1re partie
Le problème
p. 77-97
Texte intégral
1L’industrialisation et la technologie moderne ont provoqué un bouleversement unique dans l’histoire. Chacun a vu son environnement économique et technique se transformer de fond en comble, et le monde de Goethe était plus proche de celui de Platon qu’il ne l’est de celui d’aujourd’hui. Le mode de vie des hommes s’est radicalement transformé. Ce bouleversement a généré de nouveaux problèmes fondamentaux en matière de politique économique. Mais comme nous allons le voir, la discussion actuelle en matière de politique économique est pleine de concepts, questionnements et contradictions qui ignorent ces nouvelles données. Elle se nourrit d’idées qui ont vu le jour avant la révolution industrielle, ou éventuellement à ses débuts. Il est donc urgent de se tourner vers les réalités spécifiques du xxe siècle.
I.
21. Pour bien cerner la question centrale de notre temps qui se pose dans le monde industrialisé moderne, il est utile de commencer par préciser un peu notre vision des choses. Nous y parviendrons en portant notre regard sur un petit monde économique souvent ignoré, mais qui fait apparaître plus clairement les interactions en jeu.
3Imaginons un instant une économie familiale fermée autarcique, comptant une trentaine de personnes et dirigée par le plus âgé de tous. Cette entreprise autarcique comprend dix hectares de terres de qualité diverse et vingt personnes peuvent y travailler ; elle comprend enfin une dizaine de personnes inactives, dont des enfants, des vieillards et des malades. Le dirigeant est non seulement tenu de savoir clairement comment partager, en automne et au printemps, l’occupation du sol entre les pommes de terre et le seigle, s’il faut construire une nouvelle écurie, etc. En outre, au quotidien il doit veiller à ce que chacun de ses ouvriers soit occupé à satisfaire, heure par heure, les besoins de manière optimale ; il doit veiller à ce que chacun ait à sa disposition des outils, des animaux de trait et du matériel adéquats et que ces biens dits complémentaires soient accessibles au bon moment. Il faut par exemple qu’au moment de la récolte de pommes de terre, les engins agricoles et les animaux nécessaires à la rentrée de la récolte soient disponibles, que la nourriture soit distribuée aux animaux ou que les repas soient offerts en temps et en heure aux personnes. Il se peut que ces tâches soient mal maîtrisées par le dirigeant. Souvent la main-d’œuvre se retrouve inoccupée à cause d’une mauvaise planification, ou encore les ouvriers se retrouvent occupés en forêt alors qu’ils seraient nettement plus utiles pour un travail plus urgent dans les champs. Ou bien, il manque tout à coup un animal de trait qui est occupé ailleurs. Les erreurs de mise à disposition sont fréquentes dans une telle exploitation, mais le dirigeant peut les corriger. Il est en mesure d’évaluer ce que représente chaque heure de travail ou chaque parcelle de terre pour la satisfaction des besoins en fonction de l’occupation qui leur est attribuée. Il évalue en permanence. C’est ainsi qu’il peut faire des plans qui, une fois mis en application, relient les multiples activités entre elles et les rendent les plus efficaces possible, en fonction des besoins identifiés. Le processus économique quotidien est organisé avec succès.
4En revanche, il est impossible d’étendre ce type d’organisation domestique à un processus économique plus vaste et reposant sur la division du travail. Certes, si on prend l’exemple des exploitations domestiques autarciques ou celui des jardins ouvriers, de telles formes d’organisation domestique subsistent en partie jusqu’à nos jours. Mais les hommes ont été obligés depuis longtemps déjà de transformer les formes d’économie domestique pour y intégrer les effets positifs de la division du travail. L’échange, l’utilisation de l’argent, le commerce ont de lointaines origines. L’industrialisation a encore accéléré ces effets de manière spectaculaire.
5Chaque entreprise et chaque ménage est devenu tour à tour partie d’un très grand tout uni par la division du travail. L’économie des peuples est devenue un processus économique qui englobe des millions d’entreprises et dans lequel les marchandises produites sont d’une variété jamais égalée auparavant. À présent, le problème de la régulation a pris une nouvelle dimension. Le problème qui était minime dans l’économie de type Robinson Crusoé, ou dans l’économie domestique, a maintenant pris des proportions préoccupantes. Le dirigeant qui se trouve à la tête d’une économie domestique fermée de trente âmes peut avoir une vision d’ensemble qui lui permet d’organiser au mieux la culture de ses sols, de répartir le seigle, les pommes de terre, les animaux de trait en fonction des différents besoins de l’exploitation, dans l’espace et dans le temps, de trouver l’usage le plus précis de sa main-d’œuvre heure par heure, de choisir les meilleures solutions pour combiner les moyens de production permettant de couvrir au mieux les besoins. Dans des collectivités qui s’étendent à des pays tout entiers et dont le processus économique est, de plus, étroitement lié aux processus économiques d’autres pays, ces tâches d’organisation sont démultipliées et dépassent largement la capacité d’un seul homme. Elles doivent être exécutées à chaque instant. Dans la petite économie domestique de trente personnes, les femmes sont occupées à tisser le soir en hiver et quelques-unes d’entre elles vont occasionnellement jusqu’à produire du tissu. Dans l’économie industrialisée moderne, ces femmes sont remplacées par des filatures et des tissages dont l’organisation quotidienne pose des problèmes d’une tout autre complexité. Il en est de même pour l’approvisionnement en combustible, en chaussures, en viande, etc., et surtout pour la coordination de toutes les branches de production avec une grande quantité et variété de stocks et de main-d’œuvre.
