2.
Vers une politique de l’Ordre ?
p. 35-72
Texte intégral
1À partir des réflexions principalement d’ordre méthodologique de l’entre-deux-guerres, Walter Eucken va préciser un ambitieux projet politique destiné à la période de reconstruction en Allemagne de l’Ouest. La continuité de la pensée euckenienne d’une période à l’autre est manifeste, et son étude de la planification économique en constitue une démonstration évidente. Eucken va en particulier se concentrer sur l’économie administrée nationale-socialiste pour motiver son rejet de ce type d’ordre économique. En effet, Eucken estime la planification incapable de résoudre le problème économique des sociétés industrialisées : c’est-à-dire celui de la coordination des activités productives en vue de la satisfaction globale des besoins. Eucken a pu constater de première main cette inefficacité en termes de calcul économique, cette absence d’une échelle de calcul (Rechnungsskala) viable, et dont nous verrons qu’il en donne avant tout une explication épistémologique. Mais il y a plus, car Eucken est conscient que son rejet de la planification – et donc des systèmes d’inspiration socialiste ou communiste – ne peut s’en tenir au seul plan technique. À ce titre, c’est également à travers la question sociale que Eucken va aborder la problématique du choix d’un ordre économique plutôt qu’un autre. Il cherchait à requalifier cette problématique canonique des sciences allemandes du second xixe siècle en passant du problème de la pauvreté et de la sécurité sociale à celui de la liberté. Résoudre cette « nouvelle » question sociale passe par la mise en place d’une économie d’échange fondée sur l’ordre concurrentiel. En effet, la concurrence complète fonctionne comme un outil de dispersion du pouvoir économique privé, seul à même de sauvegarder la liberté des individus. Pour ce faire, Eucken précise un ensemble de principes constitutifs et régulateurs qui sont autant de conditions nécessaires à la mise en place et au maintien de l’ordre concurrentiel.
Misère de l’économie planifiée
2Le 12 mars 1946, Eucken adresse une lettre à Friedrich Hayek. À travers son commentaire de La route de la servitude (Hayek 2010 [1944]), Eucken signale son intérêt particulier pour la problématique générale de la possibilité – et dans ce cas de l’impossibilité – de mener à bien un calcul économique dans un système planifié :
Votre livre m’a encouragé à décrire de façon systématique les expériences allemandes que j’ai observées de très près. Cela a trait au problème du calcul économique dans une économie planifiée. Les difficultés identifiées en théorie sont maintenant apparues dans la réalité et ont compromis de manière critique le fonctionnement de la planification centrale. (Eucken 2013 [1946], p. 138)
3Le fruit de cet examen paraît deux ans plus tard, dans Economica (alors tenue par Robbins et Hayek), sous la forme d’un long article, publié dans deux numéros successifs, intitulé « On the theory of the centrally administrated economy. An analysis of the German experiment » (1948b). Dans ce texte, Eucken analyse le fonctionnement de l’ordre économique planifié allemand, entre 1936 et 1948. Au-delà du cas particulier, il envisage une question plus générale : l’économie d’échange et l’économie administrée suivent-elles une même logique, partagent-elles les mêmes nécessités ? Une seule et même théorie est-elle suffisante pour rendre compte du processus économique de ces deux ordres ? Plus fondamentalement, l’économie d’échange et l’économie planifiée constituent-elles des mondes commensurables ? L’article de Eucken, comme nous le verrons, apporte une réponse clairement négative à ces interrogations. Nous verrons en particulier que ces deux mondes renvoient à deux exercices différents du pouvoir économique, ce qui interdit aux ordolibéraux de les considérer sous un même modèle.
De l’incommensurabilité des ordres économiques
4Les historiens de la pensée économique considèrent aujourd’hui que le nœud du débat relatif à la possibilité d’un calcul économique dans un système socialiste se joua précisément au niveau indiqué par le questionnement de Eucken, empêtré dans un problème de nature épistémologique (Cubeddu et Vannucci 1993 ; Lavoie 1985). Ce qui a contribué à une fin de dialogue marquée par l’incompréhension mutuelle, chacune des parties étant persuadée de l’avoir emporté1. En définitive, « le débat sur le calcul a été perçu par les socialistes de marché, ainsi que par les économistes néo-classiques, dans le contexte d’un même paradigme théorique ; la tradition autrichienne considère ce débat comme une confrontation entre des modèles théoriques mutuellement exclusifs » (Bridel 1993, p. 6).
5Toutefois, l’incommensurabilité n’est pas seulement caractéristique des Autrichiens, et la démarcation est plus complexe qu’il n’y paraît. Par exemple, Dobb reproche à Dickinson et à Mises – pourtant en principe opposés – de considérer tous deux « que les catégories de la théorie économique sont également valables dans un ordre socialiste comme dans un ordre individualiste » (Dobb 1933, p. 589). Et en effet, cette ligne d’assimilation traverse les contributions de Dickinson (1933), puis de Lerner (1934), avant d’être réaffirmée par Durbin (1936, p. 676). Cette position culmine chez Lange, qui témoigne d’une forme de positivisme en se rattachant à l’universalité des « lois économiques » qui auraient une « validité objective » (1945, p. 24).
6Pour Eucken, s’il y a en effet confrontation entre deux cadres théoriques irréconciliables, c’est parce que plus fondamentalement – au niveau ontologique pourrait-on dire – économie d’échange et économie administrée renvoient à deux mondes, à deux réalités, incommensurables. La question du partage du débat entre monistes (un seul modèle) et dualistes (deux modèles) – pour reprendre la catégorisation que pose Eucken – transcende donc les positions classiques (socialiste versus libéral) concernant la possibilité, ou non, du calcul socialiste. Eucken (1948b, p. 80) se range parmi les dualistes, sous le patronage de John Stuart Mill et de Heinrich Dietzel2 par opposition aux monistes Pareto et Barone, suivis de Taylor, Lange, Lerner, mais également des Autrichiens Wieser et Schumpeter. Cette distinction ne date pas de 1948 dans les travaux de Eucken. Ce dernier l’explicite dès la première édition des Fondements ; et il exprime très clairement les ressorts antinomiques des deux modèles :
Le fonctionnement du processus économique dans le cadre des deux formes extrêmes – l’économie totalement centralisée et l’économie de concurrence parfaite – partage certaines similitudes. En effet la gestion d’une économie totalement centralisée peut, dans certaines circonstances, orienter le processus économique de façon semblable à une économie complètement concurrentielle. Cette constatation ne doit cependant pas nous induire en erreur et nous faire croire que dans les deux cas le processus économique devrait suivre un même chemin et que l’analyse d’un modèle pourrait remplacer celle de l’autre. De grandes différences subsistent […]. Les individus vivent dans des mondes économiques complètement différents. (Eucken 1950a [1940], p. 212)
7L’avantage de la typologie proposée par Eucken, c’est qu’elle permet d’intégrer des approches contradictoires dans un même schéma explicatif, précisément par l’adoption du critère de plan, précédemment évoqué. En creux, c’est la question du pouvoir (ou non) des agents à l’intérieur du processus économique qui est l’objet d’analyse commun aux deux systèmes. Eucken prend soin de distinguer nettement l’usage d’expressions comme « collectiviste » et « économie administrée ». Un soin que l’on ne retrouve pas chez Röpke par exemple. Pour Eucken, l’économie collectiviste est un cas historique particulier, relevant d’un vocabulaire imprécis, car propre aux débats intéressés de la sphère politique. Au contraire, l’économie administrée est construite à partir d’idéaux-types présents dans chaque ordre économique concret, à plus ou moins grande échelle (ibid., p. 337). Cette analyse de l’économie administrée est l’objet du point suivant.
L’économie administrée est un « monde de valeurs »
8Ce qui caractérise toute économie administrée pour Eucken (ibid., p. 192), c’est le fait qu’elle repose sur un système « d’évaluations », et à ce titre qu’elle constitue un « monde de valeurs » (Welt von Werten). Le sens de « valeurs » doit être entendu ici comme rapport entre des grandeurs physiques de nature disparate, par opposition à l’homogénéité des prix. Derrière le concept de monde de valeurs que propose Eucken, on peut lire deux classes d’arguments relatifs à l’incommensurabilité entre économie administrée et économie d’échange : technico-organisationnels d’une part et épistémologiques d’autre part.
9Dans une optique proche de celle de Ludwig von Mises, Eucken remarque qu’il manque à l’économie administrée une « méthode adéquate » pour l’évaluation des raretés relatives des biens et des moyens de production (ibid., p. 120). Puisque « les décisions de production sont données à partir de calculs de quantités physiques », l’économie administrée à l’échelle d’un pays est dans l’incapacité de mener à bien une direction efficace du capital et de l’investissement (ibid., p. 94, p. 119). En effet, le planificateur peut s’appuyer sur des « évaluations globales arrondies », des statistiques. Mais il ne peut conduire de calcul économique à proprement parler, sans la force contraignante que constituent les prix et les coûts marginaux, par exemple. En conséquence, seul un équilibre statistique est possible dans une économie administrée et non pas un équilibre économique comme dans l’économie d’échange.
10Fort de son analyse du fonctionnement concret de l’économie planifiée nationale-socialiste, Eucken va en quelque sorte nuancer cet argument technique. Il remarque que les deux systèmes ne peuvent pas être évalués selon les mêmes critères, car leurs objectifs sont foncièrement différents. En effet, la réussite d’une économie administrée tient moins dans la satisfaction des consommateurs que dans la réussite « du plan central » ; c’est-à-dire des objectifs fixés par – et pour – l’autorité centrale, lesquels sont le plus souvent orientés vers l’investissement et la production. De façon analogue, Röpke indiquait déjà dans son article « Socialism, planning, and the business cycle » qu’avec la planification, « les individus vont souffrir en tant que consommateurs plutôt qu’en tant que producteurs » (1936a, p. 321). Mais c’est moins la capacité – dans ce cas l’incapacité – à mener un calcul économique rationnel qui intéresse Eucken, que la mise en évidence de deux mondes aux déterminations foncièrement étrangères. À partir de là, Eucken va développer l’argument de la dichotomie entre les deux systèmes sur un plan épistémologique.
11Les façons de conduire les plans entre l’économie d’échange et l’économie administrée, d’agir économiquement, sont radicalement dissonantes. La signification de la rareté, ou la démarche d’économiser, ont différentes significations en fonction du système économique. Par exemple, dans l’économie administrée, les prix jouent un rôle seulement subsidiaire. De la même manière, les salaires ne rémunèrent plus la participation à la production, mais prennent la forme d’un salaire de subsistance. Eucken en conclut que les mêmes concepts, tels la monnaie, les prix, le marché où l’échange, etc., prennent une signification complètement différente en fonction du type de réalité économique dans laquelle ils s’intègrent :
Avec l’échange remplacé par l’allocation, toutes les autres procédures et institutions économiques, bien qu’elles ne changent pas de nom, changent de caractère. […] En opposition aux vues de Barone et de ses continuateurs, dans un ordre économique où la méthode de coordination est le contrôle par l’administration centrale : la même terminologie peut être utilisée dans les deux systèmes (« prix », « intérêt », etc.), mais ces mots ont une signification entièrement différente. (Eucken 1948b, p. 190-191)
12Eucken décline son argument en notant qu’il existe toujours « des banquiers, des fermiers des commerçants », mais que « leur signification économique est fondamentalement différente » selon que le « centre de gravité » de l’ordre économique repose soit sur les décisions des consommateurs et des producteurs, soit sur les directives de l’administration centrale (ibid., p. 191). Pour Eucken, toute approche qui faillit à reconnaître la multiplicité – et les conséquences qu’implique cette multiplicité – dans le fonctionnement du processus économique, faillit à l’analyse de la réalité effective, à la possibilité de mener une étude appliquée. Dans ce cadre, le vocabulaire conceptuel (les mots) a souvent contribué à masquer la pluralité de la réalité (les choses).
