice, a lieu au cours de ce rapide historique (TSM, p. 143 ; le système de Shaftesbury est discuté p. 145, etc.). Il peut ainsi affirmer : « Telles sont donc les raisons communément avancées pour justifier notre approbation du châtiment des injustices » (ibid.).
63 L’histoire est aussi celle de la constitution des dispositifs permettant un contrôle toujours plus efficace et plus raffiné des manières de respecter les règles générales de justice. Dans TNH III, ii, « La justice et l’injustice », Hume aborde cette question, et s’il a recours aux « principes de la nature humaine » pour rendre compte de cette origine, ce n’est certainement pas pour imputer une quelconque détermination naturelle toujours déjà donnée qui permettrait d’y répondre. L’exigence de ces lois et de leur respect inflexible relève d’un dispositif artificiel et historique qui tient précisément dans l’invention du gouvernement. Sur tous ces points, je renvoie à la section 4.3 de ce chapitre.
64 La proposition inaugurale de ce même chapitre le résume en ces termes : « C’est ainsi que l’homme, qui ne peut subsister qu’en société, a été adapté par la Nature à cette situation pour laquelle il a été fait » (TSM, II, ii, 3, p. 140).
65 Smith affirme, notamment à propos des « opérations des corps », la nécessité de ne jamais manquer « de distinguer ainsi la cause efficiente de la cause finale » (ibid., p. 142).
66 Sur la critique de l’esprit de système, voir TSM, I, i, 2, « Du plaisir de la sympathie réciproque », p. 32. Voir également infra la section 4.2.4.
67 Mandeville, Hume et Shaftesbury sont visés par ces critiques.
68 C’est le terme employé dans le texte anglais, voir TMS, p. 87.
69 Tous les termes entre guillemets sont empruntés au même passage (TSM, II, ii, 3, p. 412-413). Je ne le signale plus que par l’usage des guillemets.
70 Smith, dans ce même passage, parle du « mécanisme d’une plante ».
71 Je reviendrai sur ce point à propos de l’usage smithien de la métaphore de la main invisible et de l’épistémologie des transitions aisées de l’imagination (section 4.2.4).
72 Mandeville l’aurait formulé en rapprochant de manière directe les vices privés et la vertu publique.
73 Ainsi, l’on voit, pour reprendre le vocabulaire employé dans l’introduction à cette étude, qu’il est question, par ce type de raisonnement, d’identifier des conditions pragmatiques du regard à distance. Et sur ce plan, la qualification de la distance depuis laquelle observer positivement la société est redevable de la constitution d’une distance « humaine », c’est-à-dire d’une distance qui, soutenue par des artifices, des institutions, demeure comprise dans les capacités humaines d’éloignement de soi.
74 Parler ici de la main invisible comme d’une métaphore, c’est prendre position à l’intérieur d’une controverse qui relève d’une certaine manière « économiste » de la comprendre. Les lectures néoclassiques (entre autres, et de manière paradigmatique, la théorie de l’équilibre général : Walras 1976) n’ont pas manqué de faire de la figure de la main invisible un véritable mécanisme producteur de l’ordre économique du marché, étant entendu que les présupposés guidant la définition des composants premiers renvoyaient à la société comme ensemble d’atomes isolés. Il s’agissait donc d’un individualisme ontologique et méthodologique ; et il a pour conséquence l’instrumentalisation de la construction monadologique de l’espace marchand. En d’autres termes, le modèle de la réalité – la main invisible comme conjugaison de la conception leibnizienne de l’harmonie préétablie ou de la ruse de la raison hégélienne – devenait, par cette lecture mécaniciste, la réalité du modèle là où, précisément, une lecture rigoureuse et nuancée du texte smithien doit conduire à maintenir la distinction, à ne considérer la main invisible que comme une métaphore, un procédé discursif qui a pour fonction de relier des aspects contradictoires d’un certain réel.
75 L’analogie mécaniste est toujours plus ou moins assimilable au paradigme de l’action volontaire.
76 On retrouve en différents endroits cette métaphore : la plus connue, sans doute, est dans la Richesse des nations (RDN, IV, ii, p. 513 ; Smith 1976b, p. 456). Elle intervient pour indiquer comment la recherche individuelle du profit sert l’intérêt de la société dans sa totalité, comme si chacun était « conduit par une main invisible ». Là comme dans cette autre occurrence connue de la Théorie (TSM, IV, 1, p. 257 ; TMS, p. 184), il s’agit de désigner des résultats produits de manière non intentionnelle. On peut considérer, également, que l’image, en TSM, VI, ii, 2, p. 324 (TMS, p. 234), de la main disposant « les différentes pièces sur un échiquier » est une autre occurrence, plus rarement commentée, mais tout aussi importante et sur laquelle je reviendrai plus bas. On trouve enfin une autre occurrence explicite dans History of Astronomy, iii, 2, qui est, chronologiquement, la première : « Fire burns, and water refreshes […] by the necessity of their own nature ; nor was the invisible hand of Jupiter ever apprehended to be employed in those matters » (EPS-HA, p. 49).
