Texte 54
France et Italie
p. 435-439
Texte intégral
Pendant le conflit mondial, la propagande italienne fait régulièrement l’éloge de la France, l’alliée latine, en opposition à l’ennemi allemand impérialiste. Avec le soutien du Popolo d’Italia, des manifestations sont organisées le 14 juillet 1918 à Gênes. Mussolini y prend part en tenant un discours le matin (dont un résumé est publié le lendemain dans Il Lavoro di Genova [Le travail de Gênes]) et en publiant le même jour dans son propre journal un article qui reprend des arguments identiques.
France et Italie1
1La proposition lancée dans ces colonnes, de célébrer cette année avec une solennité toute particulière la fête nationale française, a été accueillie avec le plus vif enthousiasme dans toutes les villes d’Italie. À Rome plus de quatre cent mille signatures ont été rassemblées et figureront dans un album que l’onorevole2 Gallenga remettra à Poincaré. À Milan, où se trouve la base des troupes françaises opérant en Italie, la manifestation d’aujourd’hui sera sans aucun doute grandiose. Des nouvelles similaires nous parviennent des villes plus petites. La journée française en Italie sera digne de la France.
2Pourquoi une telle spontanéité ? Pourquoi une telle ferveur, où on trouve des sentiments de haute admiration et de profonde sympathie ? Pourquoi notre peuple est-il « porté » vers la France ?
3Il n’est pas difficile de répondre à ces questions3. Nous devons beaucoup à la France, en notre triple qualité d’hommes, d’Italiens et de socialistes – en donnant à ce dernier mot la signification haute4 et dynamique que nos lecteurs connaissent.
4En tant qu’hommes, nous devons à la France l’une des plus grandes tentatives d’affranchissement des peuples et des individus jamais accomplies. La chute de la Bastille n’est pas seulement un épisode de révolte dans le cadre grandiose d’une révolution : c’est le symbole, c’est le sceau d’une nouvelle époque de l’histoire. Le 14 juillet, ce n’est pas seulement une vieille et crasseuse prison d’État qui a été vaincue – cauchemar spirituel et tourment physique de tous les esprits libres qui fleurirent en terre de France – c’est un monde qui a été vaincu et détruit. Cette destruction matérielle, cette ruine de pierre fut précédée d’un mouvement spirituel qui a duré plusieurs décennies et qui est sans doute l’un des phénomènes les plus intéressants de l’histoire de l’intelligence humaine. C’est le mouvement que synthétise l’Encyclopédie : le trésor5 de vérités révélées, ou acceptées par le peuple. Les vérités religieuses, politiques, économiques, philosophiques6, sociales furent soumises à la critique la plus impitoyable et systématique. Cette critique – conformément à une donnée de l’âme française – n’était pas pesante7. L’Encyclopédie n’est pas une académie. Rousseau écrit l’Émile8, mais il n’est pas professeur de pédagogie. François Arouet Voltaire n’est pas universitaire : il discrédite les institutions avec ironie. Des noms et des concepts qui avaient été, jusqu’à ce moment-là, sacrés et terribles, non seulement ne furent pas épargnés, mais furent même attaqués avec un acharnement et un soin tout particuliers. Dieu, l’église, la société, la propriété, la dynastie, tout fut remis en question : on procéda à une révision des titres de nombreux personnages de haut rang. On brisa les maillons de cette chaîne d’usages, d’abus9, d’habitudes, de tyrannies médiévales, désentravant les individus et les peuples qui aspiraient à la liberté. Le travail des encyclopédistes vida la société française de tout son vieux contenu séculaire. Le décor10 extérieur était encore là, fastueux et éclatant, et d’autant plus fastueux et éclatant que s’était agrandi le vide misérable à l’intérieur, mais celui-ci ne résisterait pas au premier heurt de la volonté du peuple. Hommes et institutions étaient désormais insuffisants. L’Encyclopédie n’avait pas seulement détruit, elle avait jeté les bases de la reconstruction. Elle n’avait pas humilié ou avili l’âme française, elle l’avait simplement délivrée de son carcan. C’est ainsi que la Bastille tombe, que la dynastie s’effondre, que le droit divin est réduit en poussière, que l’individu, de simple numéro devient citoyen ; la plèbe, qui dans ses mémorables cahiers des [sic] doléances11 avait démontré sa maturité civile, devient peuple ; la bourgeoisie, qui s’était aguerrie dans les commerces et les industries, détrône les castes parasites de la noblesse et du clergé pour concentrer en elle la somme des pouvoirs, alors que se dessine à l’horizon le crépuscule final12 des monarchies, le crépuscule du matin du prolétariat. Que la révolution débouche – après la lutte fratricide et inévitable de ses passions – sur la dictature napoléonienne est logique, s’il existe une logique dans l’histoire. Napoléon n’est pas un renoncement ni un anéantissement de la révolution. Il en est le prolongement, l’extension dans le monde. Le dernier acte du drame, qui avait commencé avec le serment du Jeu de Paume, devait être impérial. Si la France, avec Napoléon, n’avait pas montré à l’Europe sa capacité, sa volonté, sa puissance guerrière et impériale, peut-on affirmer13 que les despotes menacés et conjurés auraient étouffé, comme ils tentèrent d’ailleurs de le faire, les conquêtes de 1789 ? Une nation libre seule n’aurait pas survécu, mais, en apportant cette liberté aux autres nations sur la pointe de ses baïonnettes, elle créait le climat historique universel du droit des peuples. C’est dans ce climat que nous vivons. C’est pour cela qu’en notre qualité d’hommes, nous nous inclinons, respectueux, devant le chemin14 de la France révolutionnaire et guerrière, robespierrienne et napoléonienne.
