Chapitre 13
Refaire son œil : les écorchés
p. 303-315
Texte intégral
Une leçon d’anatomie
1Tel est le titre que Prigent donne au troisième Journal de l’Œuvide et qu’il publie en 19931 à la suite d’Écrit au couteau, lequel est lui-même écrit dans le prolongement de Commencement. Ce titre fait se lever des images. Parmi elles, et sans doute la première : La Leçon d’anatomie du docteur Tulp que Rembrandt peint en 1632. À sa manière, l’anatomiste écrit au couteau ce qu’est le corps. Demeure cependant entre lui et l’écrivain une question de style. Ce qu’indique ce texte bref et liminaire :
C’est écrit en face d’anciennes planches d’Écorchés.
La chair à peine déposée, les corps prennent bouffonnement la pose plastique.
Devant ça, la langue tombe sur ce qui la déchire.
Et rit (jaune).
Reste un rictus, qui rature l’épure anatomique (le sac de peau et de mots, la surface lisse, le dessin clos, le savoir positif). (EC, p. 157)
2Le ton est donné. Et il est plutôt péremptoire. Ces quelques lignes indiquent le principe de la leçon qui va être exposée, tandis que le lecteur commence à comprendre qu’il occupe la place de l’un de ces bourgeois d’Amsterdam dont les regards, très attentifs, convergent vers la main du cadavre d’Aris Kindt, pendu pour vol, et que dissèque le docteur Tulp afin de montrer l’action des fléchisseurs des doigts. Sans qu’ils apparaissent autrement que dans le souvenir du lecteur provoqué par le titre du recueil, ces bourgeois servent de relais entre le lecteur et ce qui va être vu. Car il s’agit bien d’abord de voir ce qui est montré, comme l’indique l’emploi d’un présentatif dont la valeur déictique est assez vague : est-ce le livre qui est désigné ? les poèmes ? la leçon elle-même ? Il y a dans cette incertitude une manière abrupte qui corrobore ce qu’affirme la phrase : c’est écrit « en face de » ; ça se fait face ; se regarde en face, sans faux-fuyant ni détour. Quoi ? L’image et le texte. Les écorchés ; les poèmes. Dix planches d’écorchés exactement, chacune accompagnée le plus souvent d’un unique poème2.
3Fait suite à cette très brève mais précise évocation du livre, et séparé d’elle par un saut de ligne, un fragment d’emblée plus théorique. La première phrase, ekphrasis minimaliste, fortement modalisée, oriente a priori le regard du lecteur. Aucune quelconque virginité n’est ici attendue. Au contraire. Le texte juge (sévèrement) l’image en son absence. Esthétiquement, la planche d’écorché c’est bouffon : grotesque, une farce, pour amuser, un peu ridicule, peu délicat. Ces corps ne sont pas aptes à incarner ce qui donne une représentation esthétique à des volumes et des formes – bien que manifestement ils y prétendent. Par ce jugement le texte travaille une première fois l’image : si les écorchés sont des bouffons, alors les écorchés sont des comédiens et leur espace celui d’un théâtre (de l’opération ?) ; s’ils sont bouffons de ne pas savoir prendre la pose, alors ils font au moins apparaître, ne serait-ce que par décalage, la pose trahie dans l’image. Le texte invite ainsi le lecteur à voir une autre image dans l’image : celle de la pose plastique manquée. Le texte ironise sur la planche d’écorché : en forçant le trait de ce qui est manqué, il instaure du même coup une distance entre deux images qu’il met sous les yeux du lecteur-spectateur.
4Alors : « Devant ça, la langue tombe sur ce qui la déchire ». « Ça », c’est-à-dire l’image. Mais désormais l’image comme la somme des écorchés, de leurs corps bouffons, des poses plastiques trahies, des beaux-arts et d’un espace théâtral ainsi suggérés. C’est bien sur cet ensemble, que représente la valeur anaphorique du pronom, que la langue tombe : subitement en contact, langue et image se touchent. Ce toucher pour la langue est une déchirure. Au moins en deux sens : l’image déchire la langue, elle la met en morceaux, en pièces – en témoignent au moins et immédiatement les lambeaux de poésie, les poèmes éclatés en petits fragments mis face aux écorchés ; l’image affecte aussi la langue, si bien que celle-ci « rit (jaune) », tente de masquer peut-être une colère, une douleur, une vexation profonde.
