Introduction
p. 7-9
Texte intégral
1L’économiste Walter Eucken est encore aujourd’hui célébré en Allemagne1 en sa qualité de père fondateur de l’ordolibéralisme, cette version du libéralisme centrée sur les règles de bon fonctionnement d’une économie concurrentielle. Mais en dépit de son inscription au panthéon des grands économistes allemands, Eucken est relativement ignoré dans les histoires de la pensée économique françaises et anglo-saxonnes. La présente étude entend contribuer à réparer cet oubli en offrant un accès direct aux écrits de Eucken via son article « Das ordnungspolitische Problem » publié en 1948. À ce titre, « Le problème politique de l’Ordre » est la toute première traduction française d’un texte de Eucken2. Cette traduction est précédée par un essai introductif à la pensée de Eucken permettant notamment de contextualiser cet écrit programmatique, lequel reprend l’essentiel des thèses de son œuvre maîtresse parue en langue allemande en 1940, Die Grundlagen der Nationalökonomie (« Les fondements de l’économie politique »)3.
2Nous avons choisi de traduire « Le problème politique de l’Ordre » car cet article nous semblait un point d’entrée idéal à l’œuvre de Eucken en particulier, et à l’ordolibéralisme dans son ensemble. À bien des égards en effet, cet article condense l’ensemble des thèmes phares de la pensée de Eucken et annonce ses travaux relatifs à la politique économique, au premier titre desquels ses Grundsätze der Wirtschaftspolitik (« Principes de politique économique ») publiés de façon posthume (Eucken 2004 [1952]). Enfin, la problématique de l’Ordre concentre les spécificités de cette version allemande du libéralisme qu’est l’ordolibéralisme.
3« Das ordnungspolitische Problem » (1948) paraît dans le premier volume de la série des Ordojahrbücher. Cette revue, Ordo, est fondée par Walter Eucken et Franz Böhm, avec un comité éditorial composé de Wilhelm Röpke, Alexander Rüstow, Friedrich A. Lutz et Friedrich A. Hayek (et dont Fritz W. Meyer et Hans Otto Lenel sont les secrétaires de rédaction). Le premier volume affirme l’opposition ferme des néolibéraux4 allemands à toute idée de troisième voie qui serait pensée comme un compromis entre socialisme et capitalisme, ainsi qu’à l’idée d’une dérive inéluctable du capitalisme vers le socialisme telle qu’énoncée par Joseph Schumpeter5.
4C’est l’économiste Hero Moeller qui forge en 1950 les néologismes « ordolibéralisme » et « ordolibéral ». Rassemblés autour du « dogme de la concurrence », sont ordolibéraux au sens de Moeller (1950, p. 224) tous ceux qui participent à l’aventure Ordo, lieu central de promotion des idées ordolibérales dans l’après-guerre. Volens nolens, l’expression de Moeller fera autorité : en atteste la première monographie Wesen und Ziele des Ordoliberalismus (« Nature et buts de l’ordolibéralisme ») par Ernst-Wolfram Dürr (1954). Les intéressés se sont finalement approprié le néologisme dans un avant-propos au douzième volume d’Ordo, signé par Böhm, Lutz et Meyer (1961). En France, l’expression « ordo-libéralisme » apparaît dans la Petite histoire des grandes doctrines économiques (Villey et Neme 1954, p. 358).