***
5En tant qu’Italiens nous devons beaucoup à la France. Pas tellement pour le sang que les Français versèrent à Magenta et à Solferino, mais parce que notre mouvement national vers l’unité et l’indépendance trouve ses origines dans la Révolution française. La politique des gouvernements15 durant la Triple-Alliance a pu avoir des hauts et des bas plus ou moins sympathiques, mais les deux peuples se sont toujours entendus : la France savait qu’elle pouvait compter sur notre neutralité d’abord, sur notre intervention ensuite.
6Enfin, en tant que socialistes, nous nous reconnaissons et nous nous sentons proches du socialisme français. Celui-ci est moins scientifique que le socialisme allemand, mais plus humain. Fourier, St. Simon, Proudhon16, Malon et une infinité d’autres ont enrichi le patrimoine de la littérature socialiste mondiale. C’est la France qui, à travers la Commune, nous a offert une première tentative de réalisation socialiste. Le socialisme en Allemagne n’a eu que des salariés, en France il a eu des martyrs. Le socialisme allemand ne savait et ne sait que voter, les socialistes français ont aussi su combattre et mourir. Liebknecht, qui est l’hérétique de la Sozial-democratie, n’a pas la carrure de Blanqui. Il est vrai que parmi les odieuses conséquences de la guerre de 1870 il y eut la germanisation du socialisme. Le socialisme germanisé et marxisé offrit au monde le spectacle éminemment grotesque et parodique du Sovièt bolchévique.
7[… Censure]
8Quatre années de guerre ont uni France et Italie par des liens si forts qu’ils ne pourront que très difficilement être jamais défaits. La race, la langue, la tradition latine commune contribuaient à déterminer en temps de paix la nature des rapports entre les deux nations ; depuis quatre ans il y a quelque chose en plus : le sang, une espérance, une foi unique, une histoire commune. La Marne, Verdun, la Somme, Joffre, Gallieni, Clemenceau, Guynemer17 : ce sont des noms qui nous émeuvent et nous exaltent comme ils émeuvent et exaltent les Français.
9La France, au tournant18 de sa cinquième année de guerre, apparaît au monde dans une attitude de fierté inébranlable. Elle résiste et elle veut vaincre. Nous attendons19 qu’une fois qu’on aura coupé les ailes de l’aigle voleur de l’Hohenzollern, qu’on aura tranché ses serres et son bec, le coq de France, dressé sur les ruines, proclame une nouvelle fois aux peuples l’annonce de la libération.
10Mussolini
Notes de bas de page
1 D’après Il Popolo d’Italia, édition de Rome, 15 juillet 1918, p. 1.
2 « Onorevole » est le titre attribué aux députés.
3 Original : « a queste domande » ; OO : « a questa domanda » (« à cette question »).
4 Original : « alto significato dinamico » ; OO : « lato significato dinamico » (« signification large et dynamique »).
5 Original : « tesoro delle verità » ; OO : « blocco delle verità » (« bloc des vérités »).
6 Original : « filosofiche » ; OO : « fisiologiche » (« physiologiques »).
7 Original « pesante » ; OO : « pensante » (« pensante »).
8 En français dans le texte original.
9 À cet endroit l’Opera Omnia contient un segment, « delle leggi » (« des lois »), absent de l’article original.
10 Original : « decoro » ; OO : « décor » (en français).
11 En français dans le texte.
12 Original : « crepuscolo finale » ; OO : « crepuscolo serale » (« crépuscule du soir »).
13 Original : « si può affermare » ; OO : « chi può negare » (« qui peut nier »).
14 Original : « il cammino » ; OO : « l’immagine » (« image »).
15 Original : « politica dei governi » ; OO : « politica del Governo » (« politique du Gouvernement »).
16 Nous avons opté pour la version de l’Opera Omnia (« Proudhon »), plutôt que pour la version originale (« Proudhomme ») qui est manifestement une coquille.
17 En 1918, Mussolini rend hommage à plusieurs reprises au pilote de guerre français, Georges Guynemer (1894-1917). Voir par exemple « Il Rolando dei cieli. Guynemer », Il Popolo d’Italia, 21 juin 1918 (maintenant dans OO, vol. 11, p. 139-142).
18 Original : « allo svolto » ; OO : « alla soglia » (« au seuil », « à l’aube »).
19 Original : « attendiamo » ; OO : « sentiamo » (« nous sentons »).
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