Chapitre 2
Hériter du père
p. 57-91
Texte intégral
Prigent à sa fenêtre
fenêtre (le cadre) effet d’être (SA, p. 14)
1Mai 2008. Lyon, École normale supérieure. Christian Prigent participe à un colloque consacré à mai 681. Sa contribution, finalement intitulée « D’un siècle l’autre », avait d’abord pour titre : « Langagement, de mai 68 à aujourd’hui ». L’écrivain, dans le préambule qui précède son intervention2, dit assumer ce premier titre, qui n’était pas de lui3, dans la mesure où il rend parfaitement compte de son travail depuis bientôt quarante ans. Mais ce titre semble correspondre assez mal aux intentions de Prigent. À peine prend-il la parole que l’écrivain affirme en effet se sentir de moins en moins capable et désireux de faire des conférences ou des exposés. À cela il préfère, dit-il, « lire une petite histoire », « raconter quelque chose » qui, « parce que plus condensé que de l’histoire », relève plus justement de la « fable ». Prigent précise aussi que ce qu’il va lire est fait d’un recyclage de choses publiées çà et là ; procède d’une sorte de ressassement de questions pour lesquelles il dit n’éprouver plus guère d’intérêt.
2Ce désintérêt avoué, et dit, il est vrai, sur un ton quelque peu désabusé, est cependant démenti dès les premiers mots du texte, et notamment par la posture énonciative adoptée par l’écrivain. Là où le récit annoncé d’une expérience personnelle laissait légitimement attendre l’emploi du « je », c’est un « vous » qui apparaît, lequel, non seulement, ouvre le texte, mais sera prononcé au moins cent trente fois par Prigent en l’espace d’une vingtaine de minutes de lecture environ. Le texte commence ainsi :
Vous avez vingt ou trente ans dans les années soixante-dix du vingtième siècle. Le monde ne tient pas en place. Vous digérez les lendemains amers du mai des barricades, des nuits bavardes, des idées fulminantes et des graffiti fauves.
Politiquement vous voulez la Révolution.
Le Mur, dans vos têtes, coupe clairement le monde en deux.
Vous vous voulez aussi poète.
3Ce pronom à valeur indéfinie, employé la plupart du temps en fonction sujet, loin d’exclure la première personne, la tient plus subtilement à une certaine distance. Ce « vous » inclut le locuteur en endossant simultanément une portée très générale : il renvoie aussi bien à celui qui lit ou a écrit le texte qu’à tous ceux qui le lisent ou en entendent la lecture. La valeur de l’indéfini employé ici, moins anonyme qu’en troisième personne, concerne plus directement l’interlocuteur. L’effet est d’autant plus intéressant qu’il se conjugue avec l’extension très grande que nous signalions. Le pronom est d’emblée une manière de prendre à témoin un interlocuteur dont le texte lui-même va peu à peu construire la fiction ; une manière aussi de le prendre à partie en le mettant en position, sans précaution ou avertissement d’aucune sorte, d’assumer l’expérience de ce dont il lui est fait part, et de la prendre à son propre compte.
4Allons plus loin. L’écrivain l’a dit, il a même insisté : ce texte est un récit, une fable. L’histoire d’un parcours intellectuel et littéraire qu’il est possible de grossièrement découper en quatre temps. Premier temps. Le récit commence au lendemain de mai 68 où un pourtant jeune écrivain opère déjà un premier et sérieux bilan mâtiné de solides et fortes résolutions : Ponge, Bataille, Artaud doivent désormais aider au toilettage de la poésie ; Marx, Freud, Lacan, Derrida, Kristeva et d’autres fournir audit toilettage beaucoup de pensée ; Mao indiquer la voie à suivre sur le Sentier lumineux, qui ne résistera pas au siècle qui « va sans pitié vers sa fin chaotique ». Deuxième temps. Années 2000. L’écrivain, moins jeune, pose un regard lucide, mais sans amertume, sur ces années d’activisme. Troisième temps. Retour en 1974. Plongée dans la fabrique d’un écrivain qui cherche ce que le langage poétique peut prendre en charge du réel. Toutes les pratiques y passent, ou presque, pour chercher « le réel non pas dans ou avec la langue mais à travers la langue, contre la langue ». Rien n’y fait pourtant. Leçon essentielle : il y a toujours un reste ; « il y a toujours une différence, une dette. [La] dette de la langue au réel ». Alors, nouveau projet : « engager comiquement l’insensé monstrueux du présent dans le désassemblage des formes disparates de l’écrit » ; faire « surgir un effet de réel […] comme défaut d’élocution, parler impossible ». Quatrième et dernier temps : « un siècle tire à sa fin ». Le bilan prend de la hauteur. « Tout a changé. Rien n’a changé. » S’est jouée là, dans ce parcours de quelques dizaines d’années, l’histoire perpétuelle de la littérature, celle que rencontre un jour qui veut écrire. L’écrivain désormais le sait, et il le dit. Fin du récit. Qui en est le protagoniste ? Prigent, sans aucun doute. Mais pas moins son auditeur4. Parce que dès l’abord la valeur indéfinie du « vous » fonctionne comme une invitation, ou plutôt un petit piège. Qui écoute lire l’écrivain est moins invité à devenir le protagoniste principal du récit qu’il n’est, pour ainsi dire, contraint, et à son insu, à l’être. La vitesse de l’élocution, conjuguée au rythme lancinant de la diction que favorisent les répétitions, joue ici pour une grande part : le « vous » embarque d’emblée l’interlocuteur et ne le lâche plus.
5Il serait bien naïf de seulement croire que ce procédé aurait pour but de rendre le récit plus vivant ou plus attractif. L’opération est plus subtile ; son enjeu plus complexe. Car ce pronom est une manière de grammatical cheval de Troie. En forçant l’interlocuteur à être l’acteur du récit, le locuteur fait en sorte que le récit soit admis, sans être discuté. Il ne s’agit pas d’imposer sa vérité, de défendre sa justesse ou encore de convaincre de sa pertinence. Mais bien de le rendre à une certaine évidence. De faire oublier qu’il n’est qu’un récit. De l’imposer comme le récit. De quoi ? De ce qu’est écrire, de ce qui fait qu’on écrit, et de la manière dont cela est lié au politique.
6Sous ce jour, on comprend mieux le traitement du matériau biographique. Le plus important semble en effet d’instaurer et de maintenir une zone d’incertitude qui renforce les effets de la valeur indéfinie du pronom. Le biographème ne dépasse jamais un certain seuil : très exactement celui où une trop grande précision viendrait gêner l’identification de l’auditeur avec cette instance énonciative qui d’emblée parle à sa place. À cet égard, la première phrase du texte est remarquable : « Vous avez vingt ou trente ans dans les années soixante-dix du vingtième siècle ». En 1970, Prigent a vingt-cinq ans. Ce peut donc être lui. Soit. Mais pas moins un autre. La phrase n’est pas tant une supposition qu’une affirmation, l’imprécision – « vingt ou trente ans » – renforçant la valeur assertive d’une phrase qui, en quelque sorte, ne laisse pas le choix à celui qui la lit ou l’écoute. Et l’effet est d’autant plus fort que le récit, dans une forme très condensée, lui fait immédiatement suite : « Le monde ne tient pas en place. Vous digérez les lendemains amers du mai des barricades, des nuits bavardes, des idées fulminantes et des graffiti fauves ». Nous voilà embarqués. La fable qui suit est celle d’un seul, mais aussi celle de tous. On ne cessera d’y reconnaître Prigent sans cesser d’oublier que ce n’est que lui. Pour ce faire, l’élément biographique est affiché, assumé, mais toujours retenu. Un exemple, parmi beaucoup d’autres : « Vous créez une revue pour que ces choses s’impriment ». Tout auditeur un peu avisé sait qu’il s’agit de TXT. Qui précisément n’est pas nommé. Ou, plus justement peut-être : TXT est nommé sans que son nom soit écrit ou prononcé. Juste assez présent pour être remémoré ; savamment effacé pour ne pas gêner l’indécision instaurée par un pronom qui semble ne cesser de répéter : c’est moi, mais ce pourrait être vous ou, plus précisément encore, ce devrait être vous.
7Car cette fable est un retour. Sur soi. Sur son parcours. Sur ses errances aussi. En particulier politiques. Prigent ne s’épargne pas. Il s’égratigne, sans ménagement. Usant à son égard, et avec peu de modération, d’un humour au moins grinçant, si ce n’est féroce. Pour dénoncer d’abord « la fadeur intellectuelle et […] l’impuissance politique de la poésie » auxquelles il a cédé, « politiquement camp[é] entre Trotzski [sic] et l’anarchisme romantique ; littérairement vou[é] aux arcanes, aux signes ascendants, aux bric-à-brac oniriques et aux jeux de société ». Conclusion, implacable : « Il va vous falloir une sévère toilette du cerveau ». Dès lors : « Vous faites votre crise identitaire lettré maso viré mao ». La chose est dite avec ce qu’il faut de sarcasme pour immédiatement faire entendre la distance critique avec laquelle elle est désormais considérée. Engagement est donc pris, et le tout est relaté non sans pittoresque ni une certaine loufoquerie :
Vous tâchez de rédimer vos culpabilités en vous plongeant dans les (maigrelettes) masses marxistes-léninistes,
Vous vous usez en activisme militant de base tous terrains, proclamations époumonées,
engueulades de bistrots, interpellations d’amphis, compositions d’affiches manichéennes.
Vous avez le mollet idéologique imperturbablement cambré par les acrobaties théoricopolitiques.
8Cette position-là cependant est fragile, la rude et sévère voie maoïste s’accordant mal avec la liberté de l’invention verbale sur laquelle l’écrivain ne peut reculer :
L’histoire redistribue brutalement les cartes. Le siècle va sans pitié vers sa fin chaotique. Vous serrez les dents parmi les reniements, les paresses, les affaissements éthiques, les désarrois, le retour des vieilleries, des poèmes mièvres, des romans tocs, des philosophies camelotes, des cynismes carriéristes, des coquetteries artistes.
9La messe (maoïste) est dite : « Vous voici trente ans après ». S’ensuit une longue séquence où Prigent, sans jamais céder à un quelconque reniement, ou à un quelconque mépris pour ce qu’il a cru ou été, n’en dresse pas moins un constat lucide, d’autant plus implacable qu’il est fortement argumenté. Un exemple :
Vous vous remémorez cet effort impossible pour lier le souci d’invention artistique à la perspective idéologique révolutionnaire. Vous vous souvenez de cette acrobatique gymnastique pour faire coïncider le carnaval des formes avec un « maoïsme » fantasmagorique.