77 C’est ainsi que Jean-Pierre Dupuy (2009) caractérise, à juste titre, dans son propre commentaire de la main invisible, le discours smithien. Revenant sur son désaccord avec Louis Dumont à propos de la coupure entre économie et morale, il voit dans la Théorie « le moment fondateur d’une révolution scientifique, […] l’avènement d’une science morphologique (systémique avant la lettre du social) » (p. 30).
78 Les trois premiers essais historiques qui constituent la partie principale de ces Essays, à savoir ceux portant sur l’histoire de l’astronomie, de la physique ancienne et de la logique, sont précédés du sous-titre suivant : The Principles which lead and direct Philosophical Enquiries ; illustrated […] (EPS, p. 31). Ces essais d’histoire des sciences enveloppent donc une dimension de « théorie de la connaissance » dans la mesure où il s’agit de comprendre comment l’imagination est conduite à construire des formes de rationalisation de tout ce qui se présente à elle ; dans la mesure où, également, ces formes étant elles-mêmes historiques, elles s’affinent, deviennent plus systématiques et adéquates aux objets de perception de l’imagination.
79 Sur ce terme de « machine imaginaire », dont la main invisible serait le prototype, voir la lecture qu’en propose Biziou (2000, p. 179 et suiv. par exemple).
80 « We wonder at all extraordinary and uncommon objects, at all the rarer phaenomena of nature […] » (EPS-HA, p. 33).
81 Dans tous ces passages essentiels et, finalement, assez peu commentés de ces essais, il est possible de poser l’équivalence terminologique entre « imagination » et « esprit ». Enfin, comme on va le voir, sur ces points, quoique de manière un peu différente, Smith reprend ce qu’on a pu désigner, chez Hume, comme les contours d’une « épistémologie des transitions aisées ».
82 Cet état est le contraire de l’uneasiness lockienne (voir Locke 1998, livre II, « Of Ideas », chap. i, « Of Ideas in General, and their Original », § 4, p. 119).
83 « La perplexité qui naît de cette contradiction produit une propension à unir les apparences détachées par la fiction d’une existence continue » (TNH I, iv, 2, p. 294). Voir ce qui a été dit de l’individuation des objets chez Hume dans le premier chapitre de cette étude (section 1.2 « Hume et le travail des relations »).
84 Hume reconduit le même type de raisonnement pour d’autres fictions constitutives, toutes issues de solutions de compromis, et qui portent, par exemple, sur les idées de substance, du moi, de l’extériorité du monde, etc. Voir, toujours, le chapitre 1 de cette étude.
85 « And even we, while we have been endeavouring to represent all philosophical systems as mere inventions of the imagination, to connect together the otherwise disjointed and discordant phaenomena of nature, have insensibly been drawn in, to make use of language expressing the connecting principles of this one, as if they were the real chains which Nature makes use of to bind together her several operations ».
86 Le verbe est à prendre au sens de « convenance », dont on sait qu’elle est aussi une vertu morale dans sa Théorie des sentiments moraux (TSM, I, i, p. 23 et suiv.).
87 C’est d’ailleurs ainsi que Hume propose une définition de la « réalité » extérieure : à propos de « tout ce qui est présent à notre mémoire », il dit « chaque élément de ce système uni aux impressions présentes, nous jugeons bon de l’appeler une réalité. Mais l’esprit ne s’arrête pas là. En effet il découvre qu’à ce système de perceptions la coutume en a uni un autre […] » (TNH I, iii, 9, p. 185-186).
88 Sur la lecture smithienne des modalités de la rupture des « transitions » aisées, entre autres sur le sentiment d’attente, d’étonnement, voir EPS-HA, iii, 2, p. 49 et suiv. ; iv, p. 105.
89 La reprise smithienne de l’argumentation ne se fait pas toujours dans des termes compatibles avec ceux de Hume. Ce dernier pose le principe d’une réduction des conflits entre tendances et affections par élaboration de compromis ; s’il reconnaît la possibilité de penser une certaine historicité des « erreurs » commises par l’imagination qui invente ces fictions (TNH I, iv, 3-4), il ne les situe pas, comme Smith, dans une perspective téléologique (EPS-HA, iii, 2, p. 49 et suiv.). De ce point de vue encore, chez Smith, l’histoire de l’astronomie est un modèle quasi paradigmatique où le système de Newton vient culminer comme l’achèvement des constructions fictionnelles de l’imagination en vue de donner sens à ce qui s’offre au regard comme relevant d’un véritable système.
90 J’exclus de cette dernière partie de mon propos l’occurrence donnée en EPS-HA, iii, p. 49, où le recours à la « main invisible de Jupiter » est présenté comme un principe d’explication, par la superstition ou le polythéisme, portant sur les phénomènes « étonnants ». Mais sur la fonction épistémique générale de ce recours, il est rigoureusement analogue à tous les autres.