6L’extension des tâches d’organisation entraîne un changement de la nature de ces tâches. Lorsqu’à l’échelle d’un grand pays, deux cents millions de tonnes de charbon doivent être distribuées à des millions d’entreprises et de ménages chaque année, la question se pose de savoir quelle quantité de charbon va aller à la sidérurgie, à la construction mécanique, à l’industrie textile, etc. À quelles entreprises ? Pour quels objectifs de production ? À quels ménages ? Quand ? Le même type de décisions doit être pris au quotidien pour des millions de travailleurs et de marchandises, pour chacun de ces travailleurs et pour chaque unité de moyen de production. Mais ce n’est pas tout. Il ne s’agit pas d’un ensemble de décisions parallèles concernant le charbon, le fer, le cuir ou le tabac. Ces décisions doivent plutôt s’harmoniser entre elles. Cuir, charbon, main-d’œuvre, produits chimiques, machines, œillets sont nécessaires à la production de chaussures. La production repose sur la combinaison de biens complémentaires. Même le dirigeant d’une économie domestique sait cela. Lorsqu’il fait couper et ramasser du bois, il doit combiner de la main-d’œuvre avec des outils, des moyens de transport et des animaux de trait, de manière à ce que tous soient là au bon endroit et au bon moment. Pour la bonne raison que d’autres productions sont réalisées en parallèle – par exemple sur le champ de betteraves, dans l’écurie, etc. –, qui utilisent également de la main-d’œuvre et des moyens de production matériels, la gestion adéquate des processus de production n’est pas simple. La lutte pour l’accès aux moyens de production doit être arbitrée par la direction. Il suffit qu’un seul moyen de production manque – par exemple une charrette à un temps donné – pour faire échouer tout le plan de production. Cela vaut en gros aussi pour le vaste monde industrialisé. Mais l’organisation a pris ici des proportions immenses. Pour une usine de tissage, l’approvisionnement en fil revêt une importance secondaire. Pour tourner, elle a aussi besoin de charbon, de main-d’œuvre, de nombreux produits chimiques, de courant électrique, etc., et qui plus est, de tous ces biens au bon moment. Tous les moyens de production ne sont mis en œuvre de manière efficace que si, partout, on veille à l’apport de la bonne quantité de biens complémentaires. Dans chacune des entreprises, les choix les plus rationnels doivent être faits et les processus de production de toutes les entreprises, des houillères aux tissages de soie et à la ferme, doivent être correctement coordonnés.
7La distribution des biens de consommation finale a également évolué. Dans l’économie à la Robinson Crusoé, elle n’existe pas. Dans la petite économie domestique fermée, elle peut être résolue relativement facilement, justement parce que le dirigeant connaît les besoins de chacun. Dans la grande économie moderne reposant sur la division du travail, c’est un problème complexe à résoudre. Dans ce cas, il s’agit de partager les résultats de ce processus de production entre des millions d’individus actifs à différents endroits de la grande chaîne de production. Comment ce partage doit-il être fait ? Quel type de biens et en quelle quantité chacun doit-il recevoir ?
82. La politique économique moderne, tout comme le débat de politique économique ont ceci de particulier qu’ils ne considèrent qu’une seule face des problèmes posés par la régulation économique ; il en est ainsi de la question du rapport entre l’investissement et l’épargne. Le projecteur est mis sur cette seule question tandis que les autres restent dans l’ombre. C’est certes là une question importante, mais ce n’est qu’une partie du problème posé par le développement économique.
9La complexité de la régulation du processus économique tient à son caractère dynamique. Même dans un type d’économie domestique fermée, le dirigeant se voit dans l’obligation d’adapter en permanence ses plans à l’évolution constante des données. Les naissances et les décès, les maladies, les guerres, d’une manière générale les variations des données imposent des changements de plan. Gérer, c’est adapter. Ou alors, le dirigeant investit pour « améliorer l’approvisionnement futur » ; par exemple, il projette d’agrandir son troupeau et donc d’agrandir ses écuries. Il ne doit pas seulement veiller à économiser pour pouvoir investir, mais l’agrandissement de l’écurie et du troupeau nécessite une nouvelle gestion de la main-d’œuvre, la fabrication de matériel de construction, la mise à disposition d’outils, le renforcement des stocks de nourriture pour le bétail, etc. De plus, suite à l’investissement, l’ensemble du processus de gestion doit être revu et il est nécessaire de réajuster les activités et les moyens de production : plus d’animaux de trait, d’animaux de boucherie et de vaches laitières assurent un meilleur approvisionnement, mais demandent aussi plus de main-d’œuvre et plus d’aliments, et donc de nouvelles dispositions qui se répètent au fur et à mesure des différentes phases d’investissement.
10L’économie industrialisée est particulièrement dynamique. Dans ce type d’économie, les adaptations se produisent en permanence en fonction des changements de données qui résultent des mouvements de population, des évolutions des besoins ; l’ère de l’industrialisation connaît un appareil de production largement plus développé qu’aux époques précédentes. Le progrès des connaissances techniques étant un facteur de développement particulièrement efficace, l’appareil de production ne cesse de changer et de croître.
11Comment gérer ce processus économique industrialisé en perpétuelle évolution avec succès ? Quelle dynamique faut-il insuffler à ces investissements, à la construction de nouveaux hauts fourneaux, de nouvelles aciéries, de nouvelles usines de machines-outils, de chaussures, de telle manière à ce que l’ensemble de la production se poursuive de manière harmonieuse ? De telle manière à ce qu’il n’y ait pas trop d’usines de chaussures, que la production de cuir soit suffisante, qu’il n’y ait pas trop de mines, que les nouveaux hauts fourneaux et les cimenteries soient suffisamment occupés ? Parallèlement, cet appareil de production élargi doit satisfaire les besoins, et les nouveaux biens de consommation doivent être partagés de manière sensée. En premier lieu, les bonnes décisions doivent être prises concernant le choix des investissements. Parmi les nombreux projets, lesquels doivent être réalisés ? Comment les investissements doivent-ils être répartis ? Deuxièmement et parallèlement, il s’agit de veiller à ce que l’investissement soit accompagné de la main-d’œuvre et des moyens de production adéquats. Et troisièmement, pour conclure, il s’avère nécessaire d’apporter en permanence des correctifs et des adaptations au cours des processus d’investissement.
123. En bref : en conséquence de l’industrialisation et de ses processus de production et de distribution complexes, de l’expansion et de l’intensification du partage du travail qui en résulte, de son caractère éminemment dynamique, le problème d’organisation qui apparaît dès qu’il y a production prend une nouvelle forme. Il est devenu plus compliqué que jamais et n’a rien perdu de son importance.
13Nous n’avons pas encore tiré la conclusion décisive de cette constatation. Dans la petite entreprise autarcique qui compte trente personnes, c’est le dirigeant qui gère le processus économique quotidien en faisant les plans et en donnant les directives. La pensée ordonnatrice d’un seul homme est, dans ce cas, en mesure de sélectionner les besoins à satisfaire, faire exécuter les combinaisons de production optimales et réaliser l’ajustement temporel des moyens de production complémentaires. Mais comment le problème d’organisation peut-il être résolu, lorsqu’il dépasse la capacité d’un seul individu ? Nous savons que toute l’histoire économique tend vers cela, justement parce que, dans le cadre d’une petite entreprise autarcique, la division du travail est insuffisante. Dans une économie qui fonctionne sur la base d’une division générale du travail, un seul individu ne peut percevoir que des parties, et non plus l’ensemble du processus économique. Comment l’ensemble du processus peut-il alors être géré ?