Vous vous dites alors que vous étiez dans le leurre d’une héroïsation de la politique, dans la construction d’une légende du politique – et donc dans l’inconscience des raisons objectives qui peuvent, au-delà de l’alibi politique, pousser des poètes à « révolutionner » les formes et à inventer des « langues » supposées inouïes.
10La remémoration se mue parfois en interpellation : « Et vous rougissez un peu, forcément, d’avoir vécu, pensé et parlé avec autant d’inconscience et d’arrogance. Quelle sorte misérable d’humain seriez-vous si vous ne rougissiez pas ? » La question rhétorique est d’autant plus intéressante qu’elle décèle une autre facette de l’emploi stratégique de la valeur indéfinie : l’auditeur non seulement fait sien le récit d’un autre, mais il ne peut de surcroît se dérober à la honte de s’être si bruyamment trompé. Sous peine de ne pas être humain. Sous peine surtout de devoir se désolidariser d’un récit auquel il s’est fait prendre. Pour l’écrivain l’opération est double : la honte est dite, reconnue, mais aussitôt partagée. Sa honte est celle de tous, et en particulier celle de ceux à qui il s’adresse. La critique est menée. La honte avouée. Mais l’essentiel de l’affaire, si l’on peut dire, est sauvé. Ce qui est particulièrement net à la fin de cette remémoration très analytique :
Vous ne renoncerez pas pour autant à forcer le sens politique et civique de votre effort au style.
Mais vous ne cesserez plus de voir ce que vous avez traversé au temps des avant-gardes comme un beau symptôme.
Un symptôme de la difficulté qu’il y a, pour un écrivain engagé dans un débat violent avec son mal-être, enragé par l’infidélité des moyens d’expression et cloué à sa croix de passion de nomination, de ne pas chercher des alibis rationnels et civiques qui sont à la fois expression socialisée de cette manie intime et détournement des affects angoissants de ladite manie vers des sites plus humains.
11La critique n’est pas un renoncement. Ce qui motivait les prises de position passées dure dans le présent. Ce qui rétrospectivement fait honte compte finalement assez peu face à ce qui plus viscéralement l’a causé. Le symptôme, qui oppose un effet de surface à une cause profonde, qui relaie l’opposition d’une manifestation visible somme toute contingente et d’un facteur invisible nécessaire qui la régit, est ici un mot clé. C’est que ce mot révèle une autre dimension du récit, une dimension qu’il nous faut déceler du côté du temps.
12Comme dans toutes les histoires, dans cette fable, il faut être en effet sensible au temps. Et distinguer deux plans : celui du temps historique (1965, 1966, 1968, les années 1970, l’année 1974, les années 2000 qui marquent le passage d’un siècle à l’autre dont entretient le titre du texte) ; celui d’un temps hors temps, d’un temps qui progressivement va s’imposer pour prendre au fil du récit le pas sur le premier. Plus le récit avance, et plus il est émaillé de formules qui réfèrent à cette autre temporalité. Par exemple : « Tout a changé. Rien n’a changé » ; ou encore « Vous en avez moins que jamais fini avec les vieilles questions, les questions toujours neuves »5. Ces expressions pointent une permanence et s’accordent avec une série importante de phrases assertives qui énoncent des vérités générales en formant une longue anaphore : « vous savez » est répété quatorze fois dans la dernière section du texte, remplacé parfois par « vous connaissez » ou encore « vous avez appris ». Il s’agit bien désormais de s’appuyer sur un savoir nécessaire, en sollicitant au passage le soutien des plus prestigieux : « Vous savez que vous aurez toujours à refaire le travail qu’un poète qui en savait un bout a une fois pour toutes qualifié d’horrible ». Derrière la fable singulière, comme l’indiquait la structure du symptôme, se trouvait une vérité générale qu’assure l’autorité des plus grands. La clé de toute cette histoire est enfin révélée : « Vous savez que l’autre nom de l’expérience est le “présent”. Vous savez que le présent est ce site insituable où se nouent le désir de nommer ET le retrait implacable de l’objet à nommer ». Ce qu’étayent ces quelques phrases conclusives :
Vous savez que vous n’échapperez pas, ni vous ni aucun que la langue empoigne, à l’intuable compulsion au « nouveau ». Parce que justement il n’y a pas de siècle nouveau, pas de tournant du siècle, pas de seuil millénariste, pas de fin de l’histoire, pour qui est hanté par la refabrication perpétuelle de l’énigme dans les langues et de l’énigme des langues, par la représentation du présent comme énigme (comme résistance aux représentations formées), par la danse chaloupée avec le manque, l’in-signifiant, l’innommable, le négatif, la part maudite, l’impossible, – c’est-à-dire avec ce qui, paradoxalement, rend la parole possible.
13Retour perpétuel. Présent éternel. Le parcours relaté n’est qu’un symptôme de cette permanence essentielle. Les errances sont secondaires. La fable a montré, sans le dire jamais, que l’écrivain ne s’était pas trompé, autrement dit qu’il était dans cette permanence des questions qui reviennent, toujours les mêmes. Ultimes effets du pronom indéfini : ce moi qui parle dans ce « vous » ne doit pas seulement pouvoir être nous, il doit être nous ou, plus justement : nous devons être lui. Ce récit doit être mon récit, puisque ce récit est essentiellement nécessaire. Ce « vous » prononcé par Prigent est bien un cheval de Troie, et ce qu’il fait passer en contrebande, sans avoir l’air d’y toucher vraiment, se résume en une petite phrase redoutable que l’écrivain ne dira jamais, mais à laquelle son dispositif empêche d’échapper : je peux avoir tort puisque j’ai raison.
14Ce « vous », et à travers lui cette manière si propre à Prigent de faire retour sur son expérience d’écrivain, renvoie selon nous à une figure sans laquelle il est au moins difficile de comprendre ce qu’engage le mot de littérature pour l’auteur de Commencement : la figure du père. Telle sera la thèse que nous tenterons d’exposer dans les pages qui suivent, en montrant notamment comment, auprès de ce père, se décide pour le fils le sens d’un engagement politique de la littérature qui ne sera jamais démenti, mais sensiblement transformé.
D’un père à son fils
Le vieil Ennius, déjà, en faisait des tonnes. (SA, p. 18)
15À son père un fils demande quoi lire. Le père répond. Sitôt dans la posture d’un maître – il s’agit bien d’une leçon. Recommandations ou, plutôt, prescriptions : France, Saint-Exupéry, Gorki, Rolland, « même Valéry » (DJM, p. 183), Maeterlinck, Verhaeren, Barbusse, Guilloux, André Stil, Ostrovski, Ehrenbourg, Simonov, Cholokhov, Aragon, Éluard, Marcenac, Seghers, Dobzynski, Hikmet, Neruda… D’abord parce que, dit-il, ces écrivains-là ne cèdent pas au désespoir ; refusent la mélancolie, le spleen, le néant, le sarcasme ; cherchent la joie, voient « frémir partout sensibilité, élan, […] lumière » et montrent aux hommes « la voie radieuse des étoiles ». Mais aussi parce que, pour certains d’entre eux au moins, ils aiment « le peuple et ses bons instincts » (p. 183-184), les paysans, les humbles, les pauvres gens et chantent une nature saine, revigorante : « le bon vent, frais, grand large, salubre » (p. 183). Mais encore parce que ces écrivains mesurent et montrent la souffrance du monde sans briser jamais l’élan d’un toujours possible progrès – d’où conseil ultime du père au fils : « préfère qui évoque santé populaire, besoin de bonheur et fraternité. Là est vérité. Et c’est ça la tâche des qui font des livres ». Enfin parce que chacun de ces écrivains, à son échelle et sa manière, contribue à une tâche cruciale, laquelle, si l’on entend bien le père, est au moins un sacerdoce qu’il formule comme une manière de mot d’ordre : « Le mal doit sans cesse être mis au bien, par tous les moyens » (p. 184)6.
16Le mal mis au bien. Pour le père, voilà qui donne sens et but à la littérature, lui confère à la fois une dimension et une orientation morales et politiques :
Suffit pas de peindre les hommes comme ils sont, faut montrer aussi comme ils doivent être. Bataille au dehors pour moins de malheurs. Et dedans pareil : tout pour que ça fasse du bien où ça passe, en toi comme partout. (p. 184)
17Ce qui entraîne le rejet immédiat et sans nuance de toute littérature du moi et des genres qu’on peut lui affilier ; ce qui engage, non moins immédiatement, ce qui s’écrit, sous peine de ne rien valoir, à être tourné vers le peuple à qui l’écrivain est chargé de donner le goût de lire des choses bonnes – comme on dit alors en URSS vers qui il faut alors regarder. L’écrivain qui là-bas, au moins selon la légende, rencontre presque chaque jour les plus humbles pour leur parler, est le modèle que choisit le père. Sa fonction et sa mission déterminent aussi un certain style au détriment de tous les autres. Au contact des humbles, pas de fioritures, il faut « faire simple et clair » (p. 186), « faire gaffe à pas confiner dans l’opacité ni se cultiver les raffineries » (p. 185) : « Qui écrit en joie et veut avenir désennuagé, il doit éclaircir, éclairer, montrer et ouvrir le ciel ». Tour de passe-passe du père. C’est qu’entre-temps il y a eu cette question du fils : « Mais si tout est flou ? Si rien que chaos partout ? Si vraie sensation, c’est en gros brouillard, foutoir, pneu qui fuit ? Si vérité est la conscience de ça ? Si on veut le dire, puisque vérité ? » La réponse du père est sans appel. Il ne s’agit surtout pas de penser ou discuter, mais d’affirmer, de tenir une position. Pétition de principe donc :
Qui a dans la bouche ce cadavre-là, il doit le cracher, pas le suçoter et cuver son jus de noir de réglisse. […] Démobiliser force et enthousiasme pour des faux problèmes et se délecter d’un monde sans futur, c’est crime, c’est péché. (p. 185)
18L’expérience intime du fils et l’expression qu’il en cherche sont vite ravalées au rang d’idées mal pensées et moralement condamnables. Voilà un fils à qui il est fortement conseillé de vomir son mal. Un mal qui ne relève pas de ce mal qu’il s’agit sans cesse et par tous les moyens de mettre au bien ; un mal qui, du même coup, le père ne le sait pas clairement, mais sans doute le pressent-il, risquerait de contester la réalité de ce mal converti au bien ; un mal qui pourrait compliquer la réalité du mal, et donc du bien et de l’opération qui en l’un change l’autre. Conséquence : raideur du père, inflexibilité. C’est le Parti qui plus que jamais parle à travers lui. Humanisme positivé, accents hygiénistes, vertus prophylactiques de la littérature, marche du progrès qui règle celle de ce qui s’écrit, le bréviaire à toute force est récité. Dans la bouche du père : une loi. Proche de celle que Prigent retrouvera dans la bouche du dernier Ponge, ou formulée par sa mère quand elle lui dira, sur un ton de réprobation : « Il faut que tu écrives des poèmes que ta mère puisse comprendre » (Ne me faites pas dire ce que je n’écris pas [NM], p. 47).