91 Il peut être aisé, et toute la difficulté est là, de le combler par le recours à des formes de croyances surnaturelles.
92 Je rappelle que le titre original de l’essai sur l’histoire de l’astronomie est The Principles which Lead and Direct Philosophical Enquiries (EPS-HA, p. 31), au nombre desquels figure la construction rationnelle de ces machines imaginaires.
93 Pour une étude plus systématique du rôle de la fiction dans le raisonnement philosophique, je renvoie à l’étude classique de Michèle Le Dœuff (1980), notamment pour la mise en problème (p. 9-33).
94 Cette critique se trouve dans un chapitre intitulé « De l’ordre suivant lequel la nature recommande les sociétés à notre bienfaisance » (TSM, VI, ii, 2, p. 316 et suiv.).
95 Smith parle de celui qui, parmi les gouvernants ou les prétendants, est « homme de système » (TSM, VI, ii, 2, p. 324).
96 Cette illusion rejoint la limite cognitive déjà suggérée à propos de l’individu, lequel, tout en poursuivant son intérêt particulier, « ne sait pas » dans quelle mesure il contribue ou non à la réalisation d’un bien public (RDN, IV, ii, p. 513).
97 « il est souvent à ce point amoureux de la beauté supposée de son plan idéal de gouvernement » (TSM, VI, ii, 2, p. 324).
98 Les « grands intérêts », les « puissants préjugés qui pourraient s’y opposer » (ibid.).
99 C’est faire preuve d’un réductionnisme épistémologique qui assimile les mouvements d’une partie d’échec, dont les règles du jeu sont intégralement explicitées et connues, et les mouvements des individus formant société, dont les principes de mouvement ne sont qu’inférés et pour partie seulement à partir de leurs effets. Je laisse ce point de côté qui ne relève pas directement du problème posé.
100 La volonté absolutisée du révolutionnaire est encore dénoncée en ces termes : « insister pour établir, et pour établir d’un seul coup, en dépit de toute opposition […] » (TSM, VI, ii, 2, p. 324).
101 « Man is generally considered by statesmen and projectors as the materials of a sort of political mechanics. Projectors disturb nature in the course of her operations in human affairs […] ».
102 En d’autres termes, cela signifie donner prise à un gouvernement qui fasse respecter les règles de justice.
103 Elle permet de construire un point de vue d’observation du moi démarqué de toute forme d’introspection et de tout psychologisme. Je renvoie, dans ce même chapitre, à la section 4.3.3.
104 Ces propos sont tenus par Philon répondant aux premières objections de Cléanthe sur le scepticisme. Pour une formulation presque identique, voir EEH, xii, « La philosophie académique ou sceptique » : « les décisions philosophiques ne sont que les réflexions de la vie courante rendues méthodiques et corrigées » (p. 244).
105 « chacun, même dans la vie commune, est contraint d’avoir plus ou moins de cette philosophie » (DRN, i, p. 81).
106 Dans l’essai « Que la politique peut être réduite à une science » (Essais et traités sur plusieurs sujets I, ET I), Hume (1999b) définit ainsi la science des formes de gouvernement : « Si grande est la force des lois et des formes définies de gouvernement, elles dépendant si peu des humeurs et des tempéraments des hommes, qu’on peut en déduire parfois des conséquences presque aussi générales et certaines que celles qui sont proposées par les sciences mathématiques » (p. 82).
107 Hume définit ainsi ce qu’il appelle « l’argument d’expérience » : « Après avoir toujours observé que deux espèces d’objets sont jointes ensemble, je peux inférer, par habitude, l’existence de l’une, toutes les fois que je vois l’existence de l’autre » (DRN, ii, p. 104-105, souligné par Hume).
108 « En général, il y a un degré de doute, de prudence et de modestie qui, dans les enquêtes et les décisions de tout genre, doit toujours accompagner l’homme qui raisonne correctement » (EEH, xii, p. 244).
109 C’est dans le Traité des principes de la connaissance humaine (1710-1734) que Berkeley commence par élucider un certain nombre de difficultés liées à « quelque chose de la nature et de l’abus du langage » (1997a, § 6, p. 301), entre autres, la question de la formation des « idées abstraites ». Dans les § 7-14 notamment, les thèses de Locke sont discutées et critiquées. Sur ces points, Hume reprend le même type d’objection. Par exemple, Berkeley affirme au § 12 : « C’est en considérant la façon dont les idées deviennent générales que nous pouvons mieux juger comment les mots le deviennent » (p. 306).
110 Baranger et Saltel rendent « a more extensive signification » (THN I, p. 17) par « une signification plus large », quand Leroy (Hume 1983, p. 83) conserve le terme proche de l’anglais « étendue », ce qui a le mérite de suggérer l’opération d’extension en quoi consiste la généralisation.
111 « Le mot fait surgir une idée individuelle et conjointement une certaine coutume » (Hume 1983, p. 87).