5Si les études de langue française relatives à l’ordolibéralisme sont longtemps restées cantonnées à des cercles confidentiels, elles jouissent d’un certain dynamisme au cours de ces dernières années. En France, on doit la première étude systématique de l’ordolibéralisme en général, et de Eucken en particulier, à La pensée économique libérale dans l’Allemagne contemporaine de François Bilger (1964). Il faudra attendre presque 40 ans avant qu’une étude aussi globale soit entreprise, avec la publication de l’ouvrage collectif L’ordolibéralisme allemand. Aux sources de l’économie sociale de marché (Commun 2003). C’est avec la publication des cours que Michel Foucault donna au Collège de France sur l’année 1978-1979 que les études relatives à l’ordolibéralisme connurent un net essor. Dans Naissance de la biopolitique (2004), Foucault cherche à saisir l’origine du mode de gouvernance – la gouvernementalité – néolibérale dont il est contemporain. Il perçoit l’ordolibéralisme, puis l’École de Chicago (Gary Becker en particulier), comme une rupture fondamentale avec le libéralisme classique6. Les cours de Foucault seront publiés en anglais en 2007, c’est-à-dire de façon concomitante à la crise financière mondiale : ces deux évènements ont participé au dynamisme des Foucault Studies et à leur extension à la thématique du néolibéralisme7. Outre les lectures d’inspiration foucaldienne, les dernières années sont marquées par des travaux d’analyse juridique de l’ordolibéralisme (Rabault 2016b), d’histoire intellectuelle et politique (Solchany 2015 ; Commun 2016) et d’histoire de la pensée économique (Broyer 2007 ; Fèvre 2017a). C’est dans cette double perspective historique que nous entendons aborder la pensée de Eucken.
6La première partie de l’essai introductif donnera une présentation biographique succincte de Walter Eucken, tout en précisant son parcours et son rôle clef dans la constitution même d’une véritable école de pensée ordolibérale. Nous rappellerons ensuite les fondements épistémologiques qui sous-tendent la pensée de Eucken dès la fin des années 1930, en insistant particulièrement sur le concept d’Ordre (Ordnung) qui – se rattachant sous le vocable « ordo- » au libéralisme – donne une signification très particulière au néolibéralisme allemand. Cette première partie reconstruit donc les bases philosophiques de l’article de 1948 présenté ici. La deuxième partie discutera le projet politique que Eucken développe dans l’après-guerre. À ce titre, nous verrons que son rejet de la mise en place d’une économie planifiée est fondé sur des arguments à la fois économiques, politiques et moraux. Eucken envisage alors l’ordre concurrentiel comme la seule réponse adéquate aux grands enjeux du xxe siècle, donnant le cadre à un ensemble de politiques économiques.
Notes de bas de page
1 Des personnalités politiques de premier plan mobilisent régulièrement Eucken comme figure tutélaire. C’est par exemple le cas de la chancelière Angela Merkel, du ministre des Finances Wolfgang Schäuble ou encore de l’économiste Lars Feld, directeur du Walter Eucken Institut de Fribourg et l’un des « cinq sages » conseillers du gouvernement.
2 L’article existe dans une version partiellement traduite en anglais sous le titre « What kind of social order? » (1948). Par la suite, toutes les citations provenant de textes en langue étrangère seront traduites en français par nos soins.
3 Une version anglaise de l’ouvrage est publiée en 1950 sous le titre The Foundations of Economics, dans la traduction de Terence Hutchison.
4 C’est lors du colloque Lippmann de 1938 que le terme de « néolibéral » avait été fondé (Audier 2008). Cependant, les libéraux allemands présents (Röpke, Rüstow en particulier) n’étaient pas très satisfaits de cette terminologie et continuaient de se distinguer des néolibéraux anglo-saxons dans leur opposition ferme à la concentration économique (voir aussi Ptak 2009).
5 Outre l’article ici commenté de Eucken, le premier numéro de la revue Ordo rassemble les contributions de Franz Böhm, Friedrich A. Hayek, Hans Otto Lenel, Fritz W. Meyer, Leonhard Miksch, Alfred Müller-Armack et Wilhelm Röpke.
6 Pour une lecture des cours de Foucault en lien avec l’ordolibéralisme, le lecteur intéressé pourra consulter les travaux de Thomas Lemke (2001) et de Keith Tribe (2009).
7 Dans le cas français, on mentionnera notamment La nouvelle raison du monde de Pierre Dardot et Christian Laval (2009), ainsi que Néolibéralisme(s) de Serge Audier (2012).
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