5Le texte décèle donc d’abord l’image (l’ensemble que nomme le « ça »), puis l’image déchire la langue, ce qui produit du texte : les poèmes, lesquels en retour touchent à nouveau à l’image. Il « reste » en effet « un rictus » – la face grimaçante de la langue qui rit jaune. Et ce rictus « rature ». Quoi ? L’image. La langue déchirée – les poèmes – rature l’image. Or raturer consiste à faire disparaître, par une surcharge à l’encre ou au crayon, ce qui est écrit, ce qui indique que l’image existe aussi comme un texte, et ce texte est une « épure » (un « sac de peau et de mots, [une] surface lisse, [un] dessin clos »). Comprenons : en exposant les corps d’une certaine manière, les planches d’écorchés dictent les grandes lignes d’un système de pensée (le « savoir positif ») qui se soutient de la conception du corps déduite d’une vision que construisent ces planches. Et c’est bien, in fine, à ce système qu’il faut ici toucher en raturant les images qui en dessinent l’épure.
6Raturer est alors une opération double qui consiste à effacer pour façonner. Effacer les poses plastiques que requiert le savoir positif pour que ces images disent autre chose ; effacer pour décontenancer la plastique des corps – plus familièrement : faire apparaître des baudruches en place des écorchés, et les dégonfler.
Raturer mieux encore
7Raturer l’image est avant tout une opération de langue qui engage des manières de dire. C’est d’abord une langue syncopée, un rythme haletant, une poésie précipitée, des saccades en cascade – les vers sont regroupés en brèves séquences (la plus longue n’excède pas six vers, et reste rare) ; le vers le plus long compte huit syllabes, la norme se situant plutôt aux alentours de trois au quatre syllabes par vers. L’ensemble fait rapidement l’effet de notes prises sur le vif, ce que renforcent la rareté des verbes et une manière très récurrente de pratiquer des coupes abruptes en fin de vers – apparaît au moins une fois dans les treize courts poèmes du recueil : un verbe séparé de son complément ; un sujet, du verbe ; un auxiliaire, du participe passé ; un substantif, de son complément ; une préposition ou un déterminant, d’un substantif ; un pronom relatif, du reste de la subordonnée ; un adjectif, d’un substantif… Prigent coupe aussi très souvent le mot lui-même (« découp / lé », « fou / tus », « sus / pendu », « l’in / conscience »), accentue parfois encore cette coupe en jouant avec la ponctuation (« Je ! / dis : »). Un goût prononcé pour les aphérèses, les apocopes, et plus particulièrement les syncopes, participe de cette précipitation du poème qui favorise sensiblement les jeux sur le signifiant : abondent les assonances et les allitérations (souvent bouffonnes – les fricatives du « zizi mazouté »), les paronomases (« Le tronc / l’étron », « l’atomique anatomie »…), mais surtout les calembours, et les plus osés (« L’ex-corps, chié », « bombyx à/neutre on », « Porc, scion », « de boucherie / sa bouche rit », « Révérence ! / Rêve ! / Errance ! / Raie faite rance ! »), calembours qui sollicitent parfois deux langues, par exemple le français et le latin : « veine énorme ! / In cauda ». Les pérégrinismes sont d’ailleurs très présents, tout comme les néologismes (« drugstorms », « l’œuvide », « l’exité », « le Grand Masturbatueur », « l’hyperdépoilé », « le délapiné », « Trourien »…) qui, à l’instar des calembours, font entendre le choix délibéré d’un registre très familier, voire régressif. Citons pêle-mêle : abdo, strip à gogo, con, bide, chié, cul, chiards, bidoche, sapé, pépère, barbaque, zizi, caca… le tout donne ainsi une matière très manifestement zutique aux ratures que le texte entend opérer sur les images.