112 Tout comme chez Berkeley (1997a, notamment § 11, p. 305-306), Locke est ici directement visé : Essai sur l’entendement humain, livre II « Des idées », notamment chap. xi, « De la faculté de distinguer les idées, et de quelques autres opérations de l’esprit » ; par exemple les § 6 et suiv. (Locke 2009, p. 287). Pour le passage des idées aux mots, voir III « Des mots », iii « Des termes généraux », § 6 « Comment se font les termes généraux » (p. 622).
113 Hume reprend ici le même exemple que celui de Berkeley (1997a, § 12, p. 306-307).
114 « aucune impression ne peut devenir présente à l’esprit, sans être déterminée dans ses degrés, tant de quantité que de qualité » (TNH I, i, 7, p. 64).
115 « il est de la dernière absurdité de supposer l’existence réelle d’un triangle dont les angles et les côtés n’ont pas de proportions précises » (ibid., p. 65 ; traduction modifiée).
116 Hume distingue trois arguments pour soutenir son point de vue résolument empiriste : l’indiscernabilité de la qualité et de l’expérience d’un certain degré de qualité ; l’impression, tout comme l’idée qui la représente, est toujours déterminée en degré et en qualité ; ce qui se donne à l’expérience est individué (ibid., p. 63-65).
117 « Ce qu’on appelle abstraction, par où des idées tirées de quelque être particulier devenant générales, représentent tous les êtres de cette espèce, de sorte que les noms généraux qu’on leur donne, peuvent être appliqués à tout ce qui dans les êtres actuellement existants convient à ces idées abstraites. Ces idées simples et précises que l’esprit se représente, sans considérer comment, d’où et avec quelles autres idées elles lui sont venues, l’entendement les met à part avec les noms qu’on leur donne communément […] » (Essai sur l’entendement humain, II, 11, § 9, Locke 2009, p. 289-290 ; souligné par Locke).
118 Au contraire, l’opération de constitution de l’identité des objets perçus, comme nous l’avons vu (supra, section 1.2), suppose, toujours par négligence, de confondre en une seule et unique perception ce qui est distinct et discontinu.
119 « comme, dans la plupart des cas, il est impossible de produire toutes les idées auxquelles le nom peut être appliqué, nous abrégeons ce travail en limitant notre examen » (TNH I, i, 7, p. 66).
120 La traduction de Leroy, une fois encore plus proche du texte anglais, rend necessity (THN, p. 19) par « nécessité ».
121 La promptitude avec laquelle opère l’association renvoie à cette autre idée selon laquelle c’est au terme de l’acquisition de la disposition que cette dernière devient inconsciente dans son fonctionnement : « Par ce moyen, nous accompagnons nos idées d’une sorte de réflexion, dont la coutume nous rend, dans une large mesure, inconscients » (TNH I, i, 7, p. 71).
122 Hume prend l’exemple de l’idée d’un triangle pour laquelle nous pouvons associer l’idée d’un triangle équilatéral particulier ; cette idée incluse dans un raisonnement portant sur l’égalité des trois angles d’un triangle conduit l’imagination à y associer spontanément celle du scalène ou de l’isocèle (ibid., p. 67).
123 En raison de l’imperfection ou du caractère toujours approximatif du jeu sur la ressemblance : « une imperfection telle qu’elle est souvent à l’origine de raisonnements erronés et de sophismes » (ibid., p. 66‑67).
124 « Avant que ces habitudes n’aient atteint toute leur perfection, il est possible que l’esprit ne se contente pas de former l’idée d’un seul objet individuel » (p. 67).
125 « étant donné que les êtres individuels sont rassemblés et placés sous un terme général au vu de la ressemblance qu’ils soutiennent entre eux, cette relation facilite nécessairement leur accès dans l’imagination et leur permet d’être suggérés plus aisément quand l’occasion s’en présente » (p. 69).
126 Je laisse de côté la constitution des « idées de raison » sur lesquelles Hume revient en fin de section (p. 70-71) dont le principe est rigoureusement le même ; voir l’exemple de la couleur et de la sphère. Ce qui est remarquable dans la mobilisation de cet exemple est le tour résolument pragmatique donné à la définition de ces distinctions : première étape, rapprochement et constitution d’une impression particulière – deux sphères de couleurs différentes ; deuxième étape, comparaison de cette première expérience avec une seconde expérience où deux objets de formes différentes et de même couleur sont perçues ; enfin, troisième et dernière étape : « nous découvrons deux ressemblances séparées dans ce qui semblait d’abord, et qui est en réalité inséparable » ; raison pour laquelle, d’ailleurs, « nous considérons la forme et la couleur ensemble […], mais nous les voyons tout de même sous des aspects différents, suivant les ressemblances dont elles sont susceptibles » (p. 71). L’idée générale de couleur est donc l’accentuation stylisée d’un élément de ressemblance qui, de facto, ne sépare jamais véritablement les deux déterminations de l’expérience que sont ici la forme et la couleur.