13Mais mentionner l’économie administrée en général demeure encore trop indéterminé pour Eucken, et il convient de spécifier le dispositif morphologique qui est le sien. C’est grâce à ces différentes sous-catégories qu’il est possible de saisir la position de Eucken dans le débat du calcul socialiste. Si Eucken, fort de l’expérience allemande, enrichit son analyse de l’économie administrée en particulier au travers de son double article de 1948, sa position relative à la morphologie des systèmes économiques prend racine dans son ouvrage de 1940. L’analyse contenue dans les Fondements est résolument moins tournée vers la critique des systèmes planifiés – bien que le livre n’en soit pas exempt – que ne le sont ses travaux ultérieurs.
14Dans les Fondements, Eucken commence par l’analyse des formes de l’économie administrée (plutôt que par les formes de l’économie d’échange), car elle est historiquement la forme élémentaire des rapports économiques. La morphologie des systèmes économiques de Eucken reconnaît deux formes « d’économie dirigée centralisée » (Zentralgeleitete Wirtschaft) : « l’économie simple » (Eigenwirtschaft) et « l’économie administrée » (Zentralverwaltungswirtschaft). À ce titre, le problème de « l’impossibilité d’un calcul économique » ne se pose pas pour toutes les formes d’économie administrée, mais seulement pour celles qui nécessitent le développement d’un appareil bureaucratique (1950c [1940], p. 119). L’administration élémentaire que représente une économie familiale résout facilement le problème de l’allocation, ce qui est doublement important dans la construction de Eucken.
15En premier lieu, car la famille (ou ménage) fait partie intégrante de l’économie d’échange, et ce sans introduire de difficulté de coordination supplémentaire. Eucken l’exprime très clairement : « la direction centrale de l’économie est présente à chaque période et parmi toutes les sociétés » (ibid., p. 337). Des éléments de direction centrale sont donc toujours présents dans un ordre économique concret, même si c’est une économie d’échange. En second lieu, car l’étude de l’économie familiale témoigne, en négatif, des difficultés qu’entraîne l’accroissement de la taille de la structure centralisée durant la première moitié du xxe siècle. Enfin, chacune de ces deux formes peut apparaître selon trois modalités mutuellement exclusives : l’économie dirigée et centralisée totale, avec liberté d’échange ou avec liberté de choix des consommateurs3. Notons pour la suite que le type de propriété (privée ou collective) n’est à aucun moment invoqué comme un facteur décisif dans la morphologie de Eucken. À partir des propos de ce dernier, on peut donc offrir la description suivante des différentes possibilités idéales typiques d’une économie planifiée.
16Dans le premier cas, l’économie dirigée et centralisée totale ; l’ensemble des décisions économiques (production, consommation, travail, etc.) sont le fait du plan économique d’un directeur unique. À ce titre, « aucun échange n’est autorisé » en termes de biens de consommation à la suite de l’allocation fournie par le directeur central (ibid., p. 120). L’échange serait ainsi compris comme un transfert libre et réciproque de propriété qui soit mutuellement avantageux.
17Ce qui pour Eucken caractérise historiquement les économies familiales et les grandes économies de certains pays non occidentaux (Égypte ancienne), mais aussi le fonctionnement moderne d’un ménage. Cette forme représente un « cas extrême », où les tenants et les aboutissants de l’économie administrée « s’expriment pleinement », dans la mesure où il n’y a « pas d’échange, pas de prix, pas de valeurs d’échange » et qu’il n’y a donc « aucun processus économique » (ibid., p. 122, 127).
18Dans le deuxième cas, celui de l’économie administrée de manière centralisée avec liberté d’échange, malgré une distribution fixée par le planificateur central des biens et services, les consommateurs peuvent les réallouer, dans un second temps, par l’échange. Pour Eucken, c’est la forme typique de l’économie de guerre que les pays européens ont mise en place en 1914-1918 et en 1939-1945 (ibid., p. 123).
19La dernière variante représente un cas particulier. En effet, dans l’économie administrée de manière centralisée avec liberté de choix des consommateurs, le planificateur central exclut complètement la donnée « consommation des individus » de son plan. De ce fait, les choix sont formés librement par chacun des consommateurs, dans la limite de leurs revenus (ce qui n’implique pas que l’autorité centrale abandonne tout moyen d’influencer la consommation finale des ménages, nous y reviendrons).
20Ce qui caractérise le passage d’une variante de l’économie administrée à l’autre tient donc dans un relâchement graduel de certaines contraintes du plan économique central à la faveur des plans économiques individuels, et en particulier des consommateurs. Encore une fois, c’est la notion de pouvoir économique qui est cruciale pour comprendre ce qui distingue clairement les différentes formes de l’économie administrée. En effet, les deux formes d’économie administrée, ainsi que leurs variantes, incorporent une concentration importante de pouvoir économique. Mais dans l’économie administrée totalement centralisée, « le pouvoir économique est économiquement illimité » (ibid., p. 128).
21En définitive, on obtient six cas idéaux d’économie administrée. Ce compte de six cas n’est pas remis en cause par la dernière spécification qu’introduit Eucken, à l’intérieur de l’économie administrée de manière centralisée avec liberté de choix des consommateurs. En effet, dans le cas particulier où l’administrateur central suit les préférences exprimées dans les plans des consommateurs, alors dans ce cas précis, on obtient un idéal-type limite qui bascule dans la forme de l’économie d’échange. C’est autour de ce cas limite que Eucken conduit sa lecture du socialisme de marché.
22Fort de son analyse morphologique, Eucken propose une vision antinomique des deux formes idéales-typiques d’économie administrée et d’économie d’échange. Dans ce dernier paragraphe, nous montrerons comment le modèle à la Barone-Lange est pour Eucken non seulement inapte à l’analyse descriptive d’une économie collectiviste, mais également impropre dans la logique prescriptive d’une nouvelle forme d’économie socialiste ou collectiviste. Du point de vue de Eucken, satisfaire à la souveraineté du consommateur4, de surcroît avec une procédure analogue à l’ordre concurrentiel, signifie dans le même temps le renoncement à la direction centrale de l’économie. De sorte que le modèle à la Barone-Lange est donc construit sur une contradiction qui en sape la pertinence empirique comme théorique.
Eucken et l’impossibilité d’une planification à la Barone-Lange
23Dans le cas de la forme qui laisse le plus de latitude d’action aux individus (l’économie administrée centralement avec liberté de choix de consommation), Eucken remarque une difficulté particulière du point de vue de l’autorité centrale : les demandes exprimées par les consommateurs peuvent aller à l’encontre des plans de production initiaux de l’autorité. Autrement dit, les plans individuels entrent en contradiction avec le plan central. En face d’un cas de surproduction (demande déficitaire) ou de sous-production (demande excédentaire), l’autorité centrale peut mettre en place deux stratégies.
24D’une part, l’autorité centrale peut contrevenir à l’influence des décisions de consommation. Étant elle-même le seul producteur (par droit de propriété ou par hiérarchie), l’autorité a par exemple tout loisir de réduire la forte demande pour un bien au moyen d’une hausse du prix du bien. Outre la politique de prix – dont le succès dépend de l’élasticité des prix des biens (Eucken 1950c [1940], p. 126-127) –, la propagande, la production de biens substituables, la standardisation des biens ou la mise en place de coupons de rationnement, etc., sont autant d’usages en accord avec la liberté d’achat. Usages qui permettent au planificateur central d’infléchir les tendances de la demande, en vue « d’éliminer l’influence de la variété infinie des préférences individuelles », ce qui revient à « détrôner le consommateur » de son rôle directeur (Eucken 1948b, p. 94, 176).
25D’autre part, l’autorité centrale peut tenter de rectifier son plan économique afin de prendre en compte les besoins exprimés par les consommateurs. Le plan central intègre les plans individuels : c’est la forme de socialisme de marché indiquée par Lange et Lerner, que l’on peut dire démocratique dans la mesure où ces derniers sont opposés à la fixation de l’échelle des besoins par la bureaucratie (Lange 1936, p. 68-71). Mais dans ce cas, l’économie administrée suit pour Eucken une logique analogue à l’économie d’échange – dont elle est un cas spécifique –, car tout se passe comme si les individus avaient effectivement un impact sur le déroulement du processus économique, comme c’est le cas dans l’économie d’échange :
Voici donc où la frontière de l’économie administrée est atteinte, ou franchie. Ce second cas de la troisième variante de l’économie administrée de manière centralisée appartient à l’économie d’échange : une administration en situation de monopole, qui domine l’ensemble des marchés, mais qui essaye de répondre à la demande des consommateurs suivant le principe « du rendement optimal ». (Eucken 1950c [1940], p. 126)
26Sa morphologie des systèmes économiques conduit donc Eucken à considérer la formule du socialisme à la Barone-Lange d’un point de vue paradoxal. D’un côté, Eucken accepte la validité de cette solution du point de vue de l’efficacité économique (de l’équilibre économique général), puisque le « principe de rendement optimal » est satisfait. En ce sens, « l’équilibre des satisfactions ou des utilités marginales [est] conforme à la seconde loi de Gossen » (1948b, p. 97) : c’est-à-dire qu’à l’équilibre, l’agent se trouve dans la situation où les utilités marginales (par rapport au prix) de l’ensemble des biens et services sont égales. Mais de l’autre, Eucken rejette l’appartenance de ce type de solution théorique au système économique de type administré, pour l’intégrer comme une forme particulière de l’économie d’échange. En conséquence, ce modèle ne peut pas être positivement utilisé pour « rendre compte des problèmes contemporains des systèmes économiques “collectivistes” » que sont la distribution du pouvoir économique, le calcul économique, les fluctuations de l’investissement et de l’épargne ou encore le commerce international (1950c [1940], p. 334).
27Dans l’article de 1948, Eucken va étayer la lecture qu’il a développée dans ses Fondements. Il confronte en particulier l’expérience de planification allemande à la procédure d’essai et erreur, telle que définie théoriquement par Lange. Eucken ambitionne de souligner l’absurdité, du point de vue du pouvoir central, de mettre en application une telle procédure :
Au moyen de cet ajustement par les prix, la demande et l’offre ne seraient-elles pas mises en équilibre, et ainsi n’auraient-elles pas rendu possible un calcul exact des coûts ? De cette façon, les autorités allemandes n’auraient-elles pas procédé en accord avec les propositions mises en avant par exemple par O. Lange ? N’aurait-il pas été possible de suivre cette option ? […] Du point de vue de l’administration centrale, cette méthode de contrôle était inenvisageable, car elle aurait signifié l’abandon […] du contrôle des moyens de production. (Eucken 1948b, p. 93)
28De ce fait, les résultats des interactions de marché entre consommateurs et producteurs « auraient pu entrer en contradiction [en conflit, dit-il plus loin] avec le plan de l’administration centrale » (ibid., p. 94). L’approche est clairement spéculative, puisque comme le reconnaît Eucken, aucune tentative à la Barone-Lange n’a directement été entreprise en Allemagne. Mais Eucken pousse l’argument jusqu’à dire que de toute façon, une telle solution n’était pas envisageable, car elle reviendrait à sortir de l’économie planifiée pour entrer dans l’économie d’échange. Dans ce passage, Eucken nous donne précisément à voir la frontière entre ces deux systèmes, qu’il estime mutuellement exclusifs.