8Raturer c’est construire, à l’aide des mots, une image à même l’image dessinée sur la planche anatomique ; construire, en partant du dessin, une autre image que cette première image contient bien malgré elle. Raturer c’est d’abord contester, prendre pour ce qu’elle est la revendication d’une « surface lisse » et d’un « dessin clos » : une vue de l’esprit, la volonté d’exercer un contrôle sur la matière, en l’occurrence celle du dessin, en la réduisant aux strictes limites que tolère l’idéal ou l’idée. Mais la matière se laisse si difficilement dompter qu’il suffit que le regard insiste à peine pour commencer à la libérer. La rature commence là, dans cette attention portée aux petites scories que le dessin, aussi lisse qu’on l’ait voulu, ne peut manquer de comporter. La rature se loge dans ces aspérités qui sont autant d’involontaires potentialités offertes au regard. Le poème s’appuie sur ces aspérités, libère ces potentialités. Ainsi ces premiers vers du premier poème du recueil placé en face d’une planche datée de 1527, et tirée des Tabulae anatomicae de Cassérius :
L’Hâle-capot des drugstorms !
Son zizi mazouté !
Son p’tit cal’çon dermeux !
– Voilà un homme ! (EC, p. 159)
9Il est aisé d’imaginer cette suite d’exclamations prononcées sur le ton d’une admiration ironique, d’un étonnement moqueur. Il s’agit d’abord de donner à voir ce que le dessin peut montrer sans le vouloir – ce que rappelle sans équivoque le présentatif (vois là). Comme il le faisait face à la Vierge peinte par Caravage, le poème oriente le regard. Il invite d’abord à imaginer à partir d’une tache sombre sur le dessin un organe mazouté ; puis il décèle dans l’image de possibles analogies formelles qu’il formule en métaphores verbales, lesquelles se prolongent en métaphores visuelles : la peau de la partie inférieure de l’abdomen retournée sur le haut des cuisses est aussi un caleçon de peau ; la peau relevée de la partie supérieure est un capot levé et, par contagion, sans même qu’il soit besoin de le formuler, les entrailles font aisément figure d’une sorte de moteur. « Voilà un homme ! », un vrai en somme, un, précisément, qui en a sous le capot, pourrait-on dire pour résumer ce qui s’apparente à une sorte de calembour visuel produit par la superposition de l’image première et de l’image que le poème invite à voir en elle. Voilà un homme. Non ecce homo, ne voilà pas un idéal, mais un singulier, non le corps une fois pour toutes dans le dessin fixé, mais le corps comme toujours ce corps : l’épure, via le poème, est devenu un bougé (Prigent fait déraper l’image comme il fait déraper la langue) ; la forme l’a cédé à l’informe, entendons une forme en procès, une forme dont le procès se joue dans le va-et-vient d’une image à l’autre. Dès lors l’image dit tout autre chose que ce qu’on voulait initialement lui faire dire. Le dessin (la matière) se venge. Variante : le poème libère l’excès de sens qui accompagne tout dire, tout tracé. Et il le fait en isolant les morceaux de corps où s’esquissent d’autres corps ; il traque dans les aspérités du dessin d’autres corps possibles mais imprévus et en sommeil, d’autres corps qu’il reconstitue par petits coups de sonde scopique, monstration patiente de fragments d’abord isolés et qui peu à peu s’additionnent pour faire image. Cette image tirée du dessin se construit en effet progressivement au fil des lectures du poème : il faut lire sans doute plusieurs fois le texte pour saisir plus globalement l’image qu’il donne à voir, aller et venir du texte à l’image, pour voir dans le texte, puis dans l’image, se dessiner une virilité d’abord parodique, qui commande de se « déboutonne[r] l’abdo » pour un « strip à gogo ! », qui affiche « sur son torse, / l’impeccable force / des trognons, horions / des horizons ! », et qui soudain, in cauda venenum, ce que le texte met en abyme, prend une tout autre tournure :
Sous sa peau : veine énorme !
In cauda : con en forme !
10De l’écorché bouffon à l’écorché (méchamment) queer, il semble n’y avoir qu’un pas que le texte n’hésite pas à franchir jusqu’à ces ultimes exclamations :
– Sous la peau du tronc :
l’étron ! l’œuvide !
11Exclamations ultimes que l’homme, celui de l’image, et du poème, semblait appeler de ses vœux. Entre-temps la parole lui a en effet été donnée, autre technique pour raturer l’image : faire parler ces corps que l’esthétique veut élever et, qui plus est, leur faire tenir un langage évidemment très peu châtié – ce qui n’est pas éloigné de la rubrique à brac, autre tension.
