Introduction
p. 209-213
Texte intégral
1L’importance ainsi soulignée de la relation comme principe de constitution enveloppe une autre série de déplacements dont la description relèvera du plan épistémologique et méthodologique, c’est-à-dire de ce qui définit en propre la ou les manières de construire le point de vue depuis lequel sont élaborés les contenus de l’anthropologie jusque-là décrits.
2Cette question du point de vue est complexe et nous n’avons pas la prétention d’en faire une présentation exhaustive. Le propos relève d’une forme de stylisation devant permettre de souligner certains changements et les effets qu’ils conditionnent pour l’intelligibilité de cette nature de l’homme. On peut distinguer deux aspects du problème.
31. D’une part, et à propos de l’individu, l’accent est mis sur la critique de l’illusion d’une connaissance de soi qui passerait par le seul exercice de l’introspection. La critique de l’introspection nous intéresse ici par certains des présupposés qu’elle bouleverse, notamment l’idée que la compréhension ou, du moins, une plus grande compréhension de soi, pourrait relever d’une forme solipsiste du regard tourné sur le moi.
4Une telle idée est doublement erronée : d’une part, elle repose, comme on l’a vu, sur une conception abstraite de l’individu posé comme isolat alors qu’il doit être pensé comme déterminé dans et par le tissu des relations qui l’insèrent en la société – socialisation et individuation vont de pair. D’autre part, elle méconnaît la valeur épistémologique de la relation comme instrument de connaissance, et c’est précisément au nom de cette valeur que la démarche introspective va se trouver disqualifiée. Cette double méconnaissance de la relation comme principe ontologique et comme principe épistémologique est au fondement de la critique empiriste de l’introspection telle qu’on peut la trouver chez Hume et Smith par exemple.
5Dans un premier temps, Hume permettra de poser de manière générale les termes du problème. Il s’agira de comprendre qu’une juste description de ce qui advient en l’esprit d’un moi constitué suppose un détour, c’est-à-dire un changement de point de vue, sans lequel l’observation du moi est comme rendue impossible. Les données du problème chez Hume sont clairement posées et elles conditionnent, de manière générale, l’étude des passions ainsi que nous avons pu le voir à propos de l’orgueil et de l’humilité et, plus largement encore, de sa philosophie morale. Cette critique va recevoir une amplification significative dans la théorie du spectateur impartial chez Smith.
6Généralement, les commentateurs s’accordent à reconnaître que cette théorie constitue une élaboration de premier ordre dans la définition de la « conscience »1 du sujet moral ; on a peut-être moins insisté sur le fait qu’une telle construction permettait de radicaliser les termes humiens de la critique de l’introspection en proposant une véritable genèse sociale d’un point de vue plus objectif de la connaissance de soi. C’est dans cette perspective que l’on explorera à nouveau certains aspects de cette théorie, en mettant l’accent sur la manière dont la « relation » fonctionne, ici, comme principe épistémologique de construction du point de vue d’observation à distance.
7Autre résultat remarquable : le changement de point de vue est nécessaire parce que la juste compréhension du moi en tant que « je » ne peut pas se faire sans la médiation d’un « extérieur » : l’individu, parce qu’il n’est pas transparent à lui-même, doit faire l’effort de construire les médiations qui lui permettent de s’observer, c’est-à-dire de se prendre pour objet de connaissance en tant que sujet observateur dépendant2. Là encore, la position défendue par Smith dans sa Théorie des sentiments moraux est novatrice.
8Si cette démarche, inédite par bien des aspects, permet de trouver chez Smith de quoi systématiser les principes du regard à distance, il reste que l’horizon éthique en lequel ces élaborations prennent sens n’est pas sans soulever des difficultés ; notamment, comme on le verra, celle de l’articulation entre morale commune et morale parfaite. Ce n’est pas, bien sûr, la dimension éthique de cette difficulté qui retiendra l’attention mais ses implications épistémologiques.
9Il est tout à fait possible, sur le plan strictement moral, de comprendre de quelle manière Smith envisage le passage du point de vue à distance du spectateur extérieur et réel au point de vue à distance du spectateur imaginaire et intérieur. Cependant, l’absolutisation de la distance, corrélative de cette intériorisation – du spectateur imaginaire intérieur au « tribunal de la conscience » –, n’est pas sans conséquences sur la fonction que l’on fait jouer à la distance et, par voie de conséquence, sur la nature même de la connaissance des autres et de soi à laquelle on parvient.
10L’exigence d’éloignement du regard ne repose plus seulement sur des raisons épistémologiques dont le but serait d’objectiver les normes du jugement moral ordinaire. La distance devient l’instrument d’un éloignement quasi absolu du regard et ouvre à la possibilité de le constituer en un véritable point de vue divin porté sur les conduites morales des individus. Dès lors, le statut du discours qui est tenu, depuis ce nouveau point de vue, paraît se modifier et pencher résolument vers une certaine métaphysique ; en tout cas, vers autre chose que ce qui relève, au sens où peut l’entendre Hume, d’une philosophie morale.
11Il est alors utile de revenir à Hume pour éclairer sa contribution à la résolution du problème de l’objectivation du regard à distance. Entre Hume et Smith, la proximité est grande pour ce qui est de surmonter l’écueil de l’identification psychologique du sujet à son objet. En revanche, des distinctions sont à faire lorsqu’il s’agit de comprendre de quelle manière et jusqu’où il est possible de construire la distance nécessaire à la constitution du jugement impartial.