14C’est ici que la notion d’ordre économique devient décisive. C’est l’ordre économique qui détermine la manière dont tous les plans et les actions individuelles vont se coordonner, comment les activités des entreprises et des ménages vont se rencontrer, quels besoins vont être satisfaits, comment s’organise la gestion de chaque instant. La quantité de blé ou d’orge cultivé, moulu, cuit et utilisé, les conditions et modes d’approvisionnement en biens complémentaires – la main-d’œuvre et les moyens de production concrets –, le partage du pain, sont dépendants du type d’organisation des marchés du pain, de la farine et des céréales, des marchés du travail et des marchés de tous les moyens de production, ainsi que de la monnaie et d’autres éléments de l’ordre économique. Ou alors, si les marchés sont inexistants, l’approvisionnement en biens complémentaires dépend de la personne de l’administration centrale qui dirige l’ensemble du processus. Le devoir de l’ordre économique est de parvenir à un ajustement quotidien entre les heures de travail de tous les actifs et les innombrables moyens de production, de telle manière à solutionner au mieux le problème de la rareté. Plus le partage du travail s’affine, plus il s’intensifie – comme c’est le cas dans tous les pays industrialisés –, et plus les exigences posées à l’ordre économique sont élevées. Dans les ordres économiques du monde industrialisé, une raison économique devrait s’imposer qui permette de réaliser ce que réalise au quotidien la raison du dirigeant de sa petite entreprise. La construction des ordres économiques concrets détermine le succès de la gestion du processus économique. L’ordre économique est constitué par l’ensemble des formes que prend la gestion concrète du processus économique au quotidien.
154. Lorsque le dirigeant d’une petite entreprise autarcique doit organiser l’acheminement de quelques mètres cubes de bois, il réfléchit à l’utilisation qu’il va faire de son bois, qu’il soit destiné à la construction d’une écurie, ou d’un chariot ou à du chauffage. Toutes ces évaluations et décisions prennent sens dans le cadre de l’ensemble du processus économique. Si une modification intervient à l’une ou l’autre étape du processus, s’il faut employer davantage de travailleurs sur un champ à la suite de dégâts causés par le dégel au printemps, les dispositions concernant le bois changeront. Ce n’est que parce que le dirigeant a une vue d’ensemble du processus qu’il peut opérer les modifications et changer les directives qu’il avait initialement données. Il y a une interdépendance forte entre tous les phénomènes économiques, toutes les évaluations et toutes les actions entreprises.
16Nous rencontrons la même interdépendance et unité du processus économique dans l’économie industrialisée. Néanmoins, personne n’est ici en mesure d’avoir au quotidien une vue d’ensemble du processus global. Personne ne peut prendre les mesures d’adaptation nécessaires en permanence. Comment alors le processus global peut-il être géré de manière cohérente ? L’homme est-il dépassé ? Le développement d’une économie marquée par le partage du travail, la technique et l’industrialisation lui posent-ils un problème insurmontable ?
17Pour permettre de trouver la solution au problème de gestion d’une telle économie, il est nécessaire d’avoir un indicateur de rareté. Cet indicateur montre le niveau de rareté des différents types de biens et comment il doit en être fait usage dans les différentes entreprises, de telle sorte que les moyens de production soient utilisés de manière cohérente. On peut aussi parler d’une « calculatrice » qui doit être intégrée à l’ordre économique afin de pouvoir régler le problème de gestion des processus. La question est de savoir comment cela est possible.
18Dans quelle mesure les prix remplissent-ils, ou non, cette fonction ? Lors d’une vente aux enchères de bois, les prix se forment de telle manière à permettre aux acheteurs de les comparer aux prix des produits fabriqués à partir du bois acheté. Nombreux sont les plans économiques des entreprises et des ménages qui portent le processus économique et sont reliés entre eux par les prix. Dans ce cas, le pilotage s’opère de manière automatique. La formation des prix s’opère de manière différente en fonction des formes de marché et des systèmes monétaires. Dans quels cas le système des prix est-il un indicateur de rareté suffisant ? Suffit-il vraiment ? Alternativement, des administrations centrales peuvent donner des directives. Sont-elles véritablement en mesure de faire des évaluations ou poser des indices d’évaluation ? Est-il possible d’intégrer un indicateur de rareté dans l’économie administrée centralisée ? Est-il possible de combiner les deux méthodes de pilotage ? Quelle calculatrice faudrait-il alors ? Ce sont là les problèmes centraux qui se posent à la politique économique.
19Lorsque de bon matin nous coupons du bois, faisons du feu, allons chercher de l’eau, achetons du pain, préparons le petit-déjeuner, etc., nous faisons tout cela en évaluant continuellement chaque action et chaque utilisation d’une partie de nos provisions. Ces actions sont évaluées à la fois par rapport à l’ensemble de notre travail quotidien et par rapport à leur part prise dans la satisfaction de nos besoins. C’est ce qui donne une direction et un sens à notre agir. Si nous ne pouvons le faire, nous avançons dans le noir, nous faisons une chose et l’autre de manière incohérente et avec un succès dû au hasard. Prenons l’exemple déjà cité de l’économie domestique. Si chacun agit pour soi, l’un va au champ, l’autre travaille au jardin, sans que personne ne cherche à coordonner ses plans avec l’autre et qu’il manque un critère commun de mesure de rareté, la division du travail échoue et avec elle l’approvisionnement des biens. Il en est de même dans un ordre économique qui englobe un grand processus économique industrialisé, reposant sur la division du travail. Si un juste indicateur de rareté fait défaut, les activités sont encore envisageables, mais il leur manque la possibilité de se coordonner dans l’objectif de surmonter le problème de rareté. Celui qui a par exemple vécu en Allemagne dans les années 1946-1947 sait ce que cela signifie.