29Du point de vue de Eucken, l’argument qui consiste à dire que le ministère de la Production dirige le processus économique « comme si la concurrence régnait » – et déroge au système concurrentiel seulement par « la distribution du produit social », résume-t-il (ibid., p. 191) –, est proprement aberrant. Dans une opposition radicale à la solution compétitive mise en avant par les socialistes, Eucken insiste encore une fois sur la dichotomie entre économie d’échange et économie administrée à travers le système des prix concurrentiels :
La concurrence peut être utilisée pour améliorer l’efficacité, mais en tant que mécanisme de direction d’une part importante de l’économie, elle ne peut être mise en application sans que l’autorité centrale abdique. (ibid., p. 94)
30Eucken réitère l’argument dans la conclusion de l’article : « tout usage du mécanisme des prix pour contrôler le processus économique fixe une limite au pouvoir de l’administration centrale » (ibid., p. 192). Pour lui, la solution à la Barone-Lange repose in fine sur l’attrait pour la construction a priori de modèles intellectuels dépourvus de fondements concrets. Cette procédure analogue à la concurrence tient lieu d’une proposition « irréaliste », qu’il estime fondée sur « l’intérêt pour la controverse politico-économique » plutôt que l’analyse scientifique (ibid.). En définitive, Eucken ne peut pas l’accepter, car cette procédure consiste à passer outre la question du pouvoir, de sa manifestation et de ses exigences qui contreviennent à la vision d’un pouvoir économique aux mains de l’État central, mais qui dans le même temps renoncerait à son usage. D’ailleurs, Eucken assure n’en trouver aucune trace dans son étude historique à partir de laquelle son dispositif morphologique est bâti :
Dans la réalité historique, ce cas n’a jamais existé et il n’existera probablement jamais. Qu’un État propriétaire des moyens de production – dont il a équipé certains fonds – transfère aux consommateurs le pilotage du processus économique est une hypothèse historiquement irréaliste. (Eucken 1950c [1940], p. 333-334)
31D’ailleurs, comment les fonctionnaires chargés de la planification pourraient-ils bien abandonner l’exercice du pouvoir de direction de l’économie aux consommateurs ? Comment les y inciter lorsqu’ils sont, pour Eucken (ibid., p. 337-338), eux-mêmes en proie à la lutte de pouvoir pour l’allocation des ressources entre les différents sous-groupes du comité central ? On pressent qu’au-delà de l’argumentation théorique, les conceptions anthropologiques et philosophiques de Eucken et des ordolibéraux conditionnent les solutions institutionnelles qu’ils peuvent accepter comme légitimes ou réalistes. La force – et d’une certaine façon également la faiblesse – de l’analyse ordolibérale, c’est qu’elle est enracinée dans l’expérience particulière de la planification économique allemande :
La concentration du pouvoir économique, son association avec le pouvoir politique, l’incertitude et l’insuffisance dans la fourniture des biens de consommation, l’augmentation de la dépendance sociale, la menace à l’État de droit et à la liberté. Nous n’avons pas besoin de l’apprendre dans les livres, car nous l’avons vécu et expérimenté tous les jours. (Eucken 2006 [1949], p. 225)
32Eucken mêle ainsi des arguments théoriques et des arguments historiques, ce qui est indispensable afin de traiter la question du pouvoir. Néanmoins, la difficulté de saisir tous les tenants et les aboutissants des raisonnements de Eucken vient parfois du fait qu’aucune des deux logiques n’est menée à son terme : force est de constater que les arguments historiques viennent souvent pallier les manquements des démonstrations théoriques – alors que de fait, les arguments théoriques et historiques obéissent à des critères d’évaluation distincts.
Résoudre la nouvelle question sociale
33La mise en place d’une économie organisée selon les principes de la centralisation administratrice ne permet pas de résoudre la question économique selon Eucken : cette organisation est source de grandes pénuries. Mais la critique de Eucken excède le seul niveau de l’efficacité économique pour se concentrer sur les conditions de la vie humaine dans les sociétés industrialisées. Dans les paragraphes qui suivent, nous mettrons en avant comment les ordolibéraux entendent se positionner dans le débat relatif à la question sociale, une problématique vaste de l’histoire intellectuelle allemande du xixe siècle. Notre objectif est de souligner la redéfinition ordolibérale (Fèvre 2017b) d’une problématique liée à la pauvreté et à l’insécurité au profit d’un objectif de lutte contre les pouvoirs arbitraires, et donc de liberté.
L’ancienne question sociale dans l’Allemagne du xixe siècle
34Sous le signe de la (seconde) révolution industrielle au xixe siècle, la confédération germanique (Deutscher Bund) fut le théâtre d’une modernisation rapide des structures de production. Cette industrialisation tardive, mais brutale, mena à une mise en question de ses conséquences sur la société en général, sur le salariat en particulier. La « question dite sociale » capture sous ce vocable ces interrogations, et peut être définie avec Max Weber comme l’investigation des « rapports entre la classe moderne des salariés et l’ordre social existant » (1968 [1904], p. 144).
35Karl Marx incarne la principale – et somme toute la plus radicale – expression de cette mise en question. Mais l’ensemble des sciences sociales allemandes n’est pas resté insensible au sort des classes populaires. La tentative de faire tenir ensemble « histoire, théorie, sciences financières, politique économique », du Caméralisme aux Écoles historiques (et au socialisme de la chaire), ne traduit rien d’autre qu’un moyen de placer en son centre « l’examen de la “question sociale”, dans tous les aspects juridiques, moraux et économiques qu’elle prend […] » (Priddat 2004, p. 53). Aussi, la thématique de la question sociale, en lien avec le « problème du travail » (Schmidt 2011, p. 106‑107), a été particulièrement investie, bien que de manière différente, par les traditions de pensée allant de divers socialismes au romantisme économique.
36En fait, ce phénomène traduit moins une spécificité allemande qu’une tendance de fond en ce qui concerne le champ des questions sociales, si l’on note avec Jérôme Lallement que très tôt, « l’économie politique accapare la légitimité du discours sur la pauvreté » (2011, p. 120), et donc que « la manière de résoudre la question sociale devient la conséquence logique d’une théorie économique » (2006, p. 51-52). On en trouve des exemples éloquents chez des auteurs qui précèdent Marx (comme Smith, Ricardo, Malthus ou Sismondi), mais aussi qui lui succèdent (Walras5). Néanmoins, la pensée économique allemande, se positionnant souvent en contradiction aux préceptes classiques anglais, accompagna l’essor d’un type singulier d’administration sociale et politique : c’est en particulier sur le plan des décisions politiques que l’Allemagne, fraîchement unifiée, se distingue alors de l’Angleterre6.
37L’époque wilhelmienne est en effet riche sur le plan des réformes. Schmoller et les débats au sein de son Verein für Socialpolitik auront une influence décisive sur les mesures sociales (Sozialpolitik) du chancelier Otto von Bismarck ; notamment avec la mise en place d’un régime de sécurité sociale à l’année 1883, de lois d’assurance contre les accidents de travail en 1884 et concernant l’invalidité et le grand âge en 18897. Röpke considère que l’essor de la politique sociale s’inscrit dans le cadre d’une « nouvelle ère de protectionnisme », entérinée avec la révision des droits de douane par Bismarck en 1879 : révision qui signa la fin du libre-échange entre l’Allemagne et le reste du monde, constituant par-là « un tournant dans l’histoire […] de l’époque moderne » (Röpke 1934b, p. 4). En ce sens, le discours politico-économique dominant dans l’Allemagne récemment unifiée est – peut-être encore plus qu’avant – profondément antagoniste aux thèses libérales anglaises classiques et Manchestériennes. Néanmoins, on trouve par exemple chez l’Autrichien Carl Menger un opposant de poids aux thèses historicistes et socialistes alors hégémoniques. À l’occasion du centenaire de la mort d’Adam Smith, Menger souligne la vitalité de sa pensée et son caractère infiniment social. Il conclut son deuxième article pour la Neue Freie Presse de Vienne par une virulente charge à l’encontre de « l’école sozialpolitisch d’Allemagne » qu’il juge « en partie malade d’un doctrinarisme qui, du fait de son unilatéralité, rappelle vivement le doctrinarisme de Manchester » (Menger 2013, p. 117).
38La façon dont les économistes et réformateurs sociaux ont posé la question sociale est donc primordiale afin d’analyser les recommandations de politiques à l’époque, puisqu’elles sont intimement liées. Eucken précise en effet que « depuis le début de l’industrialisation, la question sociale s’est imposée comme le problème fondamental des sociétés, et de ce fait devint une force motrice de l’histoire de notre temps. La recherche de sa solution fut décisive, en idées et en actes » (1951, p. 56). C’est sur ce moment fondateur que prend racine le discours ordolibéral relatif à la question sociale.
39Eucken met sciemment en avant Marx et Schmoller. Ces derniers reçoivent un traitement critique contrasté : souvent pénétrants dans le constat historique relatif à l’ancienne question sociale de « l’inégalité de la distribution » (ibid., p. 56-57), pour Eucken le bât blesse dans les solutions qu’ils envisagent. Néanmoins, le courant marxiste a clairement identifié l’influence du pouvoir économique oppressif du capital – résultat de la lutte des classes entre travailleurs et entrepreneurs – qui s’étend sur la sphère sociale et politique. L’égalité et la liberté formelles induites par le droit se sont avérées largement enfreintes dans les faits. En ce sens, Eucken reconduit le constat de Marx :
La question sociale du début et du milieu du xixe siècle se traduisait par des conditions de vie misérables, des salaires insuffisants, de longues périodes de travail, la détérioration de la santé, le travail des enfants et une existence incertaine pour de nombreux ouvriers. Il y avait des contrats de travail libres, la liberté de mouvement et la garantie de la propriété privée. Mais alors que la liberté des personnes et l’égalité de statut semblaient sécurisées en termes politiques et juridiques, les ouvriers industriels n’étaient pas, économiquement et socialement, effectivement libres. (Eucken 1982 [1948], p. 267)
40Eucken, comme l’ensemble des ordolibéraux, se range aux côtés de Marx et de Schmoller en reconnaissant que l’exploitation par les entrepreneurs des travailleurs industriels a abandonné ces derniers à des conditions de vie déplorables. En nouant la question sociale au problème de la propriété des moyens de production, Marx fit de la « disparition de la propriété privée du capitaliste et l’émergence d’une propriété commune » (ibid., p. 268) le Deus ex machina du problème social. Aussi, malgré sa « clairvoyance considérant les forces économiques de son époque » lorsqu’il analyse la question du pouvoir économique, et le lien tangible avec la propriété privée, le fait que Marx envisage comme solution la propriété commune des moyens de production motive Eucken à le qualifier de « rêveur » (ibid., p. 271).
41Moins soucieux de s’attaquer aux fondements de la société du xixe siècle, Schmoller, de son côté, préconise la mise en place d’une législation sociale afin de pallier les conséquences néfastes du système économique. Mais du point de vue ordolibéral, Marx comme Schmoller, en voulant résoudre l’ancienne question sociale, ont directement contribué à l’essor d’une nouvelle question sociale au xxe siècle : caractérisée par le déplacement du monopole du pouvoir économique oppressif des mains privées du capital aux mains publiques de l’État. Quelles sont les conséquences sociales de ce basculement du centre de gravité du pouvoir, du privé vers le public ?
La nouvelle question sociale de l’entre-deux-guerres
42Le tournant du xixe au xxe siècle marque une première amélioration des conditions de vie des travailleurs, qui fut d’ailleurs moins le fait, pour Eucken, de la politique sociale allemande que « le résultat du progrès technique et économique général » (1951, p. 57). Mais dès 1914, l’Europe entre dans une période de propagation du chômage de masse. Eucken indique que ce changement est à l’origine d’un déplacement du fond de la question sociale de l’objectif d’une répartition des richesses plus égalitaire, qui devait contenir la paupérisation des travailleurs, vers la sécurité et la justice sociale, afin d’appréhender la question de l’emploi.