19La logique est implacable. Mécaniquement appliquée. Toute littérature qui ne sera pas au service du progrès ou, dit autrement, compliquera le mal et, du même coup, touchera au bien qu’il s’agit en écrivant de produire, sera condamnée sans appel ni nuance. D’où, autre liste du père : Rimbaud, Joyce, Kafka, Proust, Mauriac, Beckett, Sade, Montherlant, Sartre, Camus, Malraux, Miller, Genet, Caldwell, Steinbeck, Dos Passos, Stein, Breton, Céline, Malaparte, Jünger, Plisnier7… À lire ces noms, dont beaucoup constituent des références majeures pour l’écrivain Prigent, il serait tentant d’opposer frontalement les positions tenues par ce père de fiction à celle d’un fils qui pourrait figurer l’auteur en jeune homme de quinze ans. La leçon de littérature est cependant plus subtile. Entre ce père et ce fils que Prigent pourrait être, il s’agit sans doute moins d’une simple opposition que de mouvements de transpositions et de transformations. Disons-le autrement : les grands schèmes à l’aide desquels la littérature est pensée par ce père sont repris et repensés par l’écrivain Prigent qui pourrait être son fils. En ce sens, cette leçon montre comment la littérature pour ce fils vient du père, passe par son père, passe de père en fils. Et ce qui passe du père au fils, qui sera ressaisi et retravaillé à la lumière de questions et de configurations nouvelles, peut être ramené à trois grands points : un anti-lyrisme qu’accompagne une indéfectible méfiance à l’égard de toutes les sortes d’effusions possibles et des genres qui les favorisent ; un lien viscéral entre littérature et politique ; la dimension prophylactique de la chose écrite dont l’écrivain Prigent, à sa manière bien particulière, ne se départira jamais.
20Cette leçon de littérature prodiguée par le père serait donc une manière de scène primitive quant à la pensée de la littérature que Prigent propose de livre en livre. C’est que cette pensée, nous semble-t-il, y trouve non seulement ses racines et ses grands schèmes, mais y rencontre aussi les enjeux qui ne cesseront de nourrir son inquiétude. À cet égard, il est nécessaire de s’arrêter un peu à la singulière figure du père qui prend la parole dans cette leçon, laquelle intervient à un moment stratégique dans le déroulement du récit de Demain je meurs.
21À l’évidence, de nombreux éléments biographiques servent à construire cette figure paternelle. Mais peu nous importe ici. Compte davantage pour nous de mieux cerner par qui vient la leçon où se décide la conception de la littérature que l’auteur défend au fil de ses livres : qui parle ici de la littérature ? Question qui nous semble équivaloir à celle-ci : d’où parle la littérature pour Prigent ? De quel père, et à quel moment ?
22Demain je meurs est l’histoire d’un fils à vélo. D’un fils qui va vers où son père se meurt, redoute d’y arriver, espère retarder le moment de franchir la porte de la chambre où une vie se finit. À vélo, l’effort du corps aidant, les pensées, les souvenirs, les images, les mots, les instantanés défilent à belle allure et traversent un demi-siècle de vie sur fond d’intense histoire politique. Lesdites grandes figures de ladite grande Histoire (Staline en tête) côtoient d’autres figures non moins riches, auprès desquelles le fils fait halte : tata Clara l’originale qui rêve Japon et encense le père façon saint laïque, guerrier et moine soldat ; Eugène Blivet ou Socrate jardinier qui, après avoir déchiré sa carte du Parti à la suite de la signature du pacte germano-soviétique, distille joyeusement les graines du doute dans l’esprit du jeune cycliste alors effaré… il y en a assurément bien d’autres. Si l’esprit du fils, échauffé par l’effort, ne manque souvent pas de mordant, jamais il ne verse dans le sarcasme ou l’ironie amère : son père est mourant, et cette mort qui vient teinte ses pensées et ses sentiments. Inquiet toujours de l’origine des images et des pensées qui lui arrivent, préoccupé souvent par les raisons qui l’incitent à les écrire, le fils se laisse gagner à plusieurs reprises par des questions éthiques qui lui font toucher du doigt des énigmes quasi métaphysiques. Ainsi, juste avant la leçon de littérature :
Et ton père, là, maintenant, c’est-à-dire ici, elle va passer où, la parole, pour lui qui stagne en tout seul dans turne d’agonie avant résumé de soi dans une urne pas pour qu’on y vote car c’est tout voté et on sait l’élu ? […] Et que fais-tu, toi, qui le fais parler, qui parles à sa place, qui voles à tire-d’aile sur paroles volées à lui qui se tait pour à jamais ? Tu parles pour lui ? Pour c’est très très contre, remarque, et rougis : tu prends sa parole, lui prends-tu sa vie ? L’assassines-tu bis ad libitum ? Savoir si c’est pas en toi titillé de vengé mauvais qui bassine tes fonds ? Ou le règlement des comptes en loucedé par conséquence de lâcheté ? (DJM, p. 179-180)
23Questions terribles. Qui relèvent aussi bien des « grandes » questions que de l’examen de conscience sans concession. Très précisément avant que ne débute la leçon de littérature, le statut et la légitimité de l’écriture sont interrogés. Au seuil de cette leçon, comme pour lui donner la perspective la plus profonde, montrer la profondeur de son origine aussi bien que la gravité qui lui est liée, un fils s’interroge sur le sens qu’il y a à parler à la place de celui qui meurt, et doute de son droit à le faire. Peut-on parler à la place du père8 ? Variation autour de cette question : quelle littérature pour le fils quand la parole du père s’éteint ? Quelle littérature pour le fils après celle du père ? La leçon de littérature débute juste après que le fils, gagné par l’émotion, a poussé la porte de la chambre d’agonie :
Crois plutôt à ça : c’est rien que du grain de plante de chagrin qui grossit en tige à donf le mouron quand sa parole parle par ta petite bouche. Et fleur de pitié en accéléré s’épanouit au bout et bouffe tout en toi avec ses pétales cannibales : retiens ton sanglot, marmot. Puis voici la porte, numéro ad hoc. Toc, toc, faut entrer. (p. 180)
24Le fils entre dans la chambre du père qui meurt. Le chagrin le submerge. Comment mieux dire que la question de la littérature se pose à lui comme celle d’une place à prendre et occuper ? D’une place hantée ainsi par celui par qui la littérature lui est venue ? D’une place riche de ce qu’il était, de ce qu’il aimait, de ce qu’il en disait et en attendait ? Ainsi advient la littérature au fils. Et l’héritage est d’autant plus lourd de sens que ce père, on l’a dit, est pour les autres comme une sorte de saint. Voilà en effet un père comme on dit « parti de rien » et qui, au terme d’un itinéraire admirable à l’école de la République, une fois rendus les services qu’il devait à l’armée, décroche l’agrégation de lettres classiques ; voilà en effet un père qui, de retour à Saint-Brieuc, est, non seulement un professeur en tous points exemplaire, mais aussi maire adjoint puis premier édile dévoué à sa ville ; voilà un père engagé corps et âme dans le Parti, au service des travailleurs, militant très actif trouvant là sans doute une manière d’expier une mauvaise conscience, celle d’un intellectuel qui craint toujours de trahir son milieu d’origine que, pour le coup, il ne trahit pas. Père admirable, père admiré par un fils qui devant tant de vertu en un seul homme s’exclame : « chapeau bas et total respect » (p. 128). Assurément, la place n’est pas facile à prendre.