127 Je renvoie, une fois encore, à la citation extraite des Dialogues sur la religion naturelle sur la manière de former « progressivement des principes plus généraux de conduite et de raisonnement » (DRN, i, p. 81).
128 Pour reprendre l’exemple des idées complexes de « communauté », d’« église », etc., on peut dire que l’usage de ces termes, tant qu’il n’est pas explicitement discuté, renvoie à un ensemble de représentations, de stylisations partagées qui permettent d’accéder à d’autres niveaux de réalité par leur mobilisation. De manière plus générale, sur l’importance de la référence à la vie commune dans la doctrine humienne, voir Livingston (1984).
129 « dans les raisonnements théologiques, nous n’avons pas cet avantage, puisque, précisément, nous nous appliquons à des objets qui, nous devons le sentir, sont trop grands pour notre prise » (DRN, i, p. 82).
130 « dans la vie courante, il ne leur [aux hommes] est pas habituel de regarder plus loin que leurs amis et leurs relations les plus proches » (TNH III, ii, 7, p. 143).
131 Hume a montré dans les sections qui précèdent quelles étaient ces règles et pourquoi il importait absolument de les respecter. Il le rappelle brièvement dans cette section 7 lorsqu’il indique (p. 144-145) que toute transgression de la règle implique la commission d’iniquités dont les effets, pour être « éloignés », n’en sont pas moins « réels » et finissent par rendre tellement incertaines les conditions ordinaires de la poursuite des intérêts particuliers qu’elles impliquent, à terme, une menace pour la société elle-même.
132 « Il est évident qu’un tel remède ne peut être efficace s’il ne corrige cette tendance ; et, puisqu’il est impossible de changer ou de corriger quoi que ce soit d’important dans notre nature […] » (p. 146).
133 Ici « objet » est à comprendre seulement comme « objet de perception » et cela inclut le fait que le « moi » comme objet de la passion est ce à quoi son « sujet » se rapporte via la qualité, etc. ; voir supra section 2.2.2.
134 « Les conséquences de chaque manquement à l’équité semblent très lointaines […]. D’être éloignées, elles n’en sont pourtant pas moins réelles […], il arrive nécessairement que les violations de l’équité deviennent très fréquentes dans la société et qu’elles rendent le commerce des hommes très incertain et très dangereux » (p. 144).
135 « Voilà la raison pour laquelle les hommes agissent si souvent en contradiction avec leur intérêt avéré, et pour laquelle, en particulier, ils préfèrent n’importe quel profit insignifiant, mais présent, au maintien de l’ordre de la société » (ibid.).
136 À la manière dont la constitution de la société du contrat social, chez Rousseau, suppose le passage des entiers naturels aux entiers relatifs, c’est-à-dire la mise en rapport de l’unité individuelle à la totalité que constitue le peuple de la société du contrat : « À l’instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d’association produit un corps moral et collectif composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté » (Rousseau 2001, p. 57).
137 « Notre moi nous est intimement présent et tout ce qui est relié à ce moi doit partager cette propriété » (TNH II, iii, 7, p. 285).
138 Je laisse ici de côté la question de la genèse empirique de l’espace et du temps qui nous est proposée par Hume dans la seconde partie du livre I (TNH I, ii, 1-2, p. 75 et suiv.).
139 Cette analyse de la constitution du rapport sujet-objet à distance montre également toute la nuance de la position de Hume qui, loin de considérer que ce rapport est déjà donné, souligne qu’il est à construire – autre manière de récuser une lecture résolument dualiste de cette relation entre un sujet et un objet au profit d’une lecture plus « constructiviste ».
140 « La raison est et ne doit qu’être l’esclave des passions ; elle ne peut jamais prétendre remplir un autre office que celui de les servir et de leur obéir » (TNH II, iii, 3, p. 271).
141 « il est évident, dans ce cas [celui du plaisir ou de l’aversion], que l’impulsion ne provient pas de la raison qui ne fait que la diriger » (ibid., p. 270).
142 En effet, ce point a déjà été posé dans la troisième partie du livre II consacré aux passions, notamment en TNH II, iii, 3, où il s’agissait de déconstruire la catégorie de volonté comme « faculté » et, pour cela, d’avérer l’impuissance de la raison qui n’a pas à être considérée comme ontologiquement distincte de la sensibilité.
143 « Quand je réfléchis à une action que je dois accomplir dans un an, je me résous toujours à préférer le bien supérieur […] » (TNH III, ii, 7, p. 145).
144 « le mieux que nous puissions faire est de changer les circonstances et la situation qui sont les nôtres, et de faire de l’observance des lois de la justice notre intérêt le plus proche et de leur violation notre intérêt le plus éloigné » (ibid., p. 146).
145 « les personnes que nous appelons les magistrats civils, les rois et leurs ministres, nos gouvernants et dirigeants […] ont un intérêt immédiat à chaque acte exécutant la justice » (p. 146-147).