205. Tous les phénomènes économiques, comme nous l’avons vu, sont interdépendants, que ce soit dans l’économie à la Robinson Crusoé, la petite économie domestique ou le vaste monde industrialisé. Il n’existe pas, par exemple dans l’économie du bois, de départements complètement autonomes. Dans le vaste monde industrialisé il n’y a pas de domaines autonomes. Comme chaque prestation de travail et l’utilisation de chaque moyen de production sont liées les unes aux autres, il n’y a pas d’ordres partiels indépendants qui seraient constitués par la sylviculture, l’agriculture, l’industrie, le commerce. Tous ces domaines sont reliés les uns aux autres. Ici, l’unité réalisée dans l’économie domestique par le dirigeant seul est réalisée par l’ordre économique. En conséquence de quoi toute mesure de politique économique ne peut prendre son sens que dans le cadre de l’ordre économique qui englobe le déroulement du processus économique. Pour une gestion suffisante et cohérente de l’ensemble du processus économique, il est nécessaire que chacune des formes d’ordre particulières fonctionne en parfaite complémentarité : que ce soit les formes établies par l’État, celles prises par la politique commerciale, la politique des prix, la politique de crédit ou des formes ancrées dans les habitudes de fonctionnement.
21Voici quelques exemples : il est connu que les crises agricoles n’ont pas forcément leurs causes dans l’agriculture même. Le responsable de la crise peut être la monnaie ou le développement de l’industrie qui a connu par exemple la formation de monopoles. Une politique agricole poursuivie de manière ponctuelle qui prétend résoudre des problèmes dans l’agriculture avec des moyens de politique agricole méconnaît ces interactions. Chaque ordre partiel est à considérer comme partie de l’ordre économique d’ensemble. Si, pour prendre un autre exemple, le droit social concède la création des formes de société à responsabilité limitée, les investissements en seront fortement influencés. De même, chaque droit des brevets qui favorise la formation de monopoles influe sur l’importance et la direction prise par les investissements et ainsi sur le processus économique. Le cadre global du processus économique rend nécessaire de considérer chaque action de politique économique en relation avec le processus global et son pilotage, donc avec l’ordre économique. Par exemple, une loi sur les devises ou un décret sur le contrôle des prix peut amener à de nouvelles méthodes de contrôle économique lors du partage des matières premières et de ce fait changer la forme de l’ensemble de l’ordre économique.
22Et vice versa : les mêmes actes de politiques économiques prennent une signification différente en fonction de l’ordre économique dans lequel ils sont réalisés.
23Un exemple : au cours de l’année 1947, des lois sont parues sur la dissolution des cartels et la désintégration des grands groupes [Konzerne] en Allemagne, afin de détruire les positions de pouvoir économique. Ceci s’est produit à un moment où la direction du processus économique était largement confiée à des administrations centrales. Dans le cadre d’un tel ordre économique, il était inévitable que la dissolution des conglomérats industriels reste sans effet. Qu’est-ce qui change dans l’approvisionnement de charbon, de fer, de ciment, de cuir, etc., lorsque les cartels ou les groupes de cette industrie sont dissous ? Rien. Ces moyens de production continuent à être distribués par cette industrie, comme par le passé. L’organisation économique reste pour l’essentiel inchangée. Mais si l’ordre économique avait été différent de celui de l’Allemagne de 1947, si la fonction d’organisation économique n’avait pas été exercée par des administrations centrales, si les prix avaient joué le rôle de régulateurs, alors la loi anti-monopole aurait acquis une tout autre signification. Cet exemple a une portée générale. Comme il y a un cadre global pour tous les processus économiques, et comme le fonctionnement de ces processus diffère selon l’ordre économique, chaque mesure de politique économique particulière prend une signification différente en fonction des ordres économiques différents dans lesquels elle s’insère. L’ensemble de ces mesures devrait cependant viser à établir ou à sauvegarder un ordre économique fonctionnel dans lequel il y ait une régulation suffisante du processus économique.
24De nombreux experts proclament que la seule voie réaliste est de prendre des mesures dans les diverses branches de la politique économique en fonction des exigences de telle ou telle branche particulière. Par exemple, il serait indiqué de faire une politique agricole en fonction des expériences de l’expert agricole, de pratiquer une politique du droit des actions selon les dernières expériences des sociétés par actions, et ainsi de suite. Bien entendu, ces expertises sont nécessaires, mais elles sont loin d’être suffisantes. Car dans chaque traitement ponctuel, on méconnaît le point fondamental de l’agir économique qui repose sur l’interdépendance de tous les phénomènes économiques. Il est plus réaliste de considérer la politique agricole, le droit des sociétés, etc., comme la mise en forme d’ordres partiels et de voir ces ordres partiels comme des parties d’un ordre global.
256. Que se passe-t-il si le problème moderne de régulation n’est pas, ou que partiellement, maîtrisé ?
26a) Les erreurs faites dans la régulation du processus économique quotidien prennent deux formes économiques. Seule l’une a trouvé le traitement qui convenait. En premier lieu, on pense ici aux dépressions et aux crises, telles qu’elles se sont produites depuis le début de l’industrialisation. Que ce soit dans l’agriculture ou dans l’industrie, les opérateurs ont manqué de débouchés, ce qui a occasionné du chômage, des mises à l’arrêt de machines, et un excès de stocks de matières premières. Malgré des besoins urgents non satisfaits, la main-d’œuvre restait inoccupée et l’appareil de production était utilisé de manière incomplète. Indubitablement, le fonctionnement du mécanisme de régulation était insatisfaisant. Comme ce type de dysfonctionnement de la régulation s’est manifesté plus nettement au xixe et au début du xxe siècle, la science et l’opinion publique se sont penchées sur la question – une situation qui allait prendre également une très grande importance en matière de politique économique.
27À présent, il est cependant temps de porter notre attention sur une seconde forme d’échec en matière de régulation économique, laquelle a gagné en importance dans les dernières décennies et demande toute notre attention. Toute la main-d’œuvre est occupée, mais l’approvisionnement de la population est bien plus mauvais qu’il ne devrait être. Les activités des hommes ne sont plus coordonnées, et l’agencement des moyens de production concrets ne fonctionne plus. On assiste à des situations de pénurie. En conséquence de quoi la productivité du travail est faible. D’un coup, il manque certaines matières premières, par exemple l’essence ou le charbon, ou des produits chimiques indispensables, ou des pièces de machines. Les corrections sont irrégulières et les moyens de production ne sont pas harmonisés ni en qualité, ni en quantité. Dit d’une autre manière, malgré le plein-emploi dans les entreprises, l’approvisionnement des gens est maigre, parce que la production échoue à s’orienter en fonction des besoins.