25Dans la mémoire du fils, le père parle beaucoup qui revient souvent en orateur ou tribun : manifestations diverses du Parti, congrès, meeting, inaugurations, fêtes, discours à la mairie, les souvenirs de ses prises de parole publiques sont aussi nombreux que rares ceux où le fils entend son père s’adresser à lui. L’homme en privé est taciturne : « parlait pas pour ne rien dire. Et comme on ne dit généralement guère plus que fort peu, il ne parlait pas plus que ce peu-là » (p. 49). Ses silences terribles glacent le sang et ses regards accusent : « Car il sait y faire, ton père, genre je pipe rien mais vous bistourise d’un clin d’yeu les fautes ». Le fils de lui ne sait rien, ou presque :
Déjà donc que quasi zéro, comme mots, de lui à toi et vice versa, en long, large, travers, envers et endroit, ça vous arrange pas le style renfrogné : no comment total, trou de sec partout, et l’effet global abonné absent aux communiqués. Pas bien étonnant que t’en aies rêvé, comme dit plus haut. Car tu n’as rien su de lui par lui-même. Plus tu investigues, plus tu le constates. (p. 49)
26Un taiseux donc. Puritain sans doute, pas à l’aise avec les sentiments, craignant les émotions, qui plus est leur formulation9 : « Cœur pur ; cœur dur. Cœur d’homme de guerre, cœur fanatisé par des horizons d’amélioration, cœur d’homme d’étude de même discipline » (p. 53). Parce qu’il accorde plus d’intérêt et de temps à la justice et au bien pour lesquels nuit et jour il œuvre qu’à sa progéniture, le père finit par quelque peu écraser son fils, lequel ne se sent jamais à la hauteur de ses ambitions, ni digne vraiment de son intérêt. Un passage où le père fait figure d’une sorte de trivial Hercule vaut à cet égard d’être cité :
T’es sur ton vélo, dans l’environ proche. Mais même sur ce point tu fais pas le poids : celui de papa il pesait des tonnes, tout quasi en fonte et les pneus ballon gros comme des boudins. Et sans dérailleur. Avec des sacoches bourrées de bouquins et cartable au cadre et lourd en kilos de patates nouvelles dans un grand cabas pendu au guidon. Ou même le chien, peinard en panier sur le garde-boue. Avec ça, papa, il vous les bouffait, les creux et les bosses et les kilomètres de campagne raide, à force de mollet. Il t’aurait largué dans la première côte et t’aurais mendié la voiture balai, minus que tu es. (p. 145)
27Tout dit ici la force du père, et l’incapacité du fils à rivaliser avec elle. De son côté, la mère ne fait rien pour atténuer ce sentiment, au contraire. Un jour, au grenier où son fils s’était réfugié, elle lui dit : « Ton père te méprise » (p. 140). Un autre, au salon, elle lâche : « Ton père ne peut pas te sentir » (p. 141). Désarroi du fils :
T’en rumines encore sur la bicyclette. T’en rumineras ici maintenant en tap tap clavier. Car y avait deux sens. Un : il ne sent même pas que tu es là. Ergo : t’existes pas. Deux : il supporte pas l’odeur que t’émets. Égal : tu lui cocottes le biotope. Entre un et deux, le choix, c’est Charybde et Scylla. Et ça te tricote, l’aiguille, les pelotes. Pince-toi : es-tu là ? (p. 141-142)
28Schématisons quelque peu. Pour le fils, la littérature est liée profondément au père. C’est-à-dire à une force contre laquelle on ne peut lutter, à laquelle on ne se mesure jamais qu’à son désavantage. C’est-à-dire aussi à un profond amour associé à une gravité, des silences lourds, une inflexibilité d’autant plus importante qu’elle ne cessera d’influer sur les futurs engagements du fils. Il faut partir ici d’un passage où le fils tente d’imaginer ce que le père pense de lui, et plus particulièrement de sa conscience politique. Ce qui donne lieu à une très longue anaphore que nous résumons à gros traits. Par les yeux du père, le fils se voit : compromis niveau révolution ; indifférent au sort du prolétariat ; insensible aux injustices ; prêt à aimer le monde tel quel ; prompt à céder à tous les pièges du consumérisme ; fasciné par l’Amérique et sa culture ; amateur d’art dégénéré ; ignorant du vrai art engagé ; en un mot, parfait mauvais communiste. Ce que résument ces ultimes formules implacables :
descendance regarde rien que son nombril et ne s’asticote que le locataire de la même culotte en soie où elle pète ; en bref : descendance glande ; descendance bulle ; descendance pactise avec x, y, et tout l’alphabet de conspiration avec le minable, la déconne, le nul. (p. 144)
29Très piètre image vraiment. Inutile d’insister. L’affaire se complique cependant. Car le fils sait aussi très bien comme ce père si fort s’est fourvoyé et, peut-être surtout, a préféré ne rien en dire. Malgré toute l’amitié qui le lie à Eugène Blivet, salutaire semeur de doutes ; malgré la visite un jour impromptu de Louis Guilloux, petit homme vif à l’ironie goguenarde ; malgré les avertissements lucides et répétés de plusieurs intellectuels – dont Camus, Serge, Rousset, Kravchenko ; malgré enfin la colère révoltée d’Émilienne, sa femme, qui, un jour de rage, déchire sa carte du parti à cause de ce qui en 1956 se passe en Hongrie, le père a préféré ne pas dévier de la ligne du Parti. Raideur. Silence. Inflexibilité. Parfait bon communiste (c’est-à-dire prêt à tout sacrifier pour le rester).
30Ce silence du père sous l’œil lucide et averti du fils décèle pour nous toute l’ampleur de la question qui souterrainement travaille la leçon de littérature. Ce silence est d’autant plus déterminant que l’engagement du père engage pour toujours le fils, lequel en a une très claire conscience. C’est que, pour lui, ce père malgré tout et avant tout est « rien que bloc […] de chair malaxée d’humanité. […] chair [qui tient] debout par du nerf de sincérité » (p. 156). Ce père encore : « nerfs […] bandés à bloc du dedans par tous les ressorts de la conviction ». À cela tient plus que tout le fils, qui prévient tout sarcasme :
Que personne ici ne mêle grain de sel ou pointe d’ironie ni roule mécanique de rodomontade […]. Quiconque flûte lanlaire, qu’il crève en station dans ses déjections d’incrédulité et que bouffe l’étouffe d’avoir trop mangé la soupe qu’on lui sert que rien peut changer et que maux du monde c’est fatalité. (p. 156)
31C’est dit. Et la fermeté virulente avec laquelle cela se formule se justifie sitôt que l’on sait que ce père ne délivre rien de moins que le sens de la vie à son fils :
s’il y a sens à l’existence, c’est de batailler contre l’argent roi, la loi du profit, la servilité des cerveaux tannés à cause d’ignorance, les sermons dictés par bigoterie de soumission aux malédictions, la résignation aux choses comme elles vont, l’abrutissement sous faix de panade ou de goût du lucre ou de vocation à jouer des coudes pour pousser du col et chacun pour soi. Qu’on garde colère, et force, et instinct de pas laisser faire. (p. 157)
32Il faut bien mesurer toute la force avec laquelle cela engage le fils. Comme il faut bien mesurer, par contrecoup, le bouleversement que sera pour lui le désarroi tu de ce père dont les convictions et les valeurs une à une se trouvent par l’Histoire trahies. Tout cela produit l’une des images les plus impressionnantes du livre :
Ton père est un spectre déjà parmi ceux qui firent payer ou eurent à payer, détruit par lui-même, tout blanc, tout gelé, les cheveux mêlés aux algues, effaré, la bouche pleine de cris qu’on n’entendra plus. Le béton des leurres le tire par les pieds vers où plus du tout de lumière nulle part. Et ses rêves filent vers les fonds comme calmars géants, Léviathans. En haut, en surface, sur l’écume des lames, des rêves, des cadavres, le ciel pèse cauchemar, personne n’en réveille sans glacer de honte d’avoir tant erré, personne qui ne fonde en sueur de désarroi. (p. 159)
33Comment cette image du père ne pourrait-elle pas hanter pour toujours le fils ? Comment pourrait-elle cesser d’inquiéter celui qui, pour ainsi dire dans le même temps, acquiesce sans réserve au sens de la vie comme engagement et ne peut fermer les yeux sur tout ce qui trahit à ce point cet engagement qu’il est presque néant ? Tout cela précède la leçon de littérature et, de fait, détermine profondément pour le fils le sens de l’engagement qu’il lie, comme lui indique le père, à l’activité littéraire. Et cela est d’autant plus vrai que la manière dont ce fils rachète en quelque sorte ce père est très exactement la même que celle qui permettra à Prigent de faire retour sur ses propres engagements. Autrement et plus précisément dit, le dispositif rhétorique que Prigent mettra au point pour mener une critique sans concession mais sans reniement de ses croyances et de ses combats trouve pour nous son origine profonde dans la relation au père que met en scène la leçon de littérature.
34Ce dispositif, dont relève pleinement le « vous » autour duquel s’articule un texte comme « D’un siècle l’autre », Prigent en détaille les soubassements très exactement en cinq points, cinq points que nous proposons de saisir sur le fond de ces mots qui font immédiatement suite à l’image du père en spectre aux valeurs et engagements de toute une vie trahis :
Mais qui n’erra pas, de qui rêva ? À qui l’apanage du leurre et des fautes et des illusions sinon à qui crut par passion humaine à chance de changer l’ordre insupportable ? Où serait la honte d’avoir bagarré pour virer l’immonde et faire du mieux au monde ? Qui jettera la pierre ? Qui, qui n’aurait pas à sentir la morve de ses inerties barbouiller sa vie à l’infini ? Qui, qui n’aurait pas à torcher d’abord son nez pituiteux ? (p. 159‑160)
35L’engagement confère une autorité à qui s’engage, laquelle, si elle venait à manquer à qui voudrait critiquer l’engagement en question, priverait sa parole de toute légitimité. Cette ligne, appelons-la ainsi, se trouve donc patiemment détaillée à la suite d’une question posée à l’écrivain par Hervé Castanet au sujet de sa participation active aux avant-gardes des années 1970. Cinq points sont isolés pour parer, dit Prigent, au « déni des questions que soulève l’activité artistique dans ce qu’elle a de plus rétif à l’uniformisation mercantile et spectaculaire » (NM, p. 85) et lutter contre le « triomphe de l’idéologie libérale » (le père peut être rassuré). Un : résister farouchement au désir de liquidation10. Deux : reconnaître sans nostalgie la part de naïveté et de fourvoiement liée à ces années (dépassement des silences paternels). Trois : ne pas craindre d’en éprouver une certaine honte, celle de s’être trompé et d’avoir activement promu la tromperie. Quatre : admettre que cette honte d’avoir erré se redouble de celle de devoir avoir honte d’avoir erré (honte de la honte en somme) : « On ne devrait jamais devoir avoir honte d’avoir voulu changer l’insupportable ordre politique du monde » (NM, p. 87)11. Cinq : élargir la perspective en ajoutant encore que, sur un plan ontologique et désigné comme tel par l’écrivain, la honte de devoir errer est à ce point inscrite dans la nature humaine qu’elle est du même coup la chance de rester humain : « C’est le fait de parler qui nous veut erreurs errantes, correction perpétuelle de nous-mêmes » (DJM, p. 91-92)12.
36Voilà une manière de ne pas se dérober devant ses choix et ses responsabilités : ne pas se renier ; ne pas s’épargner ; affronter ce que l’on a été sans craindre la honte que cela peut susciter. Voyons dans ces trois positions affichées et assumées un premier temps, lequel ne prend vraiment sens qu’en vertu d’un second, plus subtil sans doute, plus essentiel aussi, la honte de la honte, pierre de touche du dispositif, se justifiant d’une dimension ontologique. Pour nous, il est impossible de mesurer correctement la portée de ce qui se joue ici sans saisir la part qui revient au père. Celui-ci a révélé au fils ce que ce dernier ne cessera d’appréhender comme une sorte d’indépassable point, un point sans cesse retrouvé dès qu’il s’agit d’articuler l’activité littéraire à la dimension politique, laquelle, in fine, en révèle tout le sens – et ce, encore une fois, malgré les silences, les échecs, les erreurs du père. Renan dit quelque part ceci : « Ce rêve fut si ardent que ceux qui l’avaient traversé ne purent jamais rentrer dans la vie »13. Les silences du père se justifient sans doute de la crainte de ne pas revenir d’une désillusion trop grande, si grande qu’elle serait une sorte de mort pour qui le sens de la vie se confondait presque avec son engagement14. Personne mieux que le fils ne sait cela. Personne plus que lui ne veut, d’une certaine manière, racheter les silences du père. Ce rachat prendra la forme d’un léger décalage. Et si le fils devait le dire avec les mots de Renan, il le dirait peut-être ainsi : « Ce rêve fut si ardent que ceux qui l’avaient traversé purent rentrer pleinement dans la vie et ne jamais plus en sortir ». Qui n’a pas erré n’a pas vécu. La honte d’avoir honte est la honte de confondre l’erreur avec la faute et, plus précisément, de réduire une errance essentielle à une faute occasionnelle. Si repentir il y a, ce repentir n’est jamais que relatif à l’errance fondamentale qui le subsume : repentir15 du repentir, le repentir est sans cesse corrigé à l’aune de cette erreur. Tout cela reposant, pour le dire autrement une fois encore, sur la conviction que tout ce qui n’est pas désir de « changer l’ordre insupportable » du monde (DJM, p. 160) est pire que ce désir16.