146 Notamment par le caractère contraignant du respect des règles – le blâme, la sanction, la punition, etc.
147 C’est typiquement le cas de la solution politique proposée par Hume dans la section sur l’origine du gouvernement commentée ci-dessus. Je ne reviens pas sur ce point.
148 Elle l’est dès lors qu’elle se conjugue avec cet autre principe de la nature humaine qu’est la comparaison avec le moi. Dans ce cas, cependant, son opérativité demeure tributaire de conditions particulières ; voir section 3.2.2.1.
149 L’analyse de l’échange et de la division des activités entre tout à fait dans ce cadre d’observation. Voir section 2.3.2.
150 « Bien que les lois de la justice soient artificielles, elles ne sont pas arbitraires. Et elle n’est pas impropre, l’expression qui les appelle des lois de nature, si par naturel nous entendons ce qui est commun à une espèce » (TNH III, ii, 1, p. 83 ; souligné par Hume).
151 C’est notamment tout l’objet de la section 1 (« La justice est-elle une vertu naturelle ou artificielle ? ») de la partie ii (« De la justice et de l’injustice ») du livre III (La morale) du Traité. Cette section vise une telle élucidation : « la bienveillance privée n’est pas le motif originel de la justice », « il nous faut donc reconnaître que le sens de la justice et de l’injustice ne vient pas de la nature mais résulte artificiellement, quoique nécessairement, de l’éducation et des conventions humaines » (TNH III, ii, 1, p. 82).
152 La nécessité d’une division et d’une spécialisation des activités, la politique devenant ainsi une activité parmi d’autres.
153 On sait que, chez Hume comme chez Smith, il implique la vertu épistémique d’impartialité.
154 « le seul fondement solide que nous puissions donner à cette science-là [la science de l’homme] doit reposer sur l’expérience et sur l’observation » (TNH I, p. 34).
155 « il n’est pas moins certain que nous ne pouvons aller au-delà de l’expérience » (ibid., p. 35).
156 Je rappelle que l’intériorisation de la distance du spectateur impartial avait fait l’objet, chez Smith, d’une véritable absolutisation qui permettait la quasi-confusion du point de vue du tribunal de la conscience avec celui de Dieu. Voir section 3.2.2.
157 « La dissimilitude est si frappante que tout ce à quoi vous pouvez prétendre se monte à une supposition, une conjecture, une présomption, concernant une cause semblable […] » (DRN, ii, p. 97).
158 Elle est à opposer, bien sûr, à l’« exacte similitude des cas [qui] nous donne la parfaite assurance d’un événement semblable » (ibid., p. 96).
159 La question de l’impartialité ou de la « modération » de l’historien et des moyens de sa réalisation a été l’objet d’une analyse précise et comparée dans un de mes essais (Gautier 2005). Je ne la reprends pas ici ; je limite mon propos à ce qui vient étayer la question de la construction de la distance comme instrument épistémologique servant la narration historique. Je renvoie, pour complément d’analyse au chapitre iii, « La déconstruction historienne des opinions partisanes », de la première partie de l’ouvrage, « L’histoire comme pratique. Discrimination entre les croyances politiques communes » ; et, tout particulièrement, à la section « La question de l’impartialité » (p. 128 et suiv.).
160 Voir l’essai « Que la politique peut être réduite à une science » (Essais et traités sur plusieurs sujets I, ET I, p. 82). Il s’agit là d’un essai important sur la possibilité, en raison même de son objet, de faire de la politique une « science » (voir Gautier 2005 : pour des remarques plus précises sur ce point de l’indépendance des lois et des formes de gouvernement vis-à-vis des humeurs et tempéraments des hommes, p. 122-125 ; et sur la politique comme travail de généralisation, p. 73 et suiv.).
161 Sur une présentation plus complète de ces problèmes, voir ibid., p. 101-103 ; p. 119-128.
162 Dans une lettre de 1754 (?) à son ami John Clephan, Hume affirme : « Style, judgment, impartiality, care-everything is wanting to our historians ; and even Rapin, during this latter period, is extremely deficient […] » (Hume 1969, vol. I, p. 169-170).
163 C’est surtout la constitution de l’opposition entre tories, partisans des Stuart et de l’Église épiscopale anglicane, et whigs, défenseurs des libertés parlementaires et des dissidents protestants, et ses ramifications et redéfinitions qui, redoublant et travaillant à leur tour les conflits religieux, structurent l’espace public des opinions et des représentations communes dès la seconde moitié du xviie siècle et vont avoir une influence considérable sur les manières d’écrire l’histoire de l’Angleterre durant ce siècle et celui des Lumières. Cette liaison entre clivages partisans et opinions communes est analysée par Hume dans un certain nombre de ses Essais moraux, politiques et littéraires, notamment « Les premiers principes du gouvernement » (ET I, p. 93 et suiv.) ; « La liberté de la presse » (p. 77 et suiv.). Sur l’étude de la division des partis reposant sur des « principes », des « intérêts » ou sur « l’affection », voir l’essai « Des partis en général » (p. 113 et suiv.), mais aussi « Les premiers principes du gouvernement » (p. 93 et suiv.).