28Dans le premier cas de régulation insuffisante, on fait face à une situation de « sous-emploi », dans le second cas il s’agit plus précisément de « sous-approvisionnement ». Le premier cas avait un caractère souvent aigu, le second un caractère chronique. La crise économique de 1929-1932 est un exemple du premier cas, tandis que la misère économique dans plusieurs pays de l’Europe de l’Ouest et du centre dans les années 1945-1947 est un exemple du second cas. À cette époque, on a pu voir qu’en cas de dysfonctionnement sévère des mécanismes de régulation, la division du travail recule, elle devient moins intensive et plus limitée dans l’espace. Les hommes cherchent alors à remédier à cela en recourant au troc ou à la production domestique. En cas de baisse drastique de productivité, c’est tout le processus économique qui se désintègre ; on pourrait également dire que l’ordre économique rétrograde à un stade primitif.
29b) Les effets d’un dysfonctionnement de la régulation n’ont été tracés ici qu’à grands traits. Les deux types d’ordres économiques dysfonctionnels sont nommés. Plus concrètement, les effets d’une régulation insuffisante se manifestent à des endroits très différents. Pas une crise ou une dépression ne ressemble à une autre. Comparons à cet égard la crise de 1907 et celle de 1929-1932. Dans le cadre du deuxième type, le dysfonctionnement en matière de régulation s’est manifesté par la production de marchandises sans importance, de manque de production de marchandises nécessaires, de distribution de provision de charbon inadéquate et de retrait de main-d’œuvre là où elle aurait été nécessaire. Le déséquilibre de la balance des paiements déploré dans de nombreux pays est également la conséquence d’un mécanisme de régulation insuffisant de l’ensemble du processus économique dans ces pays, insuffisance à laquelle on ne peut remédier qu’avec la transformation du mécanisme de régulation.
30Le quotidien économique du présent pose continuellement la question de son organisation économique. Mais l’économie n’est pas la seule à poser un problème de politique de l’ordre.
II.
311. Supposons un État moderne qui serait, sur un plan de droit constitutionnel, un État fédéral à caractère fédéraliste marqué. Lorsqu’il est confronté à une guerre, cet État modifie son ordre économique. Désormais, la régulation du processus économique est organisée de telle manière à ce que les administrations centrales soient chargées de diriger le processus économique. Il y a certes des centres de planification au niveau du gouvernement fédéral, étant donné que les divers États sont trop petits pour prendre en charge leur propre régulation et que le processus économique est trop imbriqué dans l’ensemble de l’État fédéral. Ces administrations centrales fédérales attribuent aux entreprises les matières premières et les emplois, surveillent les plans de production dans l’industrie et l’agriculture et fixent pour les consommateurs les rations alimentaires, les rations textiles, de chaussures, etc.
32Il n’y a plus de fédéraliste que la constitution écrite, car, dans les faits, c’est désormais le centralisme qui règne. La vie de chaque homme est dépendante de manière déterminante des administrations économiques de la capitale fédérale ; ce sont ces administrations qui décident de l’utilisation de sa force de travail, de son approvisionnement en biens de consommation et du quotidien de l’économie dans son ensemble. L’ordre économique de l’administration économique centrale a réduit à néant l’objectif premier de la constitution fédérale qui visait à la décentralisation, et ce sans révolution de l’État.
33Cet exemple prouve qu’on se heurte également à la question du type de gestion du processus économique quotidien lorsqu’on aborde le problème de l’organisation politique et constitutionnelle de l’État. Prenons un autre exemple, celui d’une démocratie parlementaire dans un pays donné. Son ordre économique se développe avec le temps de telle manière à ce que la régulation du processus de production au quotidien, qui se réalisait sur des marchés concurrentiels et à travers des prix concurrentiels, tombe de plus en plus aux mains de groupes de pouvoir monopolistiques ou oligopolistiques (dans le domaine des mines de charbon, de l’industrie sidérurgique et de l’aluminium, etc.). Cela a un impact sur le développement de la démocratie à long terme. Certes les intérêts économiques se manifestaient déjà auparavant dans le parlement, à l’époque où les marchés concurrentiels existaient encore. Mais désormais, les groupes de pouvoir économiques des monopoles cités exercent une influence politique décuplée. Le nouveau pouvoir économique trouve également son expression politique. Car les groupes de pression poursuivent également une stratégie politique. La constitution écrite du pays reste certes inchangée, mais ce changement d’ordre économique influe sur la volonté politique de l’État. Elle devient l’expression des nouveaux groupes de pouvoir qui se sont constitués. Supposons alors que le développement suive la direction d’une administration centralisée du processus économique : c’est ainsi que les administrations centrales publiques et juridiques dirigeraient avec leurs plans, leurs directives et leurs attributions des parties de plus en plus grandes du quotidien économique des entreprises et des ménages. Dans ce cas, une démocratie parlementaire serait-elle encore possible ?
34Les décisions économiques quotidiennes ne sont-elles pas suffisamment en prise avec le particulier, trop peu globales, au point que le parlement doive déléguer de plus en plus ses pouvoirs à l’administration à coup de lois d’exception et de clauses générales ? L’administration gagne en pouvoir au sein de l’État, ce qui suscite une nouvelle question. Est-ce qu’un tel ordre économique permet encore une séparation des pouvoirs ? La prépondérance de l’administration n’est-elle pas trop grande ? Dans notre monde moderne, bâtir des constitutions nationales sans prendre l’ordre économique existant en considération ne fait guère de sens. Et encore moins essayer de relier dans une même constitution deux types incompatibles d’ordre politique et d’ordre économique – ce qui se produit fréquemment.
35Des questions parallèles en résultent pour l’ordre juridique. Jusqu’à quel point l’État de droit est-il compatible avec une administration centrale des processus économiques, et donc une régulation centrale du travail et des flux de marchandises ? Quels droits fondamentaux peuvent être garantis ? Apparemment pas la liberté de circulation et de commerce. Que reste-t-il alors comme droits fondamentaux ? Peut-il y avoir des droits fondamentaux dans un tel ordre économique ? Si oui, lesquels ? Quelle influence ont les groupes de pouvoir économiques privés sur l’État de droit dans d’autres ordres économiques qui garantissent les principales libertés économiques ? Comment le droit autonome des groupes de pouvoir privé entre-t-il en concurrence avec le droit étatique, par exemple à travers les conditions générales de l’industrie, des banques et des sociétés d’assurance ? Comment le droit autoproclamé de l’économie a-t-il modifié l’ordre juridique ? Cette question est également d’une grande importance dans le monde moderne industrialisé. Il est aujourd’hui impossible de parler sérieusement de la réalisation de l’État de droit en éludant ces questions.