12C’est donc bien en voulant naïvement faire art, en prenant bouffonnement la pose plastique, que ces planches parlent autrement que naïvement du corps. Autrement dit, c’est en manquant fortuitement à l’art auquel elles prétendent pourtant qu’elles ne se cantonnent pas à l’anatomie mais disent quelque chose du corps : « Anatomie : le limité. Corps : l’incommensurable, l’immense, le dé-mesuré »3. Le poème invite à voir cela. Mais plus encore. Il invite à s’habituer à l’hallucination simple. C’est que la leçon d’anatomie qu’il prodigue à sa singulière façon consiste d’abord à disséquer la représentation. Et il n’est sans doute pas de réalité plus propice que le corps pour procéder à cette dissection : en imprimant à l’image ce bougé, en mettant ainsi la forme en procès, du corps pourtant impossible à figurer se manifeste malgré tout, ce corps que les mots vont chercher dans l’image pour mieux le proposer au regard.
Bouger les planches
13Les poèmes dérangent ainsi la trop belle composition des planches d’écorchés ; ils font advenir un œil qui ironise sur les savoirs et les pouvoirs qui produisent ces anatomies, lesquelles paraissent au premier regard, mais à lui seulement, si maîtrisées. Face à la quatrième planche, par exemple, le poème se plie comme se plie le corps de l’écorché montré de face et penché en avant pour mieux laisser voir une coupe du cerveau. Presque au centre du poème, comme au milieu du corps qui se penche, un « mais » marque en effet fortement une rupture – passage du romain à l’italique, changement de point de vue :
Mais là-bas, hurlant :
Changez de viande !
Zyeutez l’trou d’la viande !
Révérence aux trous de la viande ! (EC, p. 165)
14Le déictique renvoie sans doute aux deux personnages qui se trouvent à l’arrière-plan de l’image en haut à gauche. Juchés sur une sorte de balcon, ils semblent converser. L’un d’eux, le bras droit tendu, désigne quelque chose à l’autre en direction de l’écorché. Tout laisse ainsi à penser que les trois derniers vers du poème en italique rapportent directement les paroles que prononce le personnage au bras tendu et au doigt pointé vers le corps exhibé. Ces paroles peuvent s’adresser aussi bien à son compagnon qu’au lecteur du poème invité alors à imaginer le corps tel que le personnage le voit, c’est-à-dire de derrière : l’œil du lecteur zyeute désormais un autre corps dans l’image ; il tente d’entrevoir ce corps vu de dos qui dérange la monstration de la coupe du cerveau en six aires distinctes que désigne un encadré en latin en bas à gauche de l’image – manière de reléguer au second plan ce qui est au premier. Ainsi, le poème détourne l’image en détournant l’œil qui la regarde de l’anatomie qu’elle est censée en premier lieu montrer ; il fait de l’image une scène qui invite à voir d’abord ce qui n’y est pas – le corps de dos ; mais aussi sa bouche (« Et sa bouche rit / de n’être plus là », ibid.) ; mais encore une posture, la révérence, qui dote ainsi ce corps inanimé d’intentions, voire de psychologie4 – le poème produit enfin une perversion de l’image qu’un calembour annonçait dès le début : « Révérence ! / Rêve ! / Errance ! / Raie faite rance ! » (ibid.).