43Du point de vue ordolibéral, le délitement du système d’économie de marché concurrentiel et son remplacement par l’interventionnisme ou la planification entérinent une tendance commune des pays européens en vue de répondre au désir de sécurité et de justice sociale. Dans le cadre des systèmes planifiés ou administrés, la réalisation du plein-emploi ne pose pas de difficulté particulière, et Eucken reconnaît volontiers, par exemple pour le cas de l’Allemagne nationale-socialiste, que la sécurité d’accès à l’emploi était assurée justement par l’abolition d’un système de prix capable de rendre compte des raretés relatives. L’atteinte du plein-emploi s’accompagne néanmoins d’inefficacités en termes d’allocation des ressources. En effet, le plein-emploi réalisé n’implique pas forcément que l’on réponde au problème fondamental de l’économie : l’approvisionnement des consommateurs en biens et services.
44Aussi, ce type d’administration de l’économie n’a pas résolu la question sociale, mais l’a rendue au contraire plus actuelle que jamais, car « dès que le mécanisme de direction dans une économie moderne ne fonctionne pas, la question sociale revêt une plus grande intensité » (Eucken 1982 [1948], p. 269). En somme, chacun avait un travail mais peu ou pas de produits à consommer. Considérant cette fois-ci le système de planification toujours en vigueur en Allemagne de l’Ouest sous occupation alliée, Röpke corrobore l’analyse de Eucken :
On peut atteindre le « plein-emploi », mais combiné avec un gaspillage tragique des forces productives et, par conséquent, avec un degré effroyable de misère générale, lequel est d’autant moins supportable qu’il augmente plutôt qu’il ne diminue. (Röpke 1947, p. 247)
45En suivant le raisonnement ordolibéral, on peut dire que l’ancienne et la nouvelle question sociale en viennent à se superposer. En effet, la direction du processus économique par l’État entraîne des choix dans le contenu et la localisation du travail, qui ne sont pas laissés à discrétion des individus, mais répondent à un plan d’ensemble établi sur plusieurs années. L’ensemble de l’offre de travail est concerné, puisque cette offre dépend d’une même autorité, laquelle s’exerce au travers des instructions délivrées par les fonctionnaires et les organismes centraux. Continuant de toucher les travailleurs industriels, la nouvelle question sociale s’étend maintenant aux fermiers, artisans, marchands et professions libérales. D’après Eucken, il apparaît clairement que « les problèmes sociaux ne sont donc pas résolus, mais recréés dans une forme nouvelle et plus dure » (Eucken 1947, p. 408). Aux yeux des ordolibéraux, la prise en charge par l’État du processus économique ne fait donc qu’aggraver le problème social auquel les penseurs marxistes, socialistes et historicistes tâchaient de trouver en priorité réponse :
Sous l’influence des idées marxistes, il a souvent été dit en Allemagne que les contrôles centraux pourraient peut-être avoir des inconvénients économiques, mais que socialement ils étaient bons et nécessaires. C’est exactement le contraire qui s’est avéré être corroboré. (Eucken 1951, p. 64)
46Il faut ici nuancer les propos ordolibéraux. La solution politique et étatiste des marxistes appartient à une optique finalement plus proche de Friedrich Engels, mais est étrangère à Marx lui-même. D’autre part, le programme historiciste, si on le considère de façon générale, est moins intéressé par une direction étatique centralisée que par une gestion certes publique, mais à plusieurs visages.
47Afin de répondre aux conditions de vie dégradées du salariat, socialistes et marxistes ont encouragé la prise en main par l’État du processus de production, notamment par une politique et législation sociale, mais également au moyen de la socialisation de certaines entreprises, d’investissements et d’allocation des ressources et facteurs de production, comme le travail. Face à l’essor d’un chômage de masse après la Première Guerre mondiale, les gouvernements ont cherché à remédier au problème sur deux fronts : par l’encouragement à la formation de groupes de pression à but social (comme les syndicats) et par des politiques de plein-emploi de type (pré)keynésiennes (ibid., p. 56).
48Pour les ordolibéraux, les trois grandes doctrines – le libéralisme [a], le socialisme [b], l’interventionnisme [c] – approchant la question du développement du système économique en lien avec la question sociale ont échoué à reconnaître l’aspect décisif d’organisation du cadre d’une économie de marché. Et « c’est principalement la confiance en la réalisation spontanée de l’ordre naturel [a], suivi par la confiance en un processus évolutionnaire inévitable [b] et, finalement, le fait qu’une approche ad hoc des politiques économiques ait gagné du terrain [c] qui, pris dans leur ensemble, encouragèrent une attitude à ne pas considérer la mise en place d’un système économique adéquat comme tâche essentielle » (Eucken 1948a, p. 40).
49En somme, l’ancienne question sociale, loin d’être résolue par la politique publique, s’est doublée du chômage et de l’insécurité, problèmes dus précisément à l’interventionnisme dépareillé, délétère pour la stabilité économique. La pensée ordolibérale va se présenter comme un moyen de briser ce que les ordolibéraux semblent relever d’un cercle vicieux : hausse des interventions – accroissement de la question sociale.
La problématique du pouvoir comme question sociale
50Dans la perspective ordolibérale, derrière la question du manque de liberté repose la question de l’essor du pouvoir économique, privé comme public. Nous avons vu que Eucken signale à regret que « la sécurité et la justice sociales » sont « les deux préoccupations majeures de notre époque » (1951, p. 56). Ces demandes émanent des travailleurs comme des entrepreneurs et s’avèrent caractéristiques de la période suivant la Première Guerre mondiale. Quête de sécurité et de continuité qui a été rendue d’autant plus évidente pour l’entrepreneur au fur et à mesure que « la bureaucratisation de la gestion économique » se développait dans les grandes entreprises, dans les structures d’association, de syndicats de vente, de cartels (Eucken 1932, p. 298).
51Les demandes de sécurité et de justice ont progressivement trouvé réponse dans ce que les ordolibéraux perçoivent comme la prise en charge du processus économique par l’État, que ce soit dans une version totalitaire (les régimes bolchévique, fasciste ou national-socialiste), mais également dans une version plus modérée (l’interventionnisme de type keynésien). Un système libéral fondé sur la liberté des individus dans le domaine économique semblait dépassé au regard des crises économiques et politiques de l’entre-deux-guerres.
52Pour Eucken, les gouvernements ont privilégié la sécurité au détriment de la liberté, dans une forme de choix mutuellement exclusif. Une antithèse par ailleurs artificielle à ses yeux :
Il est désormais ordinaire de considérer la sécurité et la liberté comme antithétiques. La sécurité exigeant de renoncer à la liberté. L’homme moderne pense être plus ou moins indifférent à la liberté. Ce qu’il veut avant tout, c’est la sécurité. […] Mais l’expérience allemande [de 1919 à 1939 en particulier] a montré que l’antithèse entre la sécurité et la liberté n’a pas lieu d’être. (Eucken 1951, p. 63)
53En se fondant une fois de plus sur le cas allemand, Eucken va tenter de renverser l’argument : la « privation de liberté », que ce soit par l’allocation des biens de consommation, d’habitation, du lieu et du contenu du travail, est « précisément la source de l’insécurité », car – ajoute-t-il sans étayer l’argument – « la sécurité présuppose la possession d’une liberté de choix et d’action par l’individu », et non pas un état de dépendance totale (ibid., p. 64). La solution, qui a consisté en une assimilation entre pouvoir économique et pouvoir des instances publiques (Eucken 1948a, p. 35), a certes résolu la question du chômage, mais aggravé la question sociale telle que redéfinie par les ordolibéraux : on est passé d’une dépendance envers le pouvoir privé des entreprises à une dépendance envers le pouvoir public de l’État.
54Pour Eucken, le problème du contrôle adéquat de l’ordre économique tient non pas dans la recherche du plein-emploi en répondant aux demandes de sécurité et de justice, mais dans la dispersion du pouvoir économique privé, dont l’existence constitue la véritable question sociale à ses yeux.
55Fondamentalement, l’Ordnungspolitik ordolibérale est une politique de suppression de l’exercice du pouvoir économique dans l’économie de marché. Aussi, l’action purement négative de l’État – l’abdication de la direction centrale de l’économie et reconnaissance d’une législation de facture libérale – ne saurait suffire à l’exercice de la liberté. On retombe ici sur la critique de Marx et Schmoller sur la différence entre liberté formelle et liberté réelle (évoquée au point précédent), à laquelle les ordolibéraux souscrivent. Alors, comment lever l’ambiguïté suivante : « la liberté a souvent été considérée comme le droit d’un individu à contrevenir à la liberté d’autrui » (ibid.) ? Ambiguïté propre au système du laissez-faire, mais qui se pose pour chaque système libéral :
La question de la liberté dans le monde moderne est très étroitement liée à la maîtrise du processus économique [Wirtschaftsprozeß]. Il faut établir quel système garantira la liberté et en même temps préviendra l’utilisation abusive des libertés civiles. La liberté des individus peut-elle être déterminée afin qu’elle ne puisse contrevenir à la liberté des autres ? (ibid., p. 37)
56Par une gestion adéquate du cadre économique, l’ordolibéralisme cherche à neutraliser l’exercice du pouvoir économique : les questions politiques de la liberté et du système libéral sont, en définitive, rabattues sur un problème aux fondements économiques. Un égal accès au marché (libre) rend à chacun la mesure de son effort, ou sacrifice (en l’absence de monopoles qui faussent les prix et rationnent les quantités). On retrouve ici le credo libéral pour lequel l’institution de marché peut être ce « processus économique anonyme », impersonnel et neutre qui va révéler la contribution « véritable » de chacun à la production sociale. En somme, résoudre le problème de la liberté économique c’est déjà en grande partie répondre à la question sociale de l’insécurité et de l’injustice :
Notre analyse de l’expérience allemande permet de saisir le nœud de la question sociale : la liberté. L’absence de liberté a permis l’écrasement des conditions d’existence [Daseinsbedingungen]. L’hégémonie des concentrations privées ou publiques de pouvoir a rendu plus vulnérable le règne de la justice ; en ce sens le manque de sécurité provenait de l’absence de liberté. (Eucken 1951, p. 64)
57La liberté négative des agents consiste en l’absence d’exercice de pouvoirs de marché en termes de rationnement des quantités et d’un prix trop élevé. Un tel ordre socio-économique assure une structure de marché méritocratique, au sens d’une justice dans l’échange (ou justice commutative), d’une neutralité de l’échange en termes d’effet revenu. Dans la pensée ordolibérale, réaliser la justice sociale passe donc par la réalisation de la liberté économique comme moyen. La liberté est sortie d’un enjeu proprement économique d’efficacité – bien que l’idée soit évidemment présente –, pour être mise au centre d’une question plus large, celle de la régulation sociale :
La structure conçue pour accueillir la séquence des événements économiques nécessite une supervision gouvernementale continue, peut-être une organisation, à l’ère de l’industrialisation. Mais au sein des marchés des matières premières et du travail – en d’autres termes, dans le processus économique quotidien – la liberté doit primer. Tel est l’objectif fondamental. Sans liberté, il ne peut y avoir de solution à la question sociale. Cela crée une hypothèse de base qui sous-tend l’organisation sociale de la réglementation du travail – condition préalable qui fait défaut si les travailleurs, sur les marchés du travail, sont confrontés à des monopoles d’employeurs ou d’autorités publiques. (Eucken 1982 [1948], p. 275)
58Finalement, derrière la problématique du pouvoir économique privé et public est à l’œuvre une tentative de réponse conjointe à deux thématiques transversales à l’histoire de l’économie politique : celles de la liberté et de la justice. Se focalisant sur l’enjeu particulier du pouvoir économique, les implications substantielles font des politiques économiques ordolibérales une voie résolument distincte du socialisme comme du libéralisme traditionnel. En « liant ensemble théorie de la justice et conceptions de la liberté et du pouvoir » (Wörsdörfer 2013, p. 313), l’ordolibéralisme tente d’offrir une réponse simultanée à ces trois enjeux en soulignant leurs constitutions respectives. En ce sens, plutôt que de « refuser un arbitrage entre liberté et justice sociale » (Peukert 2000, p. 105), cette section a montré que l’ordolibéralisme fait de la première l’instrument de résolution de la seconde. Toutefois, la liberté économique est une conquête qui découle de l’action gouvernementale (Bonefeld 2012, p. 6).