164 Il faut remarquer que la période de rédaction de la première édition de cette History, 1754-1762, encadre largement la première édition de la Théorie des sentiments moraux de Smith. Il ne s’agit pas d’autre chose que d’une coïncidence, mais elle est significative, cependant, d’un effort commun déployé, dans le domaine de la morale comme dans celui de l’histoire, pour identifier certaines des conditions épistémologiques à partir desquelles il devient possible de développer un type de connaissance utile à la coexistence des hommes en société : d’un côté, la connaissance des distinctions morales, de leur genèse et de leur opérativité, de l’autre, la connaissance des raisons soutenant les clivages entre opinions et croyances communes portant sur les « origines » de la constitution politique de la société civile anglaise moderne. Ce qui est commun relève, en partie tout au moins, de la pleine conscience de la nécessité de modifier le point de vue d’analyse depuis lequel produire ces connaissances.
165 Ce problème a déjà été repéré à propos des critiques humienne et smithienne de l’introspection. Voir le chapitre 3, sections 3.1 et 3.2.
166 « The Whigs, I am told, are anew in a Rage against me ; tho’ they know how to vent themselves ; For they are constrain’d to allow all my Facts ».
167 La position du centre a valeur épistémologique même si, politiquement, elle déclenche la désapprobation des whigs, comme des tories d’ailleurs.
168 L’accroissement significatif des imprimés avec les modifications des techniques de fabrication et de circulation des ouvrages va de pair, au xviie siècle, avec l’augmentation non moins significative d’un lectorat lettré de plus en plus porté sur les histoires. L’histoire de l’édition aux xviie et xviiie siècles fait apparaître la multiplication des ouvrages commandés par souscription, des histoires populaires en séries, abrégés, des histoires de désastres naturels, etc. (voir sur ce point et pour un exemple Mayer 1994, p. 391-419).
169 On sait toute l’importance de la relation entre auteur et lecteur qui soutient et réoriente l’effort d’écriture de Hume à partir de l’échec relatif du Traité. On peut même tâcher de comprendre dans cette préoccupation l’occasion de l’invention progressive d’un style et de genres – la politesse comme vertu épistémique – dont la pertinence trouve dans cette relation certains de ses principes (pour une mise au point, voir Alexandre Simon, 2016, Scepticisme et politesse dans l’œuvre de David Hume, thèse de doctorat, Université de Franche-Comté, 427 pages). Par ailleurs, et pour ce qui est de la publication de son History of England, voici ce qu’il dit encore à son ami William Straham en 1755, lors de la parution du second volume consacré notamment au règne d’Élisabeth : « Surely, never man was so torne in Pieces by Calumny. I thought I had been presented to the Public a History full of Candor & Disinterestedness […] The Public is the most capricious Mistress we can court ; and we Authors, who write for Fame, must not be repuls’d by some Rigors, which are always temporary, where they are unjust » (Hume 1969, vol. 1, p. 221). Enfin, pour le caractère constant de ce type de préoccupation qui relie auteur et lectorat ; voir l’Essai écarté no 6, « L’étude de l’histoire », ET I, p. 311 et suiv.
170 De manière symétrique, l’histoire de l’édition montre de quelle manière des institutions ont pu jouer sur les conditions de publication pour susciter des réactions de la part de certains « publics ». Je renvoie à l’ouvrage de Philip Hicks (1996, p. 62 et suiv. et p. 73 et suiv.) à propos de l’exemple de la publication de l’Histoire de la Grande Rébellion de lord Clarendon. Celle-ci ne paraîtra qu’en 1702 alors que son auteur meurt en 1674. Et cette parution a lieu dans un contexte où le Collège d’Oxford, très royaliste, s’efforce d’enrôler le texte de lord Clarendon dans une stratégie de défense et de revalorisation d’une certaine conception de l’éducation des élites des milieux anglicans et des grandes familles politiques.
171 « I have the impudence to pretend that I am of no party, and have no bias. Lord Elibank says, that I am a moderate Whig, and Mr Wallace that I am a candid Tory » (Hume 1969, vol. I, p. 185).
172 Lorsque Hume, dans l’essai « Que la politique peut être réduite à une science », déjà cité, s’efforce de montrer que « les lois et les formes définies de gouvernement » ne dépendent pas des humeurs et des tempéraments des hommes, et que cette « indépendance » fait que l’on peut les observer pour en tirer des règles générales qui s’imposent avec la même régularité que celles que l’on observe dans les sciences, c’est ce type de relation d’observation qui devient possible : décrire de telles lois suppose que l’on puisse considérer que l’objet de la science politique est, en une certaine manière, extérieur à celui qui l’observe et, pour cette raison, qu’il se présente au regard comme une certaine nature.