37Il y a là sans doute un risque. Si l’erreur essentielle rachète la faute, n’importe quelle faute se trouve justifiable de cette erreur. À moins de reculer sur la dimension ontologique de l’erreur en lui attribuant un sens qui, inévitablement, et parce qu’il ne pourra lui-même trouver d’autre justification que celle que lui donne celui qui le pose, atténuera la force justificatrice de l’errance fondamentale17. Ce risque, il serait bien peu conséquent de le nier. Mais s’il est pris, un tel risque a au moins une vertu, et non des moindres : il engage. Celui qui le prend à l’évidence, mais aussi celui qui se confronte à qui le prend : « qui jettera la pierre [devra] torcher d’abord son nez pituiteux » (ibid.)18.
38Car aucune critique ne peut plus être menée sans d’abord renvoyer chacun à ses propres responsabilités. Qui admet le caractère ontologique d’une erreur enracinée dans la nature même du langage ne peut éviter de se demander à son tour quelle est la nature de sa propre errance, la réponse à cette question lui donnant le droit ou non de juger l’errance des autres. L’errance renvoie d’abord chacun à soi. L’errance autorise la parole, ou en prive – qui, ayant erré, écouterait celui qui n’en a pas pris, même à moindres frais, le risque ? Il y a là sans doute une manière de réduire certaines critiques au silence : quelle que soit la pertinence de l’énoncé, celle-ci ne résistera pas si l’autorité de l’énonciation défaille. Phénomène par ailleurs tout à fait banal, mais qui prend ici une dimension primordiale19. Tout est fait en un sens pour redonner un certain poids aux mots – il est en effet au moins malaisé de se payer de mots quand la valeur de la parole est soumise à celle de l’action de celui qui parle, lequel n’est légitime que d’accepter d’errer (c’est-à-dire de ne pas se dérober à cet impératif que l’écrivain fait en sorte d’ériger en incontournable critère : « tu ne peux pas ne pas agir »). Logiquement, dans une telle perspective, l’existence de chacun a valeur de preuve. Ce qui toujours est délicat. Quels faits isoler de telle vie et pour en faire quel récit ? Comment juger une existence ? À l’aune de quoi et en vertu de quel droit si ce n’est, précisément, à l’aune de la mesure et en vertu du droit que l’on se donne, ce qui, encore une fois, réduit inévitablement la légitimité de la justification par l’errance ?
39La portée de cette position très sophistiquée, et non moins revendiquée avec force par Prigent, ne saurait cependant être tout à fait envisagée sans que soit introduite une certaine perspective. Cette perspective est historique, et Michel Surya la formule en ces termes :
Il faut en revenir à ceci : un procès a été instruit, longtemps, qu’on ne voit pas finir, qui fait de l’intellectualité – constitutivement – un tort. Des intellectuels se sont convaincus de ce tort qu’on leur imputait (l’engagement, le communisme, le trotskisme, le surréalisme, l’anarchisme, l’anticolonialisme, etc.). Convaincus qu’il était juste qu’on fasse de ce tort un crime.20
40Intellectuels sans résistance. Intellectuels dociles. Serviles, le mot, sans doute, est plus juste s’il permet de mieux dire la soumission excessive avec laquelle les intellectuels ne se sont pas seulement laissé convaincre de leur tort, mais ont œuvré eux-mêmes, activement qui plus est, à s’en convaincre et, puisque cela même ne semblait suffire, à admettre que ce tort était aussi un crime. L’intellectualité est bien une tache de sang, et tous se pressent pour dire en chœur, sans nier qu’ils aient eux-mêmes les mains tachées de ce même sang, que toute l’eau de la mer ne suffirait pas à en faire disparaître ne serait-ce que les traces. Telle est la domestication de l’intellectuel en animal de compagnie dont Surya tente de montrer les rouages, laquelle ne concerne pas tant le père, tout cela venant plutôt après lui, qu’elle ne concerne en revanche pleinement le fils. L’horizon auquel les intellectuels se sont soumis, au détriment de tous ceux en lesquels ils croyaient et que, du même coup, ils abandonnaient, cet horizon que rien ni personne ne semble plus vouloir ni pouvoir borner, Surya le nomme la domination. Cette domination est la forme d’une victoire, celle du capital. Mais cette forme doit aussi son degré de perfection à « l’appui que ceux qui l’avaient combattu[e] lui apportèrent soudain »21, au ralliement de ceux qui longtemps avaient lutté contre ce qui peu à peu la fit naître :
Que demanda la domination aux intellectuels qui la ralliaient ? Qu’ils disent, c’était bien le moins, que ce qu’ils avaient tenu pour la démocratie tout le temps qu’ils avaient absurdement tenu le communisme pour démocratique en était le contraire ; le communisme et tout de ce que de ce côté-ci d’un capitalisme sans nuance on avait tenu pour communiste (n’eût-il eu rien à voir avec, sinon qu’il niait que le capitalisme fût démocratique lui-même).22
41Ce ralliement, qui vaut pour un reniement, Surya en décrit les mécanismes, dont celui-ci qui nous intéresse tout particulièrement : la repentance n’aime peut-être rien mieux qu’incriminer la jeunesse. Tant sa naïveté et ses inconséquences supposées permettent, non seulement, de renier ce à quoi elle seule portait prétendument à croire, mais confèrent aussi toute légitimité pour le faire :
Autrement dit, il fallait qu’ils aient eux-mêmes fait l’expérience de ce que ces libertés avaient d’exorbitant ou d’inconsidéré pour que passent pour seules raisonnables ou pour simplement possibles les « libertés » au bénéfice desquelles ils se mettaient soudain tous à parler (les seules « libertés » raisonnables et possibles, ne manqueront-ils pas de prétendre alors).23
42Quand le reniement est la meilleure promotion de ce à quoi s’opposait ce qu’il renie. Et en veut tacitement pour preuve : l’expérience qui se pare de la prétendue sagesse qu’accompagne l’âge d’une prétendue raison ; l’amour aussi, personne n’étant mieux placé pour condamner ce qu’il a ostensiblement, et sûrement sincèrement, aimé. Opération imparable. Celle-là même que Prigent n’accomplit pas quand il porte un regard rétrospectif sur sa jeunesse. Et ce bien que la lucidité dont il fait montre lui offre précisément la possibilité de s’engouffrer dans la brèche d’un repentir sans nuance auquel, on l’a compris, beaucoup qui, pour ainsi dire, étaient dans son cas n’ont pas vu l’intérêt de résister ou, plutôt, ont parfaitement compris qu’ils n’avaient aucun intérêt à le faire, bien au contraire.
43Quoi qu’il en soit, ce qui advient entre ce père et ce fils, dans cette chambre où le premier meurt tandis que le second y reçoit en héritage toute la littérature d’une vie, éclaire d’une incomparable manière l’œuvre de Christian Prigent. Leçon inaugurale où échoient au fils, qui ne le sait pas encore, des questions que le père lui-même n’a pas su seulement poser. Entre autres mais d’abord, et parce que la seule manière de ne pas réduire la portée de l’erreur ontologique sans pour autant accepter n’importe quelle faute est de fonder une ontologie : laquelle concevoir qui servira de fondement à la littérature qu’il faudra tâcher de penser ? Leçon inaugurale encore où échoient au fils les conceptions et les positions défendues par le père, desquelles le fils se détachera d’autant moins qu’il tentera de les faire siennes à force de reprises et de déplacements. Leçon, pour le dire plus trivialement, où un fils entend que son père a raison sur l’essentiel mais s’est beaucoup trompé sur les formes dans lesquelles il a espéré que cet essentiel s’incarnât. Leçon inaugurale enfin, pour le dire en un mot, parce que s’y accomplit la transmission de grandes questions que le fils ne conteste pas mais qu’il ne cessera de revisiter en les faisant peu à peu siennes, lesquelles, nous semble-t-il, s’articulent pour l’essentiel autour de trois notions : la loi, le mal, l’engagement. Ces trois notions donneront lieu désormais à trois brèves analyses, qui ne prétendent pas cerner l’ensemble des questions que ces notions représentent pour Prigent, cela va sans dire, et ce n’est évidemment pas là leur but, mais viseront plutôt à poser les premiers jalons d’une réflexion qui entend interroger le devenir de ces notions dans l’œuvre de l’écrivain en tenant compte, au mieux, de tout le poids que leur confère cette scène de transmission originelle que constitue, pour nous, la leçon de littérature de Demain je meurs.