15C’est par un autre procédé encore que le poème entend perturber la représentation du corps que propose la septième planche. La parole est cette fois donnée directement à l’écorché qui, dans une longue énumération emphatique, enchaîne les formules pour toujours mieux se désigner. Cette sorte de litanie s’ouvre sur une première anaphore (« Moi… / Moi… / Moi… »), laquelle souligne le lyrisme appuyé que peut aisément suggérer la posture du corps exhibé. L’écorché, qui affecte une élégance altière, peut-être hautaine, semble contempler sa propre peau arrachée et tenue haute dans sa main droite comme un Hamlet contemplerait son crâne. Il n’en fallait guère plus au poème pour accentuer la théâtralité de l’écorché, et faire de lui le siège d’une ardente et fiévreuse attention portée à soi que révèle la multiplication de formules exclamatives et narcissiques. Certaines d’entre elles reprennent très littéralement l’image (« L’auto-dépecé ! » ; « L’hyperdépoilé ! »), d’autres y renvoient par métaphores (« Le délapiné / d’son propre clapier ! » ; « L’arraché total / à la vie d’bocal ! »), d’autres donnent particulièrement dans la grandiloquence (« Le Grand-Masturbatueur ! »), d’autres encore, plus abstraites, n’ignorent pas des accents métaphysiques (« Le neutre On ! »). Mais comme le dit admirablement et à sa manière la quinzième et dernière formule, « Celui qui pas Je ! », l’écorché a beau s’échiner à se nommer, ces dénominations tournent toutes autour d’un vide que signifie l’absence de sujet du seul verbe du poème : « Celui qui pas Je ! / dis : […] ». Verbe conjugué à la première personne sans personne, si ce n’est ces périphrases énumérées qui désormais apparaissent comme de vaines tentatives de nommer ce sujet qui dans le poème se dérobe. Ce narcisse vide qui exhibe son corps et sa peau exhibe finalement une perte que signale le discours rapporté qui clôt le poème :
Celui qui pas Je !
dis :
– Trourien c’est moi :
voilà ma peau
et voilà mon couteau.
C’est par mon sac que jutent
les trous d’patate.
C’est à humer,
en vapeur,
en écheveau vapeur.
À toute pompe
vers le blanc d’tombe où
sont les trombes. » (p. 174-175)
16Cette ultime dénomination (« Trourien »), alliée à la multiplication des présentatifs qui soulignent les thématiques de la fuite et de la perte, éloigne un peu plus encore l’image de sa destination première. À l’exposition d’une anatomie s’est substitué dans le regard forgé par le poème le questionnement d’une disparition et d’une fondamentale absence. Une fois encore, une telle substitution semble contenue en puissance dans le dessin : il faut le voir, puis savoir le dire, pour l’offrir et l’imposer au regard. C’est bien toujours dans les planches que Prigent trouve les ressources nécessaires pour les faire bouger. Les quatre poèmes associés à la cinquième planche sont à cet égard particulièrement remarquables, qui commencent par s’attarder longuement et en détail à la mer et aux cieux sur le fond desquels apparaissent les écorchés pour peu à peu planter un autre décor, et amorcer des bribes de récit et de réflexion que nourrisse l’image (p. 166-169). Comme est non moins remarquable l’utilisation d’une citation d’Hölderlin mise en face de la dixième planche qui d’emblée infléchit le regard que porte le lecteur sur elle, regard que travaille et approfondit le poème (p. 179-182). La multiplication de ce genre d’opérations constitue patiemment la leçon d’anatomie que prodigue ici Prigent. Anatomie d’un regard rendu lentement à sa richesse et sa complexité ; leçon qui repose sur un postulat aussi profond que radicalement simple : il suffit de voir. Voir que dans ces figures se déposent toujours les traces d’autres présences qu’elles produisent bien malgré elles. Il suffit de voir, mais pour voir il faut être capable de dire. Face à ces figures d’écorchés, le poème ne prétend pas naïvement figurer ces traces, mais il tente d’attirer l’œil à elles, à ces traces de traces perdues de réel5.