59On peut néanmoins remarquer que la reformulation ordolibérale de la question sociale résout moins les difficultés mises en avant dans les anciennes questions sociales (pauvreté, inégalités, chômage, etc.) qu’elle apparaît au contraire comme le moyen, si ce n’est d’évacuer, à tout le moins de faire passer au second plan lesdites difficultés. Car leur résolution est in fine conditionnée, par une forme de ruissellement, à l’objectif premier de la liberté économique. À ce titre, il est difficile de saisir ce qu’il reste de social dans la question. Dans la suite, nous verrons que l’espace de liberté économique doit être construit et sauvegardé par la puissance publique puisque l’économique n’a pas d’existence propre en dehors des conditions institutionnelles préétablies, lesquelles incombent à la sphère politique. En ce sens l’ordre de l’économie résulte d’un cadre normatif, légal et politique8.
Eucken et la politique économique
60La section suivante aborde plus en détail le contenu des politiques économiques ordolibérales en vue de résoudre la question sociale. Notre objectif est d’abord de souligner dans quelle mesure la politique économique repose effectivement sur l’exercice d’une forme de pouvoir, mais néanmoins perçu comme légitime par les ordolibéraux, afin d’en rendre inopérant le pouvoir économique privé des agents. Eucken précise la mission de politique économique via deux grandes catégories complémentaires : les principes ordonnateurs et régulateurs. Au sein des principes régulateurs, la politique de la concurrence constitue un trait distinctif de la pensée ordolibérale et sera donc analysée plus en détail.
La dichotomie pouvoir / autorité en vue d’un interventionnisme libéral
61Fort des développements précédents relatifs à la question sociale, comment justifier de l’utilisation d’un pouvoir, jugé légitime (la politique économique menée par l’État), pour contrevenir à un pouvoir, jugé illégitime (par exemple la politique de prix d’un cartel) ?
62Si la dé-potentialisation du pouvoir économique au moyen du mécanisme concurrentiel est au cœur du projet politique ordolibéral, il n’en demeure pas moins que l’ordre social dans son ensemble ne saurait exister sans aucune forme de pouvoir. Eucken rappelle le rôle essentiel du pouvoir dans la société puisque « sans positions de pouvoir (Machtpositionen) il ne peut y avoir de vie sociale, parce que l’autorité est nécessaire pour toute vie en communauté, que ce soit dans l’État ou dans l’entreprise » (1951, p. 38). Et une fois encore, Eucken évoque être face à un véritable « dilemme de politique économique » (ibid.) : le pouvoir est tout à la fois socialement indispensable à la réalisation d’une société libre, mais il en est également la principale menace.
63En un sens, Eucken contourne cette difficulté en passant de la notion de pouvoir (Macht) à celle d’autorité (Autorität). Ce glissement sémantique est crucial dans la compréhension de la politique économique ordolibérale, et en particulier des institutions à même de mener cette politique. L’autorité peut être définie comme l’expression légitime du pouvoir dans le cadre organisationnel de structures hiérarchiques9. L’autorité de l’État, de la Banque centrale, de l’Office de contrôle de la concurrence ou de l’entrepreneur (au sein de l’entreprise) et même de syndicats de travailleurs, n’est certainement pas remise en cause par le discours ordolibéral. Au contraire, le pouvoir légitime est une condition nécessaire à la réalisation de l’ordre concurrentiel. Lui-même objectif et mesure de l’exercice du pouvoir économique par l’intermédiaire du système de prix :
Dans l’ordre concurrentiel [Wettbewerbsordnung], le pouvoir économique ne devrait exister que dans la mesure justement nécessaire à maintenir cet ordre concurrentiel. En vue de mettre en œuvre leurs plans économiques individuellement envisagés, la gestion quotidienne des ménages et des entreprises exige un pouvoir économique. Certes, il est vrai que dans l’ordre concurrentiel, un tel pouvoir économique est soumis au nécessaire et strict contrôle quotidien du mécanisme des prix. (Eucken 2006 [1949], p. 238)
64Pour Eucken, la question du pouvoir économique exercé par des individus n’est alors plus problématique ; le mécanisme des prix en contrôle presque automatiquement l’usage légitime. Mais le pouvoir économique exercé par des institutions pose à son sens un problème de nature quelque peu différente. Eucken poursuit la réflexion entamée au paragraphe précédent :
Cependant, une Banque centrale qui a le privilège exclusif d’émettre des billets de banque exerce également un pouvoir économique, ce qui soulève l’épineux problème de son contrôle. Mais cette formation de pouvoir est également créée dans le but de faire fonctionner l’ordre concurrentiel, en créant l’ordre monétaire [Geldordnung] adéquat. (ibid.)
65Dans cet extrait, Eucken donne donc à voir deux formes d’exercice légitime du pouvoir économique : celui des individus, limités par le mécanisme de prix concurrentiels, et celui des institutions dans une logique externe au fonctionnement du marché : ici la Banque centrale. La question de la limite et de l’encadrement du pouvoir des institutions se pose nécessairement, et nous verrons par la suite comment les ordolibéraux tentent d’y apporter des éléments de réponse. Dans la pensée ordolibérale, le problème est donc moins d’empêcher l’État (ou toute autre institution) de contrevenir à la liberté des agents, laquelle serait naturellement présente, que de rendre possible l’exercice de cette liberté au moyen d’une autorité qui s’exerce en vue de minimiser l’existence du pouvoir économique illégitime, ou arbitraire.
66De fait, la politique économique est également une forme de pouvoir légitime, distinct des institutions, qui s’exerce de façon extérieure à la coordination entre agents. Leonhard Miksch précise que, dans ce cas, c’est le caractère arbitraire de la politique économique qui est pertinent – une évaluation objective dont on peut estimer qu’elle semble bien difficile. Pour Miksch, la question est donc toujours d’être en mesure d’évaluer si chaque usage du pouvoir est légitime (non arbitraire) ou non (arbitraire) :
Toute politique économique est une coordination externe, mais toute coordination externe ne se résume pas à la politique économique. La coordination externe est toujours fondée sur le pouvoir [Macht]. Nous ne dirons pas comme Jacob Burckhardt10 que tout pouvoir est mauvais en soi. Mais tout pouvoir qui est arbitraire [Willkür], ou peut le devenir, est mauvais. (Miksch 1950, p. 45-46)
67Si la liberté de choix du consommateur est primordiale, elle n’est donc pas pour autant absolue, puisqu’elle est toujours circonstanciée aux règles d’application qui sont définies ultimement par la politique économique. Certes pour Eucken, « la liberté du consommateur existe, mais pas la liberté de choisir comment définir les règles du jeu ou les formes du processus économique », car c’est précisément « le champ de la politique de l’ordre » (Ordnungspolitik) (Eucken 2006 [1949], p. 227).
68L’Ordnungspolitik est une nomenclature de politique économique ordolibérale constituant une ambitieuse tentative de fournir une boussole permettant à l’État de piloter l’économie en prévenant tout risque de basculement vers une direction planifiée. Ces recommandations normatives sont orientées vers la réalisation d’un ordre social particulier, fondé sur l’ordre concurrentiel dans la sphère économique. L’accent est mis sur les conditions institutionnelles (constitutionnelles) qui sont essentielles à la mise en place de cette économie de marché libérale. Cette politique économique n’est réalisable que par la main très visible d’un État fort. Elle autorise à définir l’ordolibéralisme comme un « interventionnisme libéral » (Liberaler Interventionismus), selon la formule de Rüstow. Promoteur de l’intérêt général, l’État est l’acteur indispensable, garant du fonctionnement de l’économie de marché libérale :
Un État fort et indépendant est la condition première dans tous les cas, mais l’intervention de celui-ci doit être restreinte à son strict et indispensable minimum ; et ne doit pas être en opposition au fonctionnement du mécanisme de marché ou perturber la structure du marché ; il doit, au contraire, les maintenir. (Rüstow 1942, p. 281)
69La formulation de Rüstow est, en un sens, trompeuse. Car il se trouve que ce minimum d’intervention repose de fait sur « un ample programme de rigoureuse politique économique positive, avec une liste importante de tâches à accomplir », comme le précisera Röpke (1944, p. 65). Mais « une politique qui ne soit jamais tentée de dépasser les limites qui lui sont assignées par un interventionnisme conforme » (Röpke 1945 [1942], p. 299) : c’est là tout l’enjeu de la politique ordolibérale dans sa dichotomie entre pouvoir et autorité.
70La possibilité d’apprécier si une mesure de politique économique est en adéquation avec les principes libéraux sur lesquels est bâti l’ordre concurrentiel repose sur un principe fondamental, et dont la valeur est interprétative, plutôt que substantive :
La réalisation d’un système de prix fonctionnel de concurrence complète [vollständige Konkurrenz] est le critère essentiel de toute mesure de politique économique. C’est le principe fondamental du droit constitutionnel économique. (Eucken 2006 [1949], p. 232)
71Eucken nous donne ici à voir que le principe théorique fondamental d’une économie d’échange, incarnée par le mécanisme de prix concurrentiel, en vient à être incorporé à la constitution économique, donc comme critère normatif de l’action étatique en matière de politique. Dans la même veine, les interventions sont donc conformes au sens de Röpke lorsqu’elles respectent « la structure interne de notre système économique [laissant] le mécanisme de marché intact et [atteignant] leurs objectifs non pas en contrevenant aux règles de ce mécanisme, mais en s’appuyant sur elles » (1936b, p. 195). Toute intervention susceptible de détourner (à court comme à long terme) le système de prix effectif des résultats d’un système de prix concurrentiel théorique sera abandonnée. Derrière cette idée s’exprime la volonté ordolibérale selon laquelle « l’effet qu’exerce l’influence du gouvernement sur le processus doit être neutre » (Böhm 1966, p. 57).
72Ce principe de base doit être entériné par la constitution économique, définie « comme une décision politique générale qui montre comment la vie économique des nations doit être structurée » (Böhm, Eucken et Großmann-Doerth 1936, p. 24). Elle représente la pièce maîtresse d’un cadre juridique plus large, celui de la constitution politique. La constitution économique regroupe prioritairement des principes de droit privé, en vue de réglementer les relations entre personnes (physiques et morales), dont les rapports de marché font partie intégrante (Walther 2016, p. 110).
73Ce principe interprétatif est une réponse directe aux diverses politiques dont les ordolibéraux sont témoins tout au long de la période du premier xxe siècle (plein-emploi et relance par la demande, planification, fixation des prix et rationnement). L’instabilité et l’aspect non opérant du système de prix qui résulte de telles politiques sont perçus comme une aggravation de la question sociale, non comme un moyen de sa résolution. La recherche d’un système de prix de concurrence est le principe qui permet d’unifier et d’assurer la cohérence des mesures politiques : mais quel type de mesures politiques autorise ce critère séminal ? Peut-on se contenter de fixer certains principes généraux, ou conditions institutionnelles, pour s’assurer de la fonctionnalité de l’ordre concurrentiel ? Ou bien est-il nécessaire de corriger, par des interventions ciblées, le fonctionnement des marchés ?