Le mal
débâcle ! ô débâcle (SA, p. 16)
44« Le mal doit être mis au bien. Et par tous les moyens »24. La formule, on l’a dit, est d’Éluard. Le père la reprend d’abord pour opposer la littérature au malheur25. Ce qui implique pour qui écrit de se rendre sourd à tout ce qui en lui pourrait contrarier la lutte pour imposer, via la littérature, un idéal d’humanité ; être sourd pour être mieux muet et poser une humanité idéale, la victoire du supposé bien nécessitant de réduire d’abord le malheur au silence. La formule d’Éluard donc pour dire la renaissance d’un certain humanisme garant de l’unité à venir d’un peuple réconcilié : « poésie utile pour rythmer l’action » (DJM, p. 186), pour donner du rythme à la marche vers un homme sans maux parce que sans mal. Cette marche, qui s’inscrit sur un fond de lutte des classes, doit aussi permettre de rendre la littérature au prolétariat en l’arrachant à l’art bourgeois décadent. Le mot clé de toute cette affaire, que l’on sent présent presque entre chaque ligne du discours du père, est celui de réalisme. Dans les années 1950, le mot est dans toutes les bouches, et particulièrement celle des communistes. Non sans un certain flou quant à ce que l’on veut bien lui faire dire. Une chose reste sûre cependant :
la fraîcheur, la vaillance, l’opiniâtreté, la sincérité, la santé, la foi en l’avenir, etc., seront autant d’attributs auxquels se reconnaîtra que l’on a affaire à un art décidé à rompre avec la duplicité qu’entretient la bourgeoisie […].26
45Si la littérature aimée et défendue par le père se reconnaît parfaitement dans cette littérature mise au bien, il est encore possible de dire plus précisément que cette littérature correspond assez bien au réalisme que proposait alors la littérature soviétique, lequel allait peu à peu s’imposer à beaucoup de communistes en France. Voilà en effet un modèle réaliste-socialiste qui affirme que l’homme est bon, non par essence, mais parce que, comme l’écrit Michel Surya, « il tend à le devenir »27, cette assertion reposant plus profondément sur l’idée que la réalité du réalisme socialiste est moins la réalité objective que la « réalité dans son développement révolutionnaire »28. Fort d’un indéfectible optimisme, que relaie largement le père, l’homme de cette littérature est porté vers l’avenir, élevé par une foi viscérale dans le progrès qui tranche net avec « le pessimisme [qui] pèse sur la passivité des héros seulement réalistes »29. Ce volontarisme trempé à l’optimisme le plus décidé conduit à une conception performative de la littérature. Face à l’esthétique pauvrement contemplative de la littérature bourgeoise, que le père s’applique à liquider, la littérature soviétique fonde une littérature édifiante et une esthétique de l’action. Surya le dit en substance : au lendemain de la guerre, ce réalisme rend la littérature à ce point exemplaire de l’action que la littérature devient elle-même action et se voit confier un véritable pouvoir de métamorphoser le réel. Voilà qui permet de définir avec plus de précision le lieu à partir duquel la littérature vient au fils, de mieux saisir l’influence sous laquelle le fils la pensera, la lira et en écrira. Et cette influence est d’autant plus forte, il faut y insister, que le discours du père, modèle d’orthodoxie communiste d’époque, reste manifestement assez sourd aux nuances possiblement inscrites dans les formules qu’il reprend à son compte. Quand, en effet, Michel Surya montre comment une certaine hésitation et une subtile note de désespoir imprègnent les mots d’Éluard30, le père les érige en véritable mot d’ordre de la démiurgie jdanovienne « inscrite dans le communisme comme ce qui pouvait seul le sauver de sa persistante inclination nihiliste », à la condition « de faire que le mal n’appartienne plus au monde réel »31.
L’engagement
J’ai essayé d’ouvrir poétiquement le monde cadenassé
par l’enchaînement symbolique-mythologique. (SA, p. 23)
46Nous l’avons dit : les positions tenues par le père confèrent à la littérature une importante dimension performative. Dans la droite ligne de la volonté de négation qui définit d’abord le communisme, de cette force d’opposition à ce que le monde soit ce qu’il est, la littérature agit et son action contribue de manière décisive à changer l’homme. Cela règle la question de l’engagement : la littérature elle-même, et d’elle-même, engage, « dès lors que c’est elle qui fait du monde qu’elle représente le principe de réalité de celui dans lequel s’établissent ses lecteurs »32. La valeur d’accomplissement de cette littérature, qui impose au monde de devenir tel qu’elle le dépeint, est partout présente dans le discours d’un père pour qui « l’énergie qui pense, c’est pour transformer » (DJM, p. 185), et qui n’a de cesse de lier à cette transformation un caractère à la fois édifiant et revigorant. Plus que seulement prescriptive, une telle littérature, qui montre et ouvre la voie à ses lecteurs en les guidant vers des lendemains meilleurs, a tout pour engager33 celui qui la défend, qu’elle implique, dont elle requiert la conviction profonde, qui participe activement à l’action qu’elle entend être, qui porte, à son propre niveau, toute la responsabilité de l’avenir qu’elle promet. Tout cela, le fils le voit chez le père et, on le sait, l’admire. La « sincérité » (ibid., p. 156) du père est même érigée par lui en ultime rempart contre les critiques et les sarcasmes de ceux qui pourraient trop vite le réduire à ses errements. Cette valeur cardinale défendue par le fils, on la retrouve d’ailleurs chez l’écrivain Prigent dès qu’il s’agit, pour lui, d’envisager les liens entre l’existence des écrivains et ce qu’ils écrivent. Pour le dire mieux, c’est précisément cette valeur qui le conduit à poser une telle question. D’où, par exemple, ces deux types d’existence fortement incompatibles avec le sens qu’il assigne à l’activité littéraire : celui qui toujours déjà se tient dans une sorte de retrait et en qui il voit une « affectation de légèreté éclectique », le « pragmatisme cynique des revenus-de-tout (parce que jamais allés, au fond, vers quoi que ce soit de généreux et de risqué) » (NM, p. 90) ; celui qui, sans vergogne, a tourné le dos à ses attentes passées et dont Prigent décèle la trahison dans une manière décomplexée de se soumettre aux lois du marché pour mieux régner en petit maître sur le petit monde des « élégances littéraires industrielles » (ibid., p. 86). À l’opposé se trouvent ceux, « précisément parce qu’ils étaient intensément engagés » (p. 88), « plus maladroitement que d’autres sans doute, dit Prigent, mais plus authentiquement que d’autres », ont payé leur plus grande intransigeance d’une marginalisation brutale (aussi bien sociale que purement littéraire).
La Loi
Oxygène ! oxygène ! (SA, p. 12)
ah ! bouger souffler respirer ! (SA, p. 18)
47Décor, première scène. Il pleut. Malgré les efforts redoublés pour avancer sous la pluie battante, des images, toujours les mêmes, hantent le fils à la peine sur son vélo et qui, à les suivre, plonge au cœur de l’intime. Pour cela, il lui faut un mot. Il choisit : « âme ». Ce mot apporte beaucoup de pensées, lesquelles, symptomatiquement, requièrent presque aussitôt l’approbation de la mère :
J’aurais bien dit ça à Madame ma Mère avec référence à Monsieur mon Père comme source d’exergue. Mais trop peur de son œil de travers. Voire du commentaire comme quoi je débloque. Donc je me le dis à moi en tout seul, c’est comme d’habitude. (DJM, p. 41)
48Instance légiférant comme jamais, la Mère décide sans nuance de la raison ou de la folie du fils, sans pour le coup faire grand cas de la référence au père, pourtant placée précautionneusement en exergue par le fils. Autre scène. Dans la cuisine, un soir. Où « maman [est là] avec l’air de ne pas être là sur son tabouret » (p. 48) ; où maman, sans un mot, esquissant un rictus à peine, n’a pas son pareil pour signifier à chacun sa place et l’y remettre si besoin. Le fils, qui voulait parler, a si bien reçu le message qu’il en tire une maxime à laquelle il est clair qu’il n’osera déroger : « tourne ta langue sept fois dans le trou avant d’emmerder avec de l’oiseux ta mère qu’a pas que ça à faire ». Cette mère, qui a autorité sur la parole et juge quasi médicalement de la qualité des pensées formulées, est très proche de celle (réelle) que l’écrivain évoque souvent en l’associant toujours à la Loi, notamment dans l’entretien avec Hervé Castanet réalisé, il faut le noter, trois ans avant la publication de Demain je meurs. Quand Castanet lui fait remarquer que le signifiant de « mère » s’est en quelque sorte substitué à celui de « père » dans un discours qui appelle pourtant assez manifestement sa présence, Prigent répond :
On pourrait donc la34 penser comme un effort de retrait aux « énoncés impératifs », d’exception à la Loi. Et chapeauter tout cela, certes, d’une référence au Père légiférant. Je n’ai jamais pensé les choses ainsi (ça ne veut pas dire qu’elles ne se pensent pas comme cela en moi, malgré moi). C’est la figure de la mère qui obsède mes écrits. Interpréter ce fait n’est sans doute pas de mon ressort. (NM, p. 28)
49Ce à quoi il ajoute trois points. Sur le terrain biographique, dit-il, l’emblème de la Loi serait déplacé du père à la mère en vertu des qualités d’une mère (« institutrice puritaine, bolchévique acharnée et sévère maîtresse (de maison) », ibid.) que la relative absence du père aurait rendues d’autant plus prégnantes. Ce que ne confirme manifestement pas le dispositif fictionnel de Demain je meurs. La mère, pour sévère et austère qu’elle puisse y apparaître, demeure une figure plutôt effacée35 dans le récit. De plus, les qualités en vertu desquelles, biographiquement, l’emblème de la Loi passerait du père à la mère sont plus que largement endossées par le père – songeons, pour seul exemple, au regard du père dont la dureté n’a rien à envier à celui de la mère. Les deuxième et troisième points avancés par l’écrivain sont liés. D’abord, dit-il, le nom de mère, loin de désigner seulement la mère réelle, synthétise tout ce qui fait lien : « tout ce qui s’évertue à nous lier, religieusement, anatomiquement, écologiquement, fantasmatiquement à la chair, à la nature, au destin biologique » (p. 28-29), et dont il serait possible de s’écarter en trouvant « une voix ». De plus, poursuit-il, cet écart s’inscrit dans une lutte plus vaste avec la langue maternelle qui, dès lors qu’elle est « empiriquement éprouvée comme étrangère » (p. 29) par qui écrit, fait « cause pour l’écriture » qui tirerait « tout son sens d’en récuser la familiarité ». La langue d’ailleurs se défend qui, par la bouche de la mère, ne renonce pas à prétendre « avoir toujours le dernier (mot) et à exiger l’adéquation » (p. 47). Redisons la formule qui, faisant suite à la lecture de l’une des œuvres de l’écrivain, exprime ce rappel à l’ordre : « Il faut que tu écrives des poèmes que ta mère puisse comprendre », manière de rappeler qu’il n’est rien qui s’écrit qui ne doit d’abord se soumettre à la loi du langage dont, elle, la mère, est le plus fervent gardien. Mais non moins que le père. Ce père qui, dans la leçon de littérature, exige sans nuance que le style soit régi par d’indiscutables critères de clarté et de simplicité, plaçant ainsi la production littéraire sous le diktat d’une discutable mais non moins implacable et sévère lisibilité. Le parallélisme est saisissant. Et, à l’évidence, Demain je meurs invite au moins à reconsidérer le partage de l’emblème de la Loi que l’écrivain place si souvent, et pour tout dire presque exclusivement, du côté de la mère. Le livre ne remet pas tant en cause ce partage qu’il ne le complique plutôt, l’enrichit pour mieux inviter à l’interroger plus avant : retour à la leçon.