362. Depuis la Révolution française et le début de l’industrialisation, le fondement traditionnel de la société a été détruit en Europe.
37Les propriétés foncières ont disparu, de même que les anciennes et nombreuses institutions locales autogérées, les ordres et les corporations, et, d’une manière générale l’ancienne organisation de la société. De nouvelles couches sociales ont vu le jour, avant tout celles des travailleurs industriels et des employés. La société s’achemine vers une situation dans laquelle c’est l’État qui maintient la cohésion d’une masse grandissante d’individus.
38Cette évolution est également liée à des changements de méthodes dans la gouvernance économique. Tant que la plupart des produits de première nécessité étaient fabriqués dans le cercle familial, la famille constituait une communauté de production autonome. Elle avait donc une signification différente de celle qu’elle a lorsque les membres d’une famille gagnent leur vie à l’extérieur et que l’économie familiale se réduit à une communauté de consommation. De plus, dans la lignée de l’industrialisation, de nombreux métiers, qui étaient auparavant indépendants, ont perdu en influence ou bien ont disparu. Ce phénomène est également en lien avec le changement des méthodes d’organisation économique, et donc en lien avec l’ordre économique. L’importance prise par exemple par la concurrence au xixe siècle a déraciné de nombreuses branches de l’artisanat. Ou encore : plus on a de monopoles et d’institutions d’administration économique centralisées qui dirigent le processus économique, plus les fonctions du marchand s’amenuisent et se réduisent à celles d’un distributeur ; qui plus est, sous la coupe de ces institutions consolidées dans des positions de pouvoir. Ainsi aujourd’hui, le commerce et l’artisanat ne jouent plus le rôle qu’ils ont joué par le passé dans l’organisation de la société.
39Un nouvel organisme sociétal, c’est-à-dire une structure véritablement organisée de la société, pourra-t-il voir le jour, en Europe et dans tous les pays en cours d’industrialisation ? Si oui, comment ? Cette question de première importance est également étroitement liée avec le nouvel ordre économique en gestation. L’ordre économique est, comme nous le savons, l’ensemble des formes sous lesquelles s’opère la gestion du processus économique au quotidien. Ces formes de gestion économique sont en lien étroit avec l’ordre de la société. Par exemple, la composition et la structuration de l’élite de la société seront différentes selon le type d’ordre économique. Elle sera différente selon que l’on est dans un ordre marqué par une administration économique centralisée ou dans un ordre concurrentiel. Dans le premier cas, ce sont les dirigeants des administrations centrales qui constituent l’élite, ce qui n’est pas le cas dans l’ordre concurrentiel. La sélection de l’élite dirigeante se fait aussi différemment, ce qui engendre un caractère différent de l’ordre sociétal. Même les différents organes constitutifs de l’ordre sociétal sont différents selon l’ordre économique. Les coopératives agricoles sont par exemple, dans un ordre économique essentiellement dominé par la planification centralisée, soustraites à la mise en œuvre autoritaire de plans centralisés pour la production agricole. Ces coopératives sont de purs instruments de mise en œuvre aux ordres de l’administration centrale. La situation est complètement différente lorsque ces mêmes coopératives naissent sous l’impulsion d’agriculteurs qui s’unissent de manière autonome et spontanée. Et ce, dans le cadre d’ordres économiques dans lesquels il n’y a pas d’organismes de planificateurs centraux. À l’inverse, les coopératives doivent encourager la gestion autonome des entreprises. Si on souhaite des coopératives, il faut être conscient de la forme d’organisation économique compatible avec ces coopératives. De même pour les syndicats.
403. Ne nous méprenons pas. Il serait erroné de croire que l’ordre économique doive constituer le fondement de l’ordre sociétal, étatique, juridique ou autre. L’histoire récente nous enseigne que les ordres étatiques ou juridiques exercent également une influence sur l’organisation de l’ordre économique. Lors de l’occupation de l’Allemagne en 1945, les différents systèmes politiques à l’Ouest et à l’Est ont conduit à différents types d’organisation économique. Les ordres économiques ont été marqués par la différence des ordres étatico-politiques. Nous avons déjà évoqué le fait que la transformation de l’ordre économique par le biais de groupes de pouvoirs monopolistiques peut influencer considérablement la volonté politique. De plus, la formation de monopoles peut même être encouragée par l’État, par exemple par sa politique de brevets ou sa politique commerciale et fiscale. C’est ce qui s’est produit dans l’histoire économique et politique récente. L’État commence par favoriser la naissance d’un pouvoir économique privé et se rend ensuite partiellement dépendant de ce pouvoir. Il s’agit alors moins d’une dépendance unilatérale des différents ordres par rapport à l’ordre économique que d’une dépendance mutuelle, une « interdépendance des ordres ». La grande question est justement de savoir comment cela se produit.
41Cette interdépendance existe également entre l’ordre économique et l’ordre sociétal. Les méthodes d’organisation économique ne se contentent pas d’influer sur la construction de la société ; l’inverse est également vrai. Par expérience, une paysannerie indépendante, bien ancrée, est à même d’opposer une résistance farouche à une direction centralisée de la production agricole. Les paysans tiennent à exécuter leurs propres plans économiques qui posent des limites à toute économie dirigée centralisée.
42Cette interdépendance des ordres est un élément essentiel de la vie moderne. Reconnaître cela est une condition essentielle à la compréhension de tous les problèmes contemporains en matière de politiques économique, juridique et publique. En parler de manière vague en évoquant le fait que la politique doit décider de l’économie ou que l’économie doit décider de la politique est de peu d’intérêt. Que ce soit pour la réflexion ou l’action, il est nécessaire de connaître exactement les formes d’ordre et leurs relations d’interdépendances multiples. Et pour ce faire, on se heurte toujours au problème de l’ordre économique. Mais, enfin, ce problème est également lié à un autre problème fondamental de notre temps.
III.