74Dans les pages qui suivent, nous verrons que le discours ordolibéral appuie ses politiques économiques sur une dualité qui lui est essentielle : la séparation entre le cadre (la forme) et le processus de l’économie. Le cadre, ou les règles du jeu économique, est sujet à une politique économique fondée sur ce que les ordolibéraux nomment les principes constitutifs. Par contraste, le processus représente les mouvements des agents économiques à l’intérieur des limites fixées par les règles, et nécessite des corrections au moyen de principes régulateurs.
75Fort de cette dualité, les politiques économiques ordolibérales sont ventilées en deux catégories : d’un côté les principes constitutifs (Konstituierende Prinzipien), visant à organiser le cadre structurel de l’économie (ou forme) ; de l’autre des principes régulateurs (Regulierende Prinzipien), qui ont à voir avec le processus interne de l’économie – en s’abstenant d’en prendre la direction :
Quelle doit être la nature de l’activité de l’État ? La réponse tient dans le fait que l’État doit influencer les formes de l’économie, mais non pas diriger lui-même le processus économique […]. Planification des formes par l’État – oui ; planification étatique et contrôle du processus économique – non. Le point essentiel est de reconnaître la différence entre forme et processus, et d’agir en conséquence. (Eucken 1951, p. 95-96)
76Les premiers (principes constitutifs) sont à dominante juridique, tandis que les seconds (principes régulateurs) autorisent des actions économiques à proprement parler. Le cadre de l’économie repose en définitive sur une « conception minutieuse des fondements constitutionnels » (Verfassungsgrundlagen), avec les mots de Miksch (1948, p. 334). C’est un champ propre à l’État qui englobe la totalité des règles nécessaires au fonctionnement d’une économie de marché libérale. Ces règles constituent en somme « les bases, pour l’essentiel “libérales”, de notre système juridique » qui « forment le cadre indispensable de notre système économique » (Röpke 1940 [1937], p. 124). A contrario, le processus désignant le niveau infra-constitutionnel, c’est le domaine de l’initiative et de l’activité individuelles ; c’est-à-dire celui de la coordination entre agents à l’intérieur d’une économie de marché (que l’ordolibéralisme souhaite assujettie aux règles de la concurrence). Considérons plus en détail le contenu de ces deux volets de la politique économique ordolibérale.
Les principes constitutifs et les principes régulateurs
77Dès la fin des années 1940, Eucken (1949) formule concrètement ses principes en vue de la mise en œuvre de l’ordre concurrentiel en Allemagne fédérale11. Contrairement à l’usage ou à la façon dont elles sont souvent analysées aujourd’hui, les politiques économiques ordolibérales constituent moins des recettes à caractère systématique que le fruit d’une réflexion critique et historique du cas particulier de l’Allemagne (Fèvre 2017c). Dans ce texte, Eucken insiste sur cinq principes constituants (Konstituierenden Prinzipien), lesquels seront repris dans ses Grundsätze (2004 [1952], p. 254-291) : K. a) le primat de la stabilité monétaire ; K. b) le libre accès au marché ; K. c) le droit à la propriété privée ; K. d) le droit contractuel ; K. e) la responsabilité des entreprises.
78Pris dans leur généralité, ces principes de base semblent en fait assez classiques au sein de la tradition libérale. Mais la signification que Eucken leur accorde mérite une analyse détaillée. Eucken signale en effet que « certains des principes tels que la liberté de contracter, la responsabilité ou la propriété privée ont été développés par des philosophes et des juristes comme des principes purement juridiques, pratiquement comme des principes du droit naturel » (ibid., p. 290). Mais c’est dans l’optique de prendre radicalement ses distances avec une telle lecture que Eucken poursuit l’explication de la lecture ordolibérale des grands principes juridiques du libéralisme :
Il ne s’agit pas d’un dogmatisme juridique pas plus que de principes du droit naturel. […] L’ordonnancement [Ordnungzusammenhang] qui nous intéresse ici n’émane pas du droit naturel ni d’un plan supérieur d’axiomes dogmatiques. Par exemple, l’exigence de mise en place de la propriété privée est souvent déduite de la nature de l’homme et est justifiée en tant qu’impératif du droit naturel. Ce n’est pas le cas ici. La propriété privée s’avère – avec les autres principes – indispensable afin de constituer l’ordre concurrentiel. (ibid.)
79Mal pensé, chaque principe de droit peut être accaparé par des groupes de pouvoir, et utilisé afin de favoriser la concentration industrielle des entreprises. In fine, c’est encore la possibilité de concentration du pouvoir économique sous la forme de cartels ou de monopole qui inquiète les ordolibéraux et qui oriente la discussion de ces principes.
80Le contrôle de l’inflation est une priorité ordolibérale (K. a). Néanmoins, on ne trouve aucun objectif chiffré, ou règle systématique, d’une « cible » d’inflation. Une monnaie instable perturbe le mécanisme concurrentiel d’allocation, mène à une disproportion des structures productives et bouleverse la distribution du revenu. Plus grave dans la perspective de la gestion étatique de l’économie, la destruction d’un système de prix efficace par l’inflation requiert une intervention de l’État dans la direction du processus économique. Ce dernier doit commencer à gérer l’offre de monnaie, à imposer certains quotas et prix des marchandises. De telles interventions mènent l’économie libérale sur une autre voie, celle de l’interventionnisme et de la planification. La direction de la politique monétaire est vraisemblablement la plus complexe de toutes de ce point de vue : la difficulté d’en saisir les facteurs pertinents à un moment donné, la pression des opinions et des intérêts particuliers sont mis en cause par Eucken.
81En vue de pallier ces apories, les ordolibéraux sont à la recherche du système qui assure une valeur stable à la monnaie. Ce qui peut être garanti selon eux par un système plus automatique (c’est-à-dire par les règles). À ce titre, le système d’étalon-or – dont Friedrich Lutz (1935 ; 1949) s’est fait le principal tenant – semble aux ordolibéraux le moyen le plus sûr d’approcher une monnaie neutre, dans une perspective internationale.
82En ce qui concerne l’équilibre du marché national, un monopole d’émission de la monnaie est justifié, mais mérite d’être mis en relief au regard du développement historique, puisque « tout monopole économique peut être utilisé abusivement » (Miksch 1948, p. 324). Pour Miksch, il y a un cas particulier dans le système monétaire : celui de l’existence d’un « monopole qui n’est pas réellement un monopole, le monopole métrique [metrisches Monopol] » (ibid.). Miksch distingue entre deux types de monopoles de la création monétaire, retombant sur la dichotomie théorique des formes de marché fixée par Eucken :
Dans le monopole économique de création monétaire, le détenteur du monopole détermine la masse monétaire, qui cependant, s’il s’agit de métal, est contrainte par certaines limites. Dans le monopole métrique de création monétaire, le détenteur du monopole détermine seulement les modalités et certains éléments d’agencements techniques, alors que la masse monétaire résulte des résolutions des sujets économiques et est donc soumise à la loi des grands nombres. Le monopole métrique est donc partie prenante de la forme de marché de concurrence complète [vollständige Konkurrenz]. Il est en conformité avec la loi générale de la concurrence. (ibid., p. 325)
83Le monopole métrique dont parle Miksch peut être interprété comme le moyen de prémunir le monopole d’émission de la monnaie de la critique ordolibérale qui s’exerce à l’encontre de la concentration du pouvoir économique des monopoles d’offre et de demande. La question des règles et du monopole d’émission monétaires est d’ailleurs très disputée au sein même des différents libéralismes économiques : il suffit de se placer dans la perspective du débat entre Currency School et Banking School du début du xixe siècle pour s’en convaincre. Débat auquel Eucken fait d’ailleurs explicitement référence (1950c [1940], p. 169).
84Pour lui, la concurrence est impérative dans le domaine des services et des prêts bancaires, bien que « sur la création monétaire, l’État doive exercer un droit de contrôle crucial » (Eucken 1946e, p. 46, 52). Vision qui aboutit à la séparation des activités de prêts privés et des activités de création monétaire : contre l’octroi de crédit à tout va, car il favoriserait la concentration et les positions de pouvoir, la propagation des contrôles externes et in fine de la planification (Miksch 1948, p. 337). Les réflexions ordolibérales s’appuient sur le plan Chicago – lui-même inspiré du 100 % monnaie d’Irving Fisher (1997 [1935]) – et dont Henry C. Simons (1936, p. 4-5) s’est également fait l’un des principaux promoteurs. Ce qui est perçu par les ordolibéraux comme une mise à jour du programme de Ricardo et de la Currency School12.
85Le libre accès au marché (K. b), ou principe de marchés ouverts, vient directement traduire l’une des exigences techniques ordolibérales de la définition théorique de la concurrence complète. Eucken est à ce titre bien plus préoccupé par ce qu’on appelle en termes contemporains la libre entrée que par la libre sortie du marché. En pratique, renforcer l’ouverture des marchés ne consiste pas seulement en une politique négative – de l’État contre lui-même – de suppressions des barrières au commerce international (embargos, quotas, douanes ou privilèges nationaux), mais il est surtout indispensable d’empêcher que de telles pratiques soient mises en place par les acteurs privés eux-mêmes. Eucken interroge : « quel est l’intérêt d’une liberté de commerce décrétée officiellement par l’État si la politique des groupes de pouvoir [Machtgruppen] l’abolit en pratique ? » (2004 [1952], p. 267). De ce fait, l’État doit être également attentif à tous les cas de politique anticoncurrentielle préventive, comme les rabais de fidélité, les contrats exclusifs ou la publicité.
86Le cas particulier de la discussion ordolibérale relative au rôle de la législation des brevets dans l’économie de marché offre un exemple archétypal du préjudice que peut causer une législation fautive. Sceptique sur les avantages allégués des brevets (promotion du progrès technique et protection de l’invention), Eucken insiste sur le fait que les brevets ont permis « le renfoncement de la formation de monopoles et de la concentration », car ils permettent de « restreindre la quantité de biens offerts » (ibid., p. 268). Eucken prend l’exemple de brevets dans le domaine des télécommunications et surtout de l’industrie chimique pour asseoir son argumentation sur des cas concrets de cartellisation importante. Reste à savoir dans quelle mesure les brevets sont effectivement, si ce n’est la cause unique, au moins l’une des forces encourageantes à la concentration dans ces cas (Wörsdörfer 2012). À travers la grille de lecture ordolibérale, les brevets représentent le véhicule de la formation de pouvoir économique illégitime. En conséquence, Röpke souhaite, tout comme Eucken, remplacer les brevets (qui établissent de fait des monopoles) par des licences obligatoires, soit des indemnités dues à l’inventeur. Comme l’indiquent Robert Van Horn et Matthias Klaes (2010), la position contre les brevets est caractéristique de certains économistes libéraux, notamment américains tels Henry C. Simons ou Frank Knight, positions qui s’inverseront ensuite à Chicago (notamment Stigler) à la faveur d’une défense des brevets.
87La défense du droit à la propriété privée (K. c), un des principes fondateurs de la pensée libérale, doit elle aussi être interprétée dans une perspective particulière à l’ordolibéralisme. Au regard de la philosophie de l’histoire ordolibérale, la propriété privée a permis aux monopoles « d’exercer leurs pouvoirs à l’encontre des travailleurs, des clients et des concurrents » (Eucken 2004 [1952], p. 273). A priori, Eucken n’accorde pas de valeur particulièrement positive à la propriété privée, car c’est au regard du fonctionnement d’ensemble du processus économique qu’il est possible d’évaluer si la propriété privée acquiert une portée économique et sociale désirable et ne représente pas un abus, un détournement.