17Une leçon d’anatomie apparaît finalement comme la mise en œuvre d’un cheminement que Prigent a décrit à maintes reprises. Les poèmes sont produits par le vide qu’engendrent ici l’incapacité de l’anatomie à se saisir du corps et la déception inévitable qu’elle entraîne à cet égard. Face à telle planche, le poème pointe ainsi la limite de l’approche rationalisée du corps ; il montre la vanité de ses prétentions totalisantes, mais, ce faisant, et malgré tout, offre des formes à ce vide qu’il dévoile en re-formant l’image à même l’image grâce à l’invention de formes verbales qui incitent à la travailler. Une boucle est bouclée. Et l’œil est alerté. Il sait que l’image contient toujours mal le corps, quelle que soit la nature de celle-ci. Nausicaa et quelques autres en font l’expérience en feuilletant un volume d’Œuf-glotte tiré de la bibliothèque décrite au début d’un des derniers matins de Commencement (C, p. 345‑353). Tous regardent d’abord et surtout les photographies qui y sont reproduites : « C’est déjà plus rigolo » (p. 349). La première est celle du Saint-Chiot, laquelle offre d’emblée l’occasion de rappeler cette vérité : « la photo, c’est pas pour graphiquer des choses visibles, c’est pour faire une entorse de forces dans le nu plat des vues. Vu ? Vu ! » (p. 351). Ce que confirme aussitôt une autre photographie, laquelle laisse longtemps l’œil perplexe, le fait hésiter entre d’indistinctes et mouvantes formes avant qu’il ne tombe sur un détail révélateur : « un pointillé scie en long le thorax en deux, lequel est tellement maigre qu’à travers l’abdo on voit les vertèbres ». Voilà reconnu enfin un corps. Le corps autopsié d’Holger Meins dont la photographie rappelle le tableau de Rembrandt : « L’ensemble est en raccourci, anamorphosé par une contre-plongée, genre Rembrandt-Leçon-d’Anatomie, ça tranche, c’est concis » (p. 352). Problème. Malgré la prise de vue et les soins prodigués à ce corps abîmé pour atténuer, si ce n’est effacer, les traces laissées par les multiples gestes et opérations menés sur lui, il est au moins dérangeant que ce que persiste à montrer l’image de ce corps « ça s’appelle encore un homme ». Ce que l’œil voit met en crise l’idée d’homme, précisément parce que cette idée peut encore être attachée à cette image malgré tout. Cette image est un procès qui révèle un excès, ou plus justement peut-être révèle le procès d’un excès :
On a raccourci la momie de ce cri, c’est ce résumé raboté socialisé anthropophagocyté qu’on a photographié. Mais ça suinte, l’hors-homme, d’en dessous, des interstices de la cicatrice, des débuts et des fins du corps jivarisé par la grève de la faim. (p. 352-353)
18Il faut regarder longtemps, « et d’un coup ! » : événement. L’œil voit enfin ce qui ne peut se dire que sous la forme d’une exclamation : « C’est trop fort pour l’homme ! y a pas d’image pour ça ! pas de discours pour cette triste figure » (p. 353). L’image révèle enfin l’impossible image. Un trou. Fiché dans l’œil et dans la langue. L’image donne à voir qu’il y a de l’impossible à voir, comme la langue révèle un innommable. L’image décèle ce trou dont les mots tentent de faire le tour, de dessiner le cerne :
Même pas un corps : un en-moins-mort dans la prison des corps. Même pas un nom pour martyrologiser, prothéser, marmoriser les forces qui fuient sans théorie : une sorte de voile obscène, un dévoilement sec, nu, de la fuite des corps sous l’image des corps. On rerentre alors dans le Cabanon des Déconfitures où est le Musée de nos Créatures. Répétition : « Les choses sont sans figure. Commencer c’est entrer dans la déchirure. » (p. 353)
19Ce qui advient au terme de cette scène au cours de laquelle Nausicaa et quelques autres regardent des images met à sa façon en abyme le regard auquel Prigent ne cesse de convier son lecteur. Ce regard qui sait voir dans la photographie de la dépouille de Holger Meins, comme il sait le voir dans le corps de la Vierge défunte ou des écorchés, le « corps de moins en moins anatomique » (p. 352) ; cet œil qui sait mettre en mouvement les mouvements contenus dans ce que le dessin, la peinture ou la photographie a figé :
des ramifications, des sanguinolements, des ruissellements réflexes, des explosions astronomiques dans des cloisons bien peu anatomiques, des soulèvements, des effondrements, des soubresauts inconscients soufflés par tous les trous et qu’on peut pas photographier. (p. 352)