50Tout commence donc par une question d’un fils adressée à son « Docteur » (DJM, p. 181) et « Professeur » de père (ce qui situe on ne peut plus clairement les choses) : « quoi donc bouquiner ? » Question qui au moins peut avoir deux sens. Que lire ? Quels livres ? Mais non moins : quoi ne pas lire ? D’où traduction possible de la question initiale du fils : niveau lecture, qu’est-il permis ? Ou, tenant compte du poids de l’adresse, et donc plus exactement dit : niveau lecture, papa, que permets-tu ? Si le fils demande ainsi une permission, il n’en exprime pas moins un désir, lequel ne trouve plus de quoi se satisfaire d’objets devenus caducs. Tout cela est dit et, on le notera, très clairement articulé :
Car j’en ai soupé de la Rostopchine, Curwood, Jack London, Fenimore Cooper, Les Patins d’argent ou Rudyard Kipling, le Robinson suisse, Crusoë ou belge. Et le Capitaine Némo sous sa flotte, il se la joue trop professeur Nimbus, à faire le savant dans son Nautilus : ça lasse, les glouglous de scaphandrier spécialiste des faunes et des cailloux rares avec les bavasses de science pour tous en version Que sus-je ? L’Espiègle Lili, Bécassine, Bicot, Roudoudou et Pif : c’est pour les marmots. Tout ça cocotte la péremption, maintenant que j’ai tombé en état grand. (p. 181)
51Voilà qui n’est plus pour lui qui n’est plus « marmot » puisque « tombé en état grand ». Tombé ? D’où exactement ? De la bibliothèque de la mère que les titres et les auteurs énoncés semblent métonymiquement désigner36. Tombé. Comme une coupure, une séparation brusque qui marque le passage d’un état (d’un stade ?) à un autre. Dès lors, quoi faire ? Chercher de nouveaux objets à désirer, errer. Tout cela, notons-le une fois encore, est toujours très bien articulé :
Or, après : galère, misère, quasi-désert. Maurice Genevoix ? : radote gnangnan de vie aux champs et jamais un poil de mot qui dépasse de la mise en plis. Cronin ? Merci bien : sirop, gargarisme bigot. Hervé Bazin, c’est limite crétin. Cesbron, c’est cureton. Quéffélec : pareil. Bosco, c’est des histoires de bourricots. Giono, de péquenots parfumés lavande et tournés zinzins à cause des cigales. Colette, de fillettes, minettes et chic mistinguettes. Pierre Benoît, c’est des atlantides à la coque de noix et du lubrique kitsch. Agatha Christie, ça pue naphtaline et vieilles dentelles plus que l’arsenic. Saint-Ex., on périt dès dix pages d’ennui entre zincs en tôle et morale en toc. Anatole France, ça sent carrément rance. Zola ? j’ai donné, ça m’a informé sur les misères du populaire, mais ça m’a graissé au graillon la tête et mis du pâteux dans l’effort au style. Bref, j’ai lu tout ça. C’était total triste. La chair, elle fatigue, à pas exulter sous l’aiguillon de la pensée : j’en somnole encore. Et les Grands Classiques, ça bassine un peu à fleurer vieillot en morceaux choisis dans le manuel Lagarde et Michard, avec les notules pour handicapés de l’intellection et les questions pédago-bidon. (p. 181-182)
52Répétition. Déception. Littéralement, le fils tâtonne dans une bibliothèque sur les rayons de laquelle aucun objet ne lui donne vraiment satisfaction, ne répond aux demandes de son désir. Alors le fils, on le voit, convoque le père comme un ayant droit, et c’est bien ainsi que ce dernier intervient. Le père est un maître qui autorise, c’est-à-dire qui interdit. Et le fils semble avoir tout fait pour entendre s’énoncer les non du père (qui de fait, on l’a vu, à beaucoup à en dire). Non à certains auteurs : « pas les professeurs de mélancolie, les valets du spleen, les sbires du néant, les qui voient tout noir, les pros du sarcasme, les mous dépressifs […] » (p. 182) ; non à certains registres, en l’occurrence ceux présents dans les chants désespérés qui, on le sait, pour certains sont aussi les plus beaux : « Mais non ! La gnognotte ! Laisse déblatérer en vers et en prose les bourgeois gâtés pourris jusqu’à l’os qui pâlissent tout seuls en neurasthénie » ; non parfois à un mot seul, non à ce qu’il dit et non à ce qu’il fait :
L’âme ? Laisse pas dire ce mot ! Vapeurs ! Pâmoisons ! Écran de fumée ! C’est de l’intérêt déguisé en flou de contour d’idées pour poudrer les yeux et qu’ils ne voient pas la réalité. Qui en cause, il ment : c’est que pommade de charlatan sur la viande du monde pour qu’il comprenne pas d’où ça vient qu’il douille. (p. 183)37
53Des « non », assurément, dans la bouche du père, il s’en trouve beaucoup d’autres qui tous laissent aussi entendre comment une loi s’énonce – une loi d’autant plus forte que soutenue par une réelle cohérence argumentative. La leçon montre ainsi clairement l’intrusion du père dans la relation que le fils entretient avec une littérature qui, à l’origine, est associée, via la bibliothèque d’abord évoquée, à sa mère. Rien n’est moins anecdotique que l’empreinte laissée par les livres de cette première bibliothèque. Prigent le dit d’ailleurs très clairement :
Spinoza dit quelque part qu’il y a un temps où l’imaginaire et ses fables doivent le céder à la rationalité et à ses méthodes. Certes. Mais on sait bien que l’expérience de composition des fictions poétiques fait à l’infini pivoter sur lui-même le triangle imaginaire-symbolique-réel et laisse alternativement clignoter ses trois pointes : surgissement des fantasmes et résurrection des affects mémoriels / « mOtérialisation » jouée des effets de langue / irruption de l’expérience comme vide insensé dans l’articulation des significations. Ce qui nourrit ces compositions ne relève jamais seulement de l’intertexte « sérieux », « rationnel », hautement « cultivé ». L’hétérogénéité des expériences et des affects que ça traite comprend aussi bien le trivial, l’infantile, les « refrains idiots », les écrits « sans orthographe », l’érotisme naïf ou sordide, l’imagerie chromo, les « cartes » et les « estampes » fantasmées par l’enfance, etc. Mes fictions ont été faites avec ce matériau disparate. Raison pour laquelle il me semble que la bibliothèque maternelle, sûrement moins « digne », mais plus archaïque, plus irrationnellement prégnante, ne m’a finalement peut-être pas moins marqué que celle de mon père.38
54Ces quelques lignes constituent le sous-texte savant de la leçon. Elles décèlent ce qui s’y joue et confirment à leur manière la dimension originelle de ce qui s’y trouve exposé et exploré par la fiction. Reprenons. À l’évidence, au début de leur échange, pour le fils, la littérature appartient au père, ses questions, mais non moins ses premières réponses, confirment chacune cette certitude sans recul : sans l’ombre d’un doute, la littérature, elle est au père. De fait, tout se passe comme si le fils provoquait de lui-même l’énoncé des interdits du père et, en conséquence, recherchait les frustrations que logiquement ils entraînent : un fils demande à son père de le priver d’une large partie de l’objet qu’il désire – plus ou moins consciemment, il va sans dire, mais chacun se fera une idée. Disons-le autrement : la leçon est une scène où un fils demande à son père de structurer son désir. Mais il y a plus, si du moins l’on s’autorise à penser que ce fils est un écrivain en puissance : le fils n’accepte pas seulement de renoncer à une partie de la littérature, celle que lui interdit le père, mais il accepte aussi de renoncer à être pleinement l’objet du désir de la littérature. S’il satisfait le désir de la littérature, il ne le fera que dans les strictes limites que le père lui indique, lesquelles sont suffisamment orientées. Ainsi, dès le début de la leçon, le fils s’est déjà confronté à la loi du père, a déjà découvert et accepté que la littérature en est dépendante. Cette loi détermine la satisfaction qu’elle peut ou non lui apporter et celle qu’il peut ou non lui donner : l’adresse du fils, qui formule son désir de littérature, interpelle la loi de l’autre à travers elle.
55Mais, précisément, il y a un « mais ». Et ce « mais » va se loger peu à peu dans les réponses du fils qui consistent d’abord en de simples relances agrémentées de quelques signes d’approbation. La cinquième réponse, la plus longue de toutes, ne déroge pas vraiment à cette règle, mais laisse davantage entendre des accents personnels et intimes. Peu à peu, le fils va ainsi entretenir son père des impressions tirées de ses lectures récentes, sans cacher le bien qu’il en pense, ni les émotions qui les ont accompagnées. Ces révélations assumées commencent véritablement avec la sixième réponse : « Certes tu dis vrai, du moins, certainement. Moi j’aime bien Rimbaud : j’y comprends que couic mais ça me noue mes tripes et exalte ma tête. Je dois pas lire ça ? » (DJM, p. 186). À partir de cette sixième réponse apparaît un phénomène qui va aller en s’amplifiant : le fils commence d’employer au début de chacune de ses réponses de bizarres tournures affirmatives, lesquelles sont si appuyées et si répétitives qu’elles entraînent d’inévitables effets comiques39. Voici la liste de ces formules liminaires :
Certes tu dis vrai, du moins, certainement. (p. 186)
Sans doute, sans doute…
C’est ainsi, de fait. Cependant […].
Oui, tu dis fort vrai. (p. 187)
Certes absolument et en vérité.
Du moins je t’approuve, tu parles à propos.
Oui. C’est bien parlé, en vérité donc.
Je te suis en tout à la vérité certes parfaitement.
Bien dit. (p. 188)
Très juste tout à fait évidemment oui.
Je te suis bien sûr absolument certes.
Très juste en vérité excellemment en tout c’est certain eh oui.
Ô, certes moi aussi j’approuve affirmatif pour le moins en effet.
Juste car en effet bien sûr.
Entendu, tu dis des choses belles, ô ! (p. 189)
À ce qu’il semble je te l’accorde vraiment.
J’en conviens oui certes totalement.
Entièrement tout à fait, évidemment.
Cela certes est exactement tout à fait juste du moins, ô ! Merci, papa.