12Sur ce plan, Hume, sans doute plus conséquent que Smith avec les réquisits de son empirisme, propose les termes d’un raisonnement qui demeure, de part en part, subordonné au fonctionnement des principes de la nature humaine. Dès lors, l’impartialité requise pour accéder à une observation contrôlée des conduites humaines résulte d’un autre dispositif dont l’opérativité suppose, pour être comprise, de se rapporter à la manière dont se construisent les relations entre passions et raison. La solution sera donc empirique et méthodologique et non pas idéaliste et métaphysique (c’est l’objet du chapitre 3, « L’écueil de l’identification au moi »).
132. Mais si l’écueil de l’introspection et les façons de le surmonter permettent de mettre en évidence une véritable rupture dans la manière d’observer les hommes en tant qu’individus, ne serait-ce que pour parvenir à une meilleure connaissance de soi, il reste que ce qui fait, jusque-là, la matière principale de l’observation, ainsi requalifiée depuis l’exigence épistémologique de distance, demeure l’élucidation des conduites individuelles – l’identification des distinctions morales pour mieux juger de la valeur de ces conduites. Rien n’est encore dit de ce que ces conduites, prises dans leur ensemble, sont susceptibles de manifester. Ce qui demeure objet du regard n’excède pas encore ce qui donne sens à la conduite des individus, même si ceux-là ne sont pas envisagés comme des isolats ou des atomes préconstitués.
14Or, il faut reconnaître que la constitution de la distance comme détermination du regard ne concerne pas seulement l’observation des conduites humaines individuelles. Plus exactement, pour qu’une telle observation soit complète et rende compte de tous les effets dont ces conduites sont susceptibles, il faut se rendre sensible à autre chose. Tout ce qui s’offre au regard ne relève pas nécessairement de la seule description des conduites individuelles. Entre ces dernières et ce qui se donne à voir se manifeste comme une différence, comme un excès qui demande, lui aussi, à être repéré, rendu visible et intelligible.
15Cet excès, nous en avons déjà rencontré une première manifestation à l’occasion de l’étude de la division des activités chez Smith et Ferguson. La division est la forme naturelle d’une coopération dont l’effet heureux est de produire un résultat qui excède largement ce qui aurait été fabriqué par les mêmes individus en situation d’isolement. Nous le rencontrerons, à propos de Hume cette fois, lorsqu’il s’agira de comprendre comment juger du caractère juste ou injuste d’une conduite individuelle : il faudra adopter le point de vue de « l’ordre de la société », ou encore, le point de vue du « schème ».
16C’est précisément cet excès et, plus largement le genre de ces excès, qui demande à être identifié et qualifié désormais, c’est-à-dire observé. Cependant, une telle observation suppose un ensemble de conditions qui portent toujours sur la manière de se placer à distance face à l’objet contemplé. Ce sont ces conditions qu’il faudra tenter de délimiter pour mieux comprendre ce qu’on pourra désigner comme « point de vue de la société ».
17C’est dans ce cadre précis que l’on reviendra au problème de la « main invisible » (chapitre 4 : « L’écueil de l’identification à Dieu »). La littérature sur cette question est vaste, et il n’est pas question de la reprendre in extenso. Le point est un peu différent et il convient de le décliner depuis le plan épistémologique et méthodologique ici retenu.
18Que désignent les occurrences de la main invisible et quelle en est la fonction rhétorique et argumentative ? Que dit-elle de l’objet qu’il s’agit de délimiter et de la manière dont il convient de l’observer ? Dans cette perspective, on proposera de revenir sur deux sortes d’occurrences : la première est portée par La fable des abeilles et désigne, même si l’expression n’est pas mobilisée, l’inversion célèbre des « vices privés » et du « bien public » ; la seconde renvoie au corpus smithien.
19J’entends situer ce problème par rapport à la question qui est mienne et montrer que la métaphore désigne un locus qui résiste au regard de celui qui observe et qui, tout en même temps, manifeste quelque chose comme la consistance et la compacité de ce qui se donne à voir.
20Cette compacité n’est pas immédiatement intelligible et elle impose à l’observateur d’expliciter ce qui est nécessaire à son déchiffrement, à savoir un changement de point de vue d’observation, un déplacement du regard ; autrement dit, l’amorce d’un autre mouvement d’« extraction » du sujet contemplant la société comme ce qui lui devient, en un premier temps, étranger, c’est-à-dire extérieur.
Notes de bas de page
1 Pour une synthèse et une présentation analytique de cet aspect de la philosophie morale de Smith, voir Raphael (1971, notamment sur la théorie du spectateur, p. 27 et suiv. ; sur la vertu d’impartialité, p. 32 et suiv., etc.). Pour une généalogie plus systématique et plus large du problème de la subjectivité à l’époque moderne, se reporter à Thiel (2011, p. 35 et suiv. ; sur Locke, p. 97 et suiv., et sur Hume, p. 383 et suiv.).
2 Je rappelle que cette dépendance anthropologique est posée dès la première proposition de la TSM et déjà commentée (TSM, I, i, p. 23).
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