88Dans la perspective ordolibérale, la relation entre propriété privée et ordre concurrentiel est circulaire. Indispensable pour l’exercice des droits de propriété afin d’acquérir les biens-capitaux en vue de répondre à la demande des consommateurs, la propriété privée dans un système qui n’est pas concurrentiel a un effet que Eucken (ibid., p. 275) estime « antisocial » (unsozial). Dans le même ordre d’idée que le droit à la propriété privée, le principe de liberté de contrat (K. d) mérite également d’être analysé comme principe neutre, dans la mesure où il est une condition de l’ordre concurrentiel dont l’exercice par des groupes peut pervertir l’usage. Le contrat devient alors un outil de guerre économique, un « instrument exquis de domination des individus », pour reprendre une formule de Böhm (1961, p. 40).
89Enfin, la responsabilité civile et commerciale des entreprises (K. e) compose le dernier principe constitutif. Face à la propagation des sociétés anonymes, ou par action, et des sociétés à responsabilité limitée, Eucken remarque que « la responsabilité, c’est-à-dire la possibilité de saisir les biens d’un débiteur » se trouve largement mis en défaut (2004 [1952], p. 279). Néanmoins, Eucken ne recommande pas directement la suppression de ces formes juridiques d’entreprises. Le plus important, c’est que la possibilité de faire faillite et d’endosser la responsabilité des pertes doit demeurer une menace crédible : il en va du bon fonctionnement de l’ordre économique global. Car d’après Eucken, la responsabilité commerciale a le mérite « d’exercer un effet prophylactique [prophylaktisch] en contrevenant à la liquidation et au gaspillage du capital parce qu’elle motive une meilleure analyse du marché », fondée sur un examen rigoureux des coûts (ibid., p. 280) qui contrevient ainsi à la concentration économique établie sur des motifs économiques erronés.
90Ces cinq principes constitutifs dessinent « l’ensemble des contraintes » (Grossekettler 1989, p. 43), ou « règles du jeu » de l’action étatique et individuelle. Eucken insiste : ces principes ont du sens s’ils sont pensés comme un ensemble cohérent et solidaire. Si l’application assidue des cinq principes constitutifs est une condition nécessaire pour minimiser l’existence potentielle de structures monopolistiques de pouvoir et rendre possible l’ordre concurrentiel (résoudre la question sociale), elle n’en est néanmoins pas une condition suffisante. En complément est donc exigée une politique économique fondée sur des principes régulateurs, objets des paragraphes suivants.
91Les principes régulateurs (Regulieren Prinzipen) sont conçus en réponse aux imperfections inhérentes à une économie d’échange. Ils recouvrent quatre domaines d’action, également amendés par Eucken dans ses Principes (2004 [1952], p. 291‑304) : R. 1) le contrôle des structures de marché monopolistiques ; R. 2) une politique sociale redistributive ; R. 3) le contrôle des effets néfastes (externalités) ; R. 4) le contrôle des réactions anormales de l’offre13.
92Eucken le reconnaît, « l’ordre concurrentiel a des défauts » (ibid., p. 300). Il signale deux types de difficultés afin de justifier l’existence de principes régulateurs. Se borner à sécuriser le cadre juridique des marchés ne prévient pas totalement l’apparition d’entreprises monopolistiques. Par ailleurs, même lorsque la concurrence complète règne sur un marché, certaines défaillances peuvent apparaître :
Le respect strict des principes constitutifs ne peut pas empêcher certaines formes étrangères au système au sein des ordres concurrentiels [Wettbewerbsordnungen] concrets [R. 1]. De plus, et non moins important : même si la concurrence complète [vollständige Konkurrenz] est réalisée, elle contient des faiblesses et des défauts qui nécessitent une correction [R. 2-4]. (ibid., p. 291)
93Remontons du dernier, au premier principe. Lorsqu’il mentionne le contrôle des réactions anormales de l’offre (R. 4), Eucken pense en particulier au marché du travail dans lequel des salaires insuffisants peuvent se former. Ce à quoi il entend répondre par « la fixation d’un salaire minimum » (ibid., p. 304). Nous verrons plus tard que le rôle des syndicats est à cet effet perçu de manière positive par les ordolibéraux, car une main-d’œuvre inorganisée serait dans une position de négociation trop défavorable vis-à-vis de l’employeur.
94Le principe (R. 3) de Eucken peut être ramené à la prise en compte des externalités négatives, bien qu’il n’utilise pas explicitement ce terme. En parlant de principe de « calcul économique » (Wirtschaftsrechnung), Eucken entend la « prise en compte des répercussions que les plans économiques individuels, et leur mise en œuvre, peuvent avoir au niveau des données économiques globales », c’est-à-dire des « répercussions qui ne se feront pas sentir dans leur propre domaine de planification de la gestion individuelle » (ibid., p. 301). Comme Röpke, Eucken considère que le coût social relatif aux conditions d’hygiène et de santé des travailleurs, ainsi que les répercussions sur l’environnement du processus de production de certaines entreprises, méritent un encadrement. Tout en veillant à ne pas contrevenir à l’effort de concurrence des entreprises, Eucken mentionne qu’une police commerciale doit par exemple veiller à ce que les dommages qu’une usine de soude peut impliquer pour les ménages et les entreprises environnantes soient pris en considération, par exemple par des règlements de certaines branches de l’industrie.
95Le principe (R. 2) de politique du revenu mérite une discussion approfondie, car il contient des précisions importantes en vue de positionner l’ordolibéralisme au sein des politiques libérales. Eucken défend l’impôt progressif dans l’objectif d’une distribution plus juste (ibid., p. 300-301). Dans la même ligne, Röpke « considère comme objectivement juste le principe de la progression fiscale » et en particulier « l’impôt progressif sur les successions » (1946a [1944], p. 147, 256). L’ambition est d’égaliser les conditions de départ et d’empêcher la concentration des richesses sur plusieurs générations, facteur potentiel de concentration économique et donc de l’exercice du pouvoir. Une politique de redistribution est envisageable sans forcément bouleverser le système des prix (inflation par la demande) et tant qu’elle est attentive à ne pas décourager l’investissement. Si la politique sociale ordolibérale mérite une mention particulière au sein des (néo)libéralismes, par exemple vis-à-vis des Autrichiens, il convient de ne pas en exagérer la portée. On peut considérer que la politique sociale est toujours secondaire pour les ordolibéraux, dans le sens où la réalisation de l’ordre concurrentiel représente la première des politiques sociales.
96On peut légitimement considérer que les réflexions ordolibérales manquent de précisions relativement au système d’imposition et de redistribution à mettre effectivement en pratique. Néanmoins, ces réflexions ne semblent finalement pas si éloignées, dans un contexte historique d’énonciation comparable, du constat général énoncé par Keynes dans ses « Notes finales sur la philosophie sociale à laquelle la théorie générale peut conduire ». En particulier lorsque ce dernier indique qu’à partir du xixe siècle « on peut justifier par des raisons sociales et psychologiques de notables inégalités dans les revenus et les fortunes, mais non des disproportions aussi marquées qu’à l’heure actuelle » (2005 [1936], p. 376). Si l’on peut estimer que ne pas s’attacher à une formulation plus précise, voire chiffrée, est une faiblesse, on peut tout aussi bien l’interpréter comme omission raisonnée de ces économistes : dans une optique plutôt keynésienne d’une part, afin de laisser place à la délibération politique en vue de fixer des objectifs sociaux ; d’autre part, afin de laisser le degré de liberté nécessaire à l’analyse historique, politique et institutionnelle qui doit être menée in situ et jugée dans chaque cas en fonction de conditions particulières. C’est, à notre avis, la perspective ordolibérale.
97Jusqu’à maintenant, nous avons remarqué que la politique économique ordolibérale, présente à la fois dans le cadre de l’économie comme dans le processus lui-même, s’attache à la réalisation d’un ordre concurrentiel dont l’objectif est « de combattre, au moyen de mesures positives, le mouvement de concentration de l’industrie » (Eucken 2004 [1952], p. 290). Eucken dit finalement peu de choses des trois derniers principes régulateurs qui viennent d’être précisés ici (R. 2-4), par comparaison avec la pièce maîtresse de la politique économique régulatrice : le contrôle des structures de marché monopolistiques (R. 1).
98Eucken fonde son analyse théorique des structures de marché monopolistiques (dans ce cas oligopolistiques) sur les travaux de l’économiste allemand Heinrich von Stackelberg. Dans Marktform und Gleichgewicht, Stackelberg (2010 [1934]) a montré que des formes de marché usuelles dans une économie capitaliste (et même dominantes dans l’économie allemande), comme les oligopoles et les monopoles bilatéraux, sont fondamentalement instables et chaotiques. De sorte que les stratégies de négociation mises en place par ces firmes aboutissent, pour le consommateur, à moins de biens, vendus plus cher, par comparaison au résultat de marché concurrentiel14. Eucken en tira la conclusion qu’il est indispensable de prévenir la formation, dans l’économie d’échange, de structures de marché qui diffèrent des structures concurrentielles et dont l’apparition ne saurait être annihilée par les seuls principes constitutifs. La place centrale qu’il occupe pour la bonne compréhension de l’économie politique ordolibérale mérite une attention particulière.
La politique de la concurrence
99En vue de lutter contre la concentration industrielle, les ordolibéraux vont moins favoriser des critères objectifs de taille (comme le nombre de travailleurs ou le montant global du capital), que considérer la politique des prix et les stratégies des entreprises. Pour prendre au sérieux la politique de la concurrence comme lutte contre les monopoles, alors l’existence d’une surveillance et de sanctions est indispensable. Lorsqu’une guerre des prix et / ou tout autre type de stratégies d’abus de position dominante sont avérées, trois réponses sont généralement débattues dans les écrits ordolibéraux pour y faire face : (1) dissoudre le monopole, cartel ou situation d’entente ; (2) nationaliser l’entreprise si le monopole est inévitable ou d’intérêt public ; (3) maintenir le monopole (individuel ou collectif) sous contrôle d’un office indépendant.
100Théoriquement, la première solution est idéale pour les ordolibéraux, précisément conforme à l’ordre concurrentiel. En pratique, elle est difficilement envisageable. Des conditions techniques peuvent prévenir cette difficulté, comme l’existence d’un monopole naturel (services publics, transports, électricité, etc.). Mais dissoudre purement et simplement un monopole ou un cartel est également problématique au niveau social : cela pourrait rationner trop fortement l’offre sur certains marchés et avoir des conséquences socialement injustifiables (licenciements, pénuries, etc.).
101Concernant la nationalisation (2), il n’y a pas de position consensuelle parmi les auteurs ordolibéraux. Cette indécision peut s’expliquer par le fait que la nature de la propriété de l’entreprise (privée ou publique) n’est pas un critère déterminant au regard de la focale ordolibérale du pouvoir – le type de direction du processus économique l’est. Bien que, comme le soutient Röpke, « la nationalisation n’est pas contraire à la logique de l’économie de marché » (1945 [1942], p. 248), Eucken insiste sur le fait que « ni la nationalisation, pas plus que la prise de contrôle par la main-d’œuvre ne peuvent résoudre le problème du monopole dans l’ordre concurrentiel » (2006 [1949], p. 240). Bien qu’en théorie une solution de type ministère de la Production soit logiquement valide si elle est soumise aux préférences exprimées par les consommateurs, nous avons montré plus haut que Eucken refusait d’envisager une telle solution en pratique, car elle représenterait notamment une accumulation de pouvoir économique plutôt que sa disparition.