56Inutile d’insister sur la dimension parodique de ces différentes formules qui font pêle-mêle se bousculer adverbes, compléments circonstanciels ou encore locutions adverbiales. Ne serait-ce que parce qu’elles la disent avec beaucoup trop d’insistance pour être totalement honnêtes, l’approbation qu’elles formulent devient franchement suspecte au terme de la leçon, trop étrange en tout cas pour qu’il soit possible de croire, sinon naïvement, sans faille l’adhésion du fils aux avis et sentences implacables du père. Leur répétition, leur profusion, mais aussi l’ambiguïté de leurs enchaînements, finissent par les faire tourner à vide et créent l’effet paradoxal d’un certain détachement du sujet là où censément les termes qu’il emploie devrait au contraire l’impliquer : comment, par exemple, entendre autrement son « j’approuve » quand celui-ci est précédé de « Ô, certes moi aussi » et suivi de « affirmatif pour le moins en effet » ? Ce détachement est confirmé par tous les termes qui dans son discours renvoient à l’opposition, la restriction, le doute ou encore la concession40 et culmine dans des formules comme « À ce qu’il semble je te l’accorde vraiment » dont l’effet comique sollicite au moins deux ressorts : la tension contradictoire entre la force de l’accord prononcé et le caractère douteux de ce sur quoi il porte ; l’ambiguïté de la phrase elle-même, puisque le groupe prépositionnel peut aussi bien renvoyer aux propos précédents du père qu’à l’accord que le fils formule, auquel cas rien ne paraîtra moins assuré que cet accord dont le fils, malicieusement, ne cacherait pas alors le caractère d’incertitude.
57Quoi qu’il en soit, ces quelques exemples suffisent à montrer la distance certaine qui existe entre le fils et la loi dite par le père : ce que sera la littérature pour lui, mais non moins ce qu’il sera pour elle, excédera les limites que cette loi désigne. Ces formules liminaires qui témoignent du jeu que le fils sait introduire et ménager entre lui et la loi minore la privation qui aurait pu résulter d’une adhésion totale à elle : le fils, en partie du moins, reste à disposition de la littérature, précisément parce qu’il demeure en partie hors la loi. Et dans ce « hors » entendons bien désigné un lieu, celui que s’invente le fils, celui aussi où il s’invente après s’être peu à peu, et discrètement, emparé de quelque chose que lui-même, du moins au début de la leçon, semblait n’accorder qu’au père. Quelque chose qu’il va arranger et façonner à sa manière et sa mesure. La leçon ne montre ainsi aucune rupture mais désigne plutôt le commencement d’un long et profond travail de transformation que permet l’introduction, entre le père et le fils, de la distance nécessaire pour qu’il y ait du jeu. Il nous semble que ce travail de transformation concerne pour l’essentiel quatre grands axes autour desquels nos analyses s’articuleront désormais. Nous les donnons sans l’idée d’un ordre quelconque. 1) Le passage du communisme du père à l’absence de communauté via une acception particulière de la notion de communication. 2) La mutation de l’engagement à langagement. 3) La substitution d’une certaine illisibilité de la littérature au désir, impérieux, de clarté du père. 4) L’acceptation du mal comme le fondement d’un nouvel humanisme contre la tentative jugée vaine, mais surtout dangereuse, de mettre le mal au bien.
Notes de bas de page
1 Il s’agit plus exactement du colloque « Mai 68 en quarantaine » qui s’est tenu du 22 au 24 mai 2008 à l’École normale supérieure de Lyon.
2 En ligne : [http://www.canalu.tv/video/ecole_normale_superieure_de_lyon/33_du_temps_des_avant_gardes.4638].
3 Langagement est un mot soufflé à Prigent par Jean-Pierre Verheggen.
4 Aussi bien son lecteur.
5 Nous soulignons.
6 La formule est de Paul Éluard. Ni le père ni l’auteur ne le signalent. Notons aussi que cette formule sert de titre à un chapitre du livre de Michel Surya que Prigent fait figurer dans la bibliographie qui accompagne Demain je meurs (Michel Surya, La révolution rêvée. Pour une histoire des intellectuels et des œuvres révolutionnaires 1944-1956, Paris, Fayard, 2004).
7 À l’évidence une telle liste est plus qu’hétérogène. Un seul critère rend compte de sa composition : ces écrivains, du moins selon le père, ne servent pas le progrès, leurs écrits ne lui sont pas utiles. Voilà qui lui suffit pour les condamner littéralement en bloc.
8 Entendons bien ici pouvoir et autorisation.
9 Remarquons au passage la cohérence entre cette vie et la conception de la littérature qui, pour ainsi dire, s’y invente : la parole publique trouve un relais naturel dans la promotion d’une littérature sociale ; la gêne liée à la parole intime et privée entraîne le rejet de tous les genres qui favorisent les épanchements, le lyrisme en tête…
10 Parce que la liquidation « va dans le sens de l’aliénation et de la déshumanisation » (NM, p. 86).
11 Font suite à cette assertion deux pages où Prigent revient sur l’engagement communiste de ses parents, évocation qui se conclut ainsi : « Là s’enracinent quelques-unes des raisons qui font que je ne m’affranchirai jamais de l’idée que l’activité intellectuelle et artistique a à voir avec une révolte contre l’état du monde » (NM, p. 90). C’est bien toute la complexité de cet enracinement que décèle la leçon de littérature prodiguée dans Demain je meurs.
12 Ce qui naturellement s’applique à l’œuvre d’art : « Une œuvre belle (juste) est la somme résolue des effacements et des repentirs à quoi elle a consenti. Dire cela n’est qu’une banalité. Sauf si on s’entend sur le fait qu’il ne s’agit pas seulement de perfectionnement stylistique. Mais de toucher du fait ontologique » (NM, p. 92).
13 Cette citation, Michel Surya la place en exergue de la conclusion de son livre La révolution rêvée ; elle fait alors directement référence aux communistes et à l’impossibilité, pour certains du moins, de revenir de leur désillusion, laquelle est au moins à la hauteur de l’importance de leur engagement dévoyé.
14 Entendons ici ce qui donne force, dignité, raison d’être à une existence.
15 Rappelons que, s’agissant d’une peinture ou d’un dessein, le repentir désigne une correction du trait ou des couleurs en cours d’exécution. C’est en ce sens que nous prenons le mot ici.
16 Il faut entendre détournée ici cette formule de Malraux : « Tout ce qui n’est pas révolution est pire qu’elle ».
17 Des choses « changer l’ordre insupportable » (DJM, p. 160), « faire du mieux au monde », « virer l’immonde ». Certes, mais dans quel sens ? Quel sens donner à ce changement et à ce bien qui sous-tend ce « mieux » ?
18 Il est possible d’entendre ici une référence au récit de la femme adultère dans l’Évangile de Jean.
19 L’autorité qui sous-tend le discours est d’emblée dévoilée, interrogée et jugée dans un tel dispositif. C’est même en quelque sorte sa fonction première que de convoquer pour mieux l’interroger ce qui saurait seul ici fonder l’autorité de qui parle : l’expérience concrète de l’engagement politique, et les actions qui en témoignent.
20 Michel Surya, Portrait de l’intellectuel en animal de compagnie, Tours, Farrago, 2000, p. 25.
21 Ibid., p. 33.
22 Ibid., p. 43. Ce à quoi Michel Surya ajoute ces précisions qu’il nous faut citer afin de ne pas simplifier son propos : « La domination demanda un peu plus cependant : il a fallu à ceux-ci dire aussi que les libertés formelles qu’ils avaient si volontiers décriées – qu’ils avaient si volontiers décriées parce qu’elles n’étaient que “formelles” –, et qui permettaient que le marché prospérât si spectaculairement, obligeaient de convenir que c’était le marché qui faisait par le coup que ces libertés n’étaient que formelles. En d’autres termes, et quand bien même ne fût-on aucunement sûr que le marché était démocratique, encore moins qu’il garantissait les conditions d’une démocratie politique, il leur fallut convenir qu’il n’y avait de démocratique que le marché ».
23 Ibid., p. 14.
24 La formule d’Éluard varie légèrement dans la bouche du père qui dit : « Le mal doit sans cesse être mis au bien, par tous les moyens » (DJM, p. 184).
25 Ce qu’Éluard lui-même formule explicitement en ces termes : « J’ai voulu nier, anéantir les soleils noirs de la maladie et de la misère, les nuits saumâtres, tous les cloaques de l’ombre et du hasard, la mauvaise vue, la cécité, la destruction, le sang séché, les tombes » (Paul Éluard, préface à Une leçon de morale, cité par Michel Surya dans La révolution rêvée. Pour une histoire des intellectuels et des œuvres révolutionnaires 1944-1956, ouvr. cité, p. 161).
26 Michel Surya, La révolution rêvée. Pour une histoire des intellectuels et des œuvres révolutionnaires 1944-1956, ouvr. cité, p. 149.
27 Ibid., p. 153.
28 Citation de Jdanov datée de 1934 (rapportée par Michel Surya).
29 Ibid.
30 Ibid., p. 161-163.
31 Ibid., p. 163.
32 Ibid., p. 154.
33 Nous prenons ici le mot en un sens plus large que précédemment.
34 Il s’agit de la voix que cherche l’écrivain lors de la lecture publique de ses textes.
35 À ce titre, les deux scènes évoquées plus haut sont assez isolées. Certes Demain je meurs est dédié au père, mais cela n’empêchait pas que la mère y occupât une place importante (que manifestement elle n’occupe pas).
36 « La bibliothèque de ma mère était d’une tout autre nature (d’abord parce que cette mère venait d’un milieu, plus petit-bourgeois, où l’on possédait des livres). Pour l’essentiel, elle comprenait des ouvrages de “littérature jeunesse”, comme on dit aujourd’hui : bibliothèques “rose“ et “verte”, feuilletons populaires du début du xxe siècle (Le Tour du monde en sous-marin, etc.), bandes dessinées (Bécassine, Bicot, Zig & Puce…). Dans mon enfance, j’ai tout lu, relu et re-relu de cette bibliothèque. Ça a beaucoup sédimenté en moi. Je crois que ça a tramé et colorié mon imaginaire. Même si, dès mes treize ou quatorze ans, ça a cédé la place à du plus intellectuellement sérieux et esthétiquement grandiose » (extrait de « Nommer quand même », 2009).
37 Ce mot, l’âme, décidément ne passe pas qui, on l’a vu, n’est pas moins sévèrement jugé par la mère.
38 Extrait de « Nommer quand même ».
39 Dimension singulièrement manifeste lors des lectures publiques du texte par l’écrivain (seul ou accompagné par l’actrice Vanda Benes).
40 Par exemple : « du moins », « sans doute », certains emplois de « certes », etc.
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