173 C’est la raison pour laquelle, d’ailleurs, les clivages partisans sont historiquement durables voire pérennes.
174 C’est là une autre question dont Hume prend conscience, parfois à ses dépens. Dans une lettre à William Mure of Caldwell, Hume pouvait ainsi confier son découragement face à la réception du premier volume de son History : « The Opposition, I may say the Rage with which it was received by the Public, I must confess, did not a little surprize me. Whatever Knowledge I pretend to in History of human Affairs, I had not so bad an Opinion of men as to expect, that Candor, Disinterestedness, and Humanity cou’d entitle me to that Treatment. Yet such was my Fate » (Hume 1969, vol. I, p. 241-242). Mais il reconnaissait aussi les vertus de sa propre impartialité puisqu’elle indisposait, politiquement s’entend, tous les partis et suscitait la colère de nombreuses factions : « I observe that some of the weekly papers have been busy with me. I am as great an atheist as Bolingbroke ; as great a Jacobite as Carte ; I cannot write English, etc. » (ibid., p. 105). Ou encore plus explicitement dans une lettre adressée à l’abbé Le Blanc, de 1755 – il s’agit toujours de la publication du volume sur la révolution – il affirmait encore : « You wou’d see, that it was not intended to please any Party ; and it has here been extremely run down by factions » (p. 226).
175 Au sens où cela a été défini dans le chapitre 2, section 3.3.
176 « Or, il apparaît que dans la structure originelle de notre esprit, notre attention la plus forte est réservée à notre personne, celle qui suit est étendue à notre famille et à nos relations et ce n’est que la plus faible qui se porte jusqu’aux personnes qui nous sont étrangères et indifférentes » (TNH III, ii, 2, p. 88).
177 « For they are constrain’d to allow all my Facts », disait-il à son ami Smith, dans une des lettres de sa correspondance (Hume 1969, vol. 1, p. 311).
178 Au sens où Smith parle ainsi de la propriété – l’adéquation – des passions éprouvées de la part du spectateur et de la personne concernée.
179 « The Truth is, there is so much reason to blame and praise alternately King and Parliament, that I am afraid the mixtured of both in my composition, being so equal, may pass sometimes for an affectation, and not the result of judgement and evidence ».
180 Voici ce que dit Hume dans cet extrait de sa correspondance avec l’abbé Le Blanc : « This first Volume contains the Reigns of James the I and Charles the I ; and consists of 470 Quarto Pages. If You consider the vast Variety of Events, with which these two Reigns, particularly the last, are crowded, you will conclude, that my Narration is rapid, and that I have more propos’d as my Model the concise manner of the ancient Historians, than the prolix, tedious Style of some modern Compilers » (Hume 1969, vol. I, p. 191-193). L’édition de 1749 d’History of England par Rapin contient 16 volumes de près de 1000 pages chacun.
181 Le lecteur peut se reporter à l’analyse de divers exemples dans mon ouvrage consacré à Hume (Gautier 2005) : sur la question de la réforme du culte anglican au temps des guerres de Religion, p. 137 et suiv. ; sur le conflit d’interprétation du rôle du Parlement, sous le règne de Jacques Ier, p. 142 et suiv.
182 Voir ibid., « La balance comme dispositif de neutralisation », p. 136 et suiv. ; pour le règne d’Élisabeth 1re et l’exemple de la Réforme, p. 137 et suiv. ; pour l’exemple de la querelle sur les origines de la Constitution sous Jacques Ier, p. 142 et suiv.
183 Je renvoie à l’exemple paradigmatique de l’interprétation humienne des origines de la Constitution mixte. Voir ibid., « La déconstruction historienne des lectures rétrospectives des origines chez Hume », p. 206 et suiv.
184 À propos des versions royaliste et parlementariste de cette histoire, il importe pour faire ressortir l’originalité du point de vue humien de le resituer dans une comparaison avec quelques-unes des principales histoires générales portant sur cette période de la fin du règne des Tudor et de celui des Stuart. J’ai proposé une telle comparaison (ibid., chap. v, p. 179 et suiv.).
185 Pour une présentation détaillée de ces éléments d’analyse historique, voir ibid., « La déconstruction historienne des lectures rétrospectives des origines chez Hume », p. 206 et suiv.
186 C’est dans le volume de son History of England consacré au règne d’Élisabeth Ire que Hume propose une telle conception de la constitution. Celle-ci se trouve en note de l’Appendice 3 entre autres consacré à la question du « gouvernement politique » de l’Angleterre. À propos de l’« Ancienne Constitution » – la constitution des « origines » – Hume peut donc affirmer : « The English constitution, like others, has been in state of continual fluctuations » (Hume 1984, t. IV, p. 355).
187 Ce mouvement avait déjà été opéré à propos de la critique de l’introspection. Voir sur ce point la section 3.3.
188 J’ai laissé délibérément de côté toute la dimension économique de la doctrine smithienne qui, sans doute, permettrait de dessiner un autre parcours. Cet aspect de l’œuvre est bien plus connu et a fait l’objet d’études plus nombreuses (voir, par exemple, Biziou 2003, notamment la seconde partie, p. 119 et suiv.).
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