102Ni dissolution ni nationalisation, pas plus que contrôle collectif du monopole par les travailleurs, les ordolibéraux optent pour la troisième solution : celle de la supervision par un office indépendant. Le contrôle des conditions effectives de la concurrence doit être pris en charge par un Office du monopole (Monopolamt), composé d’experts économistes et juristes. Cet établissement doit être public (étatique), mais indépendant du pouvoir politique et de ses logiques de nomination (gouvernemental) en vue de se détacher des groupes d’influence venant du secteur privé15. Fort de ce statut, les ordolibéraux estiment que l’office acquiert une autorité suffisante, tout en minimisant le risque d’en faire le vecteur d’un exercice délétère du pouvoir :
La supervision du monopole doit être transférée à un office étatique du monopole. Dans l’optique de le soustraire à l’influence continûment dangereuse exercée par les intérêts partisans – bien que ceux-ci soient affaiblis dans l’ordre concurrentiel –, l’office doit être indépendant et seulement soumis à la loi. Par exemple, il ne doit pas être un département du ministère de l’Économie, car il serait alors bien plus soumis à la pression des intérêts partisans. (ibid., p. 241)
103L’office devient un acteur clef de l’économie de marché moderne, une institution de justice économique, véritable garde-fou d’une dynamique de concentration – trait fondamental du capitalisme du premier xxe siècle. D’ailleurs, l’office de contrôle de la concurrence est présenté par Eucken sous les traits d’une institution « tout aussi indispensable que la Cour suprême » (ibid.). En toute cohérence avec le constat des ordolibéraux relatif à la loi sur les cartels de novembre 1923 (Kartellverordnung), ces derniers imaginent une institution parallèle aux instances de justice. En effet, face à l’impossibilité de définir précisément dans le langage juridique « ce qu’est un “abus” de pouvoir économique », Eucken précise que c’est « moins contre les abus des groupements de pouvoir existants que la politique économique devait donc se focaliser, que contre la formation de ces entités détentrices de pouvoir » (Eucken 1951, p. 35). De sorte que, pour mener à bien une politique de lutte efficace contre les positions monopolistiques, il s’agit donc moins de sanctionner a posteriori à travers les cours de justice que prévenir a priori par un contrôle et une supervision assidus :
L’État moderne est incapable d’établir une surveillance efficace des monopoles dans un ordre économique [Wirtschaftsordnung] dans lequel une grande partie de l’industrie est monopolisée. Dans ce cas, l’influence politique des groupes d’intérêt est trop forte et le problème des monopoles trop manifeste. (Eucken 2006 [1949], p. 239)
104Ce gendarme des marchés est une institution centrale de contrôle économique, mais ne pourra remplir sa mission qu’à condition que les firmes monopolistiques soient déjà réduites à un minimum, sous peine de se trouver impuissant. Cette situation est rendue possible par une application préalable et systématique des principes constitutifs. C’est, dans le vocabulaire de Böhm (1961, p. 44), le deuxième effet « prophylactique » (prophylaktisch) de la politique économique16. Eucken poursuit la discussion engagée au paragraphe précédent :
La situation est totalement différente dans l’ordre concurrentiel [Wettbewerbsordnung]. La formation d’entités de pouvoir monopolistique est empêchée. Non seulement par l’interdiction des cartels, mais aussi – et de manière plus significative – par une politique économique et juridique qui libère les forces de la concurrence de l’économie moderne en appliquant les principes constitutifs. De cette façon, l’État échappe largement à l’influence des groupes de pouvoir privés. (Eucken 2006 [1949], p. 239)
105Outre l’action concrète de l’office, les ordolibéraux comptent sur la crédibilité de sa menace. Cette figure d’autorité devrait avoir un effet dissuasif, limitant encore les cas tangibles par sa seule existence. C’est ce qu’on pourrait appeler le troisième effet prophylactique de la politique économique ordolibérale :
Combattre et superviser les monopoles a également un effet prophylactique [prophylaktisch]. L’aspiration des individus à atteindre des positions de monopole, qui est normalement si vive […] et qui est un fait attesté dans l’histoire économique, est considérablement affaiblie, ou cesse, lorsque la supervision des monopoles devient effective. (ibid., p. 243)
106Même lorsque l’ordre effectif de l’économie tend déjà vers l’ordre concurrentiel ordolibéral – ce qui minimise la logique de concentration sans les prévenir totalement –, la lutte contre les monopoles est une mission permanente. Car la dynamique de concentration est liée à l’instinct de pouvoir des individus. Quelles sont alors les prérogatives concrètes de cet office de monopole ?
107En premier lieu, l’office doit s’assurer que les pratiques concurrentielles soient effectivement orientées vers la performance (Leistungswettbewerb). En ce sens, la concurrence ordolibérale envisage que l’entrepreneur, dans un processus dynamique, puisse faire pression ou être l’objet de pressions de la part de ses concurrents. Finalement, une concurrence complète généralisée est à l’avantage du consommateur, elle lui offre le plus vaste panel de choix, lesquels vont orienter le processus de production.
108Aussi, la concurrence n’est jamais recherchée en tant que telle, et certaines pratiques concurrentielles peuvent nuire à la concurrence elle-même. Si la concurrence n’est pas orientée vers l’efficacité, mais procède de tactiques ruineuses de guerre des prix, c’est-à-dire d’une « concurrence d’entrave », les règles du marché sont alors violées. De sorte que les ordolibéraux vont opposer la « concurrence de performance » à la « concurrence d’entrave ». Cette dernière regroupe les stratégies d’embargo, primes de fidélité, prix d’éviction (dumping ou prédation tarifaire) qui favorisent la disparition des concurrents et ferment l’entrée à de nouveaux arrivants : elles sont précisément l’apanage des stratégies de cartels. L’absence de régulation des prix par les coûts caractérise la concurrence d’entrave qui est en fait une « lutte pour le monopole » distincte du comportement concurrentiel tel que les ordolibéraux l’appréhendent.
109Mais la tâche essentielle de l’office lorsqu’il identifie des pratiques monopolistiques, ce doit être d’imposer aux monopoles de pratiquer des prix comparables à ceux de la concurrence, « comme si » (als ob) ils étaient réellement en situation concurrentielle : en somme, afin de les placer dans une situation « analogue à la concurrence » (ibid., p. 241). Eucken prend ici appui sur les travaux de Miksch, et en particulier sur son article « La politique économique du comme si » (« Die Wirtschaftspolitik des Als-Ob ») de 1948. En vue de retrouver les résultats théoriques de la concurrence, une égalisation du prix au coût marginal semble le meilleur objectif, bien que Eucken soit conscient de la difficulté pratique afin d’évaluer précisement ce coût17.
110Les ordolibéraux se défendent de toute intervention dans le processus. Mais paradoxalement, l’office a donc le pouvoir d’imposer les prix pour mimer le mécanisme concurrentiel qui n’a pu fonctionner correctement : s’arrogeant le devoir de diriger le processus économique dans le sens de critères normatifs. En somme, les ordolibéraux considèrent fondamentalement deux types de marchés. En premier lieu, des marchés dont la mise en place des principes constitutifs suffit à assurer le fonctionnement concurrentiel. Du point de vue ordolibéral, ce premier type de marché repose sur les ressorts de la coordination interne, et englobe la majorité des marchés. Il y a en second lieu des marchés qui requièrent des interventions spécifiques au moyen du principe régulateur R. 1 (contrôle des structures de marché monopolistiques). Bien que d’un nombre très limité, ces marchés requièrent une coordination externe par le biais de la politique économique, car ils sapent les fondements juridiques et moraux de l’ordre concurrentiel en général, et portent ainsi atteinte à son fonctionnement d’ensemble en raison de l’interdépendance.
Notes de bas de page
1 Des années après le débat initial, la réponse amusée de Lange (1969) qui précise que la puissance de calcul des ordinateurs permet maintenant de régler facilement les difficultés techniques levées par Mises, Robbins et Hayek, témoigne de l’incompréhension respective relative à la portée des derniers arguments autrichiens (information, incitations, etc.).
2 Heinrich Dietzel (1857-1935), socio-économiste libéral, était professeur à Bonn.
3 Soit en langue originale (majuscule et italique de Eucken) : « Die “Total zentralgeleitete Wirtschaft” » ; « der “Zentralgeleiteten Wirtschaft mit freiem Konsumguttausch” » ; « der “Zentralgeleiteten Wirtschaft mit freier Konsumwahl” ».
4 Sur la notion de souveraineté du consommateur, voir Desmarais-Tremblay (2016, chap. 4. 1).
5 Pour une confrontation des fondements épistémologiques de Walras et Eucken, voir Baranzini et Fèvre 2019.
6 Notons avec Catherine Audard (2009, p. 281) que « le libéralisme allemand a pu soutenir le rôle social de l’État, l’État social au sens antilibéral de Bismarck, bien avant que les libéraux anglais s’y convertissent ». L’État social allemand nait « à l’intérieur d’un système politique et social qui était encore essentiellement féodal », d’où son caractère, à la différence de l’Angleterre, autoritaire (Jarausch et Jones 1990, p. 8).
7 Cet aspect de l’histoire allemande est bien connu et fait l’objet de monographies de première qualité (Grimmer-Solem 2003 ; Lindenfeld 2008).
8 Mais cet ordre économique, dans toutes ses dimensions institutionnelles, est en dernière analyse enchâssé à l’intérieur d’un ordre moral et culturel avec qui il entretient des relations de codétermination. Röpke et Rüstow vont particulièrement insister sur cette tension (voir Commun 2014 ; 2017 ; Fèvre 2015).
9 Eucken se détache ici du vocabulaire wébérien classique, bien que la signification soit pourtant assez proche : puisque Weber parle d’autorité (Herrschaft) comme d’une « domination légitime » (Dockès 1999, p. 83).
10 Eucken (1940, p. 479) avait déjà fait valoir la référence à la même idée du philosophe suisse et témoigne, si ce n’est de l’influence de Eucken sur Miksch, du partage de référents communs.
11 Eucken indique s’appuyer sur trois ouvrages en particulier : les travaux de Böhm (2010 [1933]) et de Miksch (1937) cités précédemment, mais également une référence extérieure, La politique économique pour une société libre de Henry C. Simons (1948). Sur Simons et les ordolibéraux, voir Köhler et Kolev 2013.
12 Notons à cette étape que la Banque centrale, dans la conception ordolibérale, n’est pas une autorité indépendante dans le sens où le sera la Banque centrale européenne.
13 La question de savoir si cette approche ordolibérale a justement joué un rôle dans la définition de l’approche moderne de la politique économique reste ouverte. Aujourd’hui par exemple, la politique économique peut être définie comme « l’ensemble des interventions publiques visant à établir les institutions d’une économie de marché, à réguler son fonctionnement ou à corriger ses effets » (Pisani-Ferry 2006, p. 871). Par confrontation, les principes constitutifs (K. a-e) tendent à « établir les institutions d’une économie de marché », là où les principes régulateurs consistent à « réguler » (R. 1) et « corriger » (R. 2-4).
14 Sur l’articulation entre la théorisation des formes de marché oligopolistiques de Stackelberg et ses conclusions politiques, corporatistes dans les années 1930 puis ordolibérales au contact de Walter Eucken, voir Hollard 2000.
15 Eucken remarque : « lorsqu’un groupement de pouvoir [Machtkörper] se consolide, il en retire une influence politique considérable. L’État se trouve alors dans l’incapacité d’effectuer un contrôle de monopole de manière efficace » (1951, p. 35). Il est donc important de préciser que si une certaine méfiance pèse sur l’État, ce n’est pas pour des logiques intrinsèques à son fonctionnement, comme c’est le cas chez Hayek ou par exemple dans l’école du Public Choice. L’État est menaçant car il peut être l’objet de stratégies prédatrices de la part des entreprises. Le soupçon ordolibéral porte en dernière analyse sur la sphère privée.
16 Le premier effet prophylactique est assuré par le principe (K. e) de responsabilité commerciale des entreprises (voir supra).
17 Et en effet, la difficulté technique de savoir si en particulier une égalisation du prix au coût marginal permet ou non à une firme de couvrir ses coûts fixes est une question persistante (Ahlborn et Grave 2006, p. 216). D’autre part, la tarification au coût marginal pour un monopole naturel (rendements croissants) induit une perte sèche d’exploitation.
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