20Regarder vraiment l’image, c’est toujours faire travailler la langue, cerner à l’aide de mots les contours de l’impossible image qu’elle montre. Les poèmes mis face aux écorchés n’ont d’autre but que donner à voir à un œil qu’ils invitent à pratiquer une sorte de gai savoir visuel ; à déconstruire ce qui est vu ; à lutter contre le trop évidemment vu par l’évidement du vu ; à voir enfin au-delà d’une vision qui empêche insidieusement de voir. Impossible de ne pas évoquer ici, même rapidement, parmi les multiples dispositifs que propose Prigent pour parvenir à cette fin, le traitement spectaculaire qui est réservé à La Tempestà de Giorgione dans les pages de Commencement. Le célèbre tableau du peintre vénitien y est reproduit dans une version schématique qui invite à le découper en vingt et une parties, chacune soigneusement numérotée (p. 128). Environ six pages suivent cette singulière fragmentation du tableau, dans les marges desquelles le lecteur retrouve notés les numéros qui figurent sur la reproduction qui en est proposée. Au fur et à mesure qu’avance sa lecture son œil est ainsi invité à se déplacer dans l’image, à la parcourir mais guidé par le travail des mots que l’écrivain fait correspondre à chaque fragment (p. 117-124). Ce que traque Prigent, sans surprise, c’est une fois encore les forces que parvient à capter la peinture ; les traces laissées par le temps d’un commencement : « juste au moment d’après le juste-avant après la tempête […] à l’orée des prononciations parmi l’orage […] avant d’incarner les noms dans les explications des dépliements d’actions » (p. 117-119). Il s’agit toujours d’un indéfini : « ça qui implosa puis ex-dans le boum ! boum ! boum ! bouboumboum ! […]. Ça laisse des tracés, des salves salivées, dans ce qu’on voit ibi et nunc du plancher en gazon peinturé » (p. 119). L’image ne peut se couper de ce qui la produit. Elle reste hantée par cette force indéfinie qui travaille ce qu’elle tente de figurer. C’est à nouveau en partant de ces inévitables traces, de ces inévitables « salves » où l’œil peut percevoir l’effet toujours vif de cette force, que le texte est à son tour produit. Prenons pour seul exemple de cette relation entre le texte et l’image le traitement que la prose de Commencement réserve à la mère que peint Giorgione dans La Tempestà :
Premier produit scénique du plop qu’a gluti l’orage : une mère. Dans une autre vie elle fut grand-mère elle passa en vélo près des Salles Dollo on voit encore sur ce tableau la position vélocipédique de ses pattes arrière mais le vélo, zéro. C’est que la mère peut pas tout faire. Celle-ci fut fort occupée, à peine plue par par l’air, à pondre une chair qui lui pompe déjà ses jus d’intérieurs. (p. 119)
21Une trace perceptible dans la forme que le peintre donne à cette mère produit ici un bref et fantasque récit. Ce traitement bouffon ne trahit pas l’image, il la déplie, exploite librement l’une de ses potentialités. Il libère l’œil en formulant ce qu’il voit ; il déploie la vision en révélant l’un des corps que contient en puissance la forme du corps peint, et malgré elle – ce qui n’est nullement un aveu de sa faiblesse, mais au contraire la conséquence d’un excès qui montre sa force, conséquence rendue ici d’autant plus spectaculaire qu’elle joue sur un anachronisme flagrant. Et il n’est nullement fortuit qu’un tel dispositif, lequel invite à la pratique libre d’un savoir visuel, sollicite un humour que l’on retrouve partout présent dans ces pages et qui incite à un libre jeu des facultés d’une imagination décomplexée, d’une imagination qui, en quelque sorte, n’invente rien, mais profite plutôt d’une faculté retrouvée de voir, c’est-à-dire de laisser venir des procès et des mouvements qui font toute la vivacité et l’intensité de ce que le peintre a figé sous nos yeux. Le texte vise ainsi le réel de l’image ; il vise exactement le point d’où il vient.
Notes de bas de page
1 Une précision est apportée par Prigent à la fin du livre : « Une leçon d’anatomie reprend dans une version légèrement remaniée, une suite de textes publiée à tirage limité aux éditions Jacques Brémond à Rémoulins-sur-Gardon, en 1990 ».
2 Précisions : les planches 1 à 4 et 7 à 10 sont accompagnées d’un seul poème ; les planches 5 et 6 forment un ensemble numéroté 5 (une première planche accompagnée de trois poèmes, une seconde accompagnée d’un seul). Toutes ces planches anatomiques sont précisément référencées à la fin du recueil (EC, p. 183).
3 Christian Prigent, « La langue fit corps », Du corps virtuel… à la réalité des corps, ouvr. cité, p. 110.
4 Se retrouve aussi par là la thématique de la scène de théâtre où le corps de l’acteur ou du danseur s’incline pour saluer le public.
5 Voir NM, p. 71-73.
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