431. L’esprit de liberté a contribué à générer l’industrialisation, mais cette industrialisation s’est avérée, en retour, une grave menace à l’encontre de la liberté. Si l’idée de liberté est aux origines de l’industrialisation, la liberté est aujourd’hui plus que jamais en danger. Là encore, l’Histoire a suivi un cours étrange : d’un élan vers plus de liberté à un retour à la servitude.
44Pour les grands esprits du xviiie et du début du xixe siècle, la liberté était bien plus qu’une affaire d’économie ou de politique. Ce n’était ni une doctrine, ni un principe général, mais la seule forme concevable d’une existence proprement humaine. Sans liberté, sans autonomie spontanée, l’homme n’est pas « Homme ». Pour les grands moralistes de cette époque, la liberté est le présupposé de toute morale, car seul le libre arbitre en pensées et en actions place l’homme face à des décisions et à des choix. Comme l’écrit Kant, « l’obstacle métaphysique à toute morale est le déni de liberté ». Seule une décision libre permet de reconnaître et de réaliser un ordre, exigeant car fondé sur des valeurs morales. Et seul l’homme libre peut, par ses observations et sa réflexion autonome, approcher des vérités. Il est tenu aux lois de la logique, mais pas aux opinions, qui sont susceptibles d’être le fruit de quelque pouvoir externe. Seul l’homme libre est susceptible de s’instruire. Le droit doit garantir la sphère de la liberté, et c’est le devoir de la politique économique que de réaliser l’ordre libre, naturel et divin. De la même façon que l’homme ne peut ignorer sa propre sphère de liberté, il ne peut pas mépriser celle d’autrui. Aussi chaque personne est limitée par la sphère de liberté des autres. Lorsque l’homme respecte la sphère de liberté d’autrui, il exerce son humanité. La liberté – bien comprise –, l’humanité et le droit vont de pair et sont inséparables.
45La question de savoir si l’homme est libre, ou s’il est contraint par la nature ou par l’histoire, celle de savoir comment la liberté peut se réaliser, est la préoccupation fondamentale du grand mouvement intellectuel du xviiie siècle. Les plus grands penseurs dédièrent leur œuvre à cette question brûlante, et le concept de liberté exerça ensuite une force explosive à travers l’Histoire : transformant l’État, le droit, l’économie, l’éducation et la vie des hommes.
46Aujourd’hui, nous voyons que ce grand mouvement de libération volontaire de l’homme de « l’immaturité dans laquelle il était tombé de sa propre faute », pour citer à nouveau Kant, est en danger, car il est en train d’échouer. C’est dans la sphère économique que la liberté a d’abord été menacée. Le paysan est devenu libre des liens et des obligations dues aux suzerains, il a acquis la liberté de mouvement, tout comme les autres classes de la société. À travers les libertés économiques – de contracter et d’échanger, libéré d’innombrables liens anciens –, le potentiel des individus jouissant de la liberté économique put s’épanouir, ouvrant ainsi la voie au développement technologique et à l’industrialisation. Mais très vite, de nouvelles positions de pouvoir économique ont émergé. Par exemple, l’ouvrier devint rapidement dépendant du patron de l’usine, de par le monopole de ce dernier sur la demande de main-d’œuvre sur le marché du travail local. Bien que d’innombrables privilèges de droit public disparurent, ils furent rapidement remplacés au cours du xixe siècle par des positions du pouvoir privé menaçant la liberté : le patron d’usine, comme on l’a évoqué, profita de sa position de monopole sur le marché du travail pour imposer certaines exigences auprès des employés. De même que des prétentions analogues furent exprimées ensuite à travers les syndicats, les grandes sociétés ou les trusts nouvellement formés. Les industriels ont acquis du pouvoir sur les marchés et à l’intérieur de la firme individuelle, et ce pouvoir leur permet d’exercer des pressions économiques et sociales.
47Ainsi, beaucoup d’individus tombèrent dans la dépendance des structures de pouvoir privées modernes. L’individu a dû faire face à un grand appareil, anonyme et puissant, vis-à-vis duquel il était dépendant. Les positions du pouvoir économique privé, par exemple celle des propriétaires fonciers, ont remplacé celles des pouvoirs publics. La liberté était alors souvent considérée comme le droit de l’individu à opprimer la liberté d’autrui. La concentration de pouvoir privé a limité la liberté de beaucoup et les a conduits à un état de dépendance. Voilà tracée à grands traits la question sociale du xixe siècle.
48À la première étape succéda une seconde, au cours du xxe siècle : concentration économique et transformation de l’État s’unirent. C’est ainsi que la mise en danger de la liberté atteignit un degré de danger maximal, et que la question sociale prit une nouvelle forme. Au fur et à mesure que le contrôle de l’économie industrielle moderne est tombé entre les mains de l’État, les positions du pouvoir central se sont développées en menaçant d’écraser l’individu. Pouvoir économique et autorité publique se sont unis dans de nombreux pays. La vie quotidienne de chaque individu est enregistrée, vérifiée, réglementée par les organismes gouvernementaux. Où et à quelles fonctions ils doivent travailler, où ils doivent vivre, si et combien de biens de consommation peuvent leurs êtres dévolus : tout ceci est décidé par l’État. Comment peut-il y avoir un espace de liberté dans ce cas ? Chaque jour, l’État supervise et contrôle – partiellement ou totalement – l’énorme machine économique et ses millions d’emplois. L’homme devient une particule anonyme de l’appareil économique dirigé par l’État ; que cet individu appartienne à la bureaucratie ou qu’il soit gouverné par elle. L’homme devient une chose et perd le caractère de personne : l’appareil est le but, l’homme est un moyen. Le développement économique de l’État n’est pas le seul responsable de cette menace de la liberté. D’importants mouvements intellectuels y ont concouru également, et en premier lieu le nihilisme moderne. À quoi bon la liberté, si sa propre substance est niée par l’homme lui-même ? Les pouvoirs qui ont restreint la liberté aux xviie et xviiie siècles semblent insignifiants en comparaison de la position de pouvoir de l’État moderne, industrialisé et technocratique. En vertu de cette fusion des pouvoirs économique et politique, la question sociale revêt une nouvelle signification. Le problème est moins celui du poids des employeurs privés qui détiennent le pouvoir économique, que celui de la suprématie de l’État économique qui s’exerce sur la main-d’œuvre, qui alloue les biens de consommation et dont dépend in fine l’existence économique dans son ensemble. L’État est d’ailleurs souvent associé à des groupes de pouvoir privés. Cette union se développe de façon différente dans chaque pays, mais partout le danger guette. De nouvelles formes de servitude et d’esclavage s’exercent. Préserver la liberté est, à nouveau, la mission dévolue à notre époque.
49À juste titre, les développements actuels ont été comparés à ceux du déclin de l’Empire romain tardif. À cette époque, l’État percevait des impôts très élevés, obligeant les paysans et les artisans à certains travaux, fixait des prix et contrôlait toutes les activités économiques à l’échelon de la ville et du pays. Il en résulta un empire peuplé de serfs et d’esclaves au service de l’État, ce qui finit par entraîner sa chute. L’exemple de l’Antiquité ne serait-il pas l’horizon vers lequel l’Europe et le monde sont actuellement en train de se diriger ? Certes, situations passées et présentes sont différentes, mais ces différences rendent précisément le risque encore plus grand. Aujourd’hui, la population est beaucoup plus nombreuse et plus concentrée. Surtout, il existe aujourd’hui un appareil industrialo-technique qui est un instrument de contrôle et de pouvoir sans précédent. Ceux qui, avec Lénine, excluent cette problématique en déclarant que la liberté est un « préjugé bourgeois » n’ont pas compris qu’il en va de l’avenir de l’homme en tant qu’Homme.
502. La situation actuelle est caractérisée par les deux étapes précédemment évoquées de menaces de la liberté dans le développement économique moderne. Un problème fondamental est posé par ce processus historique. Là aussi, nous sommes face à un dilemme. En effet, la concentration du pouvoir économique entre les mains de l’État et le contrôle direct de la vie quotidienne économique par les bureaux centraux de l’État réduisent de plus en plus la sphère de la liberté individuelle. Mais comment rétablir une économie « plus libre » ? Que faire du danger inhérent de positions de pouvoir privé qui utilisent leur liberté pour réduire la liberté et l’indépendance d’autrui, notamment celles des travailleurs, des employés, des commerçants ou de leurs concurrents ? Incidis à Scyllam cupiens vitare Charybdin [n’allons-nous pas tomber de Charybde en Scylla] ? Est-il possible de préserver la liberté individuelle dans une économie industrialisée ? Existe-t-il un moyen de sortir de ce dilemme ?
51Poser cette question conduit au problème de l’ordre politico-économique. Selon l’ordre économique en place, selon le type de direction économique, la sphère de la liberté et le droit à définir soi-même ses activités se déterminent différemment. En effet, l’étendue de la sphère de liberté dans laquelle l’homme vit au quotidien est essentiellement déterminée suivant le cas où c’est la planification centrale qui contrôle le processus économique, si ce sont les groupes de pouvoir privés ou semi-privés, ou enfin si de nombreux ménages et entreprises agissent sur la base de leurs propres plans. Ainsi, la question de la liberté est étroitement liée à celle de la direction du processus économique moderne. Quelles formes d’ordre sont compatibles avec la liberté ? Lesquelles limitent les abus engendrés par un mauvais usage de la liberté ? La liberté de l’individu peut-elle être déterminée de telle manière qu’elle trouve en la liberté d’autrui ses propres limites ? Est-ce applicable à l’économie industrialisée moderne ? Un système économique et technique de grande ampleur, fondé sur la division du travail, est aujourd’hui nécessaire pour subvenir aux besoins de la population. En conséquence, est-il possible de créer un ordre économique au sein duquel les individus ne sont pas seulement des instruments, c’est-à-dire les pions d’un vaste échiquier ?
IV.
52La question de la direction du processus économique moderne par le biais de la « politique économique de l’ordre » est comme un sommet qui peut être approché de trois côtés différents. Nous n’avons pas cessé de nous heurter à ce problème qui s’avère être une question centrale de notre époque.
53Dans le même temps, les critères de mesure ou de mise en œuvre des politiques économiques ont été précisés. Comment une politique économique agit-elle sur la direction du processus économique, par exemple lorsqu’on nationalise des industries ? C’est le premier critère. Le second critère pose la question de savoir comment cela affecte l’ordre social, le gouvernement de l’État et les autres ordres. Et comment – c’est le troisième critère – cette politique économique affecte-t-elle la liberté individuelle (Il y a des gens pour qui la liberté est indifférente. Pour eux, le pouvoir est la panacée et l’objectif de leurs actions, mais eux non plus n’échappent pas au problème du pilotage d’un processus économique fondé sur la division du travail) ?
54Cela ne signifie pas que toutes les questions d’organisation, ou les enjeux individuels peuvent être résolus par la seule politique économique de l’ordre. Mais l’idée suivante s’impose : aucun mouvement intellectuel et religieux, ou politique, ne résoudra ces questions si le processus économique quotidien ne se déroule pas de manière adéquate. Il faut se garder de la conviction selon laquelle nous pourrions résoudre les problèmes posés par la politique économique de l’ordre au moyen de bons sentiments et d’émotions.
55En fin de compte, la question est en premier lieu un problème de nature économique : à savoir celui d’articuler des millions d’heures de travail et un nombre infini de types différents de production, jour après jour. Cela exige une réflexion exacte et de grands efforts pour façonner l’ordre économique, de sorte que la vie économique de millions d’entreprises et de millions de personnes s’articule dans un processus global, qui surmonte autant que possible la pénurie, répondant ainsi aux exigences économiques. Il est clair, cependant, que la solution à ce problème de politique économique n’affecte pas seulement la sphère économique. Au contraire, elle a une incidence sur l’ensemble de la vie humaine. C’est pourquoi il s’agit d’une question de politique économique spécifique, et en même temps d’une mission historique universelle. Celui qui la prendra en charge devrait à la fois être capable de gérer l’intégration d’un instrument de mesure de la rareté dans l’ordre économique moderne et avoir une vue d’ensemble sur la situation historique de l’époque qui menace la liberté. Nous devons nous habituer au fait que les questions solennelles sur l’existence spirituelle de l’homme sont inextricablement liées à des questions terre-à-terre concernant la gouvernance du processus économique. Les rêveurs ne sont pas en mesure de comprendre ces questions. Les spéculations déconnectées de toute réalité économique ne sont pas en mesure de s’attaquer aux angles d’un problème très complexe. Concentrons-nous sur les difficultés posées par le problème d’